. ■ i? > 1 OEUVRES UOMPLÈIÉ POLITIQUE ET RELIGION. — FRANCE ET ROME. I I ^ l L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE. LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE AU XIX^ SIÈCLE. LA CROISADE ROMAINE. LE PANTHÉON. — PLÉBISCITE ET CONCILE. AUX PAYSANS. I PARIS LIBRAIRIE PAGNEItKK 1S, RUE DF. SEINE, [S 1870 OEUVRES COMPLÈTES IiE EDGAR 01 IAET OUVRAGES D'EDGAR QUINET Merlin- l'Enchanteur. — 2 vol. in-8, 15 fr. — Michel Lévy frères, éditeurs, rue Vivienne, 2 bis. Histoire de la Campagne de '1815. — 3® édit. 1 vol. in-8, 7 fr. 50. — Michel Lévy frères, éditeur, rue Vivienne, 2 bis. La Révolution. - 2 forts vol. in-8, 5° édit., 15 fr. — 2 fort vol. in—18, 5° édit., 7 fr. — Librairie internationale, Paris. Critique de la Révolution. — 1 fr. — Librairie internationale, Paris. France et Allemagne,— In-18, 1 fr. — Librairie internationale, Paris. France et Italie. — In-8. L'Expédition du Mexique. — In-18, 1 fr. Idées sur la Philosophie de l'Histoire de l'humanité, par Herder. — Trad. E. Quinet. 3 vol. in-8.— Levrault, éditeur. La Création. — 2 vol. in-8,10 fr. — Librairie internationale, Paris. OUVRAGES DE MME EDGAR QUINET Mémoires d'Exil (Rruxelles, Oberland). 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Li¬ brairie internationale, Paris. Mémoires d'Exil. Nouvelle série (Suisse orientale, Bords du Léman). 1 fort vol. in-18, 3 fr. 50. Paris, A. Le Chevalier, éditeur, rue de Richelieu, 01. paris. — imp. simon racon et comp., rue r'erpirtu, 1. OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET POLITIQUE ET RELIGION. — FRANCE ET ROME. L'ENSEIGNEMENT DD PEUPLE. - LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE AU XIX" SIÈCLE. — LA CROISADE ROMAINE. — LE PANTHÉON. PLÉBISCITE ET CONCILE. — AUX PAYSANS. PARIS LIBRAIRIE PAGNERRE RUE DE SEINE, 18 Droits de traduction et de reproduction réservés. /o* fe VM L'unité de ce volume est dans les questions religieuses ; de là, son titre général : Politique et Religion, France et Rome. Les ouvrages dont il se compose ne pouvaient se remontrer plus tôt en France. L'Enseignement du Peuple avait en en 1849 cinq éditions. Nous crûmes que rien ne s'opposait à ce qu'il s'en fit une sixième en 1858. Mais l'impression commencée fut tout à coup interrompue par une recrudescence de terreur. 11 revoit le jour après un étouffement de vingt ans. Une génération a passé depuis que ces ouvrages ont été publiés, et peut-être sont-ils plus à leur vraie date aujourd'hui que dans le temps de leur première apparition. Quelques-unes des idées qu'ils contiennent, par exemple la séparation de l'Église et de l'État, étaient combattues par les esprits même les plus hardis. Aujourd'hui elles sont admises en théorie, quoique nous en soyons plus loin que jamais dans la pratique. Le nombre des esprits qui adhèrent à une vérité d'abord contestée montre, en croissant, que le monde marche, même quand les faits sont immobiles. Des pages inédites, le Plébiscite et le Concile ont été ajoutées à ce volume; c'est la conclusion qui s'est offerte d'elle-même. On y verra la fausse liberté aboutir, de simulacre en simulacre, en religion au Syllabus, en politique au Césarisme. Après tant de petites habiletés déçues, tant de duperies volontaires, il semble que les hommes de¬ vraient être pris d'une soif ardente delà vérité; ils pourraient au moins être rassasiés d'esclavage. La France a été enterrée vivante pendant dix-huit ans; elle n'a pu, dans ce long intervalle, produire des idées nouvelles ; mais elle a recueilli celles qui avaient été semées. Elle s'en est obscurément nourrie, et elle a survécu. Quelle étonnante vita¬ lité cela suppose ! En sortant de celte nuit, elle a gardé quelques stigmates qui n'ont pu encore être effacés. C'est, par exemple, l'habitude contractée, eii pleine mort, de séparer les générations vivantes, de — III — les opposer l'une à l'autre, comme des membres d'un corps qui se séparent pour se dissoudre. Dans les époques saines et valides, l'idée ne vient à personne de diviser les générations contemporaines. Toutes ensemble forment la nation et la nation est une. Un autre stigmate de la mort qu'on vient de tra¬ verser est cette pensée, qu'il n'y a plus besoin de se dévouer, que le courage, l'héroïsme sont choses su¬ rannées, que nous avons conquis tout en dormant, et que nous n'avons qu'à rester sur cet oreiller pour tout garder. Laissons là ces pensées, de mort, contractées dans la mort. Elles se dissiperont à mesure que la vie re¬ viendra et que le sang recommencera à couler dans les veines. La vérité, la voici : Nous sommes encore naufra¬ gés, en plein abîme. Mais le radeau flotte, il avance. Des points fixes, des lumières errantes, des lignes de côte se dessinent à l'horizon. Ce n'est pas un mirage qui me fait jeter le cri : Terre ! terre! Edgar Quinet. Veytaux (Suisse), 1" mai J S70. PRÉFACE DE L'ÉDITION DE 1860 Ce volume s'adresse aux obstinés qui se sou¬ viennent encore de cette vieille cause tant de fois désespérée et ruinée, jamais perdue, la liberté. Ils y verront quelques-uns des derniers efforts qui ont été faits pour la sauver. Notre expérience a été sanglante. Puisse-t-elle profiter à d'autres ! Beaucoup de personnes nous prouvent chaque jour, à nous, amis de la liberté, que notre temps est fini. Ils nous jettent en riant la dernière pelletée de terre. Je ne puis pourtant oublier que les prin¬ cipes contenus dans ces ouvrages ont acquis une évidence incontestable, au prix de ce que nous avions de plus cher. Et lorsque j'entends les acclamations de l'Italie qui ressuscite, ne m'est-il pas permis de penser que j'ai soutenu sa cause, il y a trente ans, lorsqu'elle n'était qu'une utopie aux yeux de presque tout le monde? Quand on songe combien il a fallu peu d'années pour que l'histoire contemporaine soit faussée, tous les rôles intervertis, le silence et l'oubli répandus sur les actes les plus violents du siècle, on se demande ce que sont devenues la conscience et la mémoire humaine. Si le renversement des faits ne doit pas être irréparable, il est bon que les témoins de ces temps revendiquent la part grande ou petite qui leur revient dans ce passé d'hier. En voyant comme il est déjà dénaturé, je crains que l'on ne nous accuse, un jour, de n'avoir pas fait parler assez haut la vérité. Mais, pour êLre équitable, on dira qu'il ne s'est pas trouvé un seul endroit sur le continent, où la vérité ait pu être ouvertement et simplement publiée. Une fois que le droit a été violé sur un point, il y a eu, sur tous les autres, une ligue universelle pour empêcher la conscience de crier. Si, après la Saint-Bartbélemi ou la révocation de l'édit de Nantes, il ne se fût pas trouvé un seul État où la vérité eût pu se produire, s'il y avait eu une complicité pareille pour empêcher la plainte, que serait-il arrivé? La conscience humaine eût péri VII en ces lemps-là, comme elle a péri dans le nôtre. Depuis la chute de la liberté on nous accuse de ne pas être en joie et en liesse. On nous fait un crime d'oser nous souvenir. 11 est vrai que nous avons l'au¬ dace de n'avoir pas perdu la mémoire; nous poussons le ridicule jusqu'à nous souvenir de nos serments et de tout ce que les hommes avaient honoré jusqu'ici. Le Droit a péri avec nous; chaque jour démontre l'impossibilité de le rétablir sans nous. Avec la conscience a été engloutie du même coup l'intelligence. On peut déjà se donner le plaisir d'observer l'espèce de maladie morale que la servi¬ tude a partout traînée après elle. Car la première chose que Dieu enlève aux hommes avec la liberté, c'est le bon sens. On dirait qu'ils sont enivrés d'un vin empoisonné qui leur ôle le discernement des choses les plus simples. Ils admirent tout dans le plus fort, principalement les coups qu'ils en reçoivent. Qu'il décide à son gré; tout ce qu'il fait est miraculeux; et s'il change au même moment, c'est mieux encore. Ya-t-il à droite? à merveille! À gauche? prodi¬ gieux! Retourne-t-il à droite? Oh! oh! c'est du génie! — Donne-moi tes deux mains, que je les lie. — Les voici. C'est pour mon bien. —Et tes pieds, que j'y attache les entraves. — Bon ! c'est, pour que je marche plus librement. — Maintenant, mets sur tes épaules ce joug à deux cornes de fer. — J'y suis. — VIII — Dieux puissants! pourquoi ne l'ai-je pas toujours porté ! Ainsi de tous leurs raisonnements; et n'essayez pas de les en faire changer. Le ressort humain est faussé en eux ; ce ne sont pas des paroles qui le re¬ dresseront. Comment de cette démence servile, ne naîtrait pas la servitude ? Lorsque dans l'ancien monde toute notion de liberté et de droit eut disparu, ceux qui en conser¬ vaient la mémoire furent pris d'un grand dégoût de vivre. Ils échappaient à l'universelle flétrissure par le suicide. Rien de semblable ne s'est vu parmi nous, quoique peut-être l'occasion de mépriser ou de haïr n'ait manqué à personne. Est-ce que nous sommes plus attachés à la vie? Est-ce que le regret de la dignité humaine est moins profond? Je crois plutôt que l'espérance de la justice a survécu chez nous à tous les démentis de la force. E. Quiket. Veytaux, 16 mars 1800. L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE i UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE. Le 24 février, un miracle social met clans les mains de la France le choix de ses destinées. La France, librement consultée, répond en se plaçant dans l'échelle des peuples libres entre l'Espagne et Naples. Il doit y avoir une cause de cette servitude volontaire; l'objet de ces pages est de rechercher cette cause, et, s'il se peut, d'en préserver l'avenir. Lorsque la France républicaine ressaisira ses destinées, quelle solution apportera-t-elle aux problèmes qui se po¬ seront devant elle? Où est le principe qui survivra aux subtilités sous lesquelles la liberté a été étouffée? Ce jour- là, le sphinx dévorera quiconque ne répondra pas à la question. Certain que les obstacles ne serviront encore une fois qu'à élever la Révolution française à une nouvelle puis- 4 UNE CAUSE sance, et qu'il faut déjà songer à organiser une victoire inévitable, je veux chercher, ici, sur quel principe devra être établi l'enseignement dans la Démocratie. Ce pro¬ blème touchant à toute l'organisation sociale, si la solution que je propose est la vraie, il n'est pas impossible qu'il en rejaillisse quelque lumière sur ceux mêmes qui sem¬ blent s'en écarter le plus. Qu'est-ce en soi que la question de l'enseignement? Une question de direction morale. Tout se réduit à de¬ mander où est désormais le principe d'autorité. On ré¬ pond : Dans la religion. J'accepte cette réponse, mais j'insiste et je demande à mon tour : Quelle religion? 11 est trop manifeste que nulle autorité ne peut s'éta¬ blir sur le principe de trois ou quatre cultes qui, se niant mutuellement, se détruisent l'un par l'autre. Asseoir la société française sur cette base, c'est l'asseoir dans le vide sur le trépied de l'éternelle anarchie. Nous sommes accoutumés, en France, à considérer les religions comme un élément particulier qui se développe indépendamment des autres éléments de la société. Per¬ sonne n'a plus contribué que Montesquieu à consacrer cette opinion dans YEsprit des lois. Ce sont les pieds d'ar¬ gile du colosse. Ce grand esprit croit que partout la religion s'est ac¬ commodée à la forme politique, et il ne voit pas, au con¬ traire, que c'est la forme politique qui partout s'est réglée sur le moule de l'institution religieuse. Il croit que la religion ne doit pas donner des lois; et il ne voit pas que partout, sous toutes les formes, la reli¬ gion est la loi des lois, c'est-à-dire celle sur laquelle toutes les autres s'ordonnent. 11 croit que plus la religion est sévère, plus les lois ci¬ viles sont douces; que le principe de la fatalité peut être DE SERVITUDE VOLONTAIRE. dans ic dogme, celui du libre arbitre dans le code; et il ne voit pas que la substance de la religion et de la vie ci¬ vile est la même. C'est Montesquieu qui a enseigné aux publicistes à con¬ sidérer l'élément religieux comme un accessoire sans rela¬ tion nécessaire avec la vie politique des peuples. Tant que cette mère d'erreurs subsistera, les discussions se passe¬ ront à la surface des choses; il n'est pire joug que celui d'une idée fausse. Qui ne voit, en effet, que cette manière d'envisager les religions est la plus sûre garantie contre toute émancipa- lion des sacerdoces? Si la constitution religieuse est un fait insignifiant, sans relation avec les autres, pourquoi la changer, pourquoi la réparer? Une révolution religieuse serait peine perdue. Dans les pays où les cultes sont envisagés à ce point de vue, l'ancienne croyance, quoique toujours s'affaiblissant et réduite à l'apparence, ne reste pas moins souveraine. On crée deux mondes distincts : l'un comprend la société politique, l'autre la société spirituelle. Ce divorce, qui est dans les esprits, passe dans les choses. Ces pays font des révolutions politiques et point de révolutions religieuses, parce qu'ils n'ont plus assez de foi pour cela. Us se con¬ tentent de distinguer la vie publique d'avec la vie inté¬ rieure. Us ont un pied dans l'État, un autre dans l'église. Mais si, après s'être placés dans l'impossibilité de faire une révolution religieuse, ils renoncent à cette séparation des choses civiles et des choses ecclésiastiques, qui pour eux est la loi de salut, ces mêmes États sont en péril de mort. Là au contraire où la religion, prise par tout le monde au sérieux, a été considérée comme ce qu'elle est en effet, c'est-à-dire comme la substance des lois, des gouverne- © UNE CAUSE ments, des mœurs, on a pensé que l'on ne pouvait rien changer si l'on ne changeait d'abord la religion; d'où il est arrivé que les peuples le' plus profondément croyants ont fait des révolutions religieuses, et que ceux qui le sont le moins se sont mis dans l'impossibilité d'en faire. En sorte que, par excès même d'indifférence, ils se sont ren¬ dus, pour ainsi dire, incapables d'échapper au joug de la religion'qu'ils n'ont plus. Où la révolution religieuse a précédé la révolution po¬ litique, il est certaines conquêtes morales sur lesquelles personne ne songe à revenir. Partout, au contraire, où la révolution politique s'est accomplie sans que la religion nationale ait été modifiée, vous voyez au même moment d'incroyables progrès et des retours plus incroyables en¬ core. Dans les temps les plus calmes, vous découvrez, sous le gouvernement le plus libre, l'ancien fonds persis¬ tant d'un gouvernement absolu. Vous ne pouvez dire d'aucune réforme, même la plus insignifiante, qu'elle est irrévocablement acquise. Vous passez en un jour de l'ex¬ trême liberté cà l'extrême servitude; vous touchez à la fois les temps les plus opposés, toujours ballottés entre le moyen âge et la Convention. Dans ces pays, la Révolution n'a pas jeté l'ancre. Le passé vient la ressaisir jusque dans le port. Ils semblent condamnés à d'éternelles tempêtes. Je connais tel de ces États où l'on passe la journée à se demander si l'on sera gouverné le soir par Babeuf ou par Grégoire VII, ou encore par tous les deux à la fois, ce qui n'est point impossible. Là il n'est jamais certain que deux et deux font quatre. La chose est solennellement contestée tous les quinze ans en présence de tous les pouvoirs de l'État; et l'on n'imagine pas quelle dépense d'éloquence il se fait à ces occasions pour et contre. Cela forme une partie des monuments oratoires de ces populations. DE SERVITUDE VOLONTAIRE. 7 Au reste, la complaisance que ces peuples mettent à se laisser asservir est ce qui trompe le plus les princes et les pouvoirs publics. Elle devient pour eux une tentation prodigieuse à laquelle nul d'entre eux n'a encore su ré¬ sister ; et c'est là ce qui cause leur ruine violente. Une telle commodité d'usurpation les poussant à abuser de la servitude, ils ne tardent pas à la détruire par son inso¬ lence même; car ces peuples semblent ne s'apercevoir qu'ils ont perdu quelque chose que le jour où il ne leur reste plus rien à perdre. Alors on les voit regagner en un jour, en une heure, fort au delà de ce qu'ils se sont laissé enlever, quelquefois en un demi-siècle. En 1617, le plus grand esprit de l'Italie écrivait ceci : « Je ne croirai jamais à un changement dans l'Etat si je « n'en vois un dans la religion. Mais on ne s'aperçoit pas « que rien de pareil se prépare; au contraire, l'ancienne ,« s'invétère de jour en jour. » Ainsi, ce qui frappe dans ces États, c'est que, l'indiffé¬ rence totale en matière religieuse les aveuglant sur l'im¬ portance des questions de cette nature, ils sont infaillible¬ ment dupes dans toute affaire où la religion est mêlée. Que nous fait, disent-ils, celte religion? Vaut-elle la peine qu'on s'en occupe? Elle est morte! Disant cela, ils sont liés et garrottés ; ceux qui ne le sont pas s'amusent à garrotter les autres. Peu importe, reprennent-ils; cette Église, il est vrai, commande nos armées; elle dirige notre gouvernement, elle nomme nos inquisiteurs d'État, elle fait le plan de nos expéditions, elle ordonne, elle règne, elle gouverne; mais, encore une fois, qu'est-ce que cela prouve? Elle n'existe pas. Après cela, qui se chargera de démontrer que si telle religion est morte, comme on le dit, là précisément est le UNE CAUSE danger; qu'une religion vivante peut bien imposer à un État une forme despotique, mais que du moins elle lui communique une partie de sa force, tandis qu'une religion morte communique infailliblement sa mort à l'Etat, au peuple qui y reste politiquement et organiquement attaché? biez donc un vivant à un cadavre, et dites-moi s'il n'y a, dans cet arrangement, nul inconvénient pour le premier. Ce que les anciens craignaient le plus était la contagion de la mort des dieux. Inutiles discours, incompréhensible métaphysique! Ils veulent continuer de marcher jusqu'au bout enchaînés au moyen âge sans regarder une seule fois cette difficulté en face. Est-ce pusillanimité d'esprit? Mais comment taxer de pusillanimes des gens si intrépides? Le monde romain a péri pour cela. Que disait-il par la bouche de Pilate et de Festus? « Ce sont des subtilités dont nous ne nous occu-, « pons pas; nous les laissons aux Juifs. » Vous savez ce qui en arriva. Puisque le raisonnement sur ce sujet paraît inutile, je me contenterai de rapporter l'histoire qui suit ; elle se passait mille ans avant Jésus-Christ. Des captifs, les uns prisonniers de guerre, les autres enlevés sur les rivages, étaient entassés dans une galère grecque de Ténédos ; et le maître du vaisseau cinglait vers un port d'Italie où il devait les vendre. Au milieu de la nuit, les captifs brisent leurs liens; ils s'emparent de l'équipage. Ce fut une grande fête; l'Océan n'avait pas en¬ core entendu de pareils cris de joie L'un des prisonniers s'approcha de ses compagnons, et leur dit : « Une chose m'inquiète, c'est de voir que vous laissez le gouvernail entre les mains qui vous conduisaient au marché. » En effet, un vieillard qui semblait étranger DE SERVITUDE VOLONTAIRE. 9 à fout ce qui se passait autour de lui tenait le gouvernail, et il avait ses yeux attachés sur une étoile. « Eh quoi ! répondirent les captifs, ne voyez-vous pas que ce vieillard regarde dans les nues, et qu'il ne se mêle en rien de ce qui se passe parmi nous? Vous avez peur de ce bâton vermoulu dans ses mains tremblantes; mais voyez donc son âge : c'est vraiment folie de croire qu'il pourrait mouvoir ce vaisseau. Vous avez, mon ami, be¬ soin d'ellébore. Ainsi ils renvoyèrent le bon conseiller, et ils continuèrent de cingler joyeusement vers les lies For¬ tunées. Cependant le vieillard, toujours souriant, ne quittait pas le gouvernail ; il fit si bien, qu'en rasant un rivage, d'un seul coup de timon, voilà le vaisseau dansée port. C'était justement celui de Tarente, fameux entre tous pour la vente des esclaves. En un moment, les marchands qui attendaient la cargaison se précipitent armés sur les captifs ; ils leur rendent leurs chaînes, et chacun est vendu vingt deniers. Depuis ce moment, aucun d'eux n'entendit jamais parler d'un vaisseau sans demander qui tenait le gouvernail. Cette histoire est trop ancienne, dites-vous; je le veux bien. Ecoutez donc celte autre, elle est tout aussi vraie, mais elle a deux mille ans de moins. Il s'agit d'un fondeur de Florence, vrai patriote, qui toute sa vie chercha le bien et mourut désespéré de ne l'avoir pas trouvé. Il voulut un jour couler la statue d'un héros pour eu faire don à sa patrie ; par malheur, il n'a¬ vait dans son atelier que le moule d'un cheval de qua¬ drige. Peu importe, pensa-t-il ei\ lui-même ; je combine¬ rai si bien, les matières que je réparerai cet inconvénient; et, en effet, il versa dans le moule les matières les plus pré¬ cieuses, l'or et l'argent mêlés d'une manière admirable. 10 UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE. C'est étonnant, dit-il lorsque l'œuvre fut achevée ; je voulais un héros, et je n'ai qu'un cheval. Évidemment ma combinaison ne vaut rien. Brisant la statue, c'est, dit-il, la faute de l'or et de l'argent ; essayons le bronze, voilà le vrai métal du sculpteur. Il employa ce qui lui restait de bien à se fournir d'un bronze sans défauts; versant ce nouveau métal dans le même moule, il resta quelque temps plein d'angoisse, jusqu'à ce que l'œuvre fût ache¬ vée. Quoi, dit-il lorsqu'il la vit, encore une fois un che¬ val, et je n'obtiendrai jamais le héros! Le sort est jeté sur ma maison. Et il brisa la statue de bronze, comme il avait fait de celle d'or et d'argent. Ces riches métaux sont perfides, reprit-il en lui-même; ce qui rendra ingénument ma pensée, c'est la pure argile, fille innocente de la terre. Ayant rempli l'ancien moule d'argile, il lui donna le temps de sécher. Après quoi, dans une inquiétude inex¬ primable, il jeta de nouveau les yeux sur son œuvre; et c'était encore une fois un cheval d'argile au lieu d'un hé¬ ros. De nouveau il brisa la statue; il la mit en poussière, et, cette fois, il tomba dans le désespoir. Quoi ! disait-il, j'ai usé de toutes les forces de la création, et je n'ai jamais pu changer la forme ancienne. La malédiction est sur moi ! Ainsi il se plaignait de la destinée, et ses amis ne pu¬ rent jamais lui faire comprendre que, pour changer une forme, il faut changer le moule. 0 mes amis, artistes incomparables, combien de fois avez-vous déjà brisé votre statue ! en 1789, en 1815, en 1830, en 1848! toujours l'ancienne forme, toujours le cheval du quadrige, et jamais le demi-dieu; prenez garde d'épuiser vainement, dans ce travail, toute l'argile du globe ! l'expérience. II II l'expérience. Pendant dix ans j'avais travaillé sans relâche à démon¬ trer deux choses : l'une, que tous les Etats catholiques périssent; l'autre, que la liberté politique est irréalisable dans ces sortes d'États. J'avais montré l'Italie esclave de toute l'Europe, l'Espagne esclave au dedans, le Portugal esclave au dedans et au dehors, l'Irlande esclave de l'An¬ gleterre, la Pologne esclave de la Russie, la Bohême, la Hongrie, esclaves de l'Autriche, l'Autriche elle-même, mère de toute servitude, dans la servitude de la Russie. Cherchant le même avertissement au delà de l'Europe, j'avais montré, en Amérique, d'un côté la fortune crois¬ sante des Etats-Unis hérétiques, de l'autre, la servitude des démocraties et des monarchies catholiques dans les États du Sud ; chez les premiers, Washington; chez les seconds, Rosas. Frappé de cette démonstration de ruines qui ne souffre aucune exception sur toute la surface du globe, j'avais adjuré mon pays, tout en conservant et respectant la li¬ berté de conscience, de se garder politiquement et tem- porellement de la domination catholique, puisque chez tous les peuples modernes elle avait été l'avant-courrière de la dissolution et de l'asservissement. Cent fois j-'avais posé la question dans les termes sui¬ vants : Voyez l'histoire des peuples liés à la papauté; tous ils sont tombés. Vous seuls restez encore debout ; prenez garde dans ce chemin qui a mené tous les autres à la 1-2 L'EXPÉRIENCE. ruine. Je n'envisage pas ce que l'Église romaine est ou n'est pas dans le royaume invisible; mais je dis, j'affirme qu'au seul point de vue temporel, tout peuple qui iden¬ tifie sa destinée avec celle de l'Eglise romaine est un peuple perdu. Si vous croyez, conservez votre foi. Si vous voulez rester un peuple, faites que votre Eglise n'inter¬ vienne en rien dans la conduite de vos affaires. Du reste, je savais combien cette séparation que je de¬ mandais est chose difficile; car j'avais toujours tenu pour certain qu'une religion nationale est le principe fonda¬ mental sur lequel s'ordonne l'État, et qu'en quelque si¬ tuation qu'elle se trouve, aussi longtemps qu'elle subsiste ou paraît subsister, elle communique à une nation ou la durée, ou l'être, ou le semblant, ou le néant, sans qu'au¬ cun des efforts faits pour contrarier celte loi puisse réus¬ sir à en détruire entièrement l'effet. Telles étaient les idées que je travaillais à faire préva¬ loir au moment de l'explosion du 24 février. Ce jour-là je crus à l'émancipation de la France... Vous qui voulez connaître combien il y a loin d'une pensée démontrée à une pensée réalisée, et combien de fois il faut recommen¬ cer le même ouvrage, c'est pour vous que j'achève ce récit. J'étais, dis-je, tout plein de l'idée du péril permanent que fait courir à la France sa solidarité avec le catholi¬ cisme. Le lendemain du jour d'émancipation, d'ardents amis me pressent d'accourir au pied de la montagne Ge¬ neviève. 11 s'agissait pour nous d'inaugurer de nos mains la victoire de la philosophie. J'arrive; la place était déjà remplie d'un peuple frémissant d'enthousiasme. Je m'arrête au bord de la fosse où l'arbre allait être enra¬ ciné. Sur l'autre bord était notre maire, le sculpteur David d'Angers, qui n'a point, j'imagine, perdu le sou- L'EXPÉRIENCE. 13 venir de ce moment, Un murmure solennel s'échappe de cette foule attendrie. Elle se découvre, il se fait un mo¬ ment de silence sacré. Du fond de la terre surgit, porté par l'enthousiasme, un homme en surplis. 11 ouvre ses lèvres, auxquelles étaient suspendus des milliers d'hom¬ mes; et voici les paroles qui tombent dans la fosse : « Messieurs, cet arbre de la liberté vous est donné par les dames du Sacré-Cœur. » — Mille voix répondirent; l'ac¬ cent en monta jusqu'aux nues! 0 sublime ironie de la Bible, je te savourai en ce moment dans toute ta gran¬ deur! Ton enseignement ne sera pas perdu pour moi ! Que signifiait le baptême qu'était allé chercher la Révolution de 1848? Le voici : En France, toute révolution qui reconnaît qu'elle n'a pas en soi une force morale assez grande pour soutenir et sauver la société est une révolution qui se livre. Dé¬ clarer qu'elle a besoin d'une autre puissance que la sienne, c'est tomber sous la dépendance de celte puissance étran¬ gère. Rien au monde ne peut corriger ce premier man¬ que de foi. Quelle est la différence de la Révolution de 1789 et de celle de 1848? La première a cru qu'elle pouvait sauver le monde par sa propre énergie spirituelle; elle a enfanté les grandes choses et les grands hommes que l'on connaît. La seconde a cru qu'elle ne pouvait sauver le monde si elle n'avait l'appui du prêtre. Elle est allée nécessaire¬ ment aboutir à l'expédition romaine. Singulière idée de croire que les révolutions se sau¬ vent par la timidité d'esprit! Se faire petites, se renfer¬ mer dans une seule question, mauvaise politique pour elles. La condition de leur succès est d'intéresser à leur victoire et de ranger en bataille toutes les facultés de l'es¬ prit humain. Le mot de Danton n'est pas seulement vrai ii L'EXPÉRIENCE. contre les armées étrangères; il l'est cent fois davantage contre les puissances coalisées de la tradition. La Révolution de 1848 a recommencé le jeu de Sixte V. Elle a cru faire son chemin en s'inclinant et s'appuyant sur des béquilles. Il ne faudrait pourtant pas en pren¬ dre l'habitude; car ce moyen ne réussit pas à tous; il se¬ rait temps peut-être de se redresser et de montrer que l'on peut comme d'autres se tenir sur ses pieds. La scène de la bénédiction des arbres de la liberté a été répétée, pour ainsi dire, chaque jour dans l'Assemblée constituante. Que l'on ne dise pas qu'un peuple ne perd rien dans le servage. Dès les premiers moments on put voir combien le principe vital de la société française avait été dénaturé pendant cette captivité étrangère où la France avait été retenue depuis Waterloo. Combien d'idées avaient été ensevelies sous terre depuis les in¬ vasions ! combien avaient subi la rouille ! l'esprit national paraissait avoir perdu sa trempe. Un prisonnier retenu longtemps dans les ténèbres, s'il est brusquement délivré, est blessé par la lumière; de même, la France ne pouvait plus supporter l'éclat des principes de droit public qui avaient fait son émancipation il y a un demi-siècle. Il fallait d'abord que ces principes fussent non-seulement voilés, mais niés. On en vit un exemple saisissant dès la première séance. L'Assemblée, sortie de la fournaise de la révolution, se plaça aussitôt par le choix de son président sous l'in¬ vocation du parti catholique; et les masses de ténèbres accumulées dans l'Histoire parlementaire devinrent comme la doctrine officielle de notre régénération. Le lendemain, il se trouva un ministre, homme de ta¬ lent et de cœur, qui crut qu'une question aussi débattue L'EXPÉRIENCE. 15 que celle du divorce, résolue chez toutes les nations ci¬ vilisées, hormis les nations catholiques, Prusse, Alle¬ magne, Hollande, Russie, pays Slaves, Suède, Grèce, Moldavie, Valachie, Angleterre, États-Unis, Suisse, Au¬ triche même, n'avait besoin que d'être présentée pour être acceptée en France le lendemain d'une révolution démocratique. Qui ne se souvient de l'affreux scandale qu'excita parmi nous un pareil projet de loi? Comment ! proposer que la doctrine catholique sur le mariage cessât d'être imposée comme règle de droit civil même à ceux qui ne sont pas catholiques! Blesser ainsi la loi suprême d'intolérance ! Prendre au sérieux la li¬ berté des cultes ! la faire entrer, comme nos pères, dans le droit civil! Il n'y eut qu'une voix pour condamner un pareil blasphème! c'était, disait-on, détruire la famille. Rien qu'un juif avait été capable de cette énormité. Il re¬ tira sa proposition et fit bien. Nous nous signâmes plus de dix fois, comme dit Brantôme du chevalier Bayard. Nous débutâmes ainsi, en nous plaçant dès l'origine au- dessous du droit public de l'Autriche, et tout fut réparé, grâce à Dieu. Lecteur, dis-moi à quelle époque de l'histoire profane ou sacrée s'adressent les paroles suivantes de Montes¬ quieu : « Une bigoterie universelle abattit les courages « et engourdit tout l'empire. » Je continue. Quand on vit la France de 1848 débuter ainsi sur une question aussi élémentaire, on put se demander jusqu'où irait la chute. Étrange avertissement que celui d'une révolution triomphante qui commençait par s'agenouiller devant ses ennemis implacables et par leur demander grâce ! Les vainqueurs voulurent à tout prix se faire amnistier ; et, 1G L'EXPÉRIENCE. comme en cela même on ne garda pas la mesure, plus on suppliait les vaincus et plus ils devenaient hautains. Bientôt, comme cela était inévitable, ceux-ci arrivèrent au mépris, soupçonnant que l'on ne pouvait se passer d'eux, et que tant d'humilité de la part des victorieux ve¬ nait peut-être de quelque manque de foi dans la victoire. Au milieu de ce renversement imprévu, le parti du clergé fut le seul, qui, passé le premier moment de con¬ fusion, s'orienta aussitôt du haut de ses tours, le seul qui retrouva sa voie, le seul qui sut profiter de tout, le seul qui, pendant que les autres s'agitaient et se remuaient sans profit, saisissait d'une main sûre l'avenir du lende¬ main. L'indifférence en matière religieuse s'alliant chez un grand nombre des républicains de la Constituante à une secrète peur de se commettre avec la puissance du clergé, il arriva qu'ils furent à la fois dupes et de leur peur et de leur indifférence. L'une les conduisait à faire d'énormes concessions que l'autre leur faisait regarder comme insignifiantes; si bien que, chaque jour, ils s'en¬ chaînaient davantage, sans même l'apercevoir ; et c'était là une triste épreuve pour ceux qui, étrangers à une pa¬ reille illusion, assistaient à cette renaissance de la servi¬ tude sans pouvoir l'empêcher. Que le ciel leur épargne une nouvelle expérience de ce genre ! Car, si un tel spec¬ tacle est cruel dans tous les cas, il devient insupportable quand ce sont les amis les plus sûrs, les plus éprouvés de la liberté qui, à leur insu, travaillent à la détruire. L'illusion était si complète, que l'on renversait presque toujours d'une main ce que l'on faisait de l'autre. On voulait, par exemple, la liberté de l'enseigne¬ ment; mais, en votant, presque sans tolérer de discussion, le salaire des clergés, on rendait cette liberté impossible. L'EXPÉRIENCE. 17 puisqu'on détruisait ce qui en est la première condition, l'égalité. On proclamait l'égalité des cultes; mais on décidait que cette déclaration serait inaugurée par Monseigneur l'archevêque de Paris; en sorte que tous ceux qui ne vou¬ laient pas faire profession de foi catholique étaient exclus par le fait de la déclaration de l'égalité des cultes. Dans leur langage officiel, les plus anciens républi¬ cains, ceux qui avaient acquis le droit de parler au nom de la Révolution, déclaraient la France républicaine et ca¬ tholique. Si un ministre ouvrait la bouche pour parler du pape, c'était le Guide de nos consciences. Par des pa¬ roles et des actes de ce genre, on pensait ne rien faire au¬ tre chose que conquérir à la République la faveur de l'Eglise, et l'on ne sentait pas que l'on était, soi-même, envahi et conquis. On pensait que ces principes de con¬ vention n'auraient pas de conséquences; et l'on ne voyait pas que l'on semait derrière soi les dents de Cadmus, qu'on se plaçait sur une pente invincible, que de telles paroles et de tels actes, c'étaient des chaînes. On se vantait de vaincre ainsi l'hostilité du clergé, et l'on ne soupçonnait pas que chacune de ces victoires était une ruine. A la fin, d'habiletés en habiletés, de succès en succès, de triomphes en triomphes, on se réveilla dans le gouffre de l'expédition catholique de Rome. Est-il bien sûr que le réveil soit complet? Otez de la discussion une certaine fièvre contre les per¬ sonnes ou contre les systèmes politiques, est-il bien sûr que cette expérience ait fait tomber les écailles des yeux? Qui a tiré les conséquences des principes? Qui a fait faire un pas à la philosophie? On nous accuse d'être des barbares. Oui, nous sommes, en effet, les vrais com¬ pagnons d'Attila. Il suffit de nous montrer dans le loi'n- x 2 18 L'EXPÉKIENCE. tain l'ombre d'une tiare, voilà la troupe des barbares qui s'agenouille et demande merci pour tant d'audace. A-t-on assez vu, assez senti, assez prouvé, assez com¬ pris que la France a perdu la clef de sa position, son pas des Tbermopyles? Ah ! vous vous flattez de n'avoir frappé, du même coup, que deux peuples étrangers. Détrompez-vous. Après tout, l'Italie pouvait vous dire, comme Ferrucci : Tu poignardes un homme mort. Prenez-y garde. C'est bien vous-même que vous avez frappé de l'épée. Fasse le ciel que vous ne vous en aperceviez pas trop tard ! Mais de quoi vais-je m'inquiéter? En identifiant sa cause avec celle du papisme, en extirpant dans son germe le principe de la nationalité italienne, la France a donné à sa religion le plus grand, le plus auguste, le plus magni¬ fique gage qu'elle eût entre les mains ; car elle s'est livrée elle-même; elle a fait, sur l'autel de saint Pierre, le sacri¬ fice pieux de sa propre nationalité. Elle s'est, autant que possible, anéantie politiquement dans une immolation mystique. Quoi de plus respectable, quoi de plus saint, que de s'exténuer, de se flageller, de se livrer, de se perdre volontairement en renouvelant contre soi-même les divins stigmates des invasions et des traités de 1815! 0 céleste suicide! c'est ce que Sav.onarole appelait pour les nations : Y art de bien mourir. Oui, il est beau de voir le peuple hébreu s'ensevelir tout vivant pour la gloire de son temple. Qui n'envierait cette gloire? Tous les siècles ont admiré un pareil holo¬ causte. Puisque nous consommons avec la même foi le sacrifice de nous-mêmes, soyons tranquilles! l'avenir saura bien nous payer tous d'une même admiration. Quand viendra pour l'Occident le jour de la lutte su¬ prême, vous regarderez de tous les côtés de l'horizon, et I.'EXPERIENCE 10 vous appellerez : Italiens, Hongrois, Romains, Vénitiens, Piémontais, Lombards, Moldaves, Valaques, Polonais, Al¬ lemands, ô mes frères, secourez votre frère! la solidarité nous lie, c'est la meilleure des vertus humanitaires. Déri¬ sion ! chacun d'eux vous montrera en ricanant ses cada¬ vres et les plaies que vous avez faites. Alors il vous faudra retirer en toute hâte votre couteau sanglant des flancs de l'Italie, et vous en couvrir vous-mêmes; car vous serez seuls ce jour-là pour vaincre. Ce sera votre expiation! Vul spectacle plus cruel. J'ai vu un grand peuple qui, dans son sommeil, s'était laissé enlever les principes qui font sa force; il était semblable' dans cet état 5 Samson, auquel ses ennemis avaient retranché sa chevelure. Comment le géant qui faisait la terreur des rois est-il devenu plus faible qu'un roseau? Ses adversaires se jouaient de lui comme d'un enfant, ou plutôt des enfants le menaient à la lisière ; ils le couvraient d'opprobres : «Ah! c'est toi qui d'une main renversais les trônes, et brisais les armées ! c'est toi qui faisais une révolution en te jouant! maintenant que ta force est tombée sous le ci¬ seau, que tu as livré toi-même le secret de ta puissance, voyons donc, beau roi, ce que tu sais faire! » Et ils continuaient ainsi de le railler. Ils voulurent même l'aveugler en prétendant l'éclairer; ils essayèrent par mille moyens de lui crever les yeux et de le retenir dans les ténèbres. Insensés, qui ne voient pas que si le géant se laisse, aveugler, ils sont eux-mêmes perdus, puis¬ que, dans les ténèbres, il ébranlera les deux colonnes sur lesquelles tout subsiste et il s'ensevelira avec eux sous les décombres. Mais, au contraire, s'il veille pour qu'on n'a¬ veugle pas en lui l'œil de la conscience, de la justice, de la raison, au lieu de tout abîmer, il élèvera de ses fortes mains (car je vois déjà renaître la chevelure du Samson 20 PROBLÈME SOCIAL tonsuré) la demeure où doivent habiter les trois sœurs,, liberté, égalité, fraternité, qui sont dispersées sur la terre. III PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX. Le catholicisme étant la religion nationale, comment établir la liberté moderne sur un principe religieux qui la repousse? Ce problème est le fond de l'histoire de France, depuis soixante ans ; il se retrouve en tout ; il peut être posé dans les mêmes termes pour chacun des éléments de la société laïque. Car il est certain qu'aujourd'hui du moins la nation française semble ne vouloir renoncer ni à la religion ca¬ tholique ni à la liberté moderne; nous prétendons main¬ tenir l'une avec la ténacité de l'habitude, l'autre, avec l'enthousiasme de la nouveauté. Telle est la vérité pra¬ tique. C'est là ce qui complique, pour nous, le problcme- social de difficultés extraordinaires. Comment les résou¬ dre? Rien ne sert de supprimer en idée l'un ou l'autre de ces éléments. Encore une fois, la France veut conserver deux contraires. Que doit-il en résulter? Voilà la ques¬ tion. Supposez qu'un nouveau changement éclate; ou le ca¬ tholicisme sera persécuté, ou il s'abritera dans l'indiffé¬ rence. Dans le premier cas, la persécution servira à le ranimer; dans le second cas, c'est par l'indifférence qu'il sera sauvé; dans tous, il survivra, puisqu'au milieu de tant de tourmentes il ne se découvre aucun système qui se donne hardiment pour son successeur. ET RELIGIEUX. 21 Je connais pour les peuples deux moyens d'échapper à . la ruine qu'entraîne avec soi le déclin d'une religion na¬ tionale : le premier est de faire une révolution religieuse, c'est-à-dire de substituer à une religion vieillie une reli¬ gion nouvelle. Les Allemands, les Russes, les Anglais, les Suédois, les Américains des Etats-Unis, ont grandi par ce système; mais rien ne marque que vous entriez dans cette voie, et je crois inutile d'y insister davantage. La seconde manière, convenable aux peuples qui n'ont plus de foi positive, et qui, par là, seraient incapables de reformer leur croyance, est de séparer absolument la so¬ ciété laïque de la société ecclésiastique. Ces peuples peu¬ vent ainsi se sauver du naufrage en rompant le lien qui les rattache politiquement à une église menacée de périr. Ce moyen, toutefois inférieur au premier, ne peut être efficace qu'à condition que la séparation soit absolue; le moindre lien temporel qui subsiste peut amener la ruine ; car ce qui est un déclin pour une Eglise devient aisément une chute irréparable pour une nation. Combien de nationalités vivantes l'Eglise romaine n'a- t-elle pas déjà ensevelies.sans pâlir! Quoique déclinant toujours, elle peut encore continuer de régner par son isolement même; au lieu que la nation qui décline est remplacée aussitôt par une autre qui grandit à sa place. Tel peuple qui croit n'avoir fait que descendre a vraiment disparu dans l'abîme creusé par son Eglise. De là, le cri de salut des États modernes catholiques, depuis l'affaisse¬ ment successif de leur système religieux, a été celui-ci ; Séparation de l'Église et de l'État. Voyant la grande ne! qui menaçait de sombrer, ils ont coupé le câble. Malheur à ceux qui le renouent! A ne considérer que les choses temporelles, la condition des peuples est, en effet, toute différente, selon qu'ils ont PROBLÈME SOCIAL conservé, comme base de l'organisation sociale, le prin¬ cipe de la caste sacerdotale, ou selon qu'ils ont échappé à ce régime. Un homme célèbre de notre temps a fait un livre sur la question de savoir : Pourquoi la révolution d'Angleterre a réussi? je crains qu'il n'ait omis la cause qui renferme toutes les autres. La révolution d'Angleterre a réussi parce qu'elle a établi un gouvernement de libre discussion sur le fondement d'une religion de libre exa¬ men. Le principe politique de l'Angleterre s'est confondu avec son principe religieux; et cette unité a permis à celte société de suivre une marche régulière. La même chose est bien plus vraie encore des Etats- Unis. On répète, d'une manière générale, que le dévelop¬ pement de la démocratie en Amérique repose sur la reli¬ gion. Mais, encore une fois, quelle religion? C'est ce qu'il fallait dire. Là encore le principe de la vie politique n'est qu'une conséquence du principe de la liberté reli¬ gieuse propre à toutes les sectes protestantes. Ainsi s'ex¬ plique l'assurance avec laquelle cette société s'engage dans l'avenir. Elle marche en ligne droite vers un but auquel tout concourt, sectes religieuses et partis politiques. Vous demandez en quoi les révolutions d'Angleterre et celles des Etats-Unis diffèrent des révolutions de France : la réponse à cette question est contenue dans ce qui pré¬ cède. Les révolutions d'Angleterre et celles de l'Amérique du Nord se sont identifiées avec le principe de la religion nationale. L'une et l'autre se meuvent/dans l'orbite tracée par une religion positive. Il s'ensuit que ces Etats ne s'a¬ vancent jamais aussi loin que la France; mais aussi il est certaines bornes au delà desquelles ils ne. peuvent reculer jamais. Dans un temps où la logique des principes se montrait ET RELIGIEUX, 25 à nu, Charles II, Jacques II d'Angleterre, catholiques de cœur, se croient liés par un engagement de conscience à l'absolutisme politique comme à une conséquence néces¬ saire de leur foi. Réciproquement, la haine invétérée de l'Angleterre pour le papisme n'était pas seulement une fièvre religieuse; c'était une horreur naturelle pour le principe de la servi¬ tude chez un peuple qui travaillait à fonder sa liberté. L'Angleterre aristocratique s'ordonne an dix-septième siècle sur le plan de l'aristocratie de l'Église épiscopale. La démocratie des États-Unis s'ordonne ail dix-huitième siècle sur le principe de la démocratie de l'Église presby¬ térienne. Ces deux États fondent leur constitution politi¬ que sur leur constitution religieuse. Lorsque les pays où la religion repose sur le principe de la liberté d'examen viennent à s'émanciper politique¬ ment, la liberté reste quelque chose de sacré pour tous les partis; elle conserve dans la politique le caractère qui lui a été imprimé par la religion. Dans les pays, au contraire, où la liberté d'examen est proscrite par le principe religieux, la liberté politique, même consacrée par les chartes écrites, est longtemps re¬ gardée comme une étrangère. Elle a je ne sais quoi de suspect; on sent à toute occasion qu'elle n'est point la fille légitime de la maison. L'exception est de la tolérer, la rè¬ gle est de se défier d'elle, car elle touche à l'hérésie; et, soit qu'on la combatte ou qu'on la serve, 011 est toujours disposé à la considérer comme une concession dont il faut s'empresser de profiter ou de s'affranchir. Qui ne voit, par là, que le problème social repose en Érance sur des données entièrement différentes de celles de l'Angleterre et des États-Unis? Ici la religion nationale, est en pleine contradiction avec la révolution nationale. 24 PROBLÈME SOCIAL L'une et l'autre se heurtent directement. De là cette so¬ ciété porte dans ses flancs une tempête éternelle ; ni la révolution ne peut se ramener au principe catholique, ni le principe catholique ne peut se ramener au principe de la révolution. La guerre est entre eux par la nature des choses. 11 en résulte que la révolution en France n'est réglée, ni gouvernée, ni limitée par une religion ni par une secte quelconque. Sortie des orbites connues dans le monde civil, on ne peut mesurer sa marche sur celle d'aucune Église. La Révolution française est elle-même son origine, sa règle, sa limite; elle ne s'appuie sur personne; elle ne relève que de soi; elle dit comme Médée : « Moi seule, et c'est assez! » Elle fait chaque jour son dogme au lieu de le modeler sur un dogme antérieur; elle-même ignore où elle s'arrêtera, car elle a dépassé les bornes de toutes les crovances positives. Par delà les colonnes d'Hercule de l'ancien monde et du nouveau, le Dieu d'aucun sacerdoce ne lui a dit encore : Tu n'iras pas plus loin! Un peuple dont la marche s'accomplit régulièrement est celui dont la vie politique n'est que le développement de sa religion nationale; mais si, au contraire, ses insti¬ tutions politiques ne dérivent pas de ses institutions reli¬ gieuses, si entre les unes et les autres il va contradiction, C 7 " ' si pour passer de la hiérarchie religieuse à la hiérarchie politique, il faut changer de principe, la vie de ce peuple n'est pas un développement normal, mais une suite de révolutions. Et un pareil ordre de choses ne peut cesser que par l'un ou l'autre de ces moyens; soit que la religion nationale ramène à son principe la constitution politique, soit que le contraire ait lieu; ou encore que l'une ou l'au¬ tre soient séparées de manière à n'avoir rien de commun entre elles; solution qui souvent tentée n'a été encore réa- ET RELIGIEUX. 25 iisée pleinement nulle part, et qui, malgré les apparences, est embarrassée de presque autant de difficultés que les deux autres. La première de ces solutions a été celle de l'Italie. Tant que le principe démocratique y a persisté dans les républiques, il formait une contradiction avec le principe absolutiste de la religion à laquelle appartenait l'Italie, et celle-ci a été travaillée par une suite continuelle de révo¬ lutions. L'Italie n'a pu trouver de repos qu'en ramenant le principe de sa constitution politique au principe de sa constitution reli'gieuse, je veux dire en changeant sa li¬ berté contre la servitude et en devenant cadavre, perinde ac cadaver, ce qui lui a réussi pendant trois siècles. De¬ puis qu'elle recommence de vivre, chaque mouvement, chaque souffle, provoque une souffrance intolérable, Tout étant organisé chez elle pour la mort sociale, chaque ten¬ tative de vie moderne est une guerre déclarée à la nature des choses et une sorte de crime de lèse-papauté. La seconde solution parait devoir être celle de la Russie, le czar devenant peu à peu le grand pontife et le principe politique absorbant chaque jour la religion grecque. La troisième solution est celle que tente la France. Qu'est-ce en soi que la forme d'autorité consacrée chez nous par la religion nationale? L'idéal de l'autorité catho¬ lique constituée par le concile de Trente se résume en ceci : L'Eglise est une monarchie; la souveraineté réside dans le chef qui la communique aux inférieurs, sans que les assemblées aient eu en réalité aucune part de souve¬ raineté effective depuis trois siècles. Comment de celte société religieuse pouvez-vous dé¬ duire la société politique de nos jours? Cela est évidem¬ ment impossible. Comment de la monarchie religieuse déduire la république politique? Comment de la souve- 26 PROBLÈME SOCIAL raineté absolue du chef de la religion déduire la souverai¬ neté'également absolue du peuple? Comment de l'absolu¬ tisme déduire la liberté? Comment du culte de la tradi¬ tion, le culte de la révolution? Comment de l'élection de l'inférieur par le supérieur déduire logiquement tout le contraire dans le suffrage universel? Comment de l'obéis¬ sance aveugle déduire la liberté pleine et. entière de discus¬ sion? Autant de mots qui se brisent et se heurtent les uns contre les autres. Tout revient à dire : qu'entre la reli¬ gion de la France et la politique de la France il y a une contradiction absolue. Si la France n'obéissait qu'au principe catholique, elle se réglerait sur le modèle de la politique sacrée deBossuet, et se reposerait immuablement dans l'absolutisme. Si elle n'obéissait qu'à l'attraction des principes philosophiques qui la travaillent, elle suivrait en droite ligne la direction de la liberté moderne. Mais, portant en elle deux prin-. cipes différents et comme deux âmes, elle ressemble à ces corps qui, attirés par plusieurs forces divergentes, par¬ courent une courbe plus ou moins composée. Depuis les soixante années qui nous séparent du commencement de la Révolution, on peut calculer l'espèce de courbe que suit le corps social, et voici ce- que l'observation établit à ce sujet. La France est emportée par un vif mouvement de liberté; mais une énorme puissance de servitude l'entraîne en même temps par sa masse; d'où il résulte que ses élans les plus fiers d'indépendance n'aboutissent souvent qu'à la faire graviter vers un violent servage. Voyez et jugez! La France s'élance en 1789, elle va tomber en 1801 dans la servitude de l'Empire. De nou¬ veau, elle prend son essor libéral en 1820, c'est pour re¬ tomber dans la servitude de Charles X. En 1850, nouvel essor, suivi d'une nouvelle servitude sous Louis-Philippe. ET RELIGIEUX. 27 En 1848, l'élan vers la liberté a été plus grand que tout ce qui avait précédé; la servitude qui a suivi n'a-t-elle pas dépassé toute espérance? Ainsi, après un élan d'affranchis¬ sement, une période de servitude : telle est la loi qu'on aperçoit dans le mouvement de la France depuis qu'elle a commencé le cours de ses révolutions. Certes, je ne.suis pas inquiet de la disparition nouvelle de vos libertés; je sais bien que vous vous affranchirez encore de tout ce qui vous embarrasse aujourd'hui. Déjà je vois ce moment qui s'approche; je le salue par avance. Hlais, sitôt que vous serez libres, quelle nouvelle servitude vous l'orgerez-vous? Voilà ce qui m'inquiète Qui pour¬ rait me le dire? Pour que cette société pût se reposer, il faudrait l'une ou l'autre de ces choses : ou que le principe absolutiste de sa religion fît triompher définitivement l'absolutisme dans sa politique; ou que le principe démocratique de sa poli¬ tique fit pénétrer la démocratie et la révolution dans sa religion: alors cesserait l'anarchie. Mais, personne ne son¬ geant, à ce qu'il me paraît, sérieusement à cette seconde proposition, et la première, quoique toujours tentée, ayant ■toujours échoué, il en résulte que la France, travaillée, consumée au dedans par deux principes opposés, ne peut s'arrêter ni dans la servitude, ni dans la liberté, mais que, transportée tantôt d'enthousiasme, tantôt de fureur, par cette anarchie intestine, elle présente au monde, qui n'a pas son secret, ou la merveille, ou le scandale de contra¬ dictions inexplicables; aujourd'hui fêtant l'Etre suprême, demain écrasant un peuple pour restaurer le pape; et je crains que ceux-là se trompent qui espèrent voir, de leur vivant, la paix véritable, celle des esprits, s'établir dans notre nation. Car je ne connais pour les esprits nulle sécu¬ rité hors de la logique; et il semble que notre pays soit *28 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX. ■constitué de manière non pas à goûter le repos, mais à se travailler sans cesse au profit du monde. Laissons là cette fausse illusion d'un repos qui ne paraît pas devoir nous ctre donné jamais, puisque nous en refusons nous-mêmes la première condition en nous obstinant plus que jamais à vouloir assortir des éléments contraires. La France est amoureuse de l'impossible. Cette passion fait les héros, elle ne donne pas la paix. Ceignons donc nos reins, car nous attendons la paix, et la paix ne viendra pas. Nous avons fait de grands maux à des peuples qui ne nous en avaient fait aucun; et, soit que nous réparions ces iniquités, soit que nous les ex¬ piions, rien de cela ne peut se faire en dormant sur le duvet. Si le catholicisme eût été vaincu par la philosophie ou réciproquement, la France aurait, comme d'autres, suivi pacifiquement sa destinée; mais la terre n'eût pas été ébranlée et rajeunie par les cataclysmes qui naissent de la guerre, éternelle de deux éléments contraires. L'étincelle est toujours près de jaillir de leur choc, pour rallumer le volcan. Dès que l'un de ces éléments s'assoupit, l'autre se réveille et crie aux oreilles de la France ; Dors-tu? Alors il faût de nouveau surgir en sursaut, ébranler le globe par quelque coup imprévu. Combien de temps cela durera-t-il? Aussi longtemps que les deux puissances ennemies resteront en face l'une de l'autre sans pouvoir se vaincre ni l'une ni l'autre ; et bien heureux ou bien puérils sont ceux qui, en présence de ce duel formidable du catholicisme et de la philoso¬ phie, espèrent se rendormir tranquilles sur leur chevet. Le combat des deux lutteurs les réveillera jusque sous la terre. Cela soit dit sans qu'il soit besoin d'être prophète. C'est en se heurtant contre le Dieu Terme que la ILLUSIONS. •29 France fait jaillir de son front ces explosions de la sa¬ gesse divine, ces Minerves tout armées qui réveillent, épouvantent, illuminent le monde. IV ILLUSIONS. Première nécessité de la démocratie pour s'affranchir : sortir de l'illusion. Que sert de s'aveugler volontairement, non pas sur la valeur religieuse d'un dogme (car cet aveuglement peut mener au salut), mais sur les rapports de ce dogme avec les choses temporelles et politiques? Dans leurs croyances fermes, Bossuet, de Maistre, M. de Bonald, regardaient l'Eglise en face; et sans crainte ils concluaient de leur dogme à l'ahsolutisme. De nos jours sont venus des hom¬ mes qui, incertains dans leur foi, ayant besoin de la for¬ tifier par des complaisances pour le monde, ne voyant plus leurs croyances qu'à travers leurs propres inven¬ tions, se sont bâti à plaisir un Vatican de fantaisie, une fausse église ouverte au libéralisme, c'est-à-dire à l'hé¬ résie, qui les envahit malgré eux. En vain la papauté maudit chacune de leurs espéran¬ ces. Condamnés par le pape, ils continuent leurs rcves, sans avoir ni la foi assez robuste pour se soumettre à leur condamnation, ni l'esprit assez libre pour s'absoudre eux- mêmes. Dans cette incertitude, ne sachant être ni avec l'Eglise, ni avec la philosophie, ils ont failli perdre la France; car ils lui ont communiqué en partie cet esprit chancelant, équivoque, qu'elle n'avait jamais connu. Ils 30 ILLUSIONS. l'ont conduite à renoncer au système tranché de sépara- lion entre les choses de l'Eglise et les affaires civiles, di¬ vorce qui tenait au génie même de la nation ; et, par de fausses illusions, ils l'ont ramenée à un mélange mons¬ trueux qui ne cache qu'un vrai néant, où un peuple en¬ tier peut disparaître, si l'on ne se hâte de quitter ces pensées maladives, pour arriver à une vue droite et ferme de la France et du monde. Que voulez-vous et que ne voulez-vous pas? 11 faut vous en rendre compte ou périr. Etes-vous assez fermes dans votre orthodoxie pour ne vous embarrasser en rien des conséquences humaines de la religion à laquelle vous appartenez? Remontez avec Bossuet et M. de Maisfre à l'absolutisme; revêtez-vous de ce cilice. Personne mieux que moi ne comprend la ré¬ solution d'un peuple qui veut être martyr de sa foi. Et qu'importe, après tout, une servitude d'un jour à des hommes assurés de vivre éternellement dans la félicité, pendant que tous les peuples libres de la terre expieront leur liberté hérétique par des flammes éternelles? Fermez le cercle des nations catholiques. Asseyez-vous sur le sable dans le désert avec l'Italie, l'Espagne,' l'Ir¬ lande, la Pologne, la Bohême, le Portugal. Périssez pour la gloire de votre croyance! Il y aura de la gran¬ deur dans cette chute volontaire. Au contraire, votre foi n'est-elle pas assez robuste pour que vous ne vous préoccupiez en rien des conséquences qu'elle peut entraîner pour le salut temporel de votre patrie, revenez à ce que vos pères ont établi. Surtout re¬ noncez à ce mélange informe, à cette capitulation frau¬ duleuse entre le principe de votre religion et le principe politique; car cette confusion est l'abâtardissement de l'un et de l'autre. Vous n'avez, sur ce terrain miné de ILLUSIONS. 3! toutes parts, ni la force de la religion, ni la force de la philosophie. Vous entrez en guerre avec vous-même, c'est-à-dire avec toutes vos institutions.. Vous allez vous heurter contre votre propre génie, et ne pouvez ainsi cpie décliner et' périr misérablement, sans honneur pour vous, sans profit pour personne. Vous avez beau, héroïque tribun, vous faire petit, vous agenouiller à la porte de l'église et vous écrier : « 0 prêtres! ô mes frères! ouvrez, venez à nous. » Ils se rient de ces vaines amorces. Et, en vérité, qui pourrait les blâmer? Car enfin ces hommes ne sont pas insensés. Vous leur montrez l'Evangile comme un appât; vous leur dites de sortir de leur citadelle pour venir vous em¬ brasser dans la liberté démocratique. Vains discours ! Ils voient très-bien que, s'ils reviennent au temps de l'Évan¬ gile, la hiérarchie du moyen âge s'écroule sur leur tête, tandis qu'ils ont au moins une chance d'en prolonger la durée en se retranchant dans les ruines. Qu'ils vous écoutent, ils sont perdus comme caste; qu'ils se murent au contraire dans le passé, ils ont au moins l'espoir de vous survivre. Comment donc pensez-vous les convertir à leur ruine certaine? Où fîtes-vous jamais une caste consentir à se perdre dans l'égalité? Loin de vous suivre sur ce terrain fictif où vous les conviez, ils font comme ont fait tous leurs prédécesseurs à l'aspect du danger; ils remontent à leur principe, ils se barricadent dans la logique de leur dogme, là où est pour eux leur raison d'être. Comme tous les corps me¬ nacés de périr, ils font appel à l'énergie intime de leur constitution. Laissant ou rejetant toute situation fausse, ils se replient sur le fond et la vérité des choses, le ca¬ tholicisme sur le jésuitisme, le jésuitisme sur l'absolu¬ tisme : voilà pour eux.un terrain vrai. Dans cette fran- 52 ILLUSIONS. chise de situation, ils retrouvent une certaine force pour un dernier combat. Imitez donc, hommes de la liberté, la franchise de vos adversaires. Ils osent être du moyen âge, et vous n'oseriez être du dix-neuvième siècle! Mais quoi ! quand vous avez épuisé toutes les dé¬ ceptions, désir, tentative, espoir de convertir à vos doc¬ trines le pape, le bas clergé, et qu'il semble impossible de se créer un nouveau leurre, vous les remplacez au mo¬ ment même par un leurre plus vain que tous les autres. Votre espérance n'est plus dans le pape, ni dans le bas clergé : où donc la placez-vous? En vous-même? Non- pas, certes, écoulez! « Constituante et concile, voilà, dit Mazzini, le prince et le pape de l'avenir. » Ne nous abusons plus parles mots; les choses sont trop sérieuses. Voilà donc, à votre avis, le progrès ; il consiste à remplacer l'absolutisme du pape par l'absolu¬ tisme du concile pour bâtir l'Église universelle. Et dans votre empressement à vous tendre de nouveaux pièges, vous ne voyez pas que vous rebâtissez d'une main la ser¬ vitude que vous renversez de l'autre; que l'idée du con¬ cile est plus surannée cent fois que celle de la papauté; que le concile est vaincu depuis Jean Hus ; que la con¬ science de chacun a conquis son émancipation ; qu'y at¬ tenter, c'est précisément revenir à la théocratie que vous voulez combattre. Si ma conscience proteste contre votre concile, que ferez-vous? Ou vous me contraindrez de croire, et voilà le droit du moyen âge qui reparaît; ou vous respecterez ma liberté, et votre concile n'est, plus qu'un mot. Ainsi, toujours marchant d'illusions en illusions, pour (pie la Révolution de 1848 fit la conquête du monde, ILLUSIONS. 33 vous avez d'abord mis votre appui en Pie IX. De cette hauteur d'espérance, vous êtes descendu par une pre¬ mière chute au bas clergé; aujourd'hui, commençant à découvrir que l'un et l'autre pourraient bien ajourner en¬ core la liberté, vous en appelez au futur concile. Quand donc en appellerez-vous, comme vos pères, à votre bon droit, à vous-mêmes? Sortons, au nom du ciel, de ce vain mysticisme où tout s'énerve. Vous voulez combattre les anciens dieux : que ce soit du moins à la lumière du joui'. ha France, dans les conditions religieuses où elle se place, est assiégée de tous côtés par le passé. De temps en temps elle fait une sortie qu'on appelle une révo¬ lution, après quoi elle rentre dans la place, en empor¬ tant ses morts toujours renaissants, la liberté et le droit. N'attendons pas que la famine de l'intelligence nous force de capituler. Laissez là ces questions, disent-ils ; assez d'autres nous embarrassent. Et moi, je réponds : Si vous ne pouvez d'abord me garantir, avant tout, la liberté de penser, je vous tiens, pour ma part, quittes du reste : droit à l'assis¬ tance, invalides civils, dames palronnesses, système péni¬ tentiaire, hôpitaux, prisons cellulaires, déportation, je vous rends tous ces dons. De grâce, laissez-moi en échange m'enfoncer dans ce bois. Illusion des illusions ! La révolution politique, civile, s'accomplit aujourd'hui par les masses; vous en concluez qu'une révolution religieuse devrait s'accomplir égale¬ ment par les masses du clergé. Cette conséquence est fausse et cette apparence de logique est le contraire de la logique. - Toutes les amorces que la démocratie pourrait tendre au clergé tourneront nécessairenient contre elle, par cette 34 ILLUSIONS. unique raison que l'Eglise est un système monarchique, et que toutes les forces qui lui sont données, de quelque côté qu'elles arrivent, sont, par la nature des choses, di¬ rigées contre le principe de la démocratie. L'Eglise a toujours eu plus distinctement que les laï¬ ques le sentiment éclairé de cette incompatibilité. En 1790, l'Assemblée constituante crut rendre un grand ser¬ vice au bas clergé en lui rendant le svstème électif. Qui se révolta le premier contre ce bienfait ? Qui se jela dans la guerre civile, plutôt que de faire alliance, dans l'Eglise primitive, avec la démocratie? Le bas clergé. Il sentit très-bien que ce prétendu bienfait était sa ruine. Que devenait cette autorité mystérieuse qui du Sinaï descendait sur son front, et tenait les intelligences cour¬ bées autour de lui ? L'Assemblée constituante lui propo¬ sait de changer ce droit divin contre une autorité que chacun pouvait discuter, accepter ou refuser ; et cet af¬ franchissement des fidèles, on l'appelait l'affranchisse¬ ment du prêtre. Il est évident que tout était renversé dans cette idée, que le sacerdoce catholique ne pouvait s'y prêter, sans re¬ noncer à ce qui fait son lien avec tous les sacerdoces et particulièrement avec les castes antiques. La constitution civile ôtait à la prêtrise le sceau du droit divin. Le repré¬ sentant de Dieu n'était plus que le frère et l'égal des au¬ tres hommes. Quelle caste accepta jamais un partage semblable? C'est là ce que le prêtre comprit en 1790 : il le comprendra toujours. L'erreur de l'Assemblée constituante venait de cette idée fausse, que porter la démocratie dans l'Église, c'est l'affranchir. Il aurait fallu conclure tout l'opposé, c'est-à- dire que démocratiser le bas clergé, c'est l'exproprier spi¬ rituellement sans nulle compensation pour lui. ILLUSIONS. 35 La Constituante renversait le catholicisme sans y pen¬ ser. Ce n'est point ainsi que se consomment ces grands changements. Aucun Dieu jusqu'ici n'a été enlevé à l'homme par surprise. Veuillez y songer; ceux qui auraient le plus à perdre dans une organisation démocratique de l'Église sont pré¬ cisément les membres du bas clergé. Supprimez la domi¬ nation absolue qu'ils exercent spirituellement sur le peu¬ ple, que leur reste-t-il ? Si, par l'élection, le prêtre devient dépendant de ceux qu'il gouverne aujourd'hui, qu'a-t-il à gagner dans ce renversement? Que parlez-vous du droit d'élection en échange de votre servage spirituel ! Le prêtre de Grégoire VII est roi ab¬ solu ; il tient da\is ses mains la*conscience des peuples; il les gouverne comme Dieu gouverne la terre, c'est-à-dire, sans avoir besoin d'elle. A cet homme qui marche sur le Iront de ses sujets, vous offririez d'être nommé, c'est-à- dire jugé par ceux qui aujourd'hui osent à peine dénouer les cordons de ses souliers. Etrange moyen d'affranchir un souverain absolu que de lui proposer de se remettre à la discrétion de ceux dont il dispose! Le prêtre qui por¬ terait le principe démocratique dans son église risquerait fort d'être à la fois hérétique et dupe ; il changerait une domination absolue contre une sujétion certaine. Après lout, nul d'entre eux ne s'y trompe. Chacun est maître de tout; qu'a-t-il à faire de la liberté? Impossible de faire passer le prêtre catholique par les transformations qu'ont subies les autres pouvoirs. 11 ne peut devenir le ministre constitutionnel du dogme, ni abdiquer le gouvernement plein et entier de votre con¬ science. On comprend jusqu'à un certain point l'indem¬ nité promise aux anciens éléments de la société; le prêtre est le seul qui ne puisse entrer dans une composition de 56 ILLUSIONS ce genre. Le ramener à l'Eglise primitive, c'est le dé¬ pouiller de la toute-puissance que dix-huit siècles ont mise dans ses mains. Lui proposer de partager avec vous le gouvernement de vous-mêmes, c'est lui proposer d'ab¬ diquer pour être libre. Voyez donc, de grâce, cet enchaînement. On croit n'a¬ voir aîfaire qu'à des hommes ; c'est d'un esprit qu'il s'a¬ git. Le pape pèse sur les évéques, les évêques sur le bas clergé, le bas clergé sur le peuple. Quel est l'anneau de cette chaîne qui consentira à se rompre le premier? A qui proposerez-vous de renoncer à la domination ? Et n'est-il pas insensé d'espérer que l'esprit-prêtre se dé¬ pouillera lui-même de sa plénitude d'autorité? Ce qui vous trompe, est"de voir la hiérarchie ecclésias¬ tique peser de tout son poids sur le prêtre ; vous croyez qu'il en est accablé. Nullement. Considérez donc combien il se décharge aisément de ce fardeau sur le peuple des fidèles. Esclave de ses supérieurs, il règne sur la con¬ science de ses inférieurs ; la volupté de cette domination absolue rachète pour lui au centuple son servage volon¬ taire. Si vous expropriez le prêtre de sa souveraineté spi¬ rituelle, que lui donnerez-vous en compensation de tout un monde d'orgueil ? Vous êtes serfs d'esprit et vous prétendez vous racheter du droit divin. Voyons! Combien me payerez-vous votre servage? A combien l'estimez-vous? Il s'agit d'un infini. Si la société .moderne n'a rien à donner au prêtre en compensation de son autorité absolue, il ne peut rien cé¬ der sans tout perdre à la fois. Il est, il sera la dernière raison de l'ancienne société. Vous le verrez debout tant qu'il restera un vestige du passé. Rente, capital, pro¬ priété, état, pourraient disparaître cent fois de l'Europe avant que le prêtre eût fait une seule concession. ILLUSIONS. 57 Reconnaissez donc ce principe plus éclatant que le jour : si l'intervention du principe sacerdotal dans les institu¬ tions laïques en détruit la liberté, d'autre part, l'inter¬ vention du principe démocratique dans l'Eglise détruit la souveraineté du prêtre ou plutôt le prêtre lui-même ; en sorte que ces deux sociétés, l'ecclésiastique et la civile, ne peuvent se pénétrer ni échanger leurs principes, sans rui¬ ner mutuellement la liberté par le prêtre, le prêtre par la liberté. Tant il est vrai que ces deux mondes sont dirigée par des principes contraires, incompatibles, et que l'on est certain de se tromper quand on veut appliquer à l'un ce qui appartient à l'autre. D'où naissent d'elles-mêmes les conséquences sui¬ vantes : qu'il implique contradiction d'attendre qu'une révolution religieuse se fasse dans l'Eglise par l'initiative du clergé inférieur, puisque cette révolution n'aurait d'autre effet que de l'exproprier spirituellement; Que tout espoir de voir le catholicisme de nos jours se démocratiser lui-même est une chimère qui répugne à la nature des choses ; Que cette idée, fausse en soi, sera mortelle à quiconque l'embrassera, croyant ou philosophe, prêtre ou laïque; Que toutes les forces qu'une démocratie prêtera, par une illusion de ce genre, à une caste sacerdotale, tourne¬ ront contre la démocratie; Que si la société politique adoptait le principe de la so¬ ciété ecclésiastique et réciproquement, il s'ensuivrait que, la liberté détruisant l'Eglise et l'Église la liberté, le ré¬ sultat serait la dissolution et la mort radicale de la société tant civile que religieuse; Que la séparation absolue du domaine ecclésiastique et ■du domaine civil qui, dans les temps précédents, était 38 LES RELIGIONS D ÉTA.T. une garantie de liberté, est devenue une condition de vie et de salut. V LES RELIGIONS D'ÉTAT, Dans les pays où depuis dix-huit siècles les esprits portent le sceau d'une caste sacerdotale, il arrive néces¬ sairement qu'on s'accoutume à regarder le principe reli¬ gieux comme le monopole du prêtre. Lui seul possède la source des pensées sacrées; lui seul peut enseigner Dieu à l'homme. Rien ne paraît extraordinaire comme l'idée ([lie le vrai souffle de Dieu se trouve en dehors des églises Vous ne voulez pas être serf du prêtre; donc vous êtes un impie; cette conséquence suit d'elle-même. En un mol, on n'admet là comme religieux rien que ce qui porte l'empreinte de la caste. Où ce sceau ne paraît pas, tout sentiment est suspect, comme l'or qui ne porte pas la marque officielle. Je vois encore l'horreur qu'in¬ spira à l'Assemblée constituante cette proposition si simple, et qui n'est que le résumé de toutes les révolu¬ tions religieuses modernes, à savoir que chaque homme doit tendre à être son prêtre à lui-même. Le scandale fut infini; pourtant la Révolution était encore sur le seuil. Une des choses qui m'ont le plus étonné, sitôt que j'ai commencé de réfléchir, a été de voir dans les esprits qui n'ont plus de religion positive, survivre la plupart des formes, des habitudes, des antipathies, des préjugés en¬ racinés par un dogme particulier. Us ne croient plus et ils ont de la meilleure foi du inonde tous les préjugés de la croyance qu'ils repoussent. LES RELIGIONS D'ÉTAT. 39 Combien de voltairiens ont horreur de la réforme, du divorce, autant que le catholique le plus fervent! ils res¬ semblent à ces hommes auxquels on a retranché un membre, et qui continuent néanmoins de souffrir dans le membre qu'ils n'ont plus. Les plus, violentes injures contre Luther, père de toute révolution, ont été proférées par des révolutionnaires qui devenaient l'écho de passions catholiques, dont ils n'avaient plus conscience. L'habitude séculaire d'une religion d'État fait que, lors¬ que la liberté des cultes est proclamée, toutes les croyances reconnues tendent à devenir autant de religions d'état. !NT'est-il pas manifeste que, dans les lois nouvelles, le ca¬ tholicisme, le protestantisme, le judaïsme représentés dans les conseils, à l'exclusion de tout autre culte, de¬ viennent autant de croyances officielles? Au lieu d'une doctrine infaillible, j'en rencontre trois. Reste à voir si la liberté de conscience y a beaucoup gagné. Quand une religion accoutumée à régner sans rivale est subitement obligée de descendre de cette suprématie, une pareille chute est immense. Mais elle ne s'accomplit pas en un jour. Un clergé ne se résigne pas aisément à abdiquer une souveraineté absolue de dix-huit siècles. Dans l'espoir de la ressaisir, il consent d'abord à y inté¬ resser ses pius violents adversaires. Avant de s'abaisser à n'être qu'une opinion puissante, l'ancienne religion convie celles qu'elle avait combattues précédemment, à partager avec elle son héritage officiel ; pour être sûre de conserver l'autorité d'une réligion d'Etat, elle consent à en admettre plusieurs. D'autre part, je ne sais quel esprit de parvenu se glisse, çà et là, dans les sectes nouvellement émancipées. Oubliant leur longue humiliation, infatués et comme étourdis de se voir les égaux de leurs persécuteurs, il se trouve des 40 LES RELIGIONS D'ÉTAT. hérétiques qui légitiment leur avènement officiel, en se hâtant de donner aussi quelque gage d'intolérance. Tel disciple de Calvin, affranchi, dont la doctrine est une in¬ surrection permanente contre le pape, appuie la restau¬ ration du pape sur le libre examen des baïonnettes et de la mitraille. Cette époque d'apostasie est doublement odieuse; mais elle ne fait que précéder celle où toutes les' religions qui ont prétendu aux prérogatives qu'une seule possédait an¬ ciennement, s'annulant et se reniant par leurs concessions réciproques, se réduisent toutes ensemble à la condition d'un système ou d'une opinion. Toutefois, avant d'en arriver là, de longues expériences sont encore nécessaires. Comment, dans ces pays, faire admettre aisément que le cœur de l'homme puisse em¬ brasser le ciel sans que ce soit là l'œuvre exclusive du prêtre? Comment persuader qu'en dehors des cultes re¬ connus, il puisse y avoir une pensée religieuse qui ne soit la propriété, le monopole d'aucun d'eux? Dans les sociétés qui conservent encore un dernier débris du moule des anciennes castes sacerdotales, chaque homme est marqué dans le monde religieux suivant deux ou trois cl assï! ira lions auxquelles il ne lui est pas permis d'échap- per.'Vous êtes catholique, c'est bien; votre curé, peut seul vous enseigner votre Dieu. Vous, protestant, vous appartenez au pasteur. Et vous, juif, allez à votre rab¬ bin. Voilà toute la classification. Quant à celui qui ne veut se renfermer exclusivement ni dans l'une ni dans 1 autre de ces spécifications, il est censé ne pas exister au point de vue religieux. La société a fait trois cases; vous pouvez choisir entre elles. Hors de là, il n'y a rien. Car, remarquez que j'ai bien la liberté de choisir l'une de'ces religions, que cha- LES RELIGIONS D'ÉTAT. cune d'elles est considérée comme infaillible isolément, mais qu'il faut absolument me renfermer dans l'une ou dans l'autre. Si je m'élevais à une pensée qui les renfer¬ mât toutes trois, si j'inculquais dans le cœur de l'enfant une pensée assez grande, un idéal assez vaste pour les em¬ brasser toutes dans un principe commun d'adoration, ce serait là une abomination philosophique, un panlhéisme infernal. Voilà donc trois vérités suprêmes, également sacrées, également indiscutables, qui toutes portent également le sceau de l'Etat; je. suis condamné à accepter l'une d'elles à la condition de maudire les deux autres; et, si je veux les concilier dans le cœur de l'enlant, c'est, selon vous, une doctrine abominable. Avouez, du moins, que le ré¬ sultat est étrange. Il n'y a pas longtemps que je rencontrai un homme de bon conseil, ancien officier de hussards, nouvellement versé dans la théologie, excellent libéral d'ailleurs et ap¬ puyant tout ce que réclame le bien de la religion. — Vous m'embarrassez, lui dis-je, en l'abordant; je voudrais ne pas désobéir à la loi et surtout ne pas attaquer la religion. Je ne sais comment l'aire; éclairez-moi. — Voyons, me dit-il, et soyez bref, — Première quesiion : Etant catholique, si je dé¬ montre que le protestantisme est une religion fausse, est-ce que j'attaque la religion? — Nullement, reprit-il. — Bien! lui dis-je; et si, étant protestant, je démontre que le catholicisme n'a pas la vraie foi? — La chose est plus difficile. Nous vous l'accordons néanmoins, en prenant vos précautions. — A la bonne heure ; et si, étant juif, je démontre que le protestantisme et le catholicisme sont dans le faux? 42 LES RELIGIONS D'ÉTAT. — Cela fait question. Mais enfin à la rigueur cela pour¬ rait encore passer. Sur ces réponses, reprenant courage, je poursuivis et je lui dis : —- Vraiment vous êtes plus libéraux que l'on ne pense. Puisque j'ai la faculté de repousser chacune de ces Eglises en particulier, il va de soi que rien ne m'em¬ pêche de les combattre toutes trois ensemble. -— Arrêtez-vous, me dit-il, vous ne lé pouvez. — En sorte que je peux bien répudier deux religions sur trois, mais je suis obligé à tout, prix de me conformer dans l'enseignement à la troisième. — Précisément, c'est cela. — Mais si je ne puis les réfuter toutes trois, sans doute il m'est permis de les réunir? — Oh! pour cela, impossible! Détrompez-vous; ce se¬ rait là une erreur capitale. C'est ce que l'on appelle pan¬ théisme. — Ainsi, d'après la théologie de ces messieurs, je ne puis ni les réfuter toutes, ni les concilier toutes. — Non certainement, il faut choisir; dépêchez-vous. — Eh bien, je veux supposer que je m'appuie sur une autre religion. — De laquelle parlez-vous? s'écria-t-il avec élonne- ment. L'Etat n'en reconnaît que trois ou quatre au plus. — Mais enfin si j'en invoquais une cinquième? — Ce serait alors un club, puisqu'elle n'est point sa¬ lariée. — Le caractère qui distingue, selon vous, une religion positive, vraie, d'avec une religion fausse, c'est donc d'ê¬ tre salariée? — Apparemment. — Quoi! ce culte intérieur, cette conscience du divin que je rencontre en moi sans consulter aucun prêtre? LES RELIGIONS D'ÉTAT. 45 — Allons donc! cela ne compte pas légalement, et ne peut en rien vous empêcher d'outrager la religion. — Une dernière question, lui dis-je. — Laquelle? — La voici : l'ourrais-je au moins préférer hardiment,, hautement, la philosophie au Coran? — Attendez; appliquons ici notre grand principe. — Lequel? — Comment! l'avez-vous déjà oublié? Le Coran est-il salarié, ou 11e l'est-il pas? — 11 l'est, lui dis-je. — S'il est salarié, mon cher, il doit vous être sacré. — Votre théologie est bizarre. — Elle est telle, reprit-il en terminant la conversation avec un peu d'humeur. Voyez donc quel désordre d'idées, quand vous voulez, sans ramener par le fer l'unité de croyance, détruire la liberté de discussion religieuse! Il faut absolument que nous sachions ce que la société nouvelle entend par ces mots : Attaquer la religion. Un homme enseigne publiquement, dans son caté¬ chisme, que ses ancêtres ont fort bien fait de mettre le Christ en croix, qu'il faudrait recommencer aujourd'hui même s'il revenait sur la terre; que les scènes du Calvaire et de la passion n'ont été que justice; que le Christ est un faux prophète; qu'il faut, comme tel, continuer à la¬ pider sa mémoire, de générations en générations. Cet homme n'attaque pas le christianisme, car il est juif; bien loin d'être réprimé, il est peut-être ministre. Un autre professe publiquement aussi dans son caté¬ chisme que Luther et Calvin ont été des hommes incom¬ parables, pour avoir renversé la papauté dans la moitié de l'Europe; qu'il faut persévérer dans cette haine de l'E- U LES RELIGIONS D'ÉTAT, g]ise romaine; que, selon les paroles du premier réforma¬ teur, elle est la Babylone des prophètes. Cet homme n'at¬ taque point le catholicisme, car il est protestant; et il parle dans un temple devant des milliers d'auditeurs. 11 aura aussi sa part dans le pouvoir de l'Etat. Un troisième paraît, il professe, il enseigne publique¬ ment, toujours dans son catéchisme, que le judaïsme est un déicide; le protestantisme, une religion menteuse, dévouée à l'enfer. Cet homme n'attaque ni le judaïsme, ni le pro¬ testantisme, car il est catholique. 11 ne parle guère que "dans quarante-huit mille chaires, le même jour et à la même heure. C'est à lui qu'appartiendra la direction de l'État. Voyant cela, un quatrième personnage se présente mo¬ destement. Il répète en termes froids le jugement qu'il vient d'entendre proférer avec privilège ofliciel par ses trois prédécesseurs. J'accepte, dit-il, toutes leurs conclu¬ sions; puis, s'inclinant, ne pourrais-je pas, ajoute-t-il, avoir aussi ma part dans l'Etat, puisque je résume, en aussi bons termes que je le puis, ce qui est professé par les trois dignitaires qui ont parlé avant moi? — Qui ètes- vous? lui dit-on. — Philosophe, répond-il. — C'est autre chose, mon ami. Tout ce que ces messieurs ont dit les uns des autres est excellent et religieux dans leur bouche; passant dans la vôtre, cela devient crime, impiété. Vous outragez la religion. Non-seulement vous n'aurez aucune dignité, mais vous irez ce soir coucher à la Conciergerie. — Veuillez donc m'expliquer cette antinomie, disait-il, en se retirant, à son gardien. Si j'avais dit les mêmes choses -comme sectaire, je serais à la tête de la nation. Je les ai dites comme philosophe, je suis en prison. — Précisé¬ ment, dit le gardien, voihà la porte. — C'est dommage! -dit, le philosophe; je ne saurai jamais quelle méthode ils LES RELIGIONS D'ÉTAT. 4> emploient pour découvrir si je parle comme philosophe ou comme sectaire. — Entrez toujours, dit le gardien. Et il ferma la porte à trois verrous. Que l'on me dise ouvertement si la liberté que la France avait au quinzième siècle, la France l'a perdue au dix- neuvième, s'il est loisible de demander, comme le fai¬ saient les Clémengis, les Gerson, la réformation radicale de l'Eglise; ou bien si toute controverse est close à ce sujet; si chaque église est désormais sous le scellé officiel; si la discussion n'a plus le droit d'y entrer. Dans le mélange nouveau qui s'accomplit sous nos yeux, des sectes religieuses et des coteries politiques, nul ne sait plus où commence, où finit son droit de créature morale. Le domaine spirituel, agrandi du domaine de la police, où commence-t-il, où finit-il? Que faire pour les séparer, pour les distinguer? Dans ce chaos où chaque théogonie- est gardée par un espion, que l'on me dise ce que j'ai le droit d'imaginer, de nier, d'affirmer. De quelque côte de l'univers moral que je me tourne, je vois un infini sous la main de la police. Tant que la foi est la règle des choses religieuses, cha¬ cun sait parfaitement ce qui est interdit ou loisible dans ces matières; mais, lorsque c'est la politique qui détermine la part de respect due aux croyances, la plus grande in¬ certitude s'établit sur les limites de la liberté de discus¬ sion. Dans le temps où le catholicisme était seul la reli¬ gion d'Etat, je savais positivement que le protestantisme et le judaïsme restaient abandonnés à la libre discussion, philosophique. Mais aujourd'hui dites-moi, de grâce, où finit, où s'arrête le droit? Le catholicisme descend-il au rang de ces cultes qu'il était parfaitement loisible à chacun de condamner par la philosophie? ou bien tous ces cultes sont-ils également 46 LES RELIGIONS D'ÉTAT. placés au-dessus de la controverse? Vous ne voulez pas tendre de piège; dites donc clairement ce que vous enten¬ dez faire de l'esprit humain. A quel grand objet moral lui laissez-vous la liberté de s'appliquer? à quoi réduisez-vous son action, si vous commencez par soustraire à son exa¬ men, à sa curiosité, à sa critique ou même à ses repré¬ sailles tout ce que vous avez marqué d'un sceau officiel dans le monde religieux? A mesure que vous créez de nouvelles religions d'État, vous diminuez le domaine de la pensée publique. En quel endroit de l'espace et du temps ira-t-elle se réfugier sans risque de rencontrer, de blesser l'un de ces trois mondes également inviolables, catholicisme, protestantisme, ju¬ daïsme? Gomment faire pour ne pas se briser contre l'un d'eux, puisqu'à bien dire ils sont toute l'histoire? Com¬ ment l'esprit philosophique subsistera-t-il sans offenser aucun de ces systèmes religieux qui prétendent, chacun, occuper l'infini et l'absolu tout entier? Le seul moyen, c'est de cesser d'être. Conciliation de toutes les contradictions dans le néant de l'intelligence et l'aveuglement de l'esprit, voilà où aboutit nécessairement cette voie ouverte à plusieurs reli¬ gions officielles. La pensée laïque, livrée à des sacerdoces ennemis, iVé- cliappe à l'oppression de l'un que pour expirer sous l'op¬ pression de l'autre. J'évite Grégoire VII; c'est pour ctre châtié par Luther ou par le grand rabbin! On entrevoit dans ce chemin un despotisme intellectuel dont l'humanité n'a approché dans aucune époque. De toutes les œuvres qui font l'honneur de l'esprit fran¬ çais, eu est-il une seule qui eût été possible dans ce sys¬ tème d'étouffement devenu la règle de l'intelligence na¬ tionale? POLITIQUE 1)U CATHOLICISME. 47 Dans le cercle tracé par l'inquisition espagnole, il res¬ tait encore des espaces infinis ouverts à la pensée de l'homme; il pouvait librement examiner, réfuter tout ce qui n'était pas la croyance du saint-office. Mais se figure- t-on la raison philosophique murée entre le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme? ha France aurait con¬ sommé cinq ou six révolutions pour embastiller l'esprit humain sous la garde de trois polices sacrées. VI QUELLE DOIT ÊTRE LA POLITIQUE DIJ CATHOLICISME? Ceux des hommes politiques qui n'ont pas une foi sé¬ rieuse dans leurs principes s'imaginent aisément qu'il dépend de la bonne ou mauvaise volonté d'un clergé de changer en un moment la loi et le génie d'une religion. Ils ne voient pas que les religions sont des principes qui agissent indépendamment des hommes et qu'on ne peut les changer sans révolutions, c'est-à-dire sans faire que telle religion soit remplacée par telle autre. Les meilleurs croient qu'avec un peu de diplomatie, on amènera les dogmes à composer; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont les dupes de cette diplomatie avec l'immuable. Retran¬ chés dans leur syllogisme, combien les hommes d'Eglise doivent sourire de la prétendue guerre qui leur est faite! Ce n'est point par des transactions de ce genre que la phi¬ losophie avait conquis sa place et que la France s'était émancipée du moyen âge. J'avoue qu'il m'est impossible d'être de l'opinion de ceux qui pensent que la faute du catholicisme est de ne 4cS POLITIQUE DU CATHOLICISME. pas faire alliance avec la liberté. Autant, vaudrait dire que le paganisme a péri pour avoir commis la faute de ne s'être pas converti au christianisme. Si cette religion, telle qu'elle est constituée, écoutait les conseils de ceux qui l'invitent à représenter les prin¬ cipes démocratiques; si elle avait le malheur de se re¬ placer, ne fût-ce qu'un seul jour, dans le courant des li¬ bertés modernes, elle se tranformerait, c'est-à-dire elle se décomposerait indubitablement au contact soudain de l'air vital. On dit que le christianisme y gagnerait. Je ne sais ; ce qu'il y a de certain, le Catholicisme, tel que nous le connaissons, se frapperait de mort. Pie IX a commis l'insigne imprudence de se mettre en contact avec une ombre de liberté. Cette ombre seule a failli renverser non-seulement le prince temporel, mais le souverain spirituel, tant la liberté est incompatible avec l'esprit de cette institution ! Combien de temps ne fau- dra-t-il pas pour que la papauté répare, si cela est possi¬ ble, le dommage qui lui a été causé par cette infidélité d'un moment à son principe ! D'après les seules lumières humaines, on peut dire qu'elle ne le réparera pas. Tous ceux qui, dans ces derniers temps, ont voulu in¬ troduire des éléments libéraux dans le catholicisme ont imaginé le contraire de ce qui est nécessaire à cette insti¬ tution. 11 est évident que quiconque veut sérieusement la conserver doit suivre la route précisément opposée. Tous les théologiens réunis ne pourraient faire que le catholi¬ cisme orthodoxe soit d'accord avec la liberté moderne, non plus que tous les mathématiciens de la terre ne pourraient ramener le cercle au carré. C'est pour n'avoir pas vu ces lois du monde religieux que la France a été jetée dans ce libéralisme catholique qui devait la faire échouer dans le mensonge et dans la servitude. Là LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME. 49 Revenons à la nature des choses. Personne ne l'a mieux indiquée, ni avec une raison plus droite, que M. de iMaistre. Sa valeur, c'est qu'il a posé très-clairement les conditions vitales de l'institution catholique dans la so¬ ciété moderne. Après les avoir aperçues, il les a définies avec la force et le sang-froid du législateur. 11 a vu claire¬ ment que, pour retremper l'autorité catholique, il faut la ramener à son principe, c'est-à-dire à l'esprit réaction¬ naire du concile de Trente. 11 a posé intrépidement les conditions de salut dans l'alliance de l'absolutisme et du catholicisme. A celte société, il a donné, sans trembler, pour lien le bourreau; et la loi qu'il a établie est si exacte, si conforme à l'expérience, à l'histoire, à la na¬ ture des choses, que quiconque ne la suivra pas dans toute sa rigueur est certain de compromettre le catholi¬ cisme par tout ce qu'il entreprendra pour le défendre. Appliquez cette loi si vous pouvez; ne songez pas à y rien changer. Le livre du Pape est le complément du Prince de Machiavel. VII QUE PEUT ÊTRE LA LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME C'est Bossuet qui le dira : « Ceux qui ne veulent souffrir « que le prince use de rigueur en matière de religion, « parce que la religion doit être libre, sont dans une « erreur impie. Autrement il faudrait souffrir dans tous « les sujets et dans tout l'Etat l'idolâtrie, le mahomé- « tisme, le judaïsme, toute fausse religion, le blasphème, « l'athéisme même, et les plus grands crimes seraient les X. 4 50 QUE PEUT ÊTRE LA LIBERTÉ « plus impunis. » Ce qui revient à dire que le plus grand crime aux yeux du catholique est de ne l'être pas. Comment donc voulez-vous faire du catholicisme non-seulement l'appui, mais la garantie de ce qu'il maudit? C'est lui demander à la fois d'être et de ne pas être. Sur ce principe du clergé romain, la liberté ne peut être pour lui que la faculté de nier la liberté opposée qui, étant identique avec le mal, n'a pas le droit d'exister. Comment s'appelait, au temps de Sarpi, le droit que le clergé réclamait de n'être pas soumis à la même juridic¬ tion que les autres citoyens? Ce privilège d'échapper à la loi, le clergé l'appelait : libertas ecclesiastica, liberté ecclésiastique. Le droit de ne pas payer d'impôts, c'est-à- dire de les faire payer aux autres, s'appelait du même nom : liberté. Comment se nomme aujourd'hui ce que l'on fait à Rome, en écrasant la liberté du peuple, et en rendant la domination absolue au clergé? Encore une fois, liberté. Comment enfin se nomme le système par lequel l'enseignement laïque est remplacé par l'enseigne¬ ment du prêtre? en vertu de la même logique, ce mono¬ pole a pour nom : liberté d'enseignement. Il est évident, en effet, que, la vraie liberté étant celle de faire son salut, tout ce qui n'est, pas l'Église est con¬ sidéré comme une oppression de la vérité. Retrancher, extirper du monde moral ce qui n'est pas conforme au dogme ecclésiastique, c'est délivrer, c'est affranchir la vé¬ rité asservie; le monde ne sera libre que lorsqu'il dépen¬ dra de l'Eglise. Voilà le principe. 11 agit en dépit des in¬ tentions des hommes. Que le catholicisme accepte un seul moment la li¬ berté de conscience, qu'il reconnaisse le droit divin des autres cultes, qu'il s'asseye dans un conclave théologique avec le rabbin et le pasteur; de son aveu même, il perd POUR LE CATHOLICISME? 51 sa raison d'être. D'autre part, cédez une partie quelcon¬ que du droit de l'esprit humain, le reste suit. Dans ces luttes entre deux principes irréductibles, point de milieu. Quiconque capitule se livre. Ou la so¬ ciété laïque s'asservit, à l'Eglise, ou l'Eglise à la société laïque. Le seul moyen de conciliation est de tracer entre elles une ligne qui descende jusqu'aux entrailles du globe. Vous êtes si loin de pouvoir vous accorder, que vous ne pouvez même vous entendre. Les mots ont pour vous des sens absolument opposés. Si l'un dit liberté, l'autre entend nécessairement servitude. Voihà pourquoi l'illusion nie semble incroyable de ces hommes, amis néanmoins de la liberté, qui s'obstinent encore à mettre leurs espé¬ rances dans ce qu'ils appellent la démocratie de l'Église. Est-il donc écrit que l'expérience ne servira de rien, ou plutôt que chaque coup qu'ils recevront de ce côté les re¬ plongera dans un plus grand aveuglement? Autrefois ils comptaient sur les chefs de l'Eglise, mais les événements les ont instruits. Ils ne comptent plus désormais que sur le fond prolétaire du catholicisme ; et avec ces paroles, qui répugnent à la nature des choses, ils continuent de se préparer de nouvelles méprises. Comment attendre des masses du clergé ce qui répu¬ gne à leur condition, puisque, d'un côté, vous les fortifiez dans leur attachement à leur Église, et que, de l'autre, vous leur demandez de vouloir bien réaliser un idéal ab¬ solument contraire à celui de leur Église? Quelques individus peuvent par hasard, et avec des souffrances inouïes, accepter de vivre au milieu de con¬ tradictions aussi monstrueuses, prêchant l'absolutisme dans la théorie et se sacrifiant pour la liberté dans la pra¬ tique. Mais qu'une masse d'hommes quelconque, encore moins une caste sacerdotale, consente à une anarchie 52 VÉRITÉ DÉ LA SITUATION. •d'esprit telle qu'elle ressemblerait à la démence: c'est ce qu'on ne verra pas. Dans le vrai, la constitution de l'Église répugne si violemment à une capitulation de ce genre, que, lorsque le .libéralisme y a paru, il s'est mon¬ tré au sommet de la hiérarchie plutôt qu'à la base: L'évè- clié a produit Scipion Ricci ; les masses du clergé, la guerre de Vendée. Émancipez de l'autorité supérieure tous les curés de campagne, j'y consens; mais ne croyez pas pour cela faire un clergé démocrate. Vous aurez quarante-huit mille pe¬ tits évêques de pi us, voilà tout le changement. Je demande quel est le plus religieux, de celui qui pense que la religion est une chose si grave, qu'elle en¬ traîne après soi tous les autres éléments du corps social, ou de celui qui pense qu'elle est chose si légère, qu'on peut la tourner tantôt dans un sens, tantôt dans un au¬ tre, et qu'il suffit d'un peu de diplomatie pour la faire servir indifféremment, soit à la liberté, soit à la servi¬ tude. Je crois, pour ma part, qu'elle porte en soi une di¬ rection lixe, nécessaire, et que le corps entier du clergé ne pourrait lui-même rien y changer, à moins de tout changer, c'est-à-dire de cesser d'être. Avec la meilleure volonté du monde, tous les physiciens du globe empêche¬ ront-ils l'aiguille aimantée de tourner vers le nord? De même, tous les prêtres de l'univers ne sauraient em¬ pêcher l'esprit de l'Église catholique de tourner vers l'ab¬ solutisme. VIII VÉRITÉ DE LA SITUATION. Voyez donc, je vous prie, la difficulté particulière à votre situation. Que sert de se la cacher? Vous êtes restés, VÉRITÉ DE LA SITUATION. 53 à plusieurs égards, dans la religion nationale, sur l'un des échelons inférieurs du christianisme. Vous voulez, dans l'ordre politique, non-seulement atteindre aux résul¬ tats les plus élevés de cette religion, mais la dépasser en¬ core s'il est possible. Vous tenez, par des liens que vous ne voulez ni ne pouvez rompre, tout ensemble au système des Mérovingiens et au système des Conventionnels. Com¬ ment s'étonner si, avec ces deux tendances, la société semble se déchirer à chaque pas ? C'est le supplice.de Bru- nehaut. Je ne suis pas inquiet de la transformation du pouvoir ni de celle de l'Etat ; pour cela il ne faut, après tout, qu'un vote dans une urne; mais dites-moi qui transfor¬ mera l'Eglise, puisquepersonne n'y songe; et, si ce chan¬ gement n'a pas lieu, que sont tous les autres? Je crois m'apercevoir que vous ne voulez ni vous sou¬ mettre à. votre Eglise, ni vous en affranchir. Impossible de savoir clairement ce que vous croyez et ce que vous ne croyez pas. Cette situation mitoyenne a pu suffire dans les temps ordinaires Aujourd'hui on commence à en sentir l'embarras. Les termes équivoques, dans lesquels vous vous êtes arrêtés, sont un moyen de ne décourager jamais ni la liberté ni la servitude; puisque, dans une telle in¬ décision sur le point le plus vital, la défaite de l'une n'est jamais si entière, qu'il ne lui reste des chances de triom¬ pher le lendemain. Une chose frappe au milieu des symptômes de notre temps, c'est, quoi qu'on en dise, la timidité d'esprit des deux parts sur le terrain où nos pères ont déployé tant de franchise et d'audace. La contre-révolution pour se sauver n'a qu'un seul moyen, qui est de reconstituer bravement l'unité reli¬ gieuse en proscrivant tout autre culte que le catholicisme. 54 VÉRITÉ DE LA SITUATION. Elle n'a pas le courage de l'orthodoxie. La révolution ne peut s'affermir qu'en s'émancipant de la tutelle du sacer¬ doce. Elle n'a pas le courage de l'hérésie. Ni la foi ni la philosophie n'osent se mettre en présence. L'ancienne so¬ ciété et la nouvelle cherchent encore je ne sais quel ter¬ rain pour vider leur querelle par une équivoque. Je demande à la contre-révolution : Pouvez-vous ra¬ mener la France, de gré ou de force, à l'unité religieuse? Vous pourrez, dans ce cas, reconstituer l'ordre politique tel que vous l'entendez. Je demande à la révolution : Pou¬ vez-vous émanciper la France du système des castes sa¬ cerdotales? Vous pourrez, dans ce cas, la faire entrer sans retour dans la voie de la liberté moderne. Mais, si la contre-révolution et la révolution ne songent pas même à détruire, l'une le foyer delà révolution, l'autre le foyer de la contre-révolution, il est évident que la France ne peut se promettre aucun développement normal, ni dans un sens, ni dans un autre, mais une série de changements où le hasard, l'imprévu, la contradiction, tiendront long¬ temps encore la place de la logique et de l'esprit de suite. Jetez les yeux sur ce qui vous entoure. Vous verrez que la question religieuse n'est posée nulle part, qu'elle est tout au plus regardée comme un embarras sur lequel il faut se taire. C'est la première fois que l'humanité s'ima¬ gine faire un grand pas décisif en négligeant derrière soi une question de ce genre. J'admire qu'en laissant le moyen âge debout, et invulnérable, on se figure régler la société de l'avenir, comme si l'on écrivait sur une page toute blanche. L'organisation catholique étant, au moins en partie, le principe même de l'organisation sociale delà France, il y a, depuis soixante ans, un fond de pouvoir absolu qui VÉRITÉ DE LA SITUATION. 55 reparaît sous toutes les combinaisons politiques. Le ca¬ tholicisme combiné avec la gloire militaire a produit la servitude de l'Empire, avec le droit divin la servitude de la Restauration, avec le droit constitutionnel la servitude du dernier règne, avec le droit républicain la servitude des deux dernières années. Qui pourrait jurer qu'il ne verra pas le catholicisme se combiner dans une nouvelle servitude avec le socialisme? deux qui traverseront cette dernière période pourront voir la terre promise du droit et de la liberté. Un peuple se croit libre parce qu'il a échappé à la tu¬ telle de la monarchie. Mais, s'il reste sous la domination exclusive d'une caste sacerdotale, sa condition a-t-elle beaucoup changé? 11 peut, à un moment donné, couvrir la terre de débris ; l'enfant prodigue peut dépenser en un jour son avenir d'un siècle. Dans un élan de vertu, il pro¬ met la liberté au monde ; mais il n'est jamais bien sur qu'il n'ira pas écraser ceux qu'il a promis d'affranchir. N'appelez pas ces changements inconstance, manque de parole... Il ne s'appartient pas ; ou du moins il est si bien accoutumé à le penser, qu'il se ligure n'avoir aucune res¬ ponsabilité, même dans les œuvres de sang qu'il con¬ somme de son bras, après les avoir rendus inévitables par- son suffrage. Ce dernier joug est d'autant plus redoutable, qu'on le sent moins, que l'habitude invétérée, une fausse honte, dont les nations sont capables autant que les individus, empêchent qu'on le reconnaisse. On emploie beaucoup d'esprit à nier un servage si ancien, c'est-à-dire à l'entre¬ tenir. Je voudrais démêler s'il y a en cela plus de légèreté, ou plus de crainte de découvrir sa blessure. Ce qu'il y a de certain, c'est que celui qui veut essayer de sonder cette plaie est également importun au peuple et à ses maîtres. 56 VÉRITÉ DE LA SITUATION. Donnez-moi le moyen d'asservir les hommes ; intéres¬ sez leur amour-propre à nier leur asservissement. L'our régner sur eux, il n'est pas besoin de s'approprier en détail la liberté de chaque heure, comme font les gou¬ vernements politiques. Régnez sur le berceau et sur la tombe ; vous tenez la chaîne par les deux bouts. Les hommes ont voulu jusqu'à ce jour et continueront de vouloir naître, se marier et mourir suivant certains rites consacrés. Quiconque pourra s'attribuer le mono¬ pole exclusif des rites des naissances, des mariages et des funérailles, celui-là restera maître de l'existence hu¬ maine. On s'obstine en France à confondre le christianisme avec le catholicisme, l'Eglise primitive avec l'Eglise du concile de Trente, sans paraître se douter le moins du monde que c'est par l'Evangile que Luther et Calvin ont ruiné le catholicisme. La liberté moderne, tille de la réforme et de la philo¬ sophie, est doublement hérétique. C'est à ce titre qu'elle est inconciliable avec l'orthodoxie romaine. Ou n'a pas encore vu un grand peuple catholique en¬ trer dans la liberté. La France tente la première ce che¬ min; il est bien qu'elle sache qu'elle entre dans une voie d'où personne n'est revenu vivant. Quel a été le principe des républiques catholiques qui ont eu quelque éclat dans le monde?L'âme de toutes, sans exception, a été le terrorisme transporté du dogme dans l'État. Venise a vécu sur cette idée pendant douze cents ans. Il faut en dire autant de Florence et des républiques lombardes et toscanes. Là, chaque parti vainqueur pros¬ crivait en masse le parti opposé, jusqu'aux enfants de quatorze ans inclusivement. On vendait, à vil prix, les biens de cette population de proscrits. Ainsi se dénouait VÉRITÉ DE LA SITUATION. 57 toute lutte politique, sans que la liberté ait jamais pu s'é¬ tablir autrement qu'au seul profit des vainqueurs. Le pro¬ blème social ne se résolvait qu'à la condition d'éliminer tous les termes ennemis, à Florence par l'exil, à Venise par la mort. Transporté dans le nouveau monde, le prin¬ cipe du terrorisme catholique, appliqué à la République, a engendré le môme système. Le docteur Francia au Para¬ guay, Rosas à Buenos-Ayres, sont exactement ce qu'étaient les seigneurs des républiques catholiques italiennes. Un Washington dans ces Etals serait un monstre historique. Je m'aperçois même que la liberté y est tellement con¬ traire à la nature des choses, à la tradition, à l'éducation des hommes, que le pouvoir qui la donne est infaillible¬ ment détruit par elle. Dans les pays qui, par l'effet de leur éducation reli¬ gieuse fondée sur la terreur, ont toujours mêlé un vif sen¬ timent de peur à l'idée d'autorité, les révolutions rencon¬ trent une difficulté particulière pour se constituer. L'or¬ dre nouveau renonce- 1-il à inspirer ce sentiment de crainte à ses adversaires? Accoutumés à ne respecter que ce qu'ils craignent, le pouvoir nouvellement établi tombe infailli¬ blement dans leur mépris. Si, au contraire, il reste armé, pour sa défense, on l'accuse de n'avoir rien changé au régime de l'ancienne société; en sorte qu'il rencontre le double danger de périr sous le mépris de ses ennemis, s'il leur pardonne, ou sous la contradiction, s'il les châtie. Quelquefois je crains que la démocratie ne jette pas un regard assez profond sur les mauvais côtés de l'âme humaine; ses principes la conduisent à faire des lois pour l'âge d'or. Elle se désarme; elle laisse sa porte ouverte •comme au temps de Saturne. Ses adversaires louent cette ingénuité patriarcale; plus tard, ils lui en l'ont un devoir. 58 VÉRITÉ DE LÀ. SITUATION. / Est-il bien certain qu'ils ne gardent, dans leur sein, au¬ cune des armes de l'âge de ter et de bronze? Il y a quelques rapports entre la situation du corps so¬ cial dans la France au dix-neuvième siècle, et dans l'Italie au seizième. Les ressemblances sont : premièrement un membre amputé, la noblesse; deuxièmement la lutte ra¬ dicale entre les autres classes; troisièmement la blessure de deux invasions ; quatrièmement une même religion qui, vieillie de deux siècles, fait peser sur la France des causes de décadence qui n'étaient pas toutes développées au seizième siècle. Après la nationalité qui manquait à l'Italie, la plus grande dissemblance est celle-ci : L'aristocratie financière italienne, pour lutter contre Je peuple, a entrepris systématiquement de l'extirper tant par le fer que par l'exil. Elle y a réussi; car elle était, à cet égard, dans une position bien préférable à tout ce qui se verra dans les combinaisons de l'avenir. Les républi¬ ques étant presque toujours renfermées dans une ville, c'était assez d'exiler, de déporter quelques milliers de citoyens pour changer le tempérament de l'État. La France a bien un autre problème à résoudre avec les trente millions d'bommes dont se compose chez elle le peuple maigre; et, comme nul ne peut songer à l'extirper, cela permet de penser qu'il arrivera, chez nous, le con¬ traire de ce qui s'est vu en Italie, c'est-à-dire que le peuple gras doit toujours perdre et le peuple maigre toujours ga¬ gner; à moins que la religion catholique ne réussisse à do¬ miner; auquel cas, il est certain que l'on reverrait en France se reproduire ce qui s'est fait non-seulement en Italie, mais en Espagne, en Portugal, en Irlande, en Po¬ logne, dans l'Amérique du Sud; cette religion, dans la forme où elle est aujourd'hui, ayant une force absolument L'ÉTAT ET LTiNDlVIDU. irrésistible pour éteindre les Étals et dissoudre les natio¬ nalités. Telle est donc la condition particulière de la Fi ance. Jusqu'ici toutes les sociétés politiques se sont développées sur le plan d'une religion nationale. En marchant dans le plan delà sienne, la France devrait rentrer dans le moyen âge. Elle s'obstine néanmoins à marcher en avant. Le sol religieux manque sous ses pas, et pourtant elle continue d'avancer. Sur quoi s'appuyer? Elle est la première nation qui, laissant sa religion dans le passé, et n'en adoptant pas une nouvelle, se précipite, tête baissée, dans l'avenir, comme Mentor du haut du rocher dans les flots de l'Océan. IX L ETAT ET L INDIVIDU. En se taisant sur la question religieuse, on a écarté la- principale difficulté du problème social ; il en résulte que les solutions que l'on donne sont purement abstraites et que leur valeur pourrait bien s'évanouir le jour où il fau¬ drait les appliquer. C'est, par exemple, une grande question si, dans une démocratie idéale, il est bon ou mauvais que l'État sub¬ siste. Quelle que puisse être la réponse que vous fassiez, il est visible que, dans ces termes, vous ne résolvez rien pour la France. La question qui regarde cette nation est celle-ci : Dans un pays régi religieusement par un corps sacerdotal, constitué en caste, est-il bon ou mauvais qu'une organi- •60 L'ÉTAT ET L'INDIVIDU. salion telle que celle de l'Etat politique continue de sub¬ sister? Evidemment cet élément de plus ou de moins, la caste sacerdotale, introduit dans la question, doit modifier la réponse. Vous proposez d'abolir l'État, pour affranchir l'indi¬ vidu. Soit. Mais, après cela, voyez, qu'avez-vous fait? En face de l'individu se dresse un autre établissement, un corps impérissable, désormais sans contre-poids et qui .accable tout ce qui n'est pas lui. Vous vouliez émanciper les personnes ; vous les mettez à la merci d'une centrali¬ sation sans rivale. Une seule masse subsiste, l'Église; elle enveloppe tout le reste dans son ombre. C'est, après tout, un beau linceul pour un Etat et pour un peuple. Vous parlez d'y faire entrer la révolution sans toucher à l'orthodoxie; mais, encore une fois, ce changement de diplomate, qui le fera, en restant catholique? Est-ce le peuple? Depuis plus d'un millier d'années, il est exclu du droit d'intervenir dans son gouvernement spirituel; et, s'il voulait ressaisir ce droit, il suffirait de la main le¬ vée d'un vieillard pour écraser sous l'aria thème les témé¬ raires qui, 11e sachant pas être indépendants, ne sauraient pas être orthodoxes. Est-ce le clergé? Mais lequel? L'in¬ férieur? il n'a que le droit d'obéir. Les évêques? ils sont les maîtres. Attendez-vous qu'ils se démettent? C'est ■donc encore une fois du pape que vous attendez l'abdi¬ cation suprême. 0 chimère 1 Penser que le catholicisme tout entier va changer de figure, de hiérarchie, par com¬ plaisance pour ses adversaires, par désir de se ruiner lui- même; et tout cela sans révolution dans le principe, dans le dogme, dans les croyances! Se figurer qu'une masse de ténèbres va, demain ou après, devenir lumière sans qu'on ait même à redouter de passer un moment l.'ÉTAT ET L'INDIVIDU. CI' pour hérétique ! Faire une révolution religieuse sans que personne s'en soucie ni s'en occupe! La chose est plus difficile que vous ne pensez. Des institutions de ce genre se pétrifient; elles ne s'exhalent pas en fumée pour le plaisir de leurs adversaires. L'Église restera donc; et, si vous effacez l'Etat., la con¬ séquence est de laisser l'individu seul aux prises avec une caste partout présente dans chaque membre du sacer¬ doce; ainsi reparaîtront des combinaisons de servage telles que, j'imagine, l'antiquité n'en a jamais connu ; car, lorsque chaque individu appartenait à une caste, il trouvait une garantie dans cette organisation même, au lieu qu'il est difficile de se figurer ce que deviendrait l'in¬ dividu aux prises avec une caste sacerdotale lorsque la protection de tous n'existerait plus pour personne. Comment ne pas voir que l'organisation de l'Eglise appelle par une logique nécessaire l'organisation de l'Etal sous une forme quelconque? Celui-ci est devenu d'autant plus puissant et sa centralisation a été d'autant plus forte, qu'il a dû faire équilibre à une organisation religieuse mieux établie. C'est la raison pour laquelle tous les pays régis, au point de vue religieux, par une caste sa¬ cerdotale, depuis trois siècles, ont eu des gouvernements laïques très-forts. En Allemagne, où l'organisation reli¬ gieuse était faible, la centralisation de l'Etat a pu l'être aussi sans danger. De même en Angleterre, à plus forte- raison en Amérique. En France, où le corps sacerdotal a été puissant, l'Etat a dû être fortement centralisé; en Espagne, le seul moyen, pour l'État, d'échapper à l'ab¬ solutisme théocratique a été de pratiquer cet absolu¬ tisme en son nom; en Italie, où l'État n'a pu se centra¬ liser, ce n'est pas l'individu qui a été affranchi, c'est l'Église qui a dévoré l'Etat et l'individu. 62 QUE FAUT-IL FAIRE Depuis la Révolution de 1848, le pouvoir central en France ayant été affaibli, on a vu s'accroître d'une façon prodigieuse le pouvoir sacerdotal. Si le gouvernement eût appartenu à une théocratie catholique, les résultats, pris en masse, eussent peu différé de ce qu'ils sont en réalité. Car dans cet intervalle le sacerdoce a fait la po¬ litique de la France au dehors et sa politique intérieure dans les plus importantes de ses lois. Ceci me conduit à penser que, l'esprit de caste per¬ sistant dans la religion, non-seulement l'Etat ne sera pas aboli ; mais, après un intervalle de liberté, on pour¬ rait bien voir se reformer une servitude volontaire au nom de l'État. X QUE FAUT-IL FAIRE POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE? Je me pose en théorie la question suivante : Pour sau¬ ver la vieille société et conjurer la victoire de l'esprit nou¬ veau, que faut-il faire? D'après les principes énoncés ci-dessus, la nature des choses répondra d'elle-même. — Je vois de grandes eaux qui montent. Dites-moi où je me tournerai pour les fuir. — C'est l'esprit de Dieu qui passe sur les eaux. Pour¬ quoi trembler? — Je ne sais, mais je tremble. Je veux fuir. Conseillez- moi. — La vague grossit. Tout le terrain libéral appartient à la révolution. Il faut donc quitter le libéralisme et se ré¬ fugier sur des hauteurs d'où il n'a pas approché. POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE? 65 — C'est ce que nous avons fait. Nous livrons la révolu¬ tion de 1789. Est-ce assez? — Ce n'est rien. Le flot vous a déjà précédé. — Où donc nous arrêterons-nous? — 11 n'est pas, depuis soixante ans, un moment, une date dont vous puissiez accepter les principes, sans un danger certain d'être englouti par eux. — Nous reculons en plein dix-huitième siècle. Est-ce assez? — Y songez-vous? La philosophie vous envahit; elle vous précipite de nouveau dans le gouffre d'où vous sortez. — Nous nous rallierons plus loin au cœur du dix- septième siècle. — Retraite illusoire; la société est déjà partagée. — Eh bien, nous fuirons dans le seizième. —• Insensés! C'est de cette époque que vient, tout votre mal; caria réforme est déjà née. L'unité religieuse est rompue. La vieille autorité est détruite. La terre tremble. — Où nous réfugierons-nous donc? — Aveugles que vous êtes! Ne voyez-vous pas que tant que vous gardez la liberté de croyance, vous consacrez celle de discussion; et que cette concession unique suffit pour vous entraîner à toutes les autres? — C'est donc, à votre avis, la liberté des cultes qu'il faudrait frapper? — Evidemment, puisque cette anarchie dans la foi est la mère de toute anarchie politique. — Et pour tuer la révolution? — Il faudrait tuer la liberté de conscience; sans cela vous ne frappez que des fantômes. Vous coupez les bran¬ ches; vous laissez subsister le tronc et les racines. — Mais, pour revenir à cette unité religieuse, fonde- ci qui; faut-il faire nient de l'ancienne autorité, rions aurions besoin de la. terreur de Philippe 11. Elle n'est plus de noire temps. — Il faut savoir ce que vous voulez. Je vous dis que pour vaincre le mouvement ascendant delà révolution, il faut lui opposer la contre-révolution avec toute sa logique, c'est-à-dire l'unité inflexible de l'ancienne religion. Mais si nous opposions à l'esprit nouveau la ligue du catholicisme de Rome, de l'hérésie du czar, du protestan¬ tisme du roi de Prusse? — Ainsi trois papes inconciliables, une religion à trois têtes qui ont passé des siècles à se dévorer, c'est sur cette anarchie que vous voulez établir l'ordre moral! Eh! ne voyez-vous pas .que cette prétendue ligue de principes opposés n'est encore que la révolution sous une.autre forme, ou plutôt l'essence même de l'anarchie? Ne vous apercevez-vous pas que ces forces contraires se détruisent par elles-mêmes, et que tant que vous laissez subsister au cœur de l'Europe le principe des révolutions modernes, sous la forme religieuse du libre examen, vous fuyez le danger d'un côté, vous vous y précipitez de l'autre? — Que nous conseillez-vous donc? — 11 n'y a pas de conseils à donner, c'est la force des choses qui parle. Ramenez, de gré ou de force, l'ordre religieux, et vous ramènerez l'ordre politique, tel que la contre-révolution l'entend. Convertissez le monde à l'an¬ cien idéal catholique, le reste suivra de soi. L'Europe viendra se rasseoir sur sa vieille base. Faites rentrer, jus¬ qu'au dernier homme, la société dans l'ancienne Église; fermez les portes avec fracas et jetez la clef au milieu de l'Océan. A ce prix, vous vaincrez. — Nous l'essayerons. — Ce n'est rien de l'essayer; il faut avoir assez de foi pour être sur de réussir. POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE? 65 — Ce sont donc là, suivant vous, les conditions de notre salut? — En conscience je le crois. — Et vous pensez que de bonnes lois sur le timbre des journaux, sur l'enseignement, sur les maires, une révi¬ sion de la loi électorale et de la constitution, une défini¬ tion bien avisée du domicile, et un bon ministère de po¬ lice ne suffiraient pas pour nous garantir l'avenir? — Prenez garde; pendant que nous parlons, je vois le Ilot qui monte. Le roseau auquel vous vous attachez est déjà déraciné. —-.Malheur! La terre me manque. Est-ce un vertige? Voici l'abîme. — Vous l'avez fait. Seul moyen d'opérer le sauvetage de l'ancienne société, la murer dans l'ancienne église. Un seul groupe que vous laisserez en dehors suffira pour rouvrir les portes; vous ■en verrez de nouveau sortir les tempêtes. Pouvez-vous cela, ou ne le pouvez-vous pas? Si vous le pouvez, le vieil ordre de choses subsistera ; sinon la ques¬ tion est résolue. Tous les autres moyens, lois de circon¬ stance, engins de police, épées rouillées par l'humilité ca¬ tholique, sont jeux d'enfants. Laissant subsister la liberté des cultes, comment ne pas sentir que vous laissez sub¬ sister un foyer permanent de révolte contre l'ancienne autorité? Car il est incroyable que vous puissiez penser que si les hommes ont le droit de choisir leur culte, ils se mettent dans l'esprit qu'ils n'ont pas le droit de choisir leur gouvernement, et même les formes d'une société éphémère telles que celles qu'ils composent ici-bas. A moins que vous ne changiez leur nature, ils ne se figure¬ ront jamais qu'étant autorisés à discuter, peser, critiquer leur religion, leur croyance, leurs livres sacrés, ils ne le x 5 66 DE L'AUTORITÉ. soient pas à discuter une ordonnance, un arrêté, un pré¬ sident, un garde champêtre ; et l'autorité, telle qu'on l'entendait jusqu'ici, ne se rétablira pas. Ils sont maîtres d'ébranler les colonnes de l'éternité. Croyez-vous qu'ils se feront faute d'ébranler les colonnes du temps? Cela n'est pas réfléchi. Tant que la liberté de .conscience survivra, ne fût-ce que pour une seule communion, la Révolution est triom¬ phante dans le sanctuaire. Comment ne le serait-elle pas sur la place publique? Loyola, Philippe II, Louis XIV, tous ceux qui, par la parole ou par le fer, ont entrepris de maintenir sur sa base l'ancien ordre social, ont opposé à la marche toute-puissante de l'esprit novateur, la barre inflexible de l'unité religieuse. Qui ne serait effrayé au¬ jourd'hui de voir quelques vieillards se relever à demi, prendre quelques fils d'araignée et les tendre pour entra¬ ver le siècle qu'eux-mêmes ont déchaîné? XI DE L'AUTORITÉ. A QUI APPARTIENT LE DROIT D'ENSEIGNER? Dans les pays où règne sans partage une religion d'Etat, cette question est résolue. Le clergé, s'il est maître de la conscience publique et du gouvernement, doit savoir mieux que personne ce qu'il convient à chacun d'appren¬ dre ou d'ignorer pour entrer dans ses vues qui sont les secrets de l'Empire. Tant, que l'État s'ordonne sur le plan du sacerdoce, c'est le sacerdoce qui tient dans ses mains la science des choses divines et humaines. A lui seul, il appartient d'enseigner. C'est le temps de la tribu 1)E L'AUTORITÉ. 67 de Lévi dans l'antiquité et de la compagnie de Jésus dans les monarchies modernes, ordonnées sur le principe du concile de Trente. Mais lorsque, par l'effet de révolutions profondes, la religion qui était celle de l'Etat a été ramenée à la dure condition, non-seulement de tolérer des religions oppo¬ sées, mais de les accepter pour égales, il faut examiner quel changement s'accomplit dans le principe de l'auto¬ rité et de l'enseignement. ha première chose qui frappe est celle-ci : Dans le cas où les religions conserveraient une direction quelconque du principe enseignant, il s'ensuivrait que la doctrine de l'une détruisant radicalement la doctrine de l'autre, l'en¬ seignement national aboutirait à zéro. Pendant que le ca¬ tholicisme renverse le protestantisme, si le protestantisme, avec la même force légale, renverse le catholicisme, il est. évident qu'au point de vue de l'autorité, le résultat est nul; il peut même descendre au-dessous de rien, c'est-à- dire à un résultat négatif, si, après que le protestantisme et le catholicisme se sont niés officiellement, il arrive que le judaïsme avec une puissance égale à celle de l'un et de l'autre les renverse non-seulement tous deux, mais encore le christianisme, base de l'un et de l'autre. C'est la raison pour, laquelle dans les Etats où la liberté des cultes est réelle, les clergés perdent tout droit de di¬ riger l'éducation. Ils ne pourraient le faire sans détruire, par la contradiction où ils sont à l'égard les uns des att¬ ires, la matière même de tout enseignement. Il est très-aisé de dire que l'on assiéra à une même ta¬ ble, jouissant des mêmes droits, le pape, Luther et le grand rabbin. Mais il est également certain que dans cette équation, les deux premiers termes s'éliminant l'un l'au¬ tre, il ne reste que le troisième qui est la négation du 68 DE L'AUTORITÉ. christianisme, c'est-à-dire de la civilisation moderne. En sorte que le premier résultat de la participation officielle des clergés à la direction de l'enseignement, est la néga¬ tion officielle de l'autorité. On renverse précisément ce que l'on veut établir. Une autre conséquence se présente également néces¬ saire. Lorsqu'une religion longtemps maîtresse d'un peuple cesse d'être la religion de l'Etat, qu'est-ce que cela veut dire? Ce changement s'opère-t-il seulement par hasard? Non, certes; il signifie que telle religion a cessé d'être l'âme de tel État, qu'elle a perdu l'intelligence de ce qu'il réclame. Si, de plus, la marche de tous les événements atteste que la société civile entre dans une voie et l'Église dans une autre, si l'organisation laïque s'éloigne de plus en plus de l'organisation ecclésiastique, il arrive néces¬ sairement que la science des choses humaines et la science des choses divines, qui n'en faisaient qu'une seule, se séparent. Comment le sacerdoce qui n'a pas su garder la direction de la société civile pourrait-il être dépositaire du principe d'éducation nécessaire à cette société? Que pourrait-il lui enseigner, puisqu'il n'a pas eu la science nécessaire pour rester son conseil et son guide? Elle va dans une direction, lui dans une autre. 11 peut bien l'accuser de s'être sous¬ traite à son esprit; il peut, du rivage où il rèste immobile, la suivre, de loin, dans les tempêtes où elle s'engage; mais il n'a plus ni le secret, ni la science de ce monde civil; il s'est laissé enlever le gouvernail! De cette contradiction violente entre la science des dog¬ mes particuliers et la science des choses humaines, il s'en¬ suit que le sacerdoce peut s'attribuer la première, niais qu'il a perdu toute autorité pour enseigner la seconde; et DE L'AUTORITÉ. 60 dans cette observation se trouve contenu le seul système d'enseignement qui se concilie avec les droits de tous. Qui ne voit, en effet, qu'aucun des clergés officiels ne peut aujourd'hui donner à la fois la science des choses divines et humaines, et que la doctrine de chacun d'eux en particulier serait la dissolution de la France, telle que le temps l'a faite. L'enseignement catholique pourrait-il maintenir la société actuelle? Si tout était ordonné sur son principe, que deviendrait l'égalité des cultes? Il ne peut la professer sans apostasier, ni la renverser sans ren¬ verser l'ordre civil. Est-ce le judaïsme qui satisfera aux conditions sociales? Personne ne le pense. Le protestan¬ tisme est moins éloigné de ces conditions, il appartient au monde moderne. Mais qui songe néanmoins à con¬ vertir la France au protestantisme? Personne. Il n'est donc aucun des cultes officiels qui puisse devenir l'âme, la doctrine, le principe enseignant de la société. Un peuple qui se soustrait à la domination exclusive d'une Eglise affirme, autant qu'il est en lui, qu'aucun sa¬ cerdoce ne possède la vérité sociale à l'exclusion des au¬ tres. Par cette révolution, la plus grande qui puisse se consommer chez lui, l'ancienne religion, obligée de par¬ tager l'autorité aveç ses adversaires, descend au rang d'une secte. La société admettant également toutes les croyances, les repoussant également comme direction ex¬ clusive, déclare par là que l'esprit nouveau qui habite en elle est l'opposé de l'esprit sectaire. Par cela seul que nulle des religions positives ne peut renfermer les reli¬ gions opposées, chacune d'elles se trouve incapable de fournir à la société nouvelle son principe d'éducation; et ce que ne peut faire aucune secte en particulier, elles le peuvent encore moins faire toutes ensemble. Le catholi¬ cisme, le protestantisme, le judaïsme, et, si vous le vou- 70 DE L'AUTORITÉ. lez encore, le mahométisme, ne peuvent, par leur mé¬ lange, produire le principe de concorde, d'alliance, sur lequel la société française veut se reposer, en communion avec l'humanité entière. Qui enseignera à cette nation à vivre d'un esprit étran¬ ger à toute secte? Est-ce la secte? De cela résulte évidem¬ ment que le lien de la société actuelle est. indépendant de chacun des cultes et des dogmes particuliers, puisque s'ils étaient seuls en présence, chacun d'eux étant inconci¬ liable avec les autres, la guerre religieuse serait perma¬ nente. Tant que ces cultes ont été les maîtres du monde civil, ils se sont combattus sans relâche. Si aujourd'hui il y a trêve entre eux, c'est qu'au-dessus d'eux esL l'esprit général de la société qui les oblige à une paix apparente. Car, remarquez qu'aucun d'eux ne peut faire la profes¬ sion de foi de la société, et dire que tous méritent un res¬ pect égal. Que deviendrait le pape, s'il professait le plus grand respect pour Mahomet? Que deviendrait Luther, s'il déclarait que le dogme du papiste a une valeur égale au sien? Que deviendrait le prêtre romain si, en cette qualité, il affirmait que le judaïsme est aussi nécessaire que le catholicisme au bien de l'État? Ces cultes se dé¬ truiraient eux-mêmes. Par où l'on voit que si ces religions enseignent le principe de la société moderne, elles se ren¬ versent, et que si, réciproquement, la société laïque prend pour base morale la doctrine essentielle de l'une ou de l'autre de ces religions, elle se détruit de même. Ce qui revient à dire que la société est ainsi faite qu'elle vit -par le principe de la séparation, et qu'elle se tue par le prin¬ cipe de la confusion. DES DOMAINES ECCLÉSIASTIQUE ET CIVIL 71 XII DU DOMAINE ECCLÉSIASTIQUE ET DU DOMAINE CIVIL. Nul doute que dans le chaos monstrueux où l'on mêle aujourd'hui les choses ecclésiastiques et les choses politi¬ ques, il eût été impossible à la France de résoudre, il y a soixante ans, les premières difficultés de son organisation sociale. Elle n'eût pu franchir le premier chapitre du Code civil. Une question au moins aussi grande que celle de l'en¬ seignement attendait, en 1789 et 1792, la Révolution sur le seuil de l'ancien régime. Tout ce qui concerne l'état des personnes, naissance, mariage, mort, était entre les mains du clergé, sous le nom d'actes civils. Comment enlever à ce clergé un droit aussi antique? Comment faire que l'enfant pût entrer légi¬ timement dans la vie, sans avoir besoin d'être marqué du sceau de l'Église? Comment enlever au sacerdoce ce qui avait été la propriété de tous les sacerdoces, je veux dire le droit sur les mariages et sur les funérailles? La résis¬ tance fut opiniâtre. Qu'on étudie les monuments de cette lutte, on verra que les objections étaient les mêmes que celles qui s'élèvent aujourd'hui contre le système que je propose pour résoudre la question d'enseignement. « Quoi! disait-on, enlever la sanction civile à l'autorité du clergé? Mais le mariage n'est pas seulement un contrat; il est par-dessus tout une institution religieuse. Qu'est-ce qu'un mariage sans prêtre, hors de l'Église, sinon un concubinage autorisé par la loi? C'est donc la destruction 72 DU DOMAINE ECCLÉSIASTIQUE de la famille que l'on veut préparer par ces innovations scandaleuses? Alors qu'on le dise ouvertement. Mais si telle est la pensée des philosophes, que l'on n'espère pas que le peuple les suive dans cette voie; il n'admettra ja¬ mais la distinction du mariage civil et du mariage ecclé¬ siastique; car, pour lui, il ne croit qu'à la sanction du prêtre. Changer ainsi d'un trait de plume la nature des actes civils, c'est outrager le sentiment des masses. On est impolitique autant qu'impie; et tout le résultat des no¬ vateurs sera de faire maudire la Révolution par le peuple,, s'il la voit déshonorer l'acte le plus important de l'exis¬ tence humaine en retranchant la consécration nécessaire des croyances. D'ailleurs, que sont les magistrats civils pour remplacer le clergé? Ignorants, grossiers, les juge- t-on capables de rédiger et de conserver dans leurs mains des monuments aussi importants que ceux qui marquent l'état des personnes? C'est ajouter à une erreur de prin¬ cipe une opinion ridicule sur les hommes. Dans cette so¬ ciété sans litres, il n'y aura plus ni pères, ni mères, ni enfants.» Et de tout cela on concluait que l'idée de séparer l'acte civil de l'acte ecclésiastique était une prétention absurde qui tomberait bientôt devant l'expérience des faits et la réprobation de la grande majorité des Français. Telles étaient en 1789 et '1791 les objections qui se- soulevaient dès les premiers pas de la France dans la voie nouvelle. Ce fut la plus grande tentation de la Révolte tion. On peut retrouver l'écho de ces objections dans les discussions de l'assemblée législative (1791). Pré¬ sentées par François de Neufchûteau, elles furent re¬ poussées par Vergniaud; la France passa outre. Si elle eût hésité dès ce premier pas, il lui eût été impossible d'en faire un second. Tout le sang versé l'eût été inutile- ET DU DOMAINE CIVIL. 75 ment. Murée dans le passé, la France eût vu ses fils se dévorer dans l'impuissance, hors d'état de tourner la première page du Code civil. Est-il une seule de ces objections qui ne soit littérale¬ ment reproduite aujourd'hui contre le système de la sé¬ paration appliqué à l'enseignement, tant il paraît insolite d'appliquer aux grandes difficultés les grands principes de notre organisation sociale? Qu'a-t-on fait autre chose que de répéter ce qui avait été dit en 1789 et '1791 contre le même principe appliqué à l'état civil? a l'en¬ seignement n'a pas seulement un caractère laïque, il a besoin avant tout d'une hase religieuse. Or, il n'y a de religion que dans les dogmes positifs; vouloir constituer renseignement sans l'Eglise, c'est impiété. L'école sans le prêtre n'a plus d'autorité et même ne saurait exister. » Toujours le même cercle vicieux : la société française repose sur la religion positive; voilà pourquoi celte so¬ ciété s'appuie sur des religions positives qui se détruisent mutuellement. Dans celte question, la société française a abandonné le grand principe de droit public qui l'avait dirigée jus¬ qu'ici, du moins elle n'a osé l'appliquer ; et de là n'est-il pas vrai que rien n'égale l'impuissance où elle a été amenée dans cette matière? De tous les systèmes contra¬ dictoires qui se heurtent depuis vingt ans sur ce sujet, quel est celui qui satisfait son auteur? Chacun de ces systèmes, fruit de l'esprit de parti, est sans lien avec l'en¬ semble de nos lois. Vit-on jamais pareilles ténèbres sur un sujet qui est lui-même la lumière? Les partis coalisés viennent d'obtenir leur loi. Lequel en est content? Qui n'a fait sa réserve au fond du cœur? Les libéraux? Est-ce bien là ce qu'ils ont préparé toute leur vie? Le clergé? Il fait la loi el refuse de l'exécuter. 14 DES DOMAINES ECCLÉSIASTIQUE ET CIVIL. Quant à la France elle-même, on a pu voir dans cette affaire ce que devient un pays lorsque, dans un moment critique, il abandonne le principe fondamental qui est sa raison d'être. Comment oublier jamais le spectacle de cette nation, pressée, obsédée par l'esprit de mort, et sommée, au nom de la liberté, de livrer en une seule fois le principe même de toutes ses libertés. De quelque côté qu'elle se tourne, elle ne voit qu'embûches et défaites ; car un seul mot, un seul principe pourrait la soustraire à ses mille liens ; mais ce principe, elle l'a oublié ; ce mot, s'il est prononcé par quelqu'un, ne frappe les oreilles de personne, et voilà un grand pays étouffé sous un mas¬ que. Ah! c'est donc toi qui as conquis la liberté, tu l'as inscrite dans tes lois. Eh bien, nous, dont l'essence est de la maudire, nous réclamons la liberté de te bafouer. Tu croyais avoir acheté au prix de ton sang la liberté pour tes amis? Pauvre insensé ! ce que tu as conquis, c'est la faculté pleine et entière pour tes ennemis de te mépriser et de te ruiner. Te voilà pris au piège de tes propres pa¬ roles. Nous répéterons plus haut que toi ce mot : Liberté, et avec ces trois syllabes nous t'achèverons car nous voyons que tu en as oublié le sens, tel que tes pères le comprenaient. Tu es idolâtre du mot, non de la chose. Eh bien, puisque nous savons la formule d'incantation qui fait les miracles, courbe-toi; au nom de la liberté, va brouter l'herbe qui croît sur les degrés de ton trône. Nous régnerons pour toi. Tout cela est sans réplique, il faut l'avouer, si, en effet, la liberté est un mot dépourvu de sens, une amu¬ lette dont chacun peut s'emparer pour asservir son voi¬ sin. Qu'est-ce donc que la liberté d'enseignement? Cette question n'a aucun sens, si l'on ne dit ce que c'est que l'enseignement. CATHOLICISME ET PROTESTANTISME. 75 XIII CATHOLICISME ET PROTESTANTISME DANS L'ENSEIGNEMENT. C'est 1111 grand bonheur si le législateur trouve dans la religion nationale un esprit qui rende l'enseignement nécessaire pour l'établissement même de la croyance. Mais si le contraire arrive, l'expérience n'a pas encore montré qu'il soit au pouvoir du législateur laïque de paralyser l'effet de la loi religieuse. Portez sur la Réformation le jugement que vous vou¬ drez, il demeure incontestable que le protestantisme a besoin que le croyant sache lire. Le droit d'examen en matière religieuse suppose que celui qui l'exerce a pu consulter les Ecritures. S'il en était autrement, le dissi¬ dent qui n'a en quelque sorte d'autre rempart que sa Bible, serait bientôt la proie de l'Eglise catholique. Il est à lui- même son juge et son ministre. La parole du prêtre, c'est la moindre partie de sa liturgie. Lire les Ecritures, les méditer, voilà son culte. Il en résulte que l'instruction primaire naît pour ainsi dire d'elle-même et naturellement dans les pays protes¬ tants. Aussi, dans ces pays, vous sentez que l'enseigne¬ ment du peuple n'est pas une œuvre artificielle née d'hier, mais qu'il repose sur la nature même du culte. Sous quelque despotisme que tombe l'État, il est une insti¬ tution que personne ne peut entreprendre ni d'ébranler ni de souiller, c'est l'enseignement du peuple. On a vu ces Etats traverser les crises d'arbitraire les plus violentes sans que l'idée soit jamais venue à aucun parti de tou¬ cher à l'école, encore moins de s'en faire un instrument 7G CATHOLICISME ET PROTESTANTISME de police. L'école existe comme une des bases essentielles de la religion et de l'Etat. Dans ces pays, le savoir, étant le fondement du culte, lui emprunte un caractère sacré. Que de fois ne m'est-il pas arrivé d'admirer le sentiment de respect qui, dans le moindre hameau, s'attache au maître d'école! car il n'est ni le serviteur du prêtre ni son rival ; il est son com¬ pagnon, son collègue, son associé. Le-grand principe d'une religion qui s'appuie sur l'examen, sur la science, se retrouvant à chaque degré, le maître d'école est honoré, parce qu'il représente le savoir qui, dans cette religion, est traité comme une puissance indépendante et non comme un serf dont l'autorité sacerdotale peut toujours disposer à merci et miséricorde. Une autre conséquence des mêmes principes est celle-ci : l'enseignement, étant une des conditions du culte na¬ tional, devient naturellement obligatoire. L'idée ne vient même à personne de s'étonner dé celte nécessité. Et ce qu'iLy a d'heureux en ceci, on peut se fier au clergé ré¬ formé du soin d'encourager l'instruction primaire, puisque nul n'est plus intéressé que lui à ce qug cet enseignement se développe. Luther, en fondant la réforme, a fondé la première école primaire. Dans les démocraties américaines, pro¬ testantes, l'origine de la commune se marquait d'abord par l'école : c'était la première pierre qu'on posait en arrivant dans le fond des forêts : « Attendu, disait la loi « de 1640, que,Satan, l'ennemi du genre humain, trouve « dans l'ignorance des hommes ses plus puissantes ar¬ ec mes, et qu'il importe que les lumières qu'ont apportées « nos pères ne restent point ensevelies dans leur tombe. » Heureux les peuples à qui leur foi commande de cher¬ cher la lumière ! DANS L'ENSEIGNEMENT. 77 Voyez, au contraire, ce qui se passe dans les pays ca¬ tholiques, conformément à la nature des choses, tou¬ jours plus forte que les lois de circonstance. D'après l'esprit de cette religion, il n'est nullement nécessaire au catholique de savoir lire ; on peut même soutenir qu'il est préférable pour lui de ne le savoir pas; car il n'est nullement chargé d'examiner les Écritures. 11 reçoit sa croyance toute formée de la main du prêtre. Celui-ci lui tient lieu de la science de l'Ancien et du Nouveau Testa¬ ment. Qu'a-t-il besoin de disserter, de juger, de peser des textes? A quoi bon tout cela? il n'y a que danger pour lui dans chacune de ces choses. S'en remettre à la science sacerdotale, croire le prêtre, lui obéir, c'est l'esprit de sa loi. L'école n'est donc pas indispensable à l'église. Celle-ci peut l'admettre, mais elle s'en passe admirable¬ ment. Dites-moi en quoi le peuple a besoin de l'enseigne¬ ment primaire pour que son enseignement religieux soit complet. Les livres de sa liturgie ne sont pas écrits dans sa langue. En quoi serait-il plus avancé s'il les lisait sans les comprendre? La conséquence est que les peuples qui appartiennent à cette religion n'ayant nul besoin de savoir lire pour satisfaire aux exigences de leur culte, lorsque l'on a voulu transporter chez eux le principe de l'enseignement populaire, on a rencontré d'incroyables résistances qui naissaient de la nature même des choses. Rien, parmi les hommes, ne se fait aisément que ce qui est secondé par la religion. Et cet appui manquant à l'instruction popu¬ laire dans les Etats catholiques, on a vu de grandes na¬ tions qui avaient conquis le suffrage universel, se heurter depuis trente ans contre une loi sur l'instruction primaire, incapables de fonder cbez elles au nom de leur Souverai¬ neté ce que le despotisme n'a pu empêcher de se déve- 78 CATHOLICISME ET PROTESTANTISME lopper ailleurs au nom de la liberté d'examen en matière de croyance. Tant il est vrai que les affaires humaines sont encore, à l'heure qu'il est, dirigées par la puis¬ sance cachée des institutions religieuses; et que c'est une chose à laquelle l'homme n'a pas encore réussi d'éta¬ blir la liberté politique sur la servitude religieuse volon¬ taire. On croit avoir tout réglé quand on a disposé mécanique¬ ment je ne sais quels rouages, comités, inspecteurs, sans se demander jamais quels principes sont en jeu, et ce que représentent dans chaque commune le prêtre et l'in¬ stituteur; pourtant là est toute la question. Le prêtre n'a pas besoin de l'instituteur; loin de là, celui-ci est un danger puisqu'il est chargé d'ouvrir la porte de la science du bien et du mal. Que vient-il faire en face de l'Eglise? Quelle est la puissance qui l'envoie? Le curé de campagne 11e suffisait-il pas à l'instruction de ses ouailles? Dix-huit siècles ne se sont-ils pas écoulés, sans que les fidèles de l'Eglise catholique vissent un institu¬ teur? Les peuples n'étaient-ils pas satisfaits de leur sort? D'où vient cet étranger que l'Eglise 11e connaît pas? Le sentiment le plus bienveillant qu'elle puisse éprouver à son égard, c'est le soupçon. Autant la raison doit être soumise à l'autorité ecclésias¬ tique, autant l'instituteur doit être soumis au prêtre. Il doit donc arriver dans ces pays, que la dignité, l'indépen¬ dance de l'instituteur ne soient que des choses nominales et que son assujettissement descende aisément jusqu'à l'opprobre. 11 peut même se faire que le peuple étant de¬ venu souverain politiquement, l'instituteur primaire, c'est-à-dire le précepteur du souverain, au lieu d'être re¬ haussé par l'élévation de son pupille, reste placé sous ia dépendance du curé de campagne qui, lui-même, est DANS L'ENSEIGNEMENT. 7<> courbé sous la dépendance absolue de toute la hiérarchie ecclésiastique. Dans ce cas, le précepteur du souverain est l'esclave d'un esclave. Selon l'esprit de la religion catholique, l'examen étant un danger, l'instituteur qui donne les premiers éléments de cette liberté d'examen est lui-même un péril perma¬ nent. Au lieu de l'entourer de garanties, il faut l'entourer de gênes. Vous pensiez enseigner au peuple le respect du savoir, c'est tout le contraire qu'il faut faire. Car vous avez beau chercher une issue; la guerre sourde qui travaille votre siècle et qui en est comme l'âme, vous l'avez vous-même organisée dans chaque commune, le jour où, en face du prêtre catholique, vous avez placé imprudemment pour vous, l'instituteur laïque, c'est-à- dire le représentant populaire de la science moderne. Quelle condition faites-vous à ce dernier? Entre une constitution politique qui ne lui parle que de la supré¬ matie de la raison, et une religion qui ne lui parle que de la nécessité d'asservir sa raison, à quoi se résoudra-t-il? S'il se confie dans la dignité de la pensée, c'est fol orgueil. S'il s'en remet de tout au prêtre, il se démet. S'il enseigne la concorde, il est impie; s'il professe la discorde entre les enfants de diverses opinions, il est séditieux. Brisé ou par la constitution ou par la religion catholique, de quel côté se tournera-t-il? Ou blasphème ou révolte, voilà entre quels termes il faut qu'il fasse son choix. Comment donc entendez-vous dénouer cette guerre dont vous avez semé le germe dans chaque paroisse, en semant un principe libéral en face du principe ecclésiastique? Destituer les instituteurs? Ce serait une solution si vous ne les remplaciez par d'autres. Mais puisque vous n'extir¬ pez pas l'enseignement du peuple, je dis que vous ne re¬ médiez à rien. Vous avez mis l'Église et l'école en pré- 80 CATHOLICISME ET PROTESTANTISME. sence; il faut ou démolir celle-ci jusqu'à la dernière pierre, ou aviser à un autre moyen de terminer la lutte. Car ce que vous croyez la restauration de l'autorité est l'établissement de l'anarchie. Où le trouverez-vous cet instituteur modèle que vous cherchez, qui, laïque, ait le cœur du prêtre, et qui, fa¬ çonné par le savoir moderne, représente sans hérésie le moyen âge? Ce n'est pas tel maître qu'il vous faudrait renverser, c'est l'enseignement. Chose singulière que ces immortelles questions descen¬ dues soudainement au niveau de l'esprit de parti, et l'hu¬ manité tout entière proscrite par les coteries! La panique qui a saisi un certain nombre d'intelligences, les jette en dehors du genre humain ! Découvrez-moi, disent-ils, quelque siècle sans passion,, sans exagération, surtout sans trop d'idées, où les faibles s'applaudissent de l'autorité des forts, les petits de celle des grands, enfin un siècle sage que nous puissions donner sans danger en modèle à la jeunesse. — Il me semble que l'antiquité serait un assez bon commencement! —Que parlez-vous d'antiquité? J'y ai découvert l'autre soir le germe du socialisme; évidemment la civilisation qui a produit le droit romain est la plus grande ennemie de la propriété. — Si ces temps éloignés vous blessent, les trois ou quatre premiers siècles du christianisme pourront peut-être vous satisfaire? — Figurez-vous donc qu'en ou¬ vrant les Actes des Apôtres pour soutenir la loi d'ensei¬ gnement, j'y ai reconnu le pur communisme de Cabet. — En vérité? — Positivement. —Eh bien! il nous reste le moyen âge; il nous offre d'assez bons côtés. —La Jacque¬ rie, n'est-ce pas? vous n'êtes pas difficile. Voyons, étu¬ dions, lisons. Dans l'antiquité prise en masse, je vois la DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 81 loi Agraire, dans l'histoire romaine les Gracches, clans le moyen âge la Jacquerie, dans la Réformation la guerre des paysans, dans l'histoire d'Angleterre les Niveleurs, dans le siècle de Louis XIV la république démocratique et sociale de Fénelon. Après cela nous tombons à 95 et au gouvernement provisoire. — Se peut-il? Voilà donc toute l'histoire universelle. Je m'en doutais. -XIV QUELLE EST LA RAISON D'ÊTRE DE I.'ENSEIGNEME.NT LAÏQUE? Dans la condition que je viens de dépeindre, où sera l'autorité de l'enseignement laïque? En face de l'Eglise toute-puissante, sur quelle pierre bâtirez-vous l'école? L'instituteur empruntera-t-il son droit moral à l'Église? Alors c'est un vassal. Vous créez ce que vous appelez l'enseignement du peuple, mais vous n'oubliez qu'une chose, qui est d'y mettre une âme. Privé de toute force morale, l'instituteur doit compte, à toute heure, de son enseignement à son adversaire naturel. Anéanti devant cette autorité qui d'un mot peut le flétrir, que lui reste- t-il, qu'à se faire le serviteur lige, le serf de corps du cure qui, écrasé par le poids de toute la hiérarchie, écrase, à son tour, de sa propre servitude le ver de terre que vous lui avez livré sans défense? Pour donner à l'instituteur sa raison d'être, direz-vous qu'il représente le principe de la société laïque? Alors voyez dans quelle contradiction monstrueuse vous tom¬ bez. Voilà cet homme qui enseigne au nom de la société civile, laquelle reconnaît également tous les dogmes. Et XI. , o 8-2 QUELLE EST LA RAISON D'ÊTRE néanmoins dans cette multitude d'idées dogmatiques qui se renversent, il est obligé d'être l'homme d'une Église particulière et de remplacer le prêtre absent. Ne touchez- vous pas ici du doigt les contradictions qui naissent de la confusion gothique où vous laissez encore l'Église et l'école? À certains moments, l'instituteur laïque est prêtre, homme de caste, puisqu'il est chargé d'enseigner un dogme particulier. A certains autres, il est l'homme de la société française laïque, universelle. Comment donc se fera le partage de sa personne? Quelle contradiction! Ou la religion détruit l'enseignement, ou l'enseignement dé¬ truit la religion! Au nom de la société et de l'Eglise, le même homme doit représenter l'égalité des cultes et leur inégalité. Après ce beau chaos, arrive le prêtre qui vient surveiller l'instituteur et s'assurer que le principe d'ex¬ clusion, c'est-à-dire l'intolérance, a été respecté. Après le prêtre vient l'inspecteur-civil, qui s'assure également que le dogme civil de la tolérance n'a reçu aucune atteinte. La plume se perd dans cette Babel. Vous avez les deux dialogues suivants, entre lesquels vous ne pouvez choisir. le curé. Monsieur l'instituteur, vous êtes chargé d'enseigner notre dogme; êtes-vous sûr que votre enseignement,soit orthodoxe? l'instituteur. Oui, monsieur le curé. le curé. Voyons cela. Avez-vous assez persuadé vos élèves que notre religion est la seule vraie, la seule sainte, et que toutes les autres appartiennent au mensonge et à l'enfer? l'instituteur, en hésitant. Oui, monsieur le curé. DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 85 le curé. Nous verrons bien. Prenez garde à vous, l'Église vous surveille. Après cette visite, vient celle du maire. le maire. Monsieur l'instituteur, vous êtes l'homme non-seule¬ ment de la commune, mais de la France. Vous repré¬ sentez la société laïque; vous ne devez, en conséquence, rien enseigner qui provoque au renversement des lois. La première de toutes est celle de l'égalité des cultes, d'où naît l'esprit de concorde entre tous les citoyens. Vous comprenez cela, j'espère? l'instituteur. Oh! oui, monsieur le maire. le maire. Ainsi, monsieur,' vous instruisez vos élèves dans ce sentiment qu'ils doivent respecter mutuellement leurs croyances religieuses? Vous leur enseignez qu'aucun dogme particulier ne doit avoir la'prééminence sur les autres? Vous leur dites, sans doute, qu'aucune église n'a le monopole de la vérité, de la sainteté, de la justice? car c'est le seul moyen de fermer l'époque des discordes reli¬ gieuses. Vous montrez sans doute en Dieu un père com¬ mun qui accepte l'adoration de tous ses enfants et qui voit dans toutes les églises autant de sectes d'une religion universelle? Vous leur apprenez à s'aimer mutuellement malgré les différences de sectes? l'instituteur. Justement, monsieur le maire. le maire . Et vous leur répétez, j'espère, que la patrie, ne mettant aucune différence entre les églises, enseigne par là que l'esprit d'intolérance est son plus grand ennemi? S4 • QUELLE EST LA RAISON D'ÊTRE l'instituteur . Sans doute, monsieur le maire. le maire. Et vous formez ainsi de bons citoyens, en leur ensei¬ gnant qu'il faut prendre le contre-pied de cette maxime gothique : Hors l'Eglise, point de salut! qui, appliquée à la société, nous ramènerait bientôt les guerres de la Ven¬ dée et les massacres du Midi? l'instituteur. C'est vrai, monsieur le maire. le maire. Je suis content. Continuez. L'autorité a les yeux sur vous. l'instituteur seul. Désespoir pour un homme de conscience! Qu'ensei¬ gner? Que réfuter? Que dire? Que taire? Comment par¬ tager en deux mon intelligence, mon souffle, ma vie? Si j'enseigne ce que dit le curé, je.suis en révolte contre le maire; si j'enseigne ce que veut le maire, c'est le curé qui m'interdit. Par qui me sera ôté le pain de mes enfants? Par l'un ou par l'autre? Quel parti prendre? Ne rien pen¬ ser? Peut-être ! Ne rien dire? Cela est impossible, puis¬ que je suis chargé d'enseigner le dogme sous la surveil¬ lance du prêtre! 0 misère! le laboureur, le pionnier, à la fin de leur journée, ont la satisfaction de leur œuvre; mais quel supplice comparable à celui d'un homme qui ne peut ni parler, ni se taire, ni avancer, ni reculer, ni consulter sa foi, ni consulter sa raison, sans être écrasé avec ses enfants et la mère de ses enfants ! Que serait-ce si nous suivions plus loin ce drame dans le secret du grand conseil où il doit aboutir? C'est là que l'anarchie se montrerait dans son sanctuaire même. On verrait, rangés autour d'une table, pour rendre un juge- DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. S'5 ment, trois religions et un système de philosophie. Le chaos présiderait. le catholicisme. Notre union doit l'aire la paix de l'État. Nous allons ju¬ ger aujourd'hui la cause de cet instituteur. Il est suspect de n'être pas resté en tout conforme à la doctrine de l'Église romaine, qui, comme vous le savez, est la seule vraie. le protestantisme. Pardon, monseigneur, voilà trois siècles que nous avons démontré que l'Église romaine est, selon ce que nous enseigne Luther, « la nouvelle Babylone l. » La vé¬ ritable Église, tout le monde le reconnaît aujourd'hui, est la réformée. le judaïsme. Vous m'avouerez, au moins, que je suis votre ancêtre. Je suis le chef de la famille. C'est à moi de commander par le droit de l'âge. Vous m'avez traité pendant dix-huit cents ans comme jamais le roi Lear n'a été traité par ses filles ingrates. Vous m'avez chassé et fait frapper de verges. Rentrez enfin sous mon autorité. l'éclectisme . Ma tâche est particulièrement difficile. Je dois avoir à la fois chacune de vos opinions, et pour cela je m'abstiens dépenser. Cependant, je vous dirai, entre nous, que vous me paraissez être de purs phénomènes d'imagination et que je suis ici la seule réalité. le chaos. 0bonheur! ô joie! voilà bien mon empire! Quel ver¬ tige ! quel tourbillon ! Fidèles sujets, ne vous séparez pas ! vous m'enivrez de délices. Le mélange ténébreux des élé- 1 Luther. 86 QUELLE EST LA RAISON D ÊTRE ments dans la nuit matérielle où naquit Uranus n'était rien auprès de cette nuit morale, intellectuelle, philoso¬ phique, religieuse, divine, confusion de l'esprit, volupté du chaos. Répondez donc une fois clairement à ceci : Sur quelle base repose l'enseignement laïque en France? Vous ne pouvez espérer ni grandeur, ni puissance, ni ordre, aussi longtemps que vous n'aurez pas tranché cette question. Dans la confusion établie entre l'a théologie sacerdotale et la science humaine, qu'arrive-t-il? L'instituteur laïque, en intervenant dans l'Eglise, y fait entrer l'hérésie. Le prê¬ tre, en intervenant dans l'école, y fait entrer la servitude. Que faut-il donc faire? Les séparer. Quoi ! le sacerdoce n'aurait plus rien à faire dans les écoles! il n'aurait plus les yeux ouverts sur les générations nouvelles! quelle impiété ! Je dis, moi, que c'est le seul moyen de respecter, tout ensemble, la liberté de con¬ science et la liberté des cultes. La grande prétention du sacerdoce est qu'il n'a aucun besoin de l'école, tandis que celle-ci ne peut se passer de lui. Cela est-il vrai? Examinons. N'est-il pas incontestable que l'édifice entier de l'esprit humain, depuis sa première fondation jusqu'à son faîte, s'est accompli, dans les temps modernes, en dehors du clergé? Lors donc que vous voulez bâtir dans chaque homme l'édifice de l'humanité moderne, n'est-il pas évi¬ dent que vous n'avez nullement besoin de la main, ni du concours d'un clergé particulier? Comment ce qui s'est fait dans l'éducation du genre humain, depuis trois siè¬ cles, ne pourrait-il s'accomplir et se réaliser aujourd'hui dans l'éducation de chaque homme en particulier? Le dé¬ veloppement de la société civile s'est accompli en dehors de l'église comme si aucune église n'eût existé dans le DÉ D'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. S7 monde. Pourquoi donc faudrait-il que cette tradition de la société civile, parfaitement indépendante du dogme, ne pût être donnée que sous l'œil et l'inspection du dogme ? La science a sa certitude, son évidence, qui n'a besoin du sceau d'aucun clergé pour faire un tout complet. Elle subsiste par elle-même, indépendante et libre. Elle est la religion générale, universelle, absolue. Le dogme parti¬ culier, c'est l'esprit de secte. Pourquoi faut-il que la reli¬ gion absolue soit placée sous la dépendance de l'esprit de secte? Est-ce juste? est-ce possible? Du moins si l'on parlait sérieusement, de conciliation entre les églises et la philosophie ! Mais cette alliance, où est-elle? Trois hommes l'ont tenté dernièrement; ils don¬ naient, les uns et les autres, toutes les garanties possibles au clergé puisqu'ils sont prêtres 1. Illustres dans leur pays, aimés, populaires, personne ne semblait mieux préparé, pour parler au nom des deux puissances qu'il s'agissait d'accorder. Qu'est-il arrivé? Le pape a flétri leurs ouvrages comme autant de blasphèmes; ils ont jeté la malédiction sur leur philosophie. Est-ce là ce qu'on appelle conciliation? D'autre part, eu Allemagne, la philosophie renverse l'authenticité des Ecritures. Pas une page de l'Ancien ou du Nouveau Testament qui soit restée à l'abri de cette cri¬ tique. Faute de pouvoir lire les Écritures dans leur lan¬ gue originale, le clergé français n'a pu intervenir par un seul travail sérieux, dans une discussion aussi solennelle, 11 est resté muet. Est-ce encore là de la conciliation? Supposez qu'il n'y eût d'autre enseignement moral que celui qui est distribué au nom dés églises particulières ; 1 Ce sont MM. Gioberli, Rôsmini, Ventura. 88 QUELLE EST LA. RAISON D'ÊTRE j'ai montré que, dans ce cas, la société actuelle ne pour¬ rait subsister telle qu'elle est. Chacun suivant rigoureu¬ sement le principe exclusif déposé dans son église, il y aurait en France des sectes et point de nation. Le juif serait ramené au Ghetto, le protestant enfermé dans ses villes de sûreté ; le catholique, acharné contre l'un et contre l'autre, travaillerait à les faire entrer dans son Église. 11 suit de là que le principe d'aucune des sectes qui sont reconnues par l'État n'aurait pu, en se dévelop¬ pant, produire la société française telle qu'elle est aujour¬ d'hui, alliance pacifique de toutes les croyances, de toutes les opinions, de toutes les sectes dans le sein d'une même nation. C'est dire que chacune de ces Églises a l'autorité d'un système considérable, mais qu'aucune d'elles n'est plus le principe vital de cette société. Pour qu'elle sub¬ siste, il faut que l'esprit qui l'a faite continue de se répan¬ dre par l'éducation, de génération en génération. Là est la raison d'être de l'enseignement laïque sans acception d'aucun dogme particulier. Toutes les objections iront se briser contre ce fait : Nulle église particulière n'étant l'âme de la France, l'en- " seignement qui doit répandre l'âme de cette société doit être indépendant de toute église particulière. Si le prêtre peut faire tout ce que fait l'instituteur, ce¬ lui-ci est inutile. Mais, d'autre part, si l'instituteur en¬ seigne une morale sociale qu'il est impossible au prêtre d'enseigner sans apostasier, le premier est évidemment indépendant des dogmes du second; car il est absurde d'assujettir l'enseignement le plus universel au plus étroit et d'enfermer le plus grand dans le plus petit L'instituteur n'est pas seulement le répétiteur du prê¬ tre ; il enseigne ce qu'aucun prêtre ne peut enseigner, l'alliance des églises dans une même société. DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 89 L'instituteur a un dogme plus universel que le prêtre, car il parle tout ensemble au catholique, au protestant, au juif, etil les fait entrer dans la mêmecommunion civile. L'instituteur doit dire : Tous êtes tous enfants d'un même Dieu et d'une même patrie ; tenez-vous parla main jusqu'à la mort. Le prêtre doit dire : Vous êtes les enfants d'églises différentes ; mais, parmi ces mères, il n'y eu a qu'une qui soit légitime. Tous ceux qui ne lui appar¬ tiennent pas sont maudits ; ils resteront orphelins. Soyez donc séparés les uns de autres dans le temps, puisque vous devez l'être dans l'éternité. Croyez-vous que ce serait un malheur irréparable pour votre enfant de naître ainsi à la vie civile dans un senti¬ ment de concorde, de paix, d'alliance avec tous ses frères? Le premier sourire qui lui a été donné du ciel, est-ce pour maudire? Faut-il que son premier bégayement soit un anathème? — Mais vous contraignez mon fils de n'a¬ voir ni colère ni exécration contre ceux qui ne pensent pas, ne croient pas, ne prient pas comme moi. C'est une violation de la liberté du père de famille. — Eh! que ne ne le disiez-vous plus tôt. Ainsi l'héritage obligé des discordes, c'est ce qu'ils appellent la liberté. Ne pas être élevé dans la haine, c'est oppression. Imposer forcément à son fils son esprit de colère et de malédiction, c'est ce qu'ils appellent leur droit. Avant eux, Bodin disait déjà au seizième siècle que tout était perdu depuis que la loi moderne avait été au chef de famille le droit de vie et de mort sur ses enfants. La société laïque possède aujourd'hui plus de justice que l'Eglise. C'est la raison pourquoi son droit civil et politique s'est constitué indépendant du droit canon. La société laïque possède aujourd'hui plus de vérités 90 QUELLE EST I,A RAISON D'ÊTRE que l'Eglise. C'est la raison pour laquelle son enseigne¬ ment doit se constituer indépendamment de l'institution cléricale. La prétention des castes sacerdotales a toujours été d'être seules capables de donner un fondement aux insti¬ tutions civiles et politiques. Voyez-les partout où elles ont été maîtresses, chez les Indous, comme dans les États Romains. Tant qu'elles régnent, chaque détail de l'état civil, l'administration, la police même, sont choses sa¬ crées; dans la théocratie de Moïse, le moindre règlement d'hygiène, d'agriculture, émane de la sagesse d'en haut. Toute ordonnance du prêtre est d'institution divine; la pensée du ciel circule dans tout le corps des lois. Sitôt que la société laïque s'affranchit du gouverne¬ ment sacerdotal, elle est censée rompre toute relation avec Tordre éternel. Ces mêmes lois qui, auparavant, étaient pleines de Dieu, ne sont plus que des caprices du hasard. Cet État que Ton disait d'institution divine, depuis qu'il se passe du prêtre, on le proclame athée. Hier il était la sa¬ gesse éternelle manifestée, écrite dans les lois. Aujourd'hui, c'est un aveugle qui repousse son guide. Il ne sait rien, il ne voit rien. Séparé du prêtre, que lui reste-il à enseigner? Pas même la sagesse que la fourmi enseigne à la fourmi. Si la société, sans le prêtre, ne croit pas à la justice, pourquoi donc cherchc-t-elle de siècle en siècle à s'en rapprocher dans le développement de son droit? Si elle ne croit pas à la vérité, pourquoi la poursuit-elle dans la science? Si elle ne croit pas à Tordre, pourquoi le pour¬ suit-elle dans la suite de ses institutions et de ses révolu¬ tions ? Justice, vérité, ordre absolu, qu'est-ce que cela sinon la source éternelle des idées divines, c'est-à-dire cette essence clu bien sur lequel se règlent les mœurs de l'État ? Ce Dieu DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 91 do l'ordre, de la justice, ce géomètre éternel, qui descend par degré au fond des lois de tout peuple policé, n'est pas celui qui plaît aux castes sacerdotales. Elles le veulent jaloux, irrité, plein de préférences, de menaces. Où elles ne reconnaissent pas cette face d'un dieu-prêtre, elles ne voient qu'athéisme. Est-ce une raison pour accorder qu'une société ne contient nul principe en dehors de son Eglise, nul enseignement moral en dehors de son clergé, et que toute lumière s'éteint qui ne s'allume pas à l'autel ? On répète incessamment que la société laïque n'a au¬ cun principe, et par conséquent rien à enseigner. Il faut du moins reconnaître qu'elle peut mieux qu'aucune autre s'enseigner elle-même, et voilà précisément de quoi il est question dans l'enseignement laïque. Pour moi, j'ai toujours prétendu qu'elle possède un principe que, seule, elle est en état de professer, et c'est sur ce principe qu'est fondé son droit absolu d'enseigne¬ ment en matière civile. Ce qui fait le fond de cette société, ce qui la rend possible, ce qui l'empêche de se décompo¬ ser, est précisément un point qui ne peut être enseigné avec la même autorité par aucun des cultes officiels. Cette société vit sur le principe de l'amour des citoyens les uns pour les autres, indépendamment de leur croyance. Or, dites-moi qui professera, non pas seulement en paroles, mais en action cette doctrine, cpii est le pain de vie du monde moderne? Qui enseignera au catholique la fra¬ ternité avec le juif? Est-ce celui qui, par sa croyance même est obligé de maudire la croyance juive ? Qui en¬ seignera à Luther l'amour du papiste? Est-ce Luther ? Qui enseignera au papiste l'amour de Luther? Est-ce le pape? 11 faut pourtant que ces trois ou quatre mondes, dont la foi est de s'exécrer mutuellement, soient réunis dans une même amitié. Qui fera ce miracle? Qui réunira 92 QUELLE EST LA RAISON D'ÊTRE trois ennemis acharnés, irréconciliables ? Évidemment un principe supérieur et plus universel. Ce principe, qui n'est celui d'aucune église, voilà la pierre de fondation de l'enseignement laïque. Ne dites pas que c'est une idée sortie du trouble des dernières discussions. 11 y a bientôt dix ans qu'en repon¬ dant à M. l'archevêque de Paris, j'écrivais ce qui suit : « Ceux qui divisent sont ceux qui veulent que chaque secte, chaque église, soit un monde séparé et clos pour jamais, sans nul contact d'éducation avec ce qui s'en rap¬ proche le plus ; que les générations nouvelles ne se ren¬ contrent nulle part dans un symbole commun ; que les hommes, dès le berceau jusqu'à la tombe, passent à côté les uns des autres sans se toucher ni se reconnaître; qu'il y ait dans la France plusieurs Frances inconciliables entre elles, et dont l'une apprenne à jeter éternellement l'interdit à toutes les autres. « Ceux qui unissent et édifient sont ceux qui, en res¬ pectant les églises particulières, croient qu'elles sont contenues dans une église plus compréhensive, qui est le christianisme; que, dès lors, loin de séquestrer systéma¬ tiquement chaque.croyance, d'envenimer par là etd'exagé- rer souvent les points de litige, il est bon de rapprocher, au moins un moment, dans un symbole commun d'éduca¬ tion, les intelligences destinées à former une seule et même société. En rapprochant des cultes frères, ils unis¬ sent; ils édifient en tendant, par un mouvement continu de l'àme chrétienne, à l'association des esprits dans la cité promise. Évidemment, l'État cpii se place à ce point de vue dans sa constitution, est plus près de l'Église univer¬ selle que ne l'est l'ultramontanisme, en ne parlant jamais que de séquestration, de séparation et d'isolement. « Vous demandez quelle mission morale l'État, en le DE D'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 93 supposant bien ordonné, peut accomplir dans l'éducation; vous faites vous-même la réponse, quand vous avancez une chose bien grave, en effet, que chaque secte, chaque reli¬ gion, possède- un enseignement moral qui forme un corps de doctrines fort différent. Entre ces morales particuliè¬ res, je demande à mon tour qui montrera le lien des unes et des autres? qui décidera? Sans doute, ce ne peut être aucune secte. Formerez-vous donc dans la société autant de consciences différentes qu'il y a de communions sé¬ parées? C'est à quoi il faudrait arriver en pressant vos paroles. « Sous ces enseignements différents, il y a une morale sociale sur laquelle repose la vie nouvelle. Dans la situa¬ tion actuelle, chaque secte, chaque église ayant un ensei¬ gnement distinct, il s'ensuit évidemment la nécessité d'une éducation publique, qui, en liant les éducations particulières, achève de lier et de coordonner dans la conscience générale des doctrines différentes. L'argument décisif pour l'intervention de l'État en matière d'éduca¬ tion se tirera toujours du principe que vous venez de mettre en avant pour la combattre. « Car il ne suffit pas de se tolérer les uns les autres; il faut encore être réciproquement d'intelligence. Or, qui enseignera au catholique l'amour du protestant? Est-ce celui-là même qui inculque l'horreur du dogme protes¬ tant? De bonne foi, pouvez-vous développer dans autrui le sentiment intime des droits et de la dignité de l'israé- lite, vous qui, dans le royaume où vous êtes le maître, venez de proscrire toute relation amicale entre le juif et le chrétien ? pouvez-vous professer le respect pour ceux que vous anathématisez? pouvez-vous développer le sen¬ timent de fraternité religieuse qui est l'âme de la société dans laquelle nous vivons? 94 QUELLE EST LA IUISON D'ÊTRE « Vous le pouvez si peu, que ce principe tout nouveau de la vie sociale n'existe pas à vos yeux, puisque vous ne vous posez pas même la question qui en dérive. C'est as¬ sez pour vous de maintenir les communions dans un iso¬ lement profond. L'idée d'établir un rapport entre les unes et les autres ne paraît pas une seule fois vous occuper; et pourtant c'est là toute la difficulté du problème. Recon¬ naissez donc qu'en restant dans les termes où vous vous renfermez, il est toute une partie de l'homme moderne qui vous échappe. « Entre des cultes désormais égaux, il faut une inter¬ vention spirituelle qui ramène à la paix ceux que tout pousse à la guerre.; et les sectes, les églises séparées, avouant leur impuissance à la conciliation, nous revenons par tous les chemins à cette conséquence : qu'il faut cher¬ cher ailleurs l'enseignement de cette morale sociale, sans laquelle il y a désormais des catholiques, des dissidents, des philosophes, c'est-à-dire des partis, dés sectes, et point de France. » Voulez-vous affranchir l'enseignement laïque? Osez af¬ firmer ce que trois siècles ont affirmé avant vous, qu'il se suffit à lui-même, qu'il existe par lui-même, qu'il est lui- mcme croyance et science. Nulle mesure fiscale, maté¬ rielle, administrative, ne peut le dispenser de cet acte de foi. Comment s'est constituée la science moderne? En la séparant de la science de l'Eglise. Le droit civil? En le séparant du droit canon. La constitution politique? En la séparant de la religion de l'État. Tous les éléments de la sociabilité moder ne se sont développés en s'émancipant des églises. Le plus important de tous reste à ordonner, l'éducation. Par une conséquence qui se déduit de tout ce qui précède, n'est-il pas clair qu'il ne peut être réglé qu'à DE L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE. 95 la condition cl être pleinement séparé de l'éducation ecclé¬ siastique? Mais quoi ! vous me proposez de ne faire donner au¬ cune instruction religieuse à mon fils 1 Eh ! qui vous dit rien de semblable? Qui vous empêche de choisir, au sortir de l'école, le dogme particulier dans lequel vous voulez le faire élever? Je prétends seulement que.le mélange de l'école et de l'Eglise vous conduit à des contradictions, dans lesquelles la liberté est impossible. Je voudrais que le prêtre eût son empire dans son église, mais que cette souveraineté ne put, dans aucun cas, s'étendre hors de là ; car le problème est ceci : Faire .que la liberté du prêtre catholique ne devienne pas la servitude de tous. Celui qui exerce le pouvoir sacerdotal, au nom d'une caste, peut-il exercer régulièrement le pouvoir civil, à moins qu'on ne rentre dans le chemin de la théocratie ? L'évêque scra-t-il préfet ? Le curé sera-t-il maire? Celui qui accuse peut-il être en même temps le juge? Comment donc celui qui, au nom du moyen âge, fait le procès de l'esprit moderne, peut-il être en même temps chargé de répandre et d'enseigner cet esprit? 11 est quelquefois arrivé que des hommes qui avaient établi des principes philosophiques dans le recueillement de la solitude ont vu leurs maximes démenties par les choses dès qu'ils ont approché des affaires, et l'expé¬ rience les a contraints d'en changer. Pour moi, j'ai du moins le faible et triste avantage que, surpris au milieu de la spéculation philosophique par une révolution, et con¬ traint par des événements subits, d'être mêlé de près aux affaires publiques, il ne s'est pas accompli sous mes yeux un fait qui ne m'ait confirmé la véritéde tout ceque j'avais avancé, soutenu, défendu par la parole et par la plume. 96 QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. Non! dans ces deux dernières années, si pleines d'in¬ structions pour qui sait lire dans les choses, pas un jour ne s'est écoulé sans enraciner en moi chacune des pa¬ roles qui, dans un antre temps, sont tombées de ma con¬ science. Et si, dans quelque lieu écarté, il se trouve quel¬ que personne d'un âge aujourd'hui plus mur qui n'ait pas perdu le souvenir de ce que je rappelle ici, puisse cette déclaration arriver jusqu'à elle ! Où sont tous ceux qui, dans le temps dont je parle, ne faisaient qu'un seul esprit? Ceux qui s'unissaient alors dans une même pensée, avec l'ardente étreinte de la jeu¬ nesse, sont-ils séparés ? D'autres sont-ils tombés dans l'in¬ différence sur ce qui leur semblait la seule chose impor¬ tante ? Quelques-uns se souviennent-ils de ce que nous avons pensé ensemble? A tous je leur dois cette déclaration, que, ce que je tenais alors pour vrai, je le tiens aujour¬ d'hui pour évident; que le fantôme qui apparaît dans les heures de la jeunesse est le bon génie de la vérité; que le salut delà France est dans la voie où nous avions com¬ mencé d'entrer. Sachons donc y persévérer. XV QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. Ce qui presse le plus est de réchauffer l'étincelle du foyer domestique. Le père a cessé de croire, la mère croit encore avec ferveur. Ballotté entre ces deux autorités con¬ traires, que deviendra l'enfant? Longtemps, il ignore s'il croit ou s'il doute. Quel trouble dans cet esprit qui, en s'éveillant. voit tout à la fois s'ouvrir et se. fermer un in- QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. 97 fini ! il naît sur les confins de deux mondes, et il ne sait dans lequel entrer. A la fin, le partage se fait. Le fils suit le père dans le doute ; la fille suit la mère dans la foi. De plus en plus, les cœurs se divisent; ils s'aliènent : qui les réunira? Heureux si,, brisé par le divorce moral du père et de la mère, l'enfant ne feint pas de douter avec l'un et de croire avec l'autre ! Hypocrisie et scepticisme, dès le berceau, ce serait trop. Ne commencez pas la vie humaine par la décrépitude. En aucun temps, l'éducation n'eut un objet aussi grand à se proposer, et jamais l'enfance ne dut être aussi res¬ pectée que de nos jours; car elle seule possède encore l'esprit de paix qui manque à ce foyer, à celte société partagée. Qu'attendons-nous? Et qui nous réconciliera, si ce n'est celui qui n'a pas encore vécu de notre vie? Pour nous, nos cœurs se sont trop abreuvés du venin des luttes sociales. Nous savons désormais trop bien haïr; nous avons perdu la faculté d'aimer. Qui nous la rendra? Qu'avons-nous encore à nous apprendre, à nous dire les uns aux autres? Rien. Nous ne pouvons plus ni nous persuader, ni nous apaiser mutuellement. Nos lèvres ne peuvent plus que maudire; nos paroles ne servent plus qu'à nous percer et à nous repaître de nos propres bles¬ sures; à bien dire, nous sommes morts les uns pour les autres, étant morts à l'espérance de nous convaincre les uns les autres. Pourtant, si l'univers moral ne doit pas s'abîmer dans le chaos, il faut qu'un vestige de l'ancien amour qui fit le monde soit conservé quelque part. Où survivra-t-ellecette flamme créatrice? Où chercher l'har¬ monie des éléments, sinon dans ce berceau qui flotte avec sérénité à travers la tempête sociale? Où trouver un reste d'amour, si ce n'est dans ces yeux XI. 7 98 QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. qui viennent de s'ouvrir à la lumière,et qui n'ont encore rien vu de ce que nous voyons? Quelle langue nous par¬ lera, nous convaincra, si ce n'est la langue qui n'a encore rien dit? Scribes, docteurs de la loi, faites place à l'en¬ fant dans l'enceinte du temple! Ecoutez! il vous enseigne ce que vous ne connaîtrez jamais, la paix ! Malgré cela, vous croyez tout ruiné, si vous perdez un moment pour faire descendre, dans ce cœur qui vient de naître, la guerre, l'horrible guerre, qui est le germe de toutes les autres, celle des discordes religieuses. Il sort de l'ample sein de la vérité, pour vous en rendre témoi¬ gnage, et vous n'avez rien de plus pressé que de l'em- maiilotter dans les haines, dans les préjugés, dans les sectes des Pharisiens ou des Sadducéens. Que serait-ce si l'on commençait par le faire naître à la vie sociale, au milieu de tout ce qui parle d'union en¬ tre les hommes, c'est-à-dire, au milieu des principes communs à toutes les sociétés ; si on le nourrissait d'abord de ce lait fortifiant dont s'abreuve l'humanité entière ! Il ne connaîtrait les différences qui séparent les hommes, qu'après avoir connu les ressemblances qui les rappro¬ chent. Je voudrais le faire grandir au milieu des pensées divines qui soutiennent le genre humain ; il ne saurait que plus tard la divergence des croyances et le triste se¬ cret du divorce des âmes ; il connaîtrait Dieu avant de connaître le prêtre. C'est tout le contraire de ce qui se fait aujourd'hui. De ces deux seules idées, gravées dans la Constitution, Dieu et une famille de frères, que ne pour¬ rait déduire un instituteur digne de ce nom ! I.e malheur est que nous n'avons aucun livre popu¬ laire où le peuple puisse recevoir, sans danger, sa pre¬ mière éducation morale. Les autres ont des traductions naïves de la Bible, qui sont comme le bégayement sacré QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. 95) de leur langue. Dans notre système de caste sacerdotale, la Bible devait rester le livre des prêtres, et, à ce titre, il était impossible qu'elle devînt populaire. J'ai sous les yeux l'un des ouvrages les plus répandus dans l'éducation en France ; pour savoir ce qu'il contient, l'enfant n'a pas même besoin de savoir lire. Les images parlent assez haut. Je vois dans ces figures un arsenal hideux déchaînés, de fourches, de tenailles, de cœurs cadenassés, de brasiers, de reptiles, de têtes qui surna¬ gent dans les flammes, de monstres aux pieds de satyres, aux cornes de bouc, qui sortent des murailles, des plan¬ chers, èt viennent garrotter les mourants dans leurs lits, le tout dans le style des idoles japonaises ou mexicaines. Est-ce bien là le livre d'éducation d'un peuple non-seule¬ ment policé, mais souverain? Comment l'enfant qui s'é¬ veille à la vie, au milieu de cet enfer païen, reviendra-t-il jamais de cette première impression de fétichisme et de terreur? il faut absolument qu'il demeure esclave le reste de sa vie, ou qu'il devienne incrédule. Des hommes faits m'ont avoué ne pouvoir penser à cette première lecture sans un saisissement d'horreur. Que l'on se figure quelles semences de haines fermentent dans le cœur de l'enfant qui naît ainsi captif, persuadé que ces supplices sont préparés pour quiconque ne pense pas exactement comme le livre. Serait-il donc impossible, je ne dis pas de renoncer à ce fétichisme (je ne vais pas jusque-là), mais, de mettre en regard quelque livre populaire où le sentiment servilc de la peur ne serait pas constamment éveillé ? J'avoue que toute vérité court risque de paraître fade auprès de ce terrorisme. Qui sait, néanmoins, ce que l'on pourrait faire jaillir de l'âme humaine, encore neuve et sans tache? Songez qu'il ne s'agit plus seulement de faire un 100 QU'IL FAUT ÉLEVER UN SAUVEUR. homme qui prenne sa place dans une société assise ; il. s'agit de préparer celui qui doit guérir une société assez malade pour se frapper elle-même. Ce n'est pas un éco¬ lier que vous avez à dresser ; c'est bien en réalité un créateur, un constructeur d'empires. Proportionnez donc l'esprit de cette éducation aux résultats que vous devez en attendre. Il vient, il entre dans le monde, le messager de l'ave¬ nir. Comment l'accueillerez-vous? Quelle éducation nou¬ velle donnerez-vous à cet Emmanuel, qui doit redresser un monde croulant? Je voudrais que l'or de la sagesse de tous les peuples fût mis à ses pieds ; que ce qui a été accepté, applaudi par la conscience de toute l'humanité, lui fût présenté à son arrivée dans le monde, comme son héritage moral. Quelle grande pensée (simple comme tout ce qui est grand) serait trop haute pour ce sauveur sorti des Ilots de l'ancien monde ! car c'est bien un sauveur, un média¬ teur qu'il vous faut élever dans chaque homme, ou le monde périt. Il vient pour s'élever au-dessus de toutes les sectes ; n'enfermez pas trop tôt son cœur dans une secte. Il faut qu'il puisse porter sans fléchir une huma¬ nité nouvelle; ne le brisez pas avant qu'il ait rien fait. Persuadez-vous bien que vous élevez un souverain dans le monde politique etmoral. Vienne le Fénclon qui écrira le nouveau Télémaque pour l'héritier, non pas seulement d'un royaume, mais d'un monde ! Quelle source d'inspi¬ ration ne rencontrera-t-il pas dans cette idée ! * LA LIBERTÉ. 101 XVI LA LIBERTÉ. " ijt % À toutes les difficultés précédemment exposées, beau¬ coup de personnes se contentent de répondre qu'elles les résolvent par la liberté. Cela veut dire qu'elles résol¬ vent le problème par le problème ; car il s'agit, en effet, d'établir la liberté. C'est ici que se révèle le mieux un des côtés les plus étranges de l'organisation sociale de la France. Vous n'avez pas à régler une société idéale. Quelle est, au vrai, la réalité? D'un côté, des individus épars; de l'autre, une association immense qui s'appelle l'Eglise. C'est avec cette inégalité formidable qu'il faut ordonner la liberté dans le inonde moral. Voilà le problème dans sa rigueur; il est là, non ailleurs. Cela posé, vous dites aux individus : Isolez-vous davan¬ tage, séparez-vous. Que chacun fasse comme il l'enten¬ dra ; je lui donne le droit de fonder à ses risques et périls une école en face de l'Eglise et de lutter, avec armes égales, lui, pauvre, abandonné, inconnu, contre toutes les ressources de cette innombrable organisation qui partout se rencontrera en face de lui, rassemblée et vivante/Pour mieux établir l'égalité entre eux, je n'accorderai aucun genre de secours à l'individu ; mais je donnerai d'abord sur le budget quarante millions, chaque année, au corps auquel il doit tout seul faire équilibre, et qui possède déjà deux cent cinquante millions. Je résoudrai ainsi le problème de la liberté 102 LA LIBERTÉ. par l'équation suivante : zéro égale trois cents millions. Voilà pour le côté matériel de la question. Quant à son côté moral, je ne préjugerai rien sur la confusion du domaine civil et du domaine ecclésiastique. En conséquence, le dogme continuera de faire néces¬ sairement partie de l'enseignement. La porte de l'école restera ouverte, de droit divin, au prêtre ; et comme celui qui est maître du dogme est maître de tout,, l'instituteur libre vivra sous le bon plaisir du prêtre. Voilà le second terme de l'égalité. En troisième lieu, la liberté exigeant que l'Etat ne se mêle de rien ou même qu'il disparaisse, chacun des membres de l'enseignement laïque ne devra compter que sur lui-même. Toute protection morale de l'Etat en sa faveur serait une oppression pour les autres. Mais, d'autre part, l'Église ne parlant nullement de dispa¬ raître en même temps que l'État, il arrivera que le laïque sera abandonné à ses seules forces et que l'instituteur ecclésiastique sera porté au besoin sur, les bras de la catholicité tout entière. Le premier sera seul au monde, le second s'appellera légion ; troisième mode de l'égalité et de la liberté. Cette prétendue solution ne contient donc qu'une autre forme de la servitude ; et si des hommes, sincèrement libéraux, s'en contentent, s'ils tombent aussi aisément dans l'embûche, c'est par une illusion qui les porte à faire abstraction des éléments réels dont se compose la société française. 11 y a deux plateaux dans la balance, non pas un seul : ici, un individu sans lien, sans appui ; là, une hiérarchie qui est un monde. C'est se moquer que de dire au pre¬ mier : Je te permets d'entrer en lice avec cette organi¬ sation immense. Tu es seul, elle est multiple. Tu es LA LIBERTÉ. 103 faible, elle est toute-puissante. N'importe ! fais à ton gré ; tu demandais la liberté? Je t'en donne le mot, cela doit te suffire. Ne verra-t-on donc pas que , dans ces termes, le problème de la liberté est radicalement insoluble? Ce n'est pas la lutte qu il faut établir entre l'instituteur et l'Eglise. 11 faut, au contraire, que le duel n'ait pas lieu, et pour cela que l'instituteur reste dans son école, c'est-à-dire en dehors de la servitude de tout dogme particulier; le prêtre, dans son église, c'est-à-dire en dehors des matières civiles et laïques. Au premier le monde de la raison, au second le monde des miracles. Quel sujet trouvez-vous à concurrence en des choses non-seulement si différentes, mais si souvent inconci¬ liables ? Ce qui abuse de bons esprits, est la comparaison qu'ils font de la France avec l'Amérique du Nord. Les différences sont néanmoins tellement éclatantes, qu'il est évident que la question de l'éducation ne saurait être, dans ces deux pays, ni posée dans les mêmes termes, ni résolue de la même manière. Qui ne voit que la situation des États-Unis à cet égard est infini¬ ment moins compliquée que la nôtre? Premièrement, point de salaire des clergés, ce qui est la condition élé¬ mentaire de la liberté morale ; secondement (chose infiniment plus importante encore), le catholicisme n'est ' qu'une petite minorité dans les États-Unis. Le fond religieux sur lequel s'appuie cette société, ce sont, comme je l'ai dit plus haut, les sectes protestantes qui, toutes, ont également besoin de l'instruction populaire. D'où il suit que l'antagonisme entre l'enseignement ecclésiastique et l'enseignement national est inconnu. La liberté politique étant née du protestantisme dans la dé- 104 LA LIBERTÉ. mocratie américaine, l'enseignement populaire pourrait même rester sans dommage pour l'État clans la main du clergé protestant. La difficulté que rencontre la France, et qui naît d'une contradiction radicale entre sa constitution religieuse et sa constitution politique, n'existe pas dans la patrie de Washington. Si le catholi¬ cisme y devenait jamais prédominant, c'est alors seule¬ ment que la constitution politique y serait entravée comme la nôtre. Au reste, l'expérience parle assez haut à nos portes. La Belgique était entrée ingénument dans ce prétendu système de liberté d'enseignement. Elle sent, elle avoue aujourd'hui qu'elle y étouffe; son gouvernement fait, un effort suprême pour l'arracher aux rouages de la machine de servitude. Est-il bien sûr qu'il l'en retire vivante? Tout ce que j'ai dit précédemment suppose que l'or¬ ganisation religieuse de la France demeure ce qu'elle est aujourd'hui. 11 est bien évident que si la France faisait une révolution religieuse, la donnée étant toute diffé¬ rente, la solution pourrait l'être aussi. Mais rien n'an¬ nonçant de nos jours une révolution prochaine de ce genre, et de tels changements ne s'improvisant pas, si nous ne voulons entrer dans le domaine des imagina- tions, nous devons conclure de ce qui précède que le pro¬ blème de l'éducation se compose-en France des éléments nécessaires qui suivent : Premièrement, suppression des salaires des clergés, comme en Amérique. Ce point paraissant aujourd'hui gagné, au moins dans les esprits, nulle nécessité d"y insister. 11 est trop clair que la liberté morale ne saurait exister si, au lieu d'une religion d'État, on trouve le moyen d'en instituer plusieurs qui pèsent également cha¬ cune sur la conscience de tous. I LA LIBERTÉ. 105 Deuxièmement, gratuité de l'enseignement, afin qu'il puisse être obligatoire à un certain degré. Le père ne doit pas seulement le pain du corps à son enfant; il lui doit aussi le pain de l'intelligence et de l'âme. Troisièmement, séparation de l'enseignement laïque et de l'enseignement des églises particulières. Les deux conditions précédentes ne sont, en quelque sorte, que négatives ; cette troisième est celle qui donne la vie à l'enseignement en lui donnant sa raison d'être. Avez-vous, oui ou non, en vous l'esprit de vie? Croyez- vous l'avoir? Vous sentez-vous capable de faire des hom- messansle concours des églises particulières? Telleestla première condition de votre affranchissement. Sans cela que sont tous les expédients? Comment la société laïque s'est-elle émancipée? En croyant qu'elle se suffit à elle- même. Comment donc l'enseignement laïque s'émanci¬ perait-il jamais, s'il ne croyait posséder une source assez profonde de vérité, de science pour alimenter la vie hu¬ maine? Croyez-vous être dans la voie de la vérité? Vous pouvez y conduire les autres. Ne le croyez-vous? Il est juste que vous alliez demander votre chemin à l'Église. Mais à quoi bon vouloir être libre aujourd'hui, si vous vous croyez incapable de l'être demain? Que servirait de racheter un esclave, s'il continuait de se croire une chose sans àme qui ne vit que de la complaisance du maître ? Depuis deux ans nous discutons l'organisation sociale de la France indépendamment de tout élément moral-et • religieux. Comment ne pas s'apercevoir que le problème religieux enveloppe le problème politique, économique, et que toute solution de ce dernier n'a que la valeur d'une hypothèse aussi longtemps qu'on n'a pas résolu le premier? 100 QU'EST-CE QUE L'UNIVERSITÉ? Le socialisme se présente comme la seule doctrine des intérêts matériels. Tout le travail de la tradition philosophique est suspendu en France ; et de là qu'ar- rive-t-il? Le clergé, qui déclare avoir seul le monopole de l'esprit, règne et gouverne ainsi qu'en plein moven âge. Nous affirmons tous les jours que la philosophie qui a émancipé la France n'est que métaphysique creuse. Le prêtre s'empare à lui seul de ce domaine creux; il trouve dans ses profondeurs de quoi ensevelir tous vos projets. XVII qu'est-ce que l'université? Après l'expiration des deux dernières années, l'avenir croira-t-il que des démocrates qui ont vu l'expédition de Rome, la suprématie complète du clergé catholique, nous crient d'une voix éclatante : J'ai trouvé le mal. Écoutez ! Je vais vous dire quel est l'ennemi commun, auquel il ne faut plus laisser ni paix, ni trêve. Cet ennemi qui nous écrase, c'est l'Université Qu'est-ce donc que l'Université? Quelle était sa raison d'être? Au moment où Napoléon rendait à'la caste sacer¬ dotale son ancien pouvoir, il vit très-bien qu'il fallait faire quelque chose pour empêcher que la société laïque ne tombaL moralement sous la domination absolue de cette caste. Il vit en même temps que des individus laïques sé¬ parés les uns des autres seraient entièrement impuissants pour garantir la société moderne contre les envahissements d'un corps sacerdotal. Conduit par ces deux idées d'une QU'EST-CE QUE L'UNIVERSITÉ? 107 justesse parfaite, il établit, en face du sacerdoce, un corps laïque chargé d'enseigner et de conserver, de gé¬ nération en génération, l'esprit de la société laïque. Tel est le principe sur lequel vivait l'Université de France. Ce n'était pas une humeur de conquérant; c'était une néces¬ sité même de l'organisation sociale de notre nation. Dans tous les pays où le clergé forme une caste, vous n'avez pas à choisir les lois les plus idéales concernant l'enseignement. Quoi que vous fassiez, il faut qu'à cette organisation de la caste vous opposiez une organisation puissante si vous ne voulez tout abandonner à la pre¬ mière. Encore une fois, je ne puis trop répéter que la question n'est pas du tout de savoir s'il est bien ou mal, dans une démocratie idéale, de constituer un corps ensei¬ gnant au nom de l'État. C'est là une abstraction sans au¬ cune application à la France. La question qui la concerne est celle-ci : Etant donné un pays dans lequel le clergé forme une caste, n'est-il pas nécessaire que le principe laïque, dans l'enseignement, soit organisé de manière à pouvoir balancer l'action de ce corps? Cette question ainsi posée se résout d'elle-même, à moins que l'on ne pré¬ tende que l'individu sera chargé tout seul de faire équi¬ libre au corps qui prétend peser autant qu'un monde. C'est donc des entrailles mêmes de la nécessité que Napoléon a fait sortir le principe d'un enseignement na¬ tional confié à un corps laïque. En même temps qu'il relevait l'Église, c'était une conséquence rigoureuse pour lui d'établir l'Université. La première appelle nécessaire¬ ment la seconde. Le moyen âge, lui-même, ne voulant pas tout absorber dans la caste sacerdotale, avait été con¬ duit à chercher dans l'établissement de ses universités un équilibre de ce genre. Mais, d'autre part, Napoléon déposait dans sa création 108 QU'EST-CE QUE E'UÎUVERSITÉ? un principe de faiblesse qui devait la ruiner. 11 créait, il est vrai, un corps ; il lui refusait un esprit; ou plutôt, en liant l'Université au dogme particulier du catholicisme, il détruisait son œuvre. Dès que l'Université restait asser¬ vie au dogme catholique, son indépendance n'était plus qu'un mot. En réalité, elle était, dès son origine, sous la dépendance du sacerdoce qui, mieux que personne, est juge de ce qui concerne son dogme. Ainsi, Napoléon voulait élever une barrière contre l'esprit sacerdotal, et il mettait cette barrière sous la main du clergé. Établie sur un dogme exclusif, l'Université n'avait plus le môme fondement que la société civile. De là son attitude chan¬ celante. Napoléon n'osa pas l'appuyer sur l'esprit laïque moderne. Il l'appuya, comme ses fiefs, sur l'imitation de Charlemagne. Aussi, dès que sa main se retira et que le corps sacer¬ dotal commença ses attaques, on put s'apercevoir que l'Université ne se défendait pas. Elle ne pouvait se dé¬ fendre. Aujourd'hui nous savons pourquoi. Ses mains étaient liées ; elle ne savait sur quel terrain s'appuyer. Ni laïque, ni cléricale, cette contradiction la perdait. D'après son principe d'organisation, elle ne pouvait se passer du clergé, tandis que le clergé répétait chaque jour qu'il n'a besoin de personne. Une inégalité si flagrante ne per¬ mettait pas la lutte. Il n'y avait cpi'à céder. Pendant vingt ans, nous avons vu ce grand corps en butte à toutes les attaques de l'Église. Il est tombé en quelque sorte sans mot dire. Son fondateur l'avait placé pour couvrir la so¬ ciété civile comme un corps destiné à périr sans rendre aucune blessure. Pendant que l'Université était assaillie par l'esprit clé¬ rical, il lui était interdit de le combattre par l'esprit laïque. Telle que Napoléon l'avait faite sur le principe de QU'EST-CE QUE L'UNIVERSITÉ? 109 la théocratie carlovingienne, que fallait-il pour la mettre à merci? Qu'un évèque seulement retirât son aumônier. Comment garder tel professeur protestant, israélite, phi¬ losophe? On le voudrait, sans doute; mais le moyen? L'aumônier retiré, que deviendrait le collège? L'édilice impérial reposait sur le sable. 11 est arrivé à l'Université de périr comme son fonda¬ teur. Il s'est fait sacrer par le pape, et le pape l'a détrôné par l'anathème. Il a voulu faire sacrer l'Université par le clergé, et le clergé, en retirant sa main, a dissipé l'œuvre empruntée de Charlemagne. C'est que le principe faux par lequel Napoléon, sans croire à l'Eglise, s'était fait oindre à Notre-Dame, il l'a imposé, comme règle de doctrine, à l'Université. Ce man¬ que de vérité a conduit l'un à Sainte-Hélène, l'autre à la loi de 1850. J'ajoute que, grâce à l'une de ces grandes ironies que la Providence exerce envers les fondateurs d'empires, la principale création de Napoléon devait être renversée par un gouvernement qui porte son nom. Quant au clergé, sa participation à la loi de l'enseigne¬ ment est la seule faute de conduite que je pourrais lui re¬ procher depuis deux ans. Dans tout le reste, il a observé les règles ordinaires de sa diplomatie. En cette occasion seule, il s'est trompé. Il devait faire cette loi par ses créa¬ tures, non pas s'y employer lui-même, surtout ne pas paraître. Son empressement à écraser son adversaire l'a entraîné; il a perdu le sang-froid, l'équilibre dont il avait fait preuve jusque là. Dans son impatience d'anéantir l'U¬ niversité, il a laissé trop voir sa main quand le coup a été frappé. Que de méprises accumulées en peu de jours ! Il fallait laisser agir le bras séculier tout seul, et rester à genoux dans le sanctuaire ; il fallait se résigner à la des- 110 SOLUTION. traction de son adversaire, se la faire demander, se faire prier pour y consentir, s'y opposer même de vive voix, lorsqu'elle était devenue irrévocable, ne la demander os¬ tensiblement jamais. On aurait ainsi obtenu les mêmes choses sans nul danger de se commettre. Toutes les règles du Direclorium de Loyola ont été violées à la fois en cette circonstance par trop d'empressement de vaincre. Aujourd'hui les évêques s'aperçoivent de la faute ; ils renient la loi ; il est trop tard ! l'alliance avec le voltai- rianisme, l'éclectisme, le rationalisme protestant, a été vue du monde entier. On ne se défiait pas de ces pactes de famille par un simple reniement. Ils entraînent après soi des conséquences désastreuses qui se montreront un jour. VIII SOLUTION. Tout ce que vous dites de la liberté dans une démo¬ cratie idéale suppose que vous avez fait une révolution religieuse. Tout ce que vous faites démontre que vous ne songez en rien à une révolution de ce genre. Partons donc des éléments que vous admettez et quittons la chimère. Je maintiens que vous ne pouvez vous passer d'une orga¬ nisation quelconque de l'éducation nationale, aussi long¬ temps que la caste sacerdotale est le principe organique de votre religion. Ces choses se tiennent; il n'appartient ni à une révolulion politique, ni à une révolution écono¬ mique de les changer. Cela posé, reste à montrer que les principes établis ci-dessus ont reçu l'adhésion des SOLUTION. 111 esprits les plus opposés et la consécration de l'expérience depuis un demi-siècle. Dans la première ferveur de la révolution française, alors que les grands principes de la société nouvelle jail¬ lissaient comme par inspiration, voici quelle était, en 1792, l'opinion de Condorcet : « La Constitution, en reconnaissant le droit qu'a chaque individu de choisir son culte, eu établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d'admettre dans l'instruction publique un enseigne¬ ment qui, en repoussant les enfants d'une partie des ci¬ toyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux et don¬ nerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement né¬ cessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière et do n'admettre dans l'enseigne¬ ment public l'enseignement d'aucun culte religieux. « Chacun d'eux doit enseigner dans ses temples par ses propres ministres. Lcsparents, quelle que soit leur opi¬ nion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les éta¬ blissements nationaux, et la puissance publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l'éclairer et de la conduire. » Le principe que la France avait ainsi établi en théorie, une république voisine l'applique en réalité. La Hollande, qui nous a devancés dans la liberté de conscience, dans la liberté de penser, nous a précédés aussi dans la liberté de l'enseignement en établissant, dès 1806, que l'ensei¬ gnement laïque ne sera subordonné à aucun dogme particulier. Lorsque le gouvernement notifia à l'Eglise catholique l'interdiction des dogmes dans l'école, vous pensez, sans 112 SOLUTION. doute, que ce fut un grand scandale? Quelle fut la ré¬ ponse du clergé? La voici, par la bouche ofiicielle de son chef : « Pour voir régner la concorde, l'amitié, la charité entre les diverses communions, il est nécessaire, à mon avis, que l'instituteur s'abstienne de l'enseignement des dogmes des diverses communions. J'en excepte seulement le cas où un instituteur, dont d'ailleurs la probité et la capacité seraient notoires, n'aurait que des élèves d'une seule communion. Sans cela, les enfants apprennent trop tôt qu'ils diffèrent de religion. L'un fait des reproches à l'autre, et beaucoup d'instituteurs ne se mettent pas en peine de l'empêcher. Ce n'est d'abord, à la vérité, qu'un enfantillage ; mais cependant les enfants croissent, et l'é- loignemcnt augmente de plus en plus, et toute leur reli¬ gion n'est souvent qu'un faux zèle que le véritable esprit religieux et la charité chrétienne réprouvent et détes¬ tent. » Ainsi le clergé catholique reconnaissait non-seulement que l'enseignement laïque peut subsister sans l'autorité des dogmes particuliers, mais que, de plus, c'est un bien qu'il en reste indépendant. Même témoignage de la part des clergés luthériens, réformés, mennonites 1. Une expérience de trente-deux ans consacre ce sys¬ tème; après ce laps de temps, M. Cousin est envoyé par le gouvernement de France en Hollande pour reconnaître les résultats de l'expérience, et, dans ce voyage^ quelle objection rencontre-t-il? Aucune. Le système de 1806, 1 « Par suite de Tordre actuel, et par bonnes raisons, dit le con¬ sistoire de la communion mennonite, renseignement du dogme de la religion est écarté des écoles primaires. » SOLUTION. 115 profondément enraciné, a passé dans les mœurs. Pen¬ dant que partout ailleurs la question de l'enseignement obsède les esprits, un calme profond règne à ce sujet au sein de la société hollandaise. Le système politique a changé ; la République est devenue royauté ;. et, non¬ obstant, le système de l'enseignement n'est nullement ébranlé. Partout l'observateur français recueille à cet égard la même'réponse. Que lui dit l'homme que la Hol¬ lande regarde comme un des pères de l'éducation du peuple? « Les écoles primaires ne doivent appartenir à aucun culte en particulier et n'enseigner aucun dogme positif. Il ne faut pas tendre à la division des écoles et avoir des école,s spéciales catholiques et des écoles spéciales pro¬ testantes. Une école du peuple est pour le peuple tout entier. » De l'école primaire le même principe passe dans les écoles supérieures L 1 « Je remarquai aussi, écrit M. Cousin, qu'il n'y a aucun ensei¬ gnement moral et religieux dans l'école latine d'Utrecht. C'est le même système que dans l'enseignement primaire; et M. van Ilensde nie répéta pour l'école latine absolument ce que tous les inspecteurs primaires m'avaient dit pour leurs écoles : tous les maîtres ici s'ap¬ pliquent, en toute occasion, à rappeler les principes de l'Evangile et à inculquer l'èsprit de moralité et de piété. Mais nous n'avons pas d'enseignement spécial à cet égard. On pareil enseignement n'a lieu qu'en dehors de l'école latine, dans le temple ou dans l'église, lit M. van Hensde me donnait de celte coutume les mêmes raisons qu'on m'avait déjà données : La nécessité de maintenir la tolérance, surtout la nécessité de ne point effaroucher les ministres des différents cultes, l'impossibilité de se passer d'eux pour un tel enseignement, et en même temps l'inconvénient de le conlier à l'un d'eux en parti¬ culier. — Mais pourquoi ne confieriez-vous pas l'enseignement reli¬ gieux des différents cultes à des ministres de ces cultes? Nul n'aurait à se plaindre, et l'école y gagnerait. — C'est ce qui se fait, me dit-il, mais hors de l'école. » XI. 8 114 SOLUTION. Entraîné par cette unanimité et par la force de la vérité, l'observateur français, quoique préoccupé d'un système tout différent, laisse lui-même échapper ces paroles : « Je veux un enseignement moral et religieux très- général, et sans acception ci'aucune communion, dans les écoles primaires, comme base commune de l'enseigne¬ ment religieux positif que les différents cultes donneront dans l'église, le temple ou la synagogue. t> Essayez de découvrir un autre système qui réunisse à la fois les révolutionnaires de la Constituante et de la Convention, les philosophes du dix-huitième siècle, les ministres des différents cultes, catholique, protestant, juif, les représentants officiels de l'éclectisme, ceux de l'Encyclopédie, et qui, par-dessus tout, ait subi depuis un demi-siècle l'expérience faite par une des nations les plus sages de l'Europe. Si l'on parle de conciliation, où peut-elle être, hormis dans le système qui est proposé et applaudi par des temps et des esprits si différents? Quoi de plus réalisable que ce qui est réalisé? quoi de moins chimérique que ce qui est? Yous appelez cela honnêtement et modestement utopie, absurdité, extra¬ vagance. Ne craignez-vous pas qu'en donnant les mêmes noms aux choses confirmées par une expérience écla¬ tante et à celles qui n'existent encore qu'en théorie, vous n'étiez d'avance toute signification à ces paroles de guerre? Pour moi, de plus en plus persuadé que le seul moyen d'organiser l'éducation individuelle dérive des principes sur lesquels est fondée l'éducation de la société elle- même, je reproduis ici les termes dans lesquels j'exposai cette solution dans l'Assemblé nationale. Ils seront le résumé de tout ce qui précède. « Pourquoi la France, depuis plus de vingt ans, cher- SOLUTION. . 115 che-t-elle vainement à résoudre le problème de l'ensei¬ gnement? Pourquoi sommes-nous aujourd'hui moins avan¬ cés que nous ne l'étions en 1855? Pourquoi le pays, qui a tranché avec tant d'autorité de si vastes questions dans l'ordre civil, s'engage-t-il, pour ainsi dire en aveugle, dans celle-ci? Parce que la France n'applique pas à cette difficulté nouvelle les principes du droit public qui lui ont servi à résoudre toutes celles qui se sont rencontrées jusqu'ici. « Organiser l'enseignement primaire en particulier et l'enseignement en général, c'est organiser la société elle-même. 11 en résulte que, pour fonder l'école sur sa vraie base, il faut l'établir sur le principe qui fait vivre cette société. Or quel est le principe qui se retrouve au fond de toutes nos lois, sans lequel nos codes eussent été impossibles ? 11 est tout entier contenu dans ces deux mots : Séculariser la législation ; séparer le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, la société laïque et les Eglises. « Ce n'est pas d'aujourd'hui que de grandes difficultés surgissent devant le législateur de la société française issue de la révolution. « Comment a été résolu le problème, en apparence inextricable, de la liberté des cultes, qui renferme impli¬ citement le problème de la liberté d'enseignement? Par la séparation du domaine laïque et du domaine ecclésias¬ tique, en effaçant de la législation le principe de la reli¬ gion d'État. « Comment a été résolu dans le code le problème aussi fondamental de l'état des personnes, celui des actes de l'état, civil? Encore une fois, par le même principe, par la même séparation, en retranchant de l'acte civil l'in¬ tervention du dogme particulier représenté par le clergé. 116 SOLUTION. « Comment donc pouvez-vous aujourd'hui espérer résoudre le problème de la liberté de l'enseignement? Je réponds avec la plus entière conviction : Vous le pou¬ vez en introduisant dans la question le même élément, le même principe, en faisant pour cette loi ce que vos prédécesseurs ont fait pour toutes les autres ; c'est-à-dire en retranchant de l'enseignement laïque l'enseignement du dogme particulier. « Portez dans ce problème le principe vital qui anime toutes vos institutions ; sécularisez la législation de l'en¬ seignement, et la question se résout d'elle-même. A'ous avez pour résultat, au sommet de la société, dans la con¬ stitution : séparation du pouvoir laïque et du pouvoir ecclésiastique ; dans le code qui régit l'état des personnes : séparation des actes civils et de la célébration ecclésias¬ tique; et, par suite, dans la loi de l'enseignement : sé¬ paration de l'école et de l'Eglise, de l'instituteur et du prêtre, de l'enseignement et du dogme. « V oilà la solution qui se déduit nécessairement de l'esprit de toutes nos institutions appliqué au problème de la liberté d'enseignement. Car ce n'est pas moi qui mets en présence ces deux choses : la loi et le dogme ; partout elles sont en face l'une de l'autre, non pas hos¬ tiles, mais séparées. Tous les grands actes qui compo¬ sent la vie humaine, la naissance, le mariage, la mort, reçoivent une double sanction, l'une de la société civile, l'autre de la société ecclésiastique ; l'une de la loi, l'autre du culte. C'est par là que la liberté de con¬ science a pu être fondée et maintenue du berceau à la tombe, « Si donc ces deux puissances séparées manquent ainsi chacun des actes de l'existence, si notre législation a déjà enveloppé par avance la vie humaine tout entière SOLUTION. 117 dans cette distinction du principe laïque et du principe ecclésiastique, il reste maintenant à appliquer cette dis¬ tinction à l'enseignement, qui est une préparation à la vie. Par là vous ferez entrer dans nos institutions cet esprit d'unité qui est l'ordre même déposé dans la loi. « Cette solution, tirée de la séparation complète de l'enseignement laïque et de l'enseignement d'un dogme particulier, est la seule qui puisse concilier tout en¬ semble l'unité de la nationalité française et la liberté de conscience. « En effet, dans tout autre système, il arrive l'une ou l'autre de ces deux choses: ou chaque religion, chaque dogme a son école; ou les communions diverses sont réunies dans le même enseignement. « Dans le premier cas, si chaque communion a une école particulière, les générations nouvelles, séparées par des croyances opposées, forment pour ainsi dire autant de nations qu'il y a de religions et de commu¬ nions différentes. Au lieu de tendre à l'union, l'ensei¬ gnement développe l'héritage des haines ou du moins des antipathies profondes qui divisent les églises. L'œuvre de l'unité nationale, consacrée par tout le reste de la législation, est ébranlée par la loi de l'enseigne¬ ment. « Dans le second cas, celui où toutes les croyances sont entre les mains du même maître, dans une école mixte, c'est la liberté des cultes qui est atteinte. Si le protestant est obligé d'apprendre le dogme sous l'in¬ fluence prédominante du catholicisme, ou réciproque¬ ment, l'une des Églises est sacrifiée ; en sorte que, dans le système de la loi, l'une ou l'autre de ces choses est renversée, ou le principe de l'unité nationale ou le prin¬ cipe de la liberté de croyance. 118 SOLUTION. « Dans tous les cas, dès que vous admettez comme né¬ cessaire l'intervention du dogme dans l'enseignement laïque, je dis que, quoi que vous fassiez, vous placez l'école, et par suite la société et l'État, sous la dépen¬ dance absolue de l'Eglise. « Le dogme ne peut être que souverain, partout où on le juge nécessaire. Point de transaction ni d'accom¬ modement avec lui. Il ne rivalise avec personne ; il com¬ mande, il est maître, il règne, ou il n'est pas. « Qu'il pénètre dans l'école, le prêtre qui le repré¬ sente y devient souverain comme lui. Que faut-il à l'Eglise pour vous faire sentir la dépendance absolue où vous aurez placé l'enseignement laïque? Une seule chose : re¬ tirer ses éyêques du conseil supérieur, ou l'aumônier du collège, ou le curé de l'école; mettre par là l'interdit sur l'enseignement : cela suffit. Devant la seule menace, la société, entièrement désarmée, n'a plus qu'à céder. En faisant intervenir le dogme dans la constitution de l'en¬ seignement laïque, vous le ramenez au droit d'interdit du onzième siècle. « Contradiction, impossibilités, oppression de la con¬ science, voilà toute la loi; voilà aussi ce qui se rencontre dans tous les systèmes; un seul résout ces impossibilités, c'est celui où l'école laïque est faite à l'image de la société laïque. « Puisque la société française subsiste en dépit des contradictions entre les Églises diverses, il faut bien qu'il y ait un lieu où les jeunes générations apprennent que, malgré ces différences éclatantes de foi et de dogme, tous les membres de cette société font une seule famille. Or ce lieu de médiation, où doivent s'enseigner l'union, la paix, la concorde civile, au milieu des dissentiments inexorables des croyances et des Églises, c'est l'école laïque. SOLUTION. 119 « Si, dès l'origine, la différence des communions éclate dans l'enseignement ; si le triste héritage des dis¬ sensions religieuses est la première expérience qui frappe l'enfant; si, dès qu'il ouvre les yeux, il ne voit que l'hos¬ tilité des cultes ; s'il naît, pour ainsi dire, à la vie civile dans le berceau des dissensions religieuses, où donc apprendra-t-il l'union, sans laquelle il n'y a point de France ? « Je voudrais, au contraire, que, dès son entrée dans la société laïque, qui est ici marquée par son entrée dans l'école, l'enfant fût frappé d'un spectacle de paix. Encore une fois, ne le faites pas naître dans la discorde religieuse , prélude de la discorde civile. « Ainsi, dans l'école laïque, affranchie de la différence des dogmes, tout doit parler d'union ; c'est en dehors de l'école, image de l'unité française, que l'enfant doit ap¬ prendre la divergence des dogmes, les inimitiés irrécon¬ ciliables des cultes entre lesquels s'est partagée l'âme de la patrie. C'est dans l'église, c'est dans le temple, c'est dans la synagogue qu'est le domaine absolument libre du dogme particulier. « Par là se concilient la liberté avec l'autorité, l'unité de la nation avec la diversité des croyances religieuses: dans l'école, le principe général, laïque, universel qui gouverne, soutient la société française ; dans les Eglises, le dogme particulier, ou catholique, ou protestant, ou israélite, qui constitue le culte ou la secte. « Et lorsque j'expose une solution qui nàît de la nature de notre société et de la logique de nos institutions, il est sans doute nécessaire d'ajouter que cette solution a pour elle l'expérience de l'un des peuples, je ne dis pas seule¬ ment les plus anciens dans la liberté, mais les plus reli¬ gieux d'Europe. 120 SOLUTION. « Tout le monde sait que la Hollande a fondé son sys¬ tème d'enseignement sans aucune acception de dogmes particuliers, ou plutôt avec l'interdiction absolue de ces dogmes dans toute école laïque. Et voilà près d'un demi- siècle que dure cette expérience de ce peuple si sensé, si pacifique, avec une égale adhésion des amis de la liberté et des amis de l'autorité, des laïques de toutes les opi¬ nions, des ecclésiastiques de tous les cultes; car il n'en est pas dans l'Europe qui ne soit représenté dans la so¬ ciété hollandaise. La solution que je propose, ici a porté dans cette société, entre tous les partis, ce germe de paix profonde que laisse toujours après soi le sentiment de la vérité rencontrée et réalisée. « Je résume en deux mots ce que je viens de dire. Mon amendement est tout un système ; mais ce système, c'est l'âmede notre législation.On ne force pas le principe d'une société : lorsque la législation d'un peuple est conçue dans un esprit, on ne peut pas impunément mettre une loi particulière en contradiction avec toutes les autres. Ce serait arracher la pierre de fondation de la société pour s'en faire une arme d'occasion. « Séparation du domaine de la société laïque et du do¬ maine du dogme particulier, c'est le principe des insti¬ tutions et des moeurs de la France. « Ne mêlez pas aujourd'hui ce que vous avez partagé hier; car c'est par cette distinction qu'ont été établis l'ordre et la liberté dans la vie civile; par la confusion des deux principes dans la loi d'enseignement, vous no rencontrerez qu'arbitraire, violence, oppression, tant pour un parti que pour un autre. » Inutile de dire que je n'avais aucun espoir de faire adopter cette solution. Pas un seul journal, que je sache, SOLUTION. 121 ne mentionna même l'amendement qui la contenait1. Un de mes collègues2 le soutint avec talent. Quelques mains se levèrent pour l'appuyer, et ce fut tout. Je devrais donc croire que la question de la liberté morale, en France, n'a pas avancé dans les esprits depuis 1848. Au lieu de nous placer sur un terrain inexpugnable de la séparation absolue, nous continuons de nous jeter dans toutes les embûches d'idées et de langage qui se présentent devant nous. En vain le catholicisme déclare officiellement qu'il s'identifie désormais avec le jésuitisme. Nous croyons très-habile de les séparer. Nous protestons sous toutes les formes de notre adhésion au premier, sauf la réserve que nous faisons à l'égard du second. Du reste, que l'Église orthodoxe daigne nous faire un signe, nous lui jurons de nouveau foi et amour. Que le bas clergé ou le concile, notre suprême espérance, vienne bénir le nouvel arbre planté à la place de celui qui a été coupé par le pied ; nous sommes prêts ; nous voilà prosternés dans la poussière ! Je ne puis néanmoins m'empêcher d'adjurer les amis de la liberté d'entrer dans la voie que j'indique, hors de laquelle il ne peut y avoir pour eux qu'illusions éter¬ nelles. Cette voie est la ligne droite. Toute autre est une ligne courbe qui, après d'inextricables détours, ramène inévitablement au point de départ. J'ai relevé l'idée de Condorcet, et j'ai essayé de me retrouver avec le fil de la tradition nationale dans le dédale où nous'sommes égarés en dehors de la religion positive et de la liberté philoso¬ phique. 1 Un amendement présenté par M. Victor Chauffeur tendait au même but. ~ M. Delbetz. 122 SOLUTION. Cette idée, si simple, je le sais, est encore prématurée ; mais que mes amis du moins ne la laissent pas retomber dans l'oubli. Quand le moment viendra, que d'autres, plus heureux que moi, la popularisent et l'appliquent. Cette question est de celles sur lesquelles la démocratie française sera irrévocablement jugée. Si, lorsqu'elle dis¬ posera d'elle-même, elle hésite encore une fois à affir¬ mer son autorité morale, cette pusillanimité d'esprit lui coûtera plus cher que toutes ses témérités. Mais ce système de séparation n'est pas lui-même sans inconvénients. Le véritable idéal serait d'unir d'une ma¬ nière indissoluble la religion nationale et la science laïque dans le même système d'éducation. — Eh! qui vous parle d'idéal ? Il s'agit de ce qui est possible dans les conditions religieuses de votre société. Qui vous nie que ce soit un malheur dans un Etat que de renfermer plusieurs croyances qui se détruisent les unes les autres? Qui vous nie qu'il ne fût infiniment préférable de n'avoir qu'une religion, à laquelle tous les citoyens crussent avec la même énergie de foi, surtout si cette religion était conforme à toutes les lois de la science laïque? Mais est-ce là votre situation? Pouvez-vous, sur¬ tout voulez-vous la changer en un clin d'œil? Est-ce ma faute si le catholicisme s'est trouvé trop étroit pour ren¬ fermer votre société laïque et si elle le déborde de toutes parts? Unité de la religion positive et de la science, il n'y faut plus songer. Faites donc en sorte au moins de sau¬ ver la liberté de l'esprit humain. Celle-ci perdue, que reste - t-il ? DE LA DIRECTION MORALE DE I/EUROI'E 125 XIX DE LA DIRECTION MORALE DE L EUROPE Que celui qui veut mesurer avec quelle rapidité s'é¬ croulent, dans notre Occident, toutes les puissances de la tradition, réfléchisse à ceci : La légende de César a gou¬ verné le monde pendant six cents ans ; celle de Charle- magne a dominé, en réalité, tout le moyen âge ; la su¬ perstition de la légende napoléonienne s'est évanouie en quelques mois devant la réalité. Entendez-vous un gémissement d'airain sortir des lianes de la colonne Vendôme avec le glas d'une cymbale funèbre? —• Allons donc! vous rêvez. — Voyez-vous deux pleurs de sang couler des yeux de la statue de bronze? — Bah! quelle plaisanterie ! — Je vous dis, moi, que je sens dans l'air une religion qui se meurt, la religion d'un héros. Il s'élevait et'touchait au ciel ; chaque imagination nouvelle le grandissait à son tour. Et maintenant où est- il ? Déjà le culte a fait place à la discussion. Le demi-dieu est redevenu homme. Voici un spectacle qui ne s'est présenté qu'à de rares intervalles dans l'humanité : un culte héroïque qui fait place à l'histoire. Que l'on m'explique comment celui que je voyais dans la nue a été si vite diminué de cent cou¬ dées. Je suppose que ce qui m'arrive est également éprouvé par d'autres. Qui a fait ce prodige? et comment s'explique la chute'violente de ce fantôme d'imagination que les peuples se formaient? Wt DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. Dernière superstition de l'Occident! le culte de Napo¬ léon disparu, quelle idolâtrie pourrait renaître? Quel homme, quelle personnalité pourrait désor¬ mais être notre salut, puisque cette personnalité d'airain et cet héritage d'un monde ont été dissipés en quelques jours? Du poëme, Napoléon redescend à l'histoire, ou plutôt il y entre; il reprend les proportions humaines qui ne le quitteront plus. Il rejoint César, Charlemagne. L'âme des peuples se tourne ailleurs. Tout mort qu'il était, il exerçait sur leur esprit une puissance plus absolue que de son vivant ; car il les rete¬ nait captifs dans son ombre. Les voilà affranchis de ce joug. Arrachés à la fasci¬ nation qui les rendait immobiles, ils ne cherchent plus leur destinée dans sa cendre, ils ont traversé son sépul¬ cre ; sur l'autre bord de la petite fosse vide de Sainte- Hélène, ils voient des cieux et une étoile qu'il n'a pas vus. Ce n'est rien de s'affranchir du joug des vivants, rois, empereurs, dynasties d'un moment ! il nous restait, peuples d'Occident, à nous affranchir de la plus pesante des servitudes ; je parle de l'idolâtrie d'un esprit im¬ mortel ! Si quelque chose doit donner à penser, c'est de voir que la contre-révolution n'a pu se résumer en France dans aucun système. Il lui a été impossible de s'enraci¬ ner nulle part, ni de se perfectionner en aucun homme. Autrefois elle s'était appelée de Maistre, de Bonald. Au¬ jourd'hui, quel nom lui donner? Dans quelle théorie, dans quelle institution se résume-t-ellc ? Comment la défendre ? comment l'attaquer ? File ignore elle-même ce qu'elle est. Est-elle légitimité? Elle s'en défend. Monarchie constitutionnelle? Pas davantage. DE LA DIRECTION MORALE DE L EUROPE. 125 République? Encore moins. Théocratie? Elle le nie. Qu'est-elle donc? C'est -un fait d'une signification immense que la France devenue incapable de produire un système mo¬ ral et logique de contre-révolution. Aucun des élé¬ ments du passé n'étant resté fidèle à lui-même, n'a conservé la force d'un principe. Le clergé triomphe de sa victoire. A quel prix l'a-t-il achetée? En capitulant avec Voltaire. La légitimité, pour se rendre éligible, abdique le droit divin. Dans tout cela, ce ne sont que principes qui se renversent les uns par les autres, capi¬ tulations, transactions et, par suite, anéantissement de force morale. Les anciens par lis, en France, acceptent des positions où la défense est impossible. Ils ressemblent à des corps d'armée qui, de retraite en retraite, se sont laissé enfer¬ mer dans une place à moitié démantelée. La reddition n'est plus qu'une affaire de temps, que l'on pourrait cal¬ culer jour par jour. N'est-ce pas l'un des plus grands signes de ce temps? les fils ne suivent plus les traces de leurs pères ; les pre¬ miers n'acceptent plus l'héritage moral des seconds, hormis dans le scepticisme; le fils du conventionnel est royaliste, celui de l'impérialiste a perdu le sens national de l'empire. Que veut dire cette disparition volontaire de l'héritage moral ? Celui qui ne voit pas dans ce fait un symptôme extraordinaire, quel avertissement du ciel pourra l'obliger de réfléchir? La vérité qui m'a toujours servi à m'orienter est celle- ci : tout ce qui se passe dans le monde religieux a son reflet dans le monde politique, .le n'ai encore trouvé au¬ cune exception à cette loi ; elle se confirme de nos jours avec une force qui doit frapper tout esprit. Depuis que le 120 DE LA DIRECTION MORALE DE I/EDROPE. catholicisme a déclaré qu'il s'identifie avec le jésuitisme, quoi de plus satisfaisant pour la raison que de voir les formules compliquées d'Ignace de Loyola devenir l'âme de la vieille Europe, et la police changée en un objet d'enthousiasme si sincère qu'il est presque religieux? Au spectacle de cette parfaite conformité des faits avec l'idée qui les régit, j'éprouve quelque chose de la satis¬ faction que doit éprouver le géomètre qui voit la formule algébrique suivie par la mécanique céleste. Il y a deux systèmes d'idées où la contre-révolution peut se défendre ; mais je remarque que, pour les trou¬ ver dans leur entier, il faut sortir de France. Le premier est le système catholique. Il devait natu¬ rellement avoir son organe en Espagne. M. Donoso Cortès a eu l'honneur de personnifier ce système, que j'ai déjà moi-même résumé ci-dessus : Ramener l'Europe à l'unité religieuse; ce qui implique, avant tout, la conversion volontaire ou forcée des États protestants, et aboutit à cette suite de corollaires : unité de l'Église, jésuitisme, absolutisme universel. C'est là une situation logique où l'ancienne société peut se réfugier pour essayer du moins de soutenir les assauts de la société nouvelle. Et peut-être ne connaît-on pas assez tout ce que l'on pourrait trouver de force en s'enfermant dans le tombeau d'un vieux inonde. Se faire de l'unité de l'Église un rem¬ part contre toutes les révoltes de l'avenir, évoquer tous les ossements du passé, qui sait ce qu'une pareille déci¬ sion pourrait produire? Mais il faudrait que'cette situa¬ tion fût prise hardiment, sans perdre un seul jour, qu'aucune capitulation ne pût avoir lieu avec aucun des éléments du présent; il faudrait surtout un grand fonds de confiance de la part de ceux qui font appel à la mort, r, si ce système répond à la première de ces conditions, . DE Là DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. 127 il ne répond malheureusement pas à la seconde. Au moment même où son auteur le conseille à l'Europe, il avoue qu'il en croit la défaite inévitable quoi qu'on fasse. Tout bien considéré, il ne s'agit donc, dans ce plan proposé pour l'ancienne société, que de disparaître avec plus d'éclat et de logique; ce qui doit naturellement con¬ duire à rechercher s'il n'existe pas un moyen plus sûr de vaincre la révolution. Ce second système est celui de la Russie. Identifier le principe de l'autorité religieuse avec celui de l'autorité politique, réunir dans la même tête le pape et l'empe¬ reur, séculariser l'Église et la confondre avec l'État; joindre au fanatisme du prêtre la toute puissance du roi absolu, mettre par la réunion de ces deux légitimités dans la main du czar la plus grande concentration de force qui se soit encore montrée, et tourner cette double puissance contre la révolution française, telle est la ma¬ chine de guerre qui peut être opposée à la logique de la démocratie. En face de ces deux systèmes, quel sera le nôtre, soit qu'ils se présentent tous deux ensemble, soit qu'ils agis¬ sent isolément? Dans le premier cas, à un catholicisme convaincu et logique qui marche tout armé ojiposercz-vous un catholi¬ cisme de convention, mutilé d'avance par la tolérance pour les autres cultes? Personne ne peut le soutenir. Si vous entrez dans la logique de votre adversaire, il faut accepter le catholicisme tout entier avec ses déductions 1 « Tout annonce une crise prochaine et funeste, un cataclysme « comme jamais les hommes n'en ont vu.,. Aujourd'hui en Europe, « toutes les voies, mêmes les plus opposées, conduisent à la perdi- « lion. » (Discours à la Chambre des députés d'Espagne.) 12S DE LA DIRECTION MORALE DÉ L'EUROPE. . politiques ; ce qui équivaut à la contre-révolution, sans nulle résistance de la part de la démocratie. Dans le second cas, que ferez-vous? Lorsque s'ébran¬ lera le principe de l'autorité russe fondée sur l'unité de la religion nationale et de la souveraineté politique, au nom de quelle autorité morale vous armerez-vous? A la préten¬ tion de l'universalité de l'Église russe, répondrez-vous par la m'ème prétention de l'Eglise catholique? Mais voyez ce qui vous menace, si vous vous abritez derrière cette Église? Sur tous les grands champs de bataille, de¬ puis trois siècles, le principe catholique a été vaincu ; au seizième siècle par la réformation dans la guerre de Trente ans, au dix-huitième par la philosophie dans les guerres de la Révolution française. Il le serait infailliblement de nouveau par l'Église russe; car celle-ci, outre qu'elle se présente dans la lutte avec la même ambition d'ortho¬ doxie, a fait divorce avec le moyen âge. Si, pour maîtriser l'essor d'enthousiasme et de domi¬ nation qui saisit peu à peu la race slave, la France se barricadait dans le système de l'Église du moyen âge, nul ne peut douter du résultat. D'un côté, l'entraînement de toute une race d'hommes vers l'avenir; l'enthousiasme et le fanatisme de l'inconnu ; l'esprit moderne qui, chaque jour, sécularise l'Église russe; de l'autre, le moyen âge sans l'énergie de la foi ; la retraite précipitée, désordon¬ née de la Révolution française dans le système gothique ; l'imitation et la routine du passé; ici le czar, là Pie IX; des deux parts la même accusation de schisme et d'hérésie; qui n'avouera que dans cette situation sans vérité la France serait irrévocablement perdue? Au slavisme du czar opposer le latinisme du pape; à la secte grecquç, la secte romaine? Y songez-vous?.La supériorité du système russe sur le système catholique, DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. 139 c'est qu'il fait sa part à l'esprit moderne par l'abolition de la caste sacerdotale, et par l'identification du pouvoir religieux et du pouvoir civil. La Russie a pris cette avance sur l'Occident qu'elle a détruit la caste dans la religion. Ce progrès seul oblige la France de s'élever d'un degré nouveau dans l'échelle sociale. Depuis 1848, la France s'est donnée comme puissance sectaire; elle s'est liée par une chaîne d'airain aux des¬ tinées de la papauté romaine. Comme ces Gaulois qui suc¬ cédaient à une place de bataille où ils étaient frappés de mort l'un après l'autre, on a vu divers peuples frappés dans cette même position. D'abord 1 Italie a couvert de son corps la papauté, l'Italie a été effacée du rang des peuples. Plus tard l'Espagne a pris la place de l'Italie ; l'Espagne a été brisée à son tour ; alors, est venue la Po¬ logne catholique, le même coup l'a frappée. Aujourd'hui, la France prend, à Rome, la place encore chaude de ces cadavres de peuples ; elle accepte la même situation, elle l'a revendiquée par la force. C'est bien. Faibles pa¬ triotes que nous sommes, pourquoi contrarier cette na¬ tion si elle veut ajouter son hécatombe à l'hécatombe de tant de peuples ? J'ai peur seulement que vous ne preniez pas assez la mort au sérieux. Vous comptez sur vos doigts les peuples qui sont tombés à la même place et pour la même cause. Vous mesurez exactement leurs tombes et vous dites : C'est moi qui ai fait celle-ci, elle est la plus profonde- Cette autre n'est que commencée, pour qui est-elle pré¬ parée? Je pourrais la combler; mais, après tout, qu'im¬ porte? ils renaîtront demain ou après-demain. Prenez garde ! c'est se consoler trop tôt. Si l'on ôtait ainsi le sérieux à la mort sociale, quel peuple lutterait désormais a*rec acharnement, et sans capituler, pour dé- XI. 'J 150 DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. fendre sa nationalité? L'histoire est moins cérémonieuse; elle retient pesamment dans le tombeau ceux qu'elle ensevelit; et, par là, elle enseigne à ceux qui survivent encore, qu'ils aient à bien veiller sur eux-mêmes. Je ne dis pas que les peuples catholiques, terrassés aujourd'hui, ne puissent ressusciter plus tard. Je l'espère, au con¬ traire. Je dis seulement que cela 11e s'est pas encore vu, qu'aucun n'a pu renaître et refleurir; et j'ajoute qu'il est imprudent de tant se fier aux complaisances de la défaite. Aujourd'hui la démocratie 11'a contre elle en France qu'un rideau de contre-révolution sans système, sans unité, sans puissance; d'où il suit qu'elle est assurée de l'emporter, puisque ses adversaires n'ont pu parvenir à mettre le pied sur un terrain solide. Dégagé de toute in¬ quiétude à cet égard, sa grande préoccupation doit être de se préparer à régner. En face d'un principe gothique, elle peut impunément chercher sa bannière ; mais, le lendemain de son avène¬ ment, il faut qu'elle soit formée d'avance ; car elle trou¬ vera, en face d'elle, un système véritable et tout armé de contre-révolution. Ce sera le système russe. Là, commen¬ cera véritablement le combat. Qui ne voit par là que, pour résister à la menace tou¬ jours pendante de l'orthodoxie universelle et russe, la nationalité française aura besoin, dans le péril, de se réfugier dans une orthodoxie plus universelle que celle de l'Église grecque et de i'Eglise romaine, c'est-à-dire qu'elle ne pourra vaincre- qu'à la condition de sortir de tout esprit de secte, de déployer une bannière, acceptée à la fois par le Latin, le Grec, l'Allemand, le Slave, c'est-à- dire par l'humanité même? Ainsi se retrouve en terminant, la question par laquelle j'ai commencé : Qu'est-ce qu'une religion? Conformément DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. 151 à tout ce qui précède, je réponds : C'est l'idéal vers lequel tend une nation et qu'elle réalise de plus en plus dans ses institutions civiles ; c'est la substance dont vivent les générations diverses d'une même race d'hommes. Un peuple qui perdrait l'idée de Dieu, perdrait par là même tout idéal. Je ne m'explique- pas sur quoi il pourrait con¬ tinuer à orienter sa marche. Il est plus difficile que l'on ne croit de découvrir ce que l'on appelle l'athéisme ; il n'a pu se développer ni se réaliser sur aucune échelle sociale dans le passé. Je crois qu'un peuple réellement athée, c'est-à-dire privé de toute relation avec la vie universelle, périrait par la famine morale, comme un peuple qui s'enfoncerait trop avant dans le désert y périrait de soif1. Toutefois, le monde ne fera plus de révolutions reli¬ gieuses dans l'ancien sens du mot. Pourquoi cela? Il n'en a plus besoin. Chacun a conquis la liberté du vote intérieur dans la cité divine. A quoi bon désormais une émeute dans l'infini? Après la réformation qui de chaque homme a fait un pape, l'idée de soumettre la conscience religieuse à une autorité extérieure, c'est-à-dire à un sacerdoce, ne peut plus émouvoir l'humanité. Voilà pourquoi aucun mouve¬ ment ne se produira plus parmi les hommes pour substi¬ tuer à un clergé ancien un clergé nouveau. Dans les pays catholiques, lorsqu'on cesse de croire, on ne cesse pas pour cela de regretter l'autorité qui pesait sur la conscience. Les plus affranchis croient longtemps 1 On remarquait l'autre jour que les peuples sauvages d'Amé¬ rique meurent avec leurs fétiches, si après avoir cessé de croire en eux, ils ne peuvent les remplacer par un idéal supérieur. Ceci est vrai de tous les peuples, et dos policés encore plus que des sau¬ vages. 152 DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. que c'est mie condition anormale que ce droit de chacun substitué au principe de l'ancienne autorité. Par lu longue habitude d'une conscience en tutelle, on appelle désordre, la nécessité où chacun se trouve de se diriger lui-même dans le monde religieux et moral. Il arrive ainsi que la liberté de conscience n'est acceptée que comme un pis-aller. Les hommes qui ne croient plus attendent impatiemment qu'il se forme un nouveau sys¬ tème auquel ils soient contraints d'obéir et qui les débar¬ rasse du fardeau de leur liberté; car ils la considèrent comme une transition entre deux autorités également indiscutables, celle du passé dont ils ne veulent plus et celle de l'avenir qu'ils implorent. Les enfants qui commencent à marcher croient aussi ne pouvoir se passer de la lisière. Ils la regrettent, ils la redemandent en pleurant. Vous la leur refusez; peu à peu ils apprennent à se tenir debout. Vous voulez bien, dites-vous, accepter d'être libres jusqu'au moment où le vrai système d'autorité religieuse sera découvert. Chacun alors, ajoutez-vous, sera tenu de soumettre sa conscience à cette sublime orthodoxie. C'est à-dire apparemment qu'après s'être affranchi du catholi¬ cisme, on tient en réserve les tenailles et les bûchers pour le moment où sera découvert le catholicisme nouveau. Vainc illusion d'un souvenir ! Vous êtes libres et le res¬ terez, malgré vous. Nul ne pourra vous remplacer désor¬ mais dans le gouvernement de votre conscience. Vous êtes responsables, vous redemandez vos chaînes? Elles sont rompues. 0 le curieux spectacle que tant d'esprits étonnés de n'être plus en esclavage ! Ils se retournent, ils voudraient au moins emporter leurs fers pour s'en accommoder à la prochaine occasion. Mais non ! La liberté intérieure a été DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. 151 proclamée jusqu'au fond des abîmes ! Les esprits sont libres ; ils redemandent d'ctre remis en tutelle, ils ne l'obtiendront pas. Après dix-huit cents ans de servage, voilà l'homme bien embarrassé de se trouver roi absolu du monde spiri¬ tuel. Déjà, il songe à abdiquer et à prendre la tonsure. C'est en vain ! il est forcé d'être libre. Enchaîné sur le trône des esprits, il est contraint de régner. Certes, il était commode d'avoir une autorité qui pensait, priait pour toi. Déjà tu voudrais t'en reformer une autre pour lui donner en dépôt ta pensée, ta con¬ science ; va ! nul ici-bas, que toi-même, n'aura plus la responsabilité de ton cœur. Porte-le jusqu'au bout sans fléchir. On demande ce que c'est que le socialisme. D'après les principes établis plus haut, je crois pouvoir le dire. Tous les peuples l'ont connu. Le socialisme est une religion qui s'incarne dans les institutions civiles et poli¬ tiques. Quand le dogme de Brahma s'est réalisé par les castes dans les institutions civiles, c'était le socialisme indien. Quand le dogme de Jéhova s'est réalisé par l'abolition des castes dans les institutions de Moïse, c'était le socia¬ lisme hébraïque. Quand les plébéiens osèrent demander de participer à la religion des nobles, et d'avoir en conséquence le droit de former comme eux des mariages et des familles légi¬ times, ce fut le scandale de l'antiquité romaine, et le pre¬ mier pas fait dans le socialisme païen. Quand le dogme du Coran s'est réalisé par l'égalité radicale dans les institutions civiles des Arabes, c'était le socialisme mahométan. Qand le dogme de l'Eglise romaine s'est réalisé dans 131 DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. les institutions par le servage, par la féodalité, par la monarchie de droit divin, par l'absolutisme, par l'in¬ quisition civile et politique, c'était le socialisme catho¬ lique. Aujourd'hui, le christianisme universel tend à se réa¬ liser par la liberté, par l'égalité, par la fraternité, parla sanctification du travail, dans les institutions civiles; c'est ce qui s'appelle le socialisme de l'humanité moderne. Il y a des religions qui, dès leur apparition, se sont incarnées dans les institutions, par exemple le Coran. Toutes ses conséquences sociales ont été immédiatement réalisées chez les Arabes. Le socialisme mahométan a été contemporain de Mahomet. Il y a des religions, au contraire, dont l'idéal reste longtemps suspendu dans les cieux avant de pénétrer les choses humaines; témoin le christianisme. Pendant dix- huit cents ans on l'a considéré comme un idéal étranger à la terre. Quand un idéal religieux se précipite du haut des dogmes dans les faits sociaux, aucune puissance de la terre ne peut empêcher son travail de s'accomplir. Voyez dans le centre du globe ce minéral se former d'après la loi géométrique du polyèdre. Qui lui a ensei¬ gné cette loi dans les ténèbres? Qui la lui a révélée? Pourtant il la suit aveuglément ; et non-seulement il y obéit, mais aucune puissance au monde n'est capable de l'en distraire un moment. Que pourraient tous les rois absolus pour empêcher cette loi de cristallisation de s'ac¬ complir dans un coin quelconque de la nature ?De même qui sera assez fort pour empêcher la société moderne de s'ordonner sur le plan de son idéal religieux ? Voilà pourquoi on voit la démocratie grandir par ses échecs autant que par ses victoires, par ses fautes autant DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. 155 que par ses combinaisons les meilleures : elle ne réussi¬ rait pas à se détruire quand même elle y serait tout oc¬ cupée. L'homme ne peut plus rien à une telle œuvre pour la contrarier. Les défaillances, les craintes, les exaltations, les fautes, les haines, les sympathies, les menaces, les bons et mauvais calculs, tout cela est secondaire ; quand les choses sont, arrivées à ce point que le principe d'une reli¬ gion commence à se répandre dans les faits, ou seule¬ ment quand ces questions sont posées, tout est décidé. 11 n'y a plus lieu ni de craindre ni d'espérer. Ce que vous craignez et ce que vous espérez, tenez-le déjà pour ac¬ compli ; il l'est en effet I S'il est vrai que quelques-uns en soient arrivés là de croire que l'invasion de la France empêcherait la trans¬ formation qu'ils craignent, je veux leur montrer en un mot qu'ils sont aussi insensés que criminels. Il y eut aussi des Romains qui se prirent à espérer dans les Goths, les Vandales, pour sauver le vieux monde. Ceux-ci arrivèrent; pas une pierre ne resta debout. De même il est certain que si l'invasion russe, suspendue sur l'Occident, finis¬ sait par s'y précipiter et se consommer, pas une pierre de la société actuelle ne survivrait. L'invasion de la France, c'est la disparition du système des nationalités. Celles-ci retranchées de l'humanité ac¬ tuelle, qui peut dire ce qui en resterait? Otez la patrie, je vois disparaître la famille, et avec elle, jusqu'au der¬ nier vestige du droit sur lequel le monde a vécu jusqu'ici. Le vainqueur disparaîtrait bientôt lui-même dans l'énor- mité de sa victoire. Jusqu'à ce jour, ces deux idées, patrie, famille, ont été corrélatives ; la première n'a jamais disparu que la seconde n'ait été atteinte. 130 DE LA DIRECTION MORALE DE L'EUROPE. L'esclave, qui n'a plus de patrie, n'a plus de famille. 0 blasphème ! faut-il que ma plume écrive ces mots ! Si l'anéantissement de la patrie française pouvait se consommer jamais, tout serait englouti dans cette mort. Ce seraient vraiment alors les funérailles d'Achille ; l'an¬ cien monde tout entier serait immolé sur ce tombeau ! LETTRE SUR LÀ SITUATION RELIGIEUSE ET MALE DE L'EUROPE A EUGÈNE SUE LETTRE SUR LA SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE DE L'EUROPE A EUGÈNE SUE Que vous dirai-je, mon cher ami? Vous faites appel aux hommes de bonne volonté, qui se souviennent en¬ core de la dignité humaine ; vous les invitez à dire ce qu'ils pensent sur la question morale qui comprend toutes les autres et seule fait la différence entre l'homme et la hête. Mais de quoi nous est-il permis de parler? N'avons-nous pas un sceau sur la bouche ? Ne vivons-nous pas à condition d'être comme les morts? En quoi nous regarde l'homme ? Ne sommes-nous pas de ceux qu'il est loisible de chasser, détraquer impuné¬ ment de lieux en lieux, jusqu'à ce que la terre nous manque sous les pieds? N'est-ce pas un crime dans notre bouche que ces mots : justice, pitié, humanité? Pour peu que nous les répétions encore, n'est-il pas à peu près convenu que le feu et l'eau nous seront refusés? Pourtant, mon ami, malgré ce qu'ils disent, je me 140 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE souviens encore que je suis homme. Parlons donc de ce qui les touche le plus. Cherchons leur bien, leur dignité ; ils feront après cela ce qu'ils voudront. Pour ce qui me regarde, mon exil me plaît; je me le serais moi-même imposé. Je l'aime indépendamment d'une autre raison, parce qu'il me rappelle à chaque heure ce qu'il y a de grave et de vrai dans la destinée. A ce premier degré de la mort, j'apprends, j'entrevois chaque jour des choses qui m'auraient échappé sans cette épreuve. Je ne me suis jamais senti si libre que depuis que je suis banni. Vous savez, mon ami, que peu de gens répugnent plus, que moi à tout ce qui ressemble à un vain bruit. J'attends volontiers que la nécessité me provoque à rompre le si¬ lence. Alors si l'occasion commande, si une conscience noble, droite, me sollicite d'exprimer mon sentiment, non sur tel ou tel peuple, non sur tel ou tel gouverne¬ ment, mais sur l'un des intérêts universels de l'huma¬ nité, je reconnais là un devoir strict. Je le suis ; j'y obéis ; sans pouvoir y échapper plus qu'un autre. Je veux savoir ce que je suis. Ou tous les droits delà condition humaine m'ont été retirés à la fois, et l'on ne m'a laissé qu'un simulacre de vie; ou bien je fais encore partie de la société universelle ; et dans ce cas, je dois avoir comme tous les autres une pensée qui m'est propre sur le monde moral. Cette pensée, mon droit est de la soutenir, mon devoir est de la dire librement, sans crainte, comme il appartient à chaque membre de la fa¬ mille humaine. C'est vous, le romancier, qui proposez aujourd'hui la politique la plus positive, la plus pratique, là où tant d'hommes d'Etat de profession n'ont fait le plus souvent qu'un roman. DE L'EUROPE. 141 Oui, ce qu'il y a de plus effrayant au monde, c'est de voir des peuples, des États s'asseoir tranquillement à l'ombre d'une vieille religion morte. Quel silence, grand Dieu ! quelles ténèbres 1 comme les plus simples notions s'effacent promptement! et avec quelle rapidité la nuit descend dans l'âme des hommes ! Prêtez l'oreille, mon ami ! il y a de grands États, de grands peuples que je ne nomme pas, chez lesquels vous n'entendrez pas le battement d'un cœur, le souffle, la respiration d'une personne morale. Une société a-t-elle disparu? C'est le silence d'une plage déserte. La tribune anglaise ne parle plus que pour vendre ce qui reste de vérité et d'honneur sur la terre. Sommes-nous donc seuls désormais dans l'univers moral? S'il en est ainsi, c'est bien! sachons au moins mourir debout. Notre grand Arago soutenait que la vie physique de ce globe peut finir et s'arrêter un jour, faute d'air respira- ble. Et le monde moral ! et la vie des intelligences, qu'en dirons-nous? ne les voyons-nous pas s'évanouir faute d'air, et périr d'étouffernent? Combien déjà ont pris un autre visage et que nous aurions peine à reconnaître depuis que leur cœur s'est abaissé ! et qu'il est vrai de dire que les générations ser- vilcs sentent de loin le cadavre ! De l'air ! de l'air ! voilà ce qui manque au monde. Mais il n'ose le dire; si nous le disons pour lui, il nous dénonce. Que l'esprit humain, s'il fut jamais infatué, regarde les temps où nous sommes et qu'il s'instruise à son tour ! qu'il voie, lui aussi, combien il est chose fragile et comme il est aisé sinon de l'extirper, au moins de l'en¬ sevelir vivant! Venez, vous tous, grands esprits pratiques, 142 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE les plus accrédités près du bon sens, Bacon, Montesquieu, Mirabeau, qui avez dit cent fois que votre lumière ne serait plus éclipsée, que les ténèbres ne peuvent rien contre le jour immortel ! Venez, regardez, voyez ce qu'ils ont fait de vos divines clartés ! Cet être cupide, endurci, sourd, hébété, avili, qui passe et qui rampe, est-ce bien là l'homme que vous avez connu et que vous nous avez promis? donnez-vous le spectacle orgueilleux de cet abaissement des intelligences encore plus que des ca¬ ractères ! car qui peut dire où il s'arrêtera? Et que Pascal aurait aujourd'hui beau jeu, après avoir bafoué l'ange, à contempler la bête ! Je viens de relire le morceau écrit par Jouffroy vers 1825 : Comment les dogmes finissent. Il a analysé avec une sagacité admirable tous les enseignements qui étaient offerts dans le passé et dans les faits accomplis sous ses yeux. Mais combien il est loin du vrai et de la réalité, dès qu'il essaye de soulever le voile du lendemain, pour pé¬ nétrer au delà du moment où il écrivait. On souffre au¬ jourd'hui en voyant l'espérance exaltée qu'il mettait dans les hommes de son temps ! Il croyait (et il a légué cette erreur à beaucoup d'hommes de nos jours), il croyait qu'une religion morte, vaincue par la raison, ne peut plus être un obstacle, un danger pour les sociétés humaines. Le faible des philo¬ sophes, des écrivains dans les affaires d'Etat a toujours été de penser qu'un dogme est fini quand ils l'ont réfuté, et qu'il suffit de montrer la lumière aux hommes pour qu'ils se dégoûtent des ténèbres. Les hommes de 1825 ne savaient pas qu'après que la discussion est close, quand les dogmes morts n'ont plus rien à répliquer, ils se pé¬ trifient ; devenus sourds à toute vérité, capables seule¬ ment d'outrages, ils ont sous cette forme la puissance DE I,'EUROPE. 145 d'inertie et d'étouffement qui tient de la nature aveugle. Le paganisme avait été vaincu cent fois par l'esprit des philosophes qu'il pesait encore, comme la pierre du sé¬ pulcre ; sans le marteau du Centurion, ses temples se¬ raient encore debout en Occident, comme ils le sont dans les Indes orientales. Il est vrai, il est certain que la discussion est close avec le catholicisme, puisque, sauf l'injure, il reste muet à toute contradiction. La parole, la vie n'ont plus de prise sur ces corps pétrifiés; ils n'en sont que plus re¬ doutables. Car, sous cette forme aveugle, muette, les dogmes vieillis ne sont plus, pour ainsi dire, que le cadavre d'une religion ; et si la société par un effort quelconque ne s'en délie, elle devient elle-même cadavre, sous, cette ombre de mort. Autre point non moins important que la fin préma¬ turée de Jouffroy l'a empêché de saisir ; il est mort à temps pour ne pas voir les choses que je vais dire. Les années pesantes qui ont passé sur nous depuis 1825 nous permettent de continuer le tableau qu'il a commencé. Voici ce qu'il eût vu, et, sauf l'identité des termes, ce qu'il eût dit, si sa vie n'eût été abrégée avant l'âge : Quand, après une longue lutte contre l'ancien dogme au nom de l'idée nouvelle, les philosophes, appuyés du concours et des espérances de tous, obtiennent la vic¬ toire et que le pouvoir si longtemps désiré tombe enfin entre leurs mains, il arrive une chose que personne n'a¬ vait pu prévoir. C'est que les philosophes trouvent une telle douceur dans la domination, qu'ils oublient les idées au nom desquelles ils l'ont reçue; et, sans s'occu¬ per davantage de la vérité, ils ne songent plus qu'à goûter en paix l'autorité acquise. Alors ils découvrent, en pre- 141 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE mier lieu, que l'ancien dogme, si longtemps attaqué par eux, est le meilleur frein pour retenir les hommes sous le joug; et ils mettent tout leur art à réparer ce frein qu'ils avaient brisé et qui leur paraît divin depuis qu'il est en leur puissance. Car ils obtiennent par là le double avantage de vivre en paix avec l'ancien ennemi et de réprimer leurs partisans devenus leur principal em¬ barras. Maîtres du pouvoir, les philosophes font alors cette seconde découverte : que leurs systèmes n'étaient rien autre chose, après lout, que le fondement, l'explication du vieux dogme, sous une autre forme. Après avoir voulu l'anéantir, ils l'édifient de nouveau; ils s'en pro¬ clament les plus intelligents défenseurs. Alors on voit des choses incroyables. Ceux qui avaient passé leur vie à railler les vieux dogmes prennent tout à coup un masque grave, composé. Les uns se convertissent avec éclat à la religion qu'ils ont tout fait pour renverser, et ils renient en secret leur conversion publique. Les autres, plus timides, et qui gardent encore une apparence dans le parjure, déclarent qu'il est de bon goût de cesser les attaques contre des choses sacrées. Quand ce mot a été prononcé, tout est fini; la vanité se trouve intéressée à respecter la servitude. 11 ne manque plus qu'une occasion pour la faire éclater. Cette occasion ne tarde pas à paraître. Est-il un lieu sur la terre où le dogme vieilli chancelle et s'écroule de lui- même; aussitôt ses adversaires de la veille, les sceptiques redevenus croyants depuis qu'ils régnent, se précipitent à sa défense; ils le rétablissent de vive force, par les armes, par le fer, par le sang. Dans ce concert d'apostasies effrontées ou cachées, s'il se trouve quelque penseur qui rappelle aux philosophes DE L'EUROPE. l',.g les idées pour lesquelles ils ont vaincu ; s'il leur demande de profiter de leur autorité pour asseoir la doctrine nou¬ velle ou pour la développer; s'il les adjure de tenir leurs promesses; s'il invoque la foi reçue, les luttes entre¬ prises en commun pour la cause sainte, celui-là n'est plus qu'un embarras; il devient promptement oïlieux. Qu'il poursuive l'ancienne lutte, les nouveaux vainqueurs se joignent aux vaincus pour l'accabler; car désormais leur cause paraît inséparable. Sans se laisser décourager par la défection, si l'apôtre fidèle continue démarcher tète haute dans la voie où tous s'étaient rencontrés d'a¬ bord; si, au mépris de son intérêt propre, il poursuit avec sa foi première le travail de la liberté, la conquête du vrai ; s'il garde sa croyance, son culte persévérant dans les idées, et s'il convie les autres à la clarté héroï¬ que de ce flambeau, alors il faut le perdre. L'ironie, le persiflage, le dédain, l'outrageplcuvent sur lui; ce n'est plus qu'un imprudent qui veut, tout compromettre; il faut jeter cet ancien compagnon d'armes en proie à l'an¬ cien ennemi. Dans tous les cas, le silence, l'oubli, feront raison d'un esprit incommode -qui s'obstine à penser, quand c'est l'heure pour tous ses compagnons de jouir en paix de la domination usurpée. Il est enseveli vivant ; il meurt au loin, seul, à l'écart ; personne ne se souvient qu'il a vécu. Cependant, relevé, réhabilité par les libres penseurs, le vieux dogme n'attend qu'une occasion de se dégager de leurs mains. Ils croyaient, en le protégeant, le patro- nant, s'en faire 1111 allié ; le dogme, une fois réparé, leur échappe. Tout indigné d'avoir subi de tels patrons, il se retourne contre eux et leur ôte ce pouvoir qui n'était qu'une fraude. C'est la chute de la philosophie. xi. 10 140 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE Elle tombe sans bruit, déconsidérée, dégradée aux yeux des peuples ; et Dieu sait ce qu'il faudra de mer¬ veilles pour la relever jamais ! bar le plus grand nombre liait principalement ce qui lui semble un parjure. Les apostats de la libre pensée, courbés, agenouillés volon¬ tairement aux pieds des hommes de l'autorité aveugle, font paraître ceux-ci plus grands que nature. On ne peut s'empêcher de les comparer ensemble ; le reniement des uns relève la constance, la perpétuité des autres, qui du moins ne se sont jamais démentis. Peu à peu, en voyant que les affranchis de la veille se sont eux-mêmes refaits esclaves, l'opinion se déconcerte ; le mépris s'étend des personnes jusque sur les idées. Aux meilleurs, elles paraissent un piège, aux ambitieux une duperie, aux parvenus un danger, aux penseurs un reproche. Tous s'en éloignent également par différents chemins avec colère, avec terreur, avec repentir, avec honte. Une génération s'avance tête basse, sans qu'aucune pensée luise sur son front. Un vide étonnant, inconcevable, in¬ connu se fait dans l'esprit humain. Les idées les plus simples deviennent une fatigue. Le niveau de l'intelligence baisse à vue d'œil; l'âme se retire, la voilà qui cède de toutes parts à la matière. Chacun ayant voulu à son tour se servir de l'ancienne religion comme d'un frein ou d'un instrument, et l'ayant réparée à sa guise, il ne reste plus une âme entière, une conscience droite, un esprit libre. Dans cette nuit, l'an¬ cien dogme ose ce qu'il n'avait encore ni espéré, ni con¬ voité; il fait, accepter des monstres de doctrine auxquels il n'eut jamais songé, si les philosophes ne lui eussent fait ces ténèbres. Alors des prodiges de lâcheté et de ser¬ vitude se consomment dans l'ombre ! On entend comme DE L'EUROPE. 147 un glas retentir sur la terre. On dirait des funérailles d'un monde. Nouveau progrès dans la chute. Le lien des idéesdétruit, les hommes, en pleine civilisation, retombent dans une sorte d'isolement barbare. Vous pouvez alors, si cela vous plaît, les prendre, les lier, les garrotter ; ils n'en seront point offensés ; du moins, ils paraîtront ne point le sentir, soit dissimulation, soit peur. Comme un troupeau, ils verront stupidement passer leurs compagnons enchaînés, et ils ne tourneront pas la tète pour demander où vous les conduisez. Car ils ne se doutent pas qu'il s'agit là d'eux-mêmes. Nulle sympathie, nulle pitié. C'est beaucoup s'ils ne se raillent pas de ceux qui souffrent pour leur cause. Chacun, aussi longtemps qu'il n'est pas lui-même saisi au corps, restera insensible aux maux de tous les autres. En quoi cela le regarde-t-il? Vous pourriez alors, à votre gré, faire disparaître un peuple successivement, un à un, homme à homme, sans causer aucun trouble à ceux que vous épargneriez, et sans tirer d'eux un soupir ! C'est là, croyez-vous, le dernier terme, la crise salu¬ taire et finale? Vous le pensez? Je n'oserais l'affirmer. Tant il y a de combinaisons fertiles, de degrés conti¬ nus et surtout de surprises dans l'abaissement d'une société, une fois qu'elle s'abandonne les yeux fermés à la force ou au hasard ! Je craindrais trop de faire à mon tour comme Jouffroy, qui, dans sa sincérité de philosophe, n'a pu prévoir ni l'hypocrisie philosophique, ni quelle force elle possède pour relever les choses mortes. Si ma vie se fût arrêtée connue la sienne peu après 1825, assurément j'au¬ rais nié d'avance comme lui ce que mes yeux ont vu plus tard. J'aurais rejeté comme une fiction impossible ces 148 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE nouvelles formes de la servilité humaine auxquelles je suis bien obligé de croire, puisque j'y suis plongé et, pour ainsi dire, enseveli. L'expérience nous ayant donc appris à nos dépens ce que ious les dons de l'esprit ne nous eussent jamais révélé nous pouvons préciser aujourd'hui la question du inonde moral, mieux peut-être qu'on ne l'a l'ait avant nous. Comment arracher un monde à la mort qui l'enve¬ loppe ? Voici, en énervant les mots, pour n'offenser personne, la réponse qui se présente : il y a trois manières de toucher à une religion suran¬ née et de la vaincre. Premièrement, on peut la faire disparaître par l'auto¬ rité, par la force. C'est ainsi que le paganisme a été extirpé de vive force par les décrets des empereurs catholiques, les religions orientales par les califes, le catholicisme par les rois d'Angleterre, de Suède, de Danemark, le protestantisme par les rois de France, d'Espagne. Ce que l'on peut dire de ce moyen, c'est qu'il est le seul qui ait réussi à anéantir une croyance ancienne. Toutes les religions qui ont disparu de la terre ont été effacées par la force et par l'autorité ; au contraire, il n'en est aucune, si folle, si insensée, si absurde que vous l'imaginiez, qui ait été détrônée et extirpée par la seule liberté de discussion. Tout le monde répète que la force n'a rien pu contre les croyances, et le monde entier est le témoin du contraire. Secondement, on peut, au moyen de la discussion, essayer cle remplacer une religion surannée par une DE L'EUROPE. 149 forme nouvelle de cette religion. Dans ce cas, la force ne semble pas aussi nécessaire ; quoiqu'il n'y ait pas d'exemple au monde que la forme nouvelle ait remplacé l'ancienne sans que l'autorité s'en soit mêlée, et sans qu'elle ait fait taire au moins un moment ceux qui ont pour eux l'antiquité. Troisièmement, on peut à une religion surannée oppo¬ ser la pure lumière de la raison, de la philosophie. Mais le temps a montré que si vous ne laissez aux peuples un vestige au moins de leurs anciennes croyances, ils se croient égarés ; et ne pouvant s'élever d'un seul coup ni se maintenir sur les hauteurs de la philosophie, ils retombent inévitablement dans leurs plus anciennes for¬ mes, et redeviennent la proie de leurs superstitions les plus sordides. De ces trois systèmes, si le premier est le plus efficace, il est eu même temps le plus impraticable aujourd'hui. Nul ne peut en conseiller l'usage, puisque, indépendam¬ ment d'autres raisons, il y en a une capitale qui exclut l'incertitude; c'est qu'il suppose la force et l'autorité, c'est-à-dire les choses qui manquent le plus à ceux qui pourraient être le plus tentés de l'employer. Le troisième moyen, tout philosophique, est le mieux fait pour séduire. C'est aussi le moins sûr ; et vous avez fait preuve d'un grand sens en l'excluant aujourd'hui, au risque de déplaire à quelques-uns; car il en est qui pen¬ sent que les peuples pris en masse n'ont pas encore assez montré combien il est aisé de les renchaîner aux vieilles formes,tant qu'ils n'en ont pas adopté de nouvelles. Reste à examiner le second système. Certes le progrès serait immense si l'on pouvait en un jour arracher les peuples au catholicisme qui représente la barbarie du moyen âge, et les attirer vers une des formes les plus 150 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE modernes du christianisme. Ce serait les enlever au moyen âge, où ils gisent ensevelis, pour les transporter vivants dans le monde moderne. ■ Et parmi ces formes du christianisme, il n'a pu vous échapper que VUnitarisme est celle qui se concilie le mieux avec nos temps; car s'il conserve une ombre de l'antiquité chrétienne et s'il rassure par là l'esprit trem¬ blant des peuples, de l'autre, il donne la main à la philo¬ sophie la plus hardie. En sorte qu'il semble tout préparé pour faire le pont sur lequel ils peuvent passer l'abîme sans vertige, sans crainte de s'y perdre, ni désir de retour¬ ner en arrière. L'Unitarisme n'est rien autre chose que la profession de foi du Vicaire savoyard qui a été si long¬ temps l'âme de la révolution française. De plus, l'Unita- risme a l'avantage incomparable d'être non pas seulement un livre, mais une institution éprouvée sur laquelle re¬ pose en partie et s'étend cet édifice merveilleux des États- Unis, qui semble croître à vue d'œil, pour notre orgueil et pour notre espérance. Qui ne voudrait, qui ne souhaiterait que la parole d'un Emerson français, d'un Channing, retentit au milieu de la société française, dans nos campagnes et dans nos ate¬ liers? Quels éclairs de vie morale ils feraient sortir de ces âmes en travail, et qui peut savoir où s'arrêterait cet apo¬ stolat d'une âme libre? j'ose dire que nous avions commencé quelque chose de semblable au Collège de France et nous y avons tra¬ vaillé dix ans. Plus tard, lorsque j'ai lu la parole de ces grands hommes de bien, j'ai été étonné et fier de voir que dans le même temps nous disions à peu près les mêmes choses, aux deux bords opposés deTOcéan. J'en appelle au souvenir de ceux qui étaient là ; ils nous sont tous res¬ tés fidèles ! DE L'EUROPE. 151 Venons à la pratique de la -vie, que vous avez envisagée avec une si rare justesse d'esprit. Nous ne pouvons ni exiger, ni attendre du grand nombre un génie assez stoï- que pour .que les grandes dates de l'existence ne soient marquées d'aucune solennité. L'homme ne se décidera pas à traverser la vie sans qu'aucune parole le relie à la société des êtres immortels; il ne veut ni entrer dans le monde, ni en sortir en secret, comme une feuille des bois qui naît, qui meurt, sans que personne le sache. 11 a besoin d'un témoin qui réponde do lui devant la société des vivants et des morts. Force, grandeur, ou faiblesse, telle est sa nature. Nous ne la changerons pas. Lors même que nous ferions de lui le philosophe stoïque sur son roc immuable, resterait la femme, l'épouse, la mère, qui assurément ne consenti¬ rait pas à se priver de tout lien visible avec la société morale ; et les femmes feront ici la loi aux hommes; elle retourneront infailliblement au passé, si elles ne sont retenues par un lien nouveau. N'est-ce pas là ce que nous voyons à chaque heure du jour? Personne ne s'en étonne. Pour moi, c'est un spec¬ tacle auquel je ne m'accoutume pas, de voir un ami de la liberté donner par le baptême son enfant à l'Eglise qu'il ne cesse de proclamer l'ennemie de toute liberté. Et ce n'est pas l'exception, c'est la règle. La démocratie parmi nous est ainsi faite que tout enfant qui vient au monde reçoit en naissant le baptême et le sceau de l'ennemi de la démocratie. La jeunesse arrive; l'adolescent, est con¬ firmé par la même puissance hostile. Dans la commu¬ nion, il jure de rester fidèle à ce même adversaire qui de son côté lui jure une inimitié implacable. Après cela 1 mariage, puis la mort; et cet ami de la liberté, depuis sa naissance jusqu'à son dernier jour, est à toutes les cir- 152 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE constances solennelles le témoin, le gage, le disciple, le client, la proie et le jouet de l'Eglise ennemie. Que la démocratie européenne, que les amis de la li¬ berté disent donc à la fin ce qu'ils veulent, et si c'est là un jeu qu'ils prétendent continuer longtemps. Comment ce fleuve, qui de son plein gré découle de la source de toute servitude, s'y plonge en naissant, pour s'y replon¬ ger encore et s'y engloutir â jamais, comment un homme de sons espère-t-il que ce soit la voie pour enfanter la vie, pour féconder la liberté? Qui ne serait effrayé de voir ces générations aveugles se repousser l'une l'autre sans répit, sans intervalle sous le joug, en même temps qu'elles prétendent s'affranchir ? Où trouver une issue dans ce cercle de mort? Encore une fois est-ce un jeu? Sachez, s'il en est ainsi, qu'il est odieux; les générations y passeront et' s'y useront l'une après l'autre sans profit pour per¬ sonne. Quand ils ont ainsi, par faiblesse ou par nécessité, li¬ vré les leurs à l'ennemi, vous savez leur réponse : « Quo « donc! la chose a-t-elle de l'importance? le baptême, « la communion ! pures formes qui n'engagent plus à « rien ! Le serment religieux prêté à la naissance, au « mariage, à la mort, devant le ciel, devant les hommes, « ce n'est là qu'un mot, une complaisance, une forma- « lité, que sais-je? une comédie. N'en parlons plus, de « grâce! » Pardon, il faut en parler; et ce sera pour dire que la démocratie, la liberté, ne seront que desmotsaussi long¬ temps que vous les servirez du bout des lèvres et que vous les renierez, que vous les livrerez dès que l'occasion so¬ lennelle s'en présentera dans la vie ou dans la mort. Car il faut savoir pour qui vous êtes, et avec qui vous êtes. Youlez-vous l'absolutisme, le despotisme intellectuel et DE L'EUROPE. 153 civil? Croyez-vous que la servitude de l'intelligence soit un bien? Cela peut aisément se soutenir. Dans ce cas, donnez vos enfants à l'Église qui soùtient, qui répand cette doctrine, et qui s'en fait un dogme; personne n'ac¬ cusera chez vous que votre aveuglement. Voulez-vous au contraire la liberté, le développement de la raison? Dans ce cas il est monstrueux de donner vos enfants à l'Église qui maudit ce que vous croyez. Quand je songe que de votre plein gré, vous livrez, vous abandonnez ces intelli¬ gences naissantes, qui ne peuvent se défendre, à l'Église que vous condamnez et maudissez vous-même, de quel mot me servirai-je? Le mot que je vais prononcer est dur, mais il est nécessaire; c'est une sorte d'infanticide moral que vous consommez, le sachant ou l'ignorant. Car l'excuse que vous donnez est pire que la chose elle- même! « C'est un jeu, une comédie. » Vous savez parfai¬ tement qu'il n'en est rien ; que ce n'est pas une chose vaine d'être engagé dès le berceau dans les liens d'une Église, et d'y être confirmé, enchaîné à bon escient, sitôt que la raison commence. Ne prendrez-vous donc jamais exemple de vos adver¬ saires? Ils donnent à leurs enfants le sceau de leur Église ! Qui peut s'en étonner? Qui songe à le leur reprocher? C'est leur droit; ils en usent, ils font bien. Mais vous? Etes-vous des agneaux pour lécher, de générations en gé¬ nérations, la main qui vous flagelle et vous déchire? Pourtant, je le veux hien! Ce sera une comédie. Prenez garde alors que la vie humaine tout entière, et tout ce que vous prétendez aimer, liberté, raison, justice, défno- cratie, égalité, peuple, ne soit à son tour une comédie, et la plus misérable de toutes. Car l'enfant qui a com¬ mencé ce jeu dès le berceau, et auquel vous aurez si vite attaché le masque, aura, ce me semble, quelque peine à 154 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE ne pas le garder et le porter devant vous, devant nous, dans les affaires humaines, après l'avoir si bien gardé dans les affaires sacrées. Ah! qu'il me semble périlleux de faire naître un homme en pleine ruse, dans le faux serment! Après avoir menti au ciel, la tentation doit être grande de mentir à la terre ! Que veux-je donc vous demander? Une seule chose, et je vais la renfermer dans les termes les plus étroits pour que vous n'ayez aucune raison de me refuser. Je ne parlerai pas de vos morts ; je ne cherche¬ rai pas pourquoi vous les donnez à l'Église qui vous a déclaré la guerre. Eux-mêmes, direz-vous, peuvent l'avoir exigé (et qui voudrait ne pas respecter la parole d'un mourant?). D'ailleurs les pleurs, le deuil, la consterna¬ tion, la terreur qui enveloppe un pareil jour, tout, si vous Je voulez, sera votre excuse. Mais les enfants, eux qui viennent de naître, voilà ceux pour lesquels je demande grâce! Ici, vous n'avez pas l'ex¬ cuse des larmes, des lamentations, de la terreur du tom¬ beau. C'est un jour joyeux qui luit sur vous ; il vous con¬ vie à l'avenir! Pourquoi, dans ce jour radieux, étendez- vous prématurément les ténèbres sur cette créature qui arrive au inonde et aspire à la lumière? Je ne peux plus vous comprendre. Quoi ! vous réprouvez cette Église ; vous la dénoncez comme la demeure du mensonge et de l'esclavage ; elle vous le rend en haine, en invectives, en malédictions, en imprécations; partout où elle a la main sur vous, elle vous le fait sentir; elle encense vos bourreaux ; voilà une lutte ouverte, s'il en fut sur terre. Pourquoi donc, encore un coup, portez-vous votre en¬ fant souriant à la source que vous dites empoisonnée? DE L'EUROPE. •155 Pourquoi le baptisez-vous dans la servitude que vous maudissez pour vous? Pourquoi enchaînez-vous de vos libres mains cet être désarmé qui ne peut résister? N'étes- vous pas son père pour le préserver, le sauver de ce que vous avez reconnu être le mal, le faux, la mort? Et c'est vous qui l'y portez! C'est vous qui l'ensevelissez, à peine né, dans le servage moral ! C'est vous qui mettez, sur cette tête fragile et toute branlante encore, un joug d'airain de dix-huit siècles ! Je ne sais ce que vous penserez de la franchise de mes paroles; mais je ne puis les retenir, et tant qu'il y aura un souffle en moi, je réveillerai, j'embarrasserai, je tour¬ menterai votre conscience, jusqu'à ce que vous reconnais¬ siez ce qui est évident. Car enfin la nature, la vie, l'ave¬ nir, vous donnent dans chaque enfant qui naît l'occasion et, pour ainsi dire, l'injonction de sortir de l'esclavage du passé ; et vous faites servir la nature, l'avenir, la vie perpétuellement renaissante, à renouveler, à perpétuer votre contrat de servitude. Eh bien ! il faut ouvrir les yeux. Il faut que la liberté, la démocratie profitent de ces forces inépuisables de la nature renaissante, ou bien, si vous êtes décidés à tourner contre vous ces forces invincibles, il faut renoncer à la démocratie comme à la liberté ! Car les lois de l'univers ne changeront pas pour votre plaisir ; et lorsque les gé¬ nérations nouvelles vous sont données pour renouveler la vie humaine, si vous les liez, le sachant et le voulant, à ce qu'il y a de plus immuable, de plus hostile dans le passé, vous désobéissez à toutes les lois de la vie ; vous n'enfanterez que la mort. Que faut-il donc faire? Une chose très-simple et je crains qu'elle ne soit repoussée à cause de sa simplicité même. Le point pratique, le point utile, le point urgent, •150 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE c'est de sortir en masse de l'Eglise qui a fait serment de vous perdre. Il faut que les peuples qui habitent encore le moyen âge prennent enfin pied dans le monde mo¬ derne ; et pour cela, je n'exige pas qu'ils deviennent subi¬ tement des philosophes. Je ne pense pas non plus que, pour faire un pas en dehors de la barbarie, il soit sage d'attendre cette foi nouvelle, cette forme de culte jus¬ qu'ici inconnue, cette révélation de l'esprit attendu, que je suis loin de nier, mais sur laquelle je ne puis rien bâtir d'assuré ni de solide aujourd'hui, puisqu'une seule chose est certaine, c'est que cette révélation souveraine qui doit relier tous les cœurs ne s'est pas montrée encore. En des circonstances semblables, si nous ne voulons que les jours passent inutiles et amassent une plus lourde servitude, il me semble sage et sensé de commencer l'affranchissement des hommes pris en masse avec les leviers qui existent aujourd'hui. Et si, pour se délivrer du moyen âge, l'homme, au seizième siècle, s'est tant appuyé du pur évangile, peut-être serait-il raisonnable de s'appuyer aujourd'hui sur les résultats les plus avancés de la révolution religieuse, pour s'affranchir du catholi¬ cisme dans sa caducité, la forme la plus aveugle qui ait encore paru dans le monde. Que ceux qui se sentent l'esprit assez trempé pour vivre dans la philosophie le fassent ; je les applaudirai ; la philosophie reste après tout le temple serein par excel¬ lence ; templa serena. Celui qui sera baptisé loin des orages, dans l'éternelle sagesse, n'aura rien à envier aux autres. Mais le nombre de ceux-là ne sera pas le plus grand. Quant aux autres, il y aurait quelque dureté et peu de sens à les compter pour rien. Cela admis, ce serait, certes, un grand malheur, si parmi les mille formes du chris- DE L'EUROPE. 157 tianisme moderne qui semblent parcourir toute l'échelle de la liberté religieuse, depuis la moindre jusqu'à la plus grande et la plus semblable à la liberté philosophique, il n'en était aucune que les hommes nouveaux pussent s'ap¬ proprier selon les besoins différents qu'ils ont d'indé¬ pendance ou d'assujettissement. Je ne blâmerais donc point celui qui, entre tant de cultes'divers, tous affranchis du moyen âge, choisirait pour son enfant le culte qui répondrait le mieux à son état moral. De quoi s'agit-il ? De briser la chaîne par laquelle, sui¬ vant la forte expression des jurisconsultes, le mort, saisit le vif, dans un héritage non interrompu d'aveuglement moral. Le moindre ébranlement de la colonne qui sou¬ tient à elle seule toutes les servitudes, aura des consé¬ quences infinies pour la liberté, la dignité humaine; mais ce premier pas, il faut au moins le faire à un titre quelconque, au nom de la politique, sinon de la reli¬ gion. Donnez-moi un seul rayon ; la grande' lumière sui¬ vra bientôt. Ici je les entends d'avance ;. vous savez comme moi la réponse qui me sera faite : « Tous les prêtres se ressem- « blent, disent-ils ; mieux vaut garder les anciens qu'en « prendre de nouveaux. Un vicaire savoyard, un unita- « rien, un jésuite, c'est pour nous même chose. Restons « où nous sommes. Refaisons ce que nous avons lait « jusqu'ici. L'imprévu avisera. » Je l'ai déjà dit bien des fois, je le répète encore : l'in¬ convénient d'une révolution faite par des philosophes, c'est d'abord que les plus égoïstes la renient et la livrent. C'est ensuite que les plus honnêtes, confondant la philo¬ sophie et la politique, réclament dès leur avènement •158 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE l'absolu, l'idéal; et ne pouvant les réaliser sur-le-cfiamp, ils se dégoûtent de tout ce qui n'est pas parfait. Ceux-là, dès le premier jour, arborent pour devise : Tout ou rien. Moyen assuré d'être pris au mot, par la fortune qui ôte volontiers aux dédaigneux ce qu'elle s'est laissé arracher dans un moment de complaisance ou de surprise. Quand même il serait vrai que tous les prêtres ont le même esprit, il faudrait pourtant voir au moins une fois avec sang-froid, s'il n'y a pas une différence presque infinie entre celui qui, lié à une organisation, à une hié¬ rarchie souveraine, toute-puissante, peut à bon droit s'appeler légion, et celui qui, seul, n'a que sa parole, livrée à l'examen de tous. Pour moi, j'avoue qu'il m'est odieux de prouver l'évidence; je sais trop que rien n'est plus inutile. Quand les hommes ferment les yeux à l'évidence, c'est qu'ils ont une raison cachée pour le faire. Combien de fois il arrive qu'ils rejettent une réforme comme vaine, pour se dispenser de l'entreprendre ! Car il faudrait vaincre des préjugés qu'il est plus commode de respecter. Combien de fois, chez les plus révolutionnaires des hommes, n'a-t-on pas vu l'instinct naturel du statu quo, de la paresse d'esprit, de la routine, de l'immobilité, se déguiser à leurs propres yeux sous le mépris de tout ce qui est, sinon facile, du moins possible ! Voulez-vous donc ne jamais faire un pas, à moins que ce ne soit, comme les dieux d'Homère, pour atteindre au bout du monde ! Après tout, la question n'en reste pas moins très-sim¬ ple. Si parmi toutes les formes modernes de la liberté religieuse, il n'en est point que vous ne vous croyez en droit de dédaigner ; si toutes les routes, par lesquelles les autres se sont émancipés, vous semblent également DE L'EUROPE. 159 fausses" et trompeuses, est-ce une raison pour cela de refaire vous-même de vos mains votre alliance avec le moyen âge? Si vous ne voulez pour aucun des vôtres tirer nul profit des révolutions religieuses qui se sont accomplies sur la terre, faut-il pour cela que votre audace d'esprit ne vous serve qu'à vous mieux enchaîner dans le passé ? Vous ne voulez sortir de la vieille Eglise par aucune des portes que l'esprit moderne a ouvertes aux peuples. C'est bien ! Dans ce cas, faites-vous donc une issue à vous- même. Dans la tunique déchirée du Christ que les peuples modernes se sont partagée, il n'est pas un lambeau que vos peuples veuillent retenir. C'est bien. Dans ce cas prenez donc vous-mêmes la robe virile. Toutes les com¬ munions, même celles qui confinent à la philosophie, ne sont pour vous qu'un autre genre de mort. C'est bien ! mais alors sortez donc au moins de votre sépulcre. Car, n'est-ce pas véritablement le comble de repousser toutes les formes connues, éprouvées de la liberté,comme insuffisantes, et de vous sceller, vous et les vôtres, dans le tombeau, sans faire quoi que ce soit au monde pour en sortir? Par trop d'ambition ou d'orgueil n'embrassons pas le néant ! Pour moi. loin de m'attacher à cette seule issue de la philosophie, qui est la plus difficile, qui, pendant long¬ temps encore, ne conviendra qu'à un petit nombre, je voudrais que les peuples sortissent en foule de la vieille Église par les mille portes que l'esprit religieux des mo¬ dernes a pratiquées dans l'enceinte du christianisme. La voie est ouverte; elle est simple, elle est grande, elle est multiple pour ménager la liberté de tous. Choisissez à votre gré ! Que craignez-vous ? L'obstacle est vaincu, le 1(50 SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE chemin est sûr, il a été éprouvé par des foules d'hommes et de nations avant vous. Nul besoin d'attendre un pro¬ phète, un révélateur. Les siècles modernes ont frappé à la porte et ils ont fait la brèche. Il ne s'agit plus que de passer sur la trace de ceux qui se sont émancipés avant vous. De quoi avez-vous peur? Vous êtes restés ici les derniers. Que tardez-vous? qu'attendez-vous? Marchez donc, avancez et sortez 1 Et que l'on ne dise pas que cet écoulement des peuples dans les formes les plus libres du christianisme moderne, tel qu'il s'épanouit par exemple avec l'Unitarisme dans le nouveau monde, ne soit pas un résultat digne d'atten¬ tion. Car, un philosophe peut bien compter sur l'avéne- ment, sur l'exploitation plus ou moins éloignée d'une foi nouvelle ; mais je ne saurais conseiller rien de semblable à un politique; et, après soixante et dix ans d'attente, depuis la révolution française, ayant vu comme les peu¬ ples sont aisément ressaisis par les vieilles formes, quand ils n'en ont pas revêtu de nouvelles, et surtout de quel ridicule se sont comblés les fabricateurs de nouveaux dogmes, il est permis, il est raisonnable, il est nécessaire de ne pas ajourner davantage l'occasion de respirer et de renaître. Le camp des amis de la liberté est aujourd'hui, sur presque toute la terre, dans la position d'une armée im¬ mense, aguerrie, fidèle, intrépide, qui par suite des manœuvres les plus fausses, se trouve coupée, cernée, bloquée, affamée et que l'on a juré d'anéantir. C'est pour elle le moment de ramasser ses forces vives, de simplifier ses vues, de recourir à l'instinct. Abandonnez sur la grande route le vain bagage des systèmes inexplorés, des idées retentissantes et vides, qui, sans vous nourrir, en¬ combrent votre marche et vous empêchent de faire un DE L'EUROPE. seul pas! Quoi ! desulopies lointaines, à cette heure ! des rêveries, des songes, des nuées! Soyez tranquilles! vous en retrouverez d'autres demain; aujourd'hui il s'agit de sauver votre cause. L'avantage de nos temps, c'est qu'ils nous dispensent de la nécessité de flatter personne; grand bien, si nous savons en user. Jusqu'ici pour agir sur la démocratie, il a fallu la flatter ; pour la flatter, il a fallu fortifier ses préjugés, c'est-à-dire éterniser ses servitudes. Sortons de ce cercle fatal; le premier qui s'en a.franchira et qui osera montrer au monde un esprit libre, celui-là sera le sau¬ veur des autres. Empêchez une nouvelle scolastique de naître. J'entends par là ces embûches de mots dans lesquels l'instinct de la vie réelle, de la vérité politique est sacrilié à une logo¬ machie puérile qui n'a que l'apparence et point de corps. Combien d'âmes droites sont déjà dupes de cette scolas¬ tique et s'y embarrassent à plaisir ! Combien surtout d'âmes serviles s'abritent aujourd'hui sous ce masque ! Nous avons trop aimé les mots ! Prenons enfin souci des choses. Qui aura le courage de dire : Laissez là les bulles gon¬ flées ! revenez au nerf des choses. Attachez-vous à la masse solide, éprouvée du navire échoué, si vous voulez qu'il se relève. Redevenez simples pour redevenir forts. Laissez aux millénaires la partie fantastique, fabuleuse, mythologique de vos théories. Elles appartiennent à l'en¬ fance de la démocratie. Sortons des songes ! Quittons l'enfance, il est bien temps d'être des hommes. Qui osera dire cela ? Celui qui aimera assez sa cause pour vouloir 1a. sauver. Bruxelles, le 5 décembre 1S66. XI. U « LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE ? W* -T' -Êf. mSsm LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE I UN RÉFORMATEUR RADICAL Depuis le jour où ina bonne fortune m'a conduit à étudier la vie1 de Marnix de Sainte-Aldegonde, et à entrer i Cet ouvrage a paru d'abord en Introduction aux Œuvres de Mar¬ nix, recueillies pour la première fois à Bruxelles, en'1857. Voyez dans mes (Euvres complètes Vie de Mamix : Fondation des Provinces- Unies, t. V. Ne voulant pas répéter ici ce que j'ai dit dans l'ouvrage que je viens de citer, je me contente d'y renvoyer le lecteur. Pour achever d'acquitter ma tâche envers Marnix, il me re tait à montrer combien sa pensée s'adapte encore aux nécessités de notre siècle. Car c est le caractère des œuvres durables qu'elles apparaissent toujours, comme une actua ité, à quelque moment qu'on les retrouve. Devrai moyen de prouver que les œuvres de Marnix sont vivantes, c'est de les rattacher h des questions vivantes et pratiques. J'ai voulu marquer ainsi ces œuvres du sceau de noire temps; je le fais au- 166 UN RÉFORMATEUR RADICAL. en commerce avec cet esprit héroïque, j'ai travaillé à faire revivre ses œuvres à peu près ensevelies sous trois siècles de persécution, d'oubli, ou d'ingratitude. Outre qu'il était juste de rendre à la lumière cet homme de lumière, il me paraissait utile de tirer cette figure de l'oubli dans les temps de silence et de ténèbres morales où nous vivons plongés. Car il est alors d'un bon exemple de montrer que ceux qui ont combattu pour la vérité surgissent quel¬ quefois du tombeau à la face de leurs ennemis. En voyant que les morts d'il y a trois siècles sortent armés et vivants du sépulcre, tout homme de conscience doit être rassuré sur sa propre mémoire ; et les méchants dorment moins tranquilles. Grâce au concours que j'ai rencontré parmi des amis éclairés de la dignité humaine, mon projet a pu se réaliser. Voici pour l'honneur de la Belgique le monument de son grand citoyen, du premier de ses écrivains. Un pro¬ scrit relève la mémoire d'un proscrit. Je place sous l'égide de la constitution belge le monument exhumé de l'un des héros de la liberté civile et religieuse. Tout ce qui peut intéresser des esprits libres, les hommes de notre temps le trouveront dans les œuvres françaises et flamandes de Marnix. Ceux-là même qui ne cherchent que le plaisir de l'esprit admireront dans ces pages la robuste diction du xvie siècle, jointe au coloris, à la fougue, à l'imagination d'un peintre et d'un poète ; et soit qu'ils veuillent tirer de ces qualités éminentes un grand et juste titre de gloire pour leur pays, soit qu'ils en rapportent l'honneur à la langue française, ils auront jourd'hui en m'abstenant d'entrer dans les affaires d'aucun État en particulier; il me suffit de rester au centre de l'esprit général de notre époque. / UN RÉFORMATEUR RADICAL. 1G7 un ample sujet de considérations littéraires dans la com¬ paraison de la langue de Marnix avec celle de Montaigne, de Rabelais et de d'Aubigné. Mais ce n'est pas seulement un homme de style, un artisan de la parole que nous rendons au public, et il y aurai t peu de justice à ne l'envisager que par cet endroit où pourtant il excelle. C'est par-dessus tout un athlète de la vérité, un destructeur du mensonge ; voilà les ver¬ tus pour lesquelles j'ai travaillé assidûment à sa résur¬ rection. C'est ici le triomphe de la vérité et de la sérénité hu¬ maine sur les masques et les épouvantements de l'Eglise de Rome. Que personne n'y soit trompé, Marnix n'a pas voulu seulement, à l'exemple d'autres écrivains, discuter cette Église comme un point littéraire.La lutte est sérieuse et à outrance. Il s'agit ici non-seulement de réfuter le papisme, mais de 1 extirper; non-seulement de l'extirper, mais de le déshonorer, non-seulement de le déshonorer, mais comme le voulait l'ancienne loi germaine contre l'adultère, de l'étouffer dans la houe. Tel est le but de Marnix. Voilà pourquoi après la dialectique la plus forte, la plus savante, la plus lumineuse, il étend l'opprobre sur le cadavre qu'il traîne et ensevelit dans le grand cloaque de Rabelais. Ne cherchez donc point ici les capitulations de notre temps. C'est un livre non de ruse mais de véracité, sans merci et sans quartier. Si vous voulez être abusé, ne le lisez pas. Ce qu'il vous promet, il vous le donne. Pour quiconque l'aura lu jusqu'au bout, le dogme catholique aura disparu de fond en comble. Il restera l'emplacement d'une vieille Église rasée, abandonnée aux sifflements'et aux ricanements des vents, une dernière forme du paga¬ nisme mis à nu, une mythologie restaurée et soudain •168 UN RÉFORMATEUR RADICAL. renversée, les débris épars d'une autre Diane d'Éphèse, et par-dessus ces ruines païennes, la conscience de l'homme moderne qui cherche, examine et se fraye har¬ diment, à travers l'Évangile, son retour à Dieu et à la li¬ berté. Que veulent dire ces œuvres d'un autre siècle, rendues ainsi à la lumière? Pourquoi reparaissent-elles aujour¬ d'hui? Qu'ont-elles à enseigner aux hommes de notre temps? Quelles pensées, et au cas échéant, quelles réso¬ lutions doivent-elles éveiller dans les esprits? La résur¬ rection des œuvres enfouies d'un homme qui fut grand par l'action, n'est jamais une chose indifférente. Les morts ne reviennent pas, s'ils n'ont quelque chose à dire aux vivants. En quelles circonstances reparaissent ces œuvres? Deux siècles et demi ont passé depuis Marnix : et malgré son rire de victoire, pas un peuple dans tout cet intervalle, n'a pu être véritablement arraché à la vieille Église. Elle n'a rien pu reconquérir de ce qu'elle a perdu ; mais elle a gardé dans ses fers tous les peuples que le xvie siècle lui a laissés ; soit que la vigueur ait manqué pour achever la victoire, soit qu'en se proposant des buts trop éloignés, on ait manqué le plus nécessaire. Pour ne nous occuper ici que des États catholiques, deux peuples ont péri, la Pologne et l'Irlande. Aujour¬ d'hui l'Espagne, l'Italie essayent une liberté née d'hier et déjà menacée. Le reste est esclave, il n'est pas permis d'en parler. Marnix a démontré que le catholicisme est un paga¬ nisme nouveau 1 ; notre siècle a complété cette idée en y rattachant une autre face des choses. Ce que l'ami du 1 Gœthe l'appelle un paganisme baroque. UN RÉFORMATEUR RADICAL. 169 Taciturne a fait à l'égard du dogme, notre temps l'a fait à l'égard de la politique ; et, pour ma part, je revendique l'honneur de n'avoir cessé, depuis quarante ans, un seul jour, de montrer l'incompatibilité radicale, absolue de cette forme de religion avec la civilisation moderne, avec l'affranchissement des nationalités, avec les libertés poli¬ tiques et civiles. Dieu merci, les événements dorment à ces idées une confirmation qui va même quelquefois au delà de mon désir. Pour achever d'ouvrir les yeux aux plus aveugles, il nous a été donné de voir un grand peuple, après qu'il a dépensé trois millions d'hommes sur plus de cent champs de bataille, que plusieurs assemblées se sont dé¬ vorées dans une lutte sans trêve, que les plus beaux gé¬ nies ont lassé vainement la renommée, que soixante ans d'efforts, de sacrifices, de gloire inouïe, de revers incom¬ parables se sont succédé, il nous a été donné de voir ce peuple, après tant de travaux gigantesques, de combats magnanimes, demeurer sur la vieille base du moyen âge, et condamné par là à ne pouvoir fonder chez lui, d'une manière durable, je ne dis pas un établissement, mais un atome de liberté. Ainsi deux points sont acquis sur la religion du moyen âge- Mensonge dans le ciel, tyrannie sur la terre, paga¬ nisme et servitude, tel est l'état dans lequel se présente aujourd'hui la question. Maintenant voulons-nous faire un pas de plus? ou bien les chances étant arrivées à ce degré d'évidence, où la discussion est close, ne voulons-nous en tirer aucune conclusion effective ? f II LA LIBERTÉ, EST-CE LE DROIT DE DÉTRUIRE LA LIBERTÉ? Il faut que le catholicisme tombe ! Ce cri commence à partir du vieux monde et du nouveau. La diplomatie elle- même prend soin de nous instruire que cette forme de religion est en danger, qu'elle peut être frappée inopi¬ nément à la tête dans la Papauté, que déjà l'institution chancelle. Avertis de tous côtés, voulons-nous en aveugles laisser les choses suivre leur pente sans que nous y prenions aucune part, même de pensée et d'intelligence? Si, en effet, comme on nous en menace, il y a quelque apparence de voir un jour le catholicisme soudainement démembré par quelque grande surprise du sort, sans tête,' sans chef, sans conseil, tout cela arrivera-t-il sans que nous ayons rien prévu, sans que personne d'entre nous ait seulement réfléchi aux moyens de fermer et d'ordonner ce chaos? Ne voulons-nous pas jeter au moins une idée dans le gouffre qui ne manquera pas de se faire, sitôt que se réa¬ liseront tant d'appréhensions sur la chute de l'Institution LA LIBERTE, EST-CE LE DROIT 1)E DÉTRUIRE LA LIBERTÉ? 171 Romaine? car, vous l'avouerez, le premier degré de la chute, c'est, de publier qu'elle est possible. Il faut que je reconnaisse ici les avantages qu'ont sur nous les ennemis de la liberté. Quel que soit leur pays, leur croyance, tous ont eu un instinct infaillible quand ils se sont ralliés autour de l'Église Romaine, comme au¬ tour de leur citadelle. Si la nécessité de nous préserver laissait encore quelque place à l'admiration, j'admirerais sans difficulté cette tactique vive, rapide, plus prompte que le raisonnement, qui en toute contrée, dans toute langue, a montré aux partisans de l'oppression que leur appui naturel, leur lien, leur force, la clef de leur posi¬ tion est là. Tous ont reconnu leur Labarum. Tas un ne s'y est trompé. Nulle tergiversation, nul besoin de se con¬ certer. L'instinct, la force des choses ont parlé. Rome papale est devenue le ciment de tout ce qui reste de ser¬ vitude sur la terre. Combien, hélas! il en a été autrement des amis de la liberté ! Je me lasserais, si je voulais seulement énumé- rer les faux raisonnements, les subtilités, les illusions, les sophismes, par lesquels ils ont voulu se tromper eux- mêmes sur la nature du danger et fermer les yeux aux progrès, à la marche, aux usurpations de leur mortel ennemi. Que d'efforts, que de catastrophes n'a-t-il pas fallu pour les contraindre de voir le coup qui les frappait déjà ! D'abord, ce n'était qu'une fausse alarme, une alerte sans cause, une opinion de poète, quelque préjugé phi¬ losophique. Puis quand l'ennemi a été plus près, fallait-il donc le craindre? Il était trop chétif pour qu'on daignât s'en soucier. D'ailleurs n'était-ce pas plutôt un allié, peut- être quelque ami? Le bas clergé au moins, n'était-ce pas la pure démocratie? Fallait-il donc se défier aussi des 172 LA LIBERTÉ, EST-CE LE DROIT DE DÉTRUIRE LA LIBERTÉ? siens? Après tout, la révolution convertirait bientôt l'ɬ glise. Qu'on lui fasse seulement bénir la liberté en germe; la réconciliation sera complète. A cette ferme volonté de s'abuser chez les uns, com¬ parez chez les autres la netteLé d'instinct, la rapidité du coup d'uni, l'alliance instantanée avec l'Eglise, et de¬ mandez-vous à qui doit rester la victoire, si nous ne com¬ mençons enfin à nous orienter dans le désastre. Tous les siècles se sont proposé d'atteindre un but, quand ils ont soutenu une discussion fondamentale. Le dix-neuvième siècle sera-t-il le seul qui ne veuille tirer aucun résultat pratique des protestations qui partent de tous les points de la terre contre la même tyrannie? Quoi ! toutes les volontés qui se soulèvent dans l'univers ne songent qu'à remuer des mots ? nous ne voulons que parler, écrire, ergoter, sans laisser aucune trace dans les choses? Tant de cœurs indignes, tant de lumières accumulées, tant de paroles vivantes, ne sont qu'un jeu d'esprit qui ne doit pas dépasser le bout des lèvres? Dans le contrat entre le catholicisme et la liberté, tel que notre temps l'a signé les yeux fermés, les parts sont vraiment trop inégales. Il ne peut subsister, sans quelque correction. Yous en jugerez vous-même, Le catholicisme, partout où il rencontrera la liberté, s'il est le maître, jure de la détruire, et il la détruit en effet. Réciproquement, la liberté, si elle est maîtresse, partout où elle rencontrera le catholicisme, jure de le respecter. Abattu, elle le relève ; vaincu, elle lui demande grâce ; l'un combat avec un glaive tranchant, l'autre avec un roseau rompu. Ce contrat doit-il durer toujours? La liberté, est-ce le droit et le pouvoir de détruire aisé¬ ment et impunément la liberté ? M LIBERTÉ, EST-CE LE DROIT DE DÉTRUIRE LA LIBERTÉ? 173 Ainsi le monde sera la proie d'une scolastique nou¬ velle, et nous n'essayerons pas même d'en sortir. Nous tomberons sous la fatalilé de deux ou trois syllabes et elles auront la puissance magique de nous ôter le plus simple bon sens. Il suffira que l'ennemi nous ait surpris le mot du guet, pour que nous nous croyions obligés de lui ouvrir la porte. Parce que l'oppression a appris de nous à prononcer le mot de passe liberté, nous voilà obbgés qn toute conscience de lui livrer la place que nous avions charge de défendre ! Nous verrons le dix- neuvième siècle tomber en enfance, et nous ne nous croi¬ rons pas le droit de l'en avertir ! Honncte lîrutus ! dupe magnanime, éternel jouet de la victoire qui se rit de toi, parce que tu n'oses la saisir ! Ne sauras-tu donc jamais que relever ton ennemi abattu à tes pieds? Car c'est toi, oui, c'est toi qui rouvres le chemina Antoine. Tu veux qu'Antoine fasse sa harangue à la tribune, et si quelqu'un mieux avisé s'y oppose, c'est toi qui cries à la foule : « Faites silence ! .écoutez le noble Antoine! » Tu veux encore qu'il accomplisse sur la place publique ses rites serviles, ses cérémonies de mort, « car, » dis-tu, « Antoine est notre ami, Antoine, nous a serré la main; pourvu que Brutus parle à son tour, le peuple n'aura de suffrages et de vœux que pour Brutus. » Voilà ce que tu dis ; et moi je te réponds : Prends-y garde ! Antoine te perdra, toi et tous les tiens, si tu ne perds Antoine. 111 COMMENT L'ÉGLISE CATHOLIQUE A DÉTRUIT LE PAGANISME La première chose à faire, est de sortir cles illusions. Quelles que soient vos intentions, vos espérances, ne croyez pas qu'une vieille religion, même caduque, dispa¬ raisse de.la scène par l'action seule du temps ou par le travail de l'esprit humain ; c'est là une idée fausse, un leurre ; il y faut renoncer. Voyez les Églises décrépites de l'Orient païen, le brahmanisme, le bouddhisme. Nulle autorité ne leur a jamais commandé de disparaître. Ces paganismes qui comptent des milliers d'années subsistent pétrifiés, comme une masse inorganique, sourde, aveugle, sur laquelle la discussion passe sans même qu'ils l'enten¬ dent. Il en est tout de même parmi nous du brahmanisme de l'Occident. Vous pouvez supposer autant de réfuta¬ tions que vous voudrez. Qu'importent la réfutation, la discussion, la lumière, la parole, à qui n'a plus ni yeux pour voir, ni oreilles pour entendre? COMMENT L'ÉGLISE CATHOLIQUE, ETC. 175 Voulez-vous savoir comment les vieilles religions dis¬ paraissent? l'Eglise catholique a donné le modèle accom¬ pli de ces sortes de changements ; et je ne sais comment elle pourrait repousser comme exécrable le droit qu'elle a fait elle-même et sur lequel elle repose. Ses historiens ont peu à peu réussi à faire admettre de tous, que la foi catholique a renversé les religions an¬ térieures par la seule expansion de la doctrine, par le seul empire de la persuasion, de la beauté, de la bonté morale, sans que la force et l'autorité aient eu besoin de s'en mcler. Sur cet échafaudage mensonger, Dieu sait les théories que nous avons bâties aussitôt, touchant la faci¬ lité qu'il y a de faire disparaître une religion caduque au souille seul de la raison, de l'examen, de ce que nous appelons éducation, développement, progrès de l'es¬ prit. Voilà la fiction, voyons les choses. L'avidité, l'acharnement avec lesquels les Empereurs du Bas-Empire ont saisi l'unité catholique dès qu'ils l'ont entrevue, est un des spectacles les plus extraordinaires du monde. Ils se sont précipités sur cette arme comme des. furieux, sitôt qu'ils l'ont aperçue. Longtemps avant d'être convertis au christianisme, ces despotes avaient vu tout ce que le despotisme aurait à tirer de l'Eglise catholique. Voilà pourquoi Constantin, avant qu'il fût chrétien, avant qu'il fût baptisé, était déjà fanatique de ce nouvel instrument de domination. Ilavait découvert l'Eglise par le côté politique. Un naufragé ne se jette pas sur une planche qu'il ren¬ contre, en pleine mer, avec plus de furie que n'ont fait les Empereurs de la décadence sur l'unité de l'Eglise, pour sauver l'unité dispersée du Bas-Empire qui craquait de toutes parts. Entre ces deux tyrannies, l'une naissante, l'autre expi- 176 COMMENT L'ÉGLISE CATHOLIQUE, ETC. rante, de l'Eglise et de l'empire, il y eut un accord subit, dès qu'ils furent mis en contact. L'Église faible encore épousa l'empire. L'âme impé¬ riale des Césars passa dans le catholicisme et le vieillit aussitôt, de plusieurs sic les; il passa en un moment de l'extrême servitude à la domination absolue. L'empire caduc tenta de se rajeunir dans l'esprit de l'Église. Du mélange de ces deux despotismcs, l'un nouveau, l'autre ancien, se forma cette unité monstrueuse à deux têtes, appelée le Bas-Empire. Sitôt que la foi catholique fut armée et maîtresse, elle se proposa de se débarrasser de la vieille religion païenne. Pour cela, elle ne se borna pas à instruire, à prêcher, à convertir, à catéchiser; elle profita de l'occa¬ sion, dès que l'occasion lui fut donnée. Pour réduire le paganisme à l'incapacité de nuire, elle ne se contenta pas de le dédaigner ; elle voulut en finir. Avec ce piojet, elle adopta un ensemble de mesures parfaitement liées entre elles, fondement du droit catholique, qui certaine¬ ment ne peuvent être acceptées comme règle idéale, mais qui d'autre part dans la pratique, au milieu d'une société amoureuse de la force, ne laissaient aucune issue au passé, et donnaient à l'avenir l'impulsion de la fatalité. IV QUELLE A ÉTÉ LA JURISPRUDENCE DU CATHOLICISME CONTRE LE PAGANISME Peu de mots montreront le cercle dans lequel l'auto¬ rité catholique enferma la religion ancienne, si bien qu'il était impossible à celle-ci de ne pas disparaître. Il y avait trois points à envisager : l'institution en soi, les personnes, les choses'. Voici comment l'autorité en décida, bien sûre de ne rien omettre si ces trois points étaient résolus par le même principe. En ce qui louche l'institution, la décision est brève. Elle est tout entière renfermée dans quelques décrets de peu de lignes; il suffit de cilerles suivants puisqu'ils se ressemblent tous. L'Empereur Constantius1 ; « Que la superstition cesse! Que la folie du culte païen 1 Voyez tout le livre XVI du Code Théodosien. Imp. Constantius. — Cesset superstilio. Sacrificiorum aboleatur insania. Nam cjuicumque contra legem Divi priricipis parenlis nostri et banc noslne man- suetudinis jussionem' ausus fuerit saerifîcia celcbrare, competens in eum vindicta et prresens scntenlia exeralur. Aec. Marcellino et Pro- bino coss. (541.1 XI. 12 178 QUELLE A ÉTÉ LA JURISPRUDENCE DU CATHOLICISME soit abolie ! Quiconque aura osé contrevenir à cet ordre et célébrer des sacrifices, sera puni des peines portées dans la loi I » Ou encore 1 : « Nous voulons que tous renoncent à l'exercice du culte païen. Si quelqu'un désobéit, qu'il soit terrassé par le glaive vengeur. » (Ultore gladio sternatur!) A l'égard des personnes, les principales dispositions se résument ainsi : 1° Défense d'approcher des temples en aucun lieu, en aucune ville (Nemo templa circumeat)2. 2° Peine de mort5 contre quiconque visite les temples, 1 Constantius. Placuit omnibus locis atque urbibus universis claudi protinùs templa et accessu vetitis omnibus, licentiam delinquendi, perdais abnegari. Volumus etiàin cunclos sacr.ificiis abstinere. Quod si quis aliquid forte hujus modi perpetraverit, gladio ultore ster¬ natur. Facultatis etiam perempli Fisco decernimus vindicari : et similiter adtligi Redores provinciarum si facinora vindicare ne- glexerint. Dat. Kalend. Decemb. Constantio IV et Constante II. AÀ. conss. 2 Tbeodosii magni quinta lex. Nulli sacrificandi tribuatur potestas. — Impp. Àrcadms et llonorius AA. Rufino p. f. p. Statuiinus nullum ad fanum yel quodlibet Templum habere quempiam licen¬ tiam accedendi, vel abominanda sacrificia celebrandi, quolibet loco vel ternpore. — Tbeodosio-Valentiniana lex. Nemo se bosliis pol¬ luât, nemo insontem victimam cœdat, nemo delubra adeat, templa perlustret. 5 Pœnâ capitis subjugàri prsecipimus eos, quos operam sacrificiis dare, vel colere simulacra constiterit. Dat. XI. Kalend. Mart. Med. Constantio À. ViII, et Juliano Cses. Coss. — Impp. Valent et Mart. AA. Palladio p. p. Nemo venerandi adorandique animo delubra, quao olirn jam clausa sunt reseret. Absit à sœculo nostro infandis execran- disque simulacris honorem pristinum reddi, redimiri sertis tem- plorum impies postes, profanos aris accendi ignés, adoleri in liisdem tlmra, viclimas csedi,, pateris vina libari et religionis ioco existimari sacrilegium. Quisquis autem conlrà hanc sereiiilatis nostraj sanc- tionem sacrificia exercere tenlaverit... convictus proscriptionem om¬ nium bonorum suorum et ultimum supplicium subeat. CONTRE LE PAGANISME. -179 allume du feu sur un autel, brûle de l'encens, fait des libations, orne de fleurs le gond des portes. 5° Ceux qui reviennent à l'ancienne religion, frappés de mort civile. Leurs biens dévolus sans testament à leurs plus proches parents. 4° Les prêtres, exilés hors de la métropole, soumis à la coercition compétente1. 5° (Quand les peines furent adoucies, la confiscation des biens et l'exil.) (Bonorum proscription! et coerceri.) 6° Les gouverneurs des provinces, les officiers publics rendus responsables de l'exécution de ces lois, sous peine du supplice capital et de la confiscation des biens2. Après cela, restait à réglementer les choses, ce qui se faisait de la manière suivante : 1° Ordre de fermer, détruire, raser les temples3: sine turba ac tumultu diruantur ! Car, ajoute la loi, en extir¬ pant les édifices, on extirpe la matière même de la su¬ perstition. 2' Ordre de renverser, en tous lieux, les simulacres, les statues, les images, de raser, extirper les autels4. 1 Sacerdotales paganaî superstitionis competcnli coercitioni subja- cere pra;cipimus. — La loi précédemment citée punit de mort les prêtres pris en flagrant délit d'exercice du culte. Conscii etiam cri- minis ac ministri sucrificiorum eamdem pœnam quaî in illum fuerit irrogata, sustineanl. Capitali supplicio judicamus officia coercenda, quse statuta ne- glexerint. Irnpp. Arcadius et Honorius. 5 Constnntii Prima lex. — Arcadii Tertia lex. — Si qua in agris templa sunt, sine turbâ ac tumultu diruantur. Mis enim dejeclis atque sublatis omnis superstitionis rnateria consumetur. Pat. III. id. Jul. Damasco, Theodoro, V, C. Cons. 4 Impp. Arcadius, llonorius et Theodosius. — Simulacra si qua etiam nunc in tcmplis f'anisque consistait..., suis sedibus evellantur. Aedificia ipsa templorum quœ in civitatibus vel oppidis, vol extra ISO QUELLE A ÉTÉ LA JURISPRUDENCE DU CATHOLICISME (De simulacris et aris evellendis, destruendis.) 5° Destruction des écoles païennes, les bâtiments ra¬ sés (Excisis priés aris et scholis). 4° Suppression de ce que nous appelons aujourd'hui le salaire du clergé, lequel est appliqué à l'entretien des troupes1. (De annonis templorum ad annonam militarem trans- ferendis.) 5° Transformation des édifices religieux qu'on laissait subsister et qui rentrent dans le domaine de l'Etat et sont affectés à des usages civils, publics2. 6° Toutes les propriétés privées, où serait accompli un des exercices de l'ancien culte5, où fumerait l'encens4, dévolues au fisc. Yoilà comment l'Église nouvelle s'est fait place sur la terre. Lors même que les vieilles religions auraient eu la force de subsister encore de longs siècles, par l'habitude, par le respect humain, par l'extérieur qui survit si longtemps chez les hommes à la foi, par la croyance même, que l'on me dise comment ces cultes auraient pu échapper cà un système si savamment combiné ? Com- oppida sunt ad usutn publicum vendicenlur, arœ loois omnibus destruantur. 1 Impp. Arcadius, Honorius et Theodos. — Templorum delrahan- lur Annonœ et rem annonariam jubent expensis devotissimorum mi- litum profuturse. - Omniaque templa possessionibus nostris ad usus ad commodos transferautur. Domini destruere cogantur. 5 Impp. Honorius et Theodosius. AA. omiiia etiam Ioca quœ sacris error veterum deputavit, secundum Divi Gratiani constituta, nostra; rei jubemus sociari. 'k Namque omnia loca, quse thuris constiterit vapore fumasse (si tamen ea in jure fuisse thurilîcantium probabuntur) lisco noslro adso- cianda censemus. Imp. Theodosius. CONTlïE LE PAGANISME. 181 ment les croyances des pères auraient-elles pu se trans¬ mettre à leurs fils, surtout à leurs petits-fils, lorsque nul ne pouvait fuir et emporter ses dieux dans le dé¬ sert? Supposez un moment que la Religion catholique qui a fondé ce droit y soit soumise seulement pendant deux générations, et dites-moi ce qu'elle deviendrait elle- même après cette épreuve. Voyez la logique irrésistible qui lie l'une à l'autre ces mesures; il vaut la peine de les examiner de près. D'abord le principe général est posé : l'anéantissement de l'ancien culte. Volumus eunctos sacrifiais abstinere. Aboleatur insania. Ce n'est pas une réforme, une in¬ terruption dans le culte. La pensée humaine ne reste pas un instant en suspens ; l'espérance de rétablir la religion vaincue est exlirpée dans sa racine. Cesset siiperstitio ! Combien cette ferme et altière pa¬ role n'enleva-t-elle pas de demi-croyants au paganisme caduc ! Ils eussent continué de languir, sans foi, sans résolu¬ tion, dans un dogme entretenu par l'habitude. Mais la parole souveraine a retenti : Cesset superstitio ! Tout s'incline. La résistance que quelques-uns redoutaient se trouve nulle. Si l'autorité nouvelle eût tergiversé, con¬ sulté, au lieu d'agir, le vieux dogme se serait cru une force qu'il ne possédait pas. Les religions caduques ressemblent à ces vieux arbres qui n'ont plus que l'écorce. Ils ne laissent pas de végéter et de couvrirait loin le sol d'une ombre noire, jusqu'à ce que le bûcheron ou la foudre les atteigne ; alors ce n'est plus que poussière. Après le principe général, viennent les dispositions 182 QUELLE A ÉTÉ LA JURISPRUDENCE DU CATHOLICISME particulières, qui sont aussi à considérer. La première1 concerne les temples : « Que tous les temples dans tous les lieux, dans toutes les villes, soient fermés sur-le- champ ! Et qu'il soit défendu d'en approcher ! » « Pla- cuit omnibus locis atque urbibus universis claudi pro- tinùs templa! » Presque aussitôt la mesure paraissant incomplète, ce qu'on ordonne, ce n'est pas seulement la fermeture, c'est la destruction des édifices de l'ancien culte. La nou¬ velle autorité catholique sait la puissance des objets ex¬ térieurs, principalement des lieux consacrés, sur l'esprit des hommes. Voilà pourquoi ceux qui commandent au nom de cette Église ne se laissent arrêter par aucune considération. Le culte de l'art qui vivait encore chez plusieurs ne peut en retenir un seul. Libanius demande grâce au moins pour les pierres. Ses supplications sont inutiles. Les plus magnifiques œuvres de la main de l'homme, les édifices les plus célèbres, en Grèce, en Italie, en Afrique, en Asie, sont renversés, dès qu'ils font obstacle à la main ecclésiastique. Dans toute l'étendue de l'empire, le marteau, le pic retentissent. Des légions sont envoyées contre des pierres. Si l'autorité politique se lasse un moment, les con¬ ciles demandent que l'œuvre de destruction s'achève. Celui de Cartilage 2 dénonce les édifices, les statues, les arbres même5. De la poussière des temples, on refait des églises. 1 Constantii prima Conslilutio : et accessu vetitis omnibus licen- tiam delinquendi, perditis abnegari. 2 Ut Reliquias idolorum por omnem Africain juberet penitùs am~ putari. 5 Ul Reliquioe idolatrise non solùm in simulacris in quibuscumque locis vel lucis vol arboribus omnino delerenlur. CONTRE IE PAGANISME. •183 Remarquez, eu outre, je vous prie, l'intention mar¬ quée du décret qui attribue les revenus des temples aux soldats. Par là, les armées étaient poussées au sac de la vieille Église. De même on intéressait au change¬ ment les populations, en consacrant à leur usage, quel¬ quefois à des jeux, à des cirques, ce qu'on épargnait par hasard à des édifices. Souvent, pour mieux souiller les temples, on en faisait des lieux de prostitution. Il s'ensuivit que d'un côté, la volonté souveraine de l'autorité, de l'autre, l'intérêt, la cupidité, les passions des masses, se réunirent pour dépouiller, ruiner les édifices du paganisme. Les décrets se précipitent, ils re¬ doublent sans relâche. Enfin, le dernier coup est porté par Théodose II : « Que tous les temples, sanctuaires, s'il en reste en¬ core d'entiers (si qua etiam nunc restant intégra) soient détruits par l'ordre des magistrats et purifiés par la croix. Si quelqu'un contrevient à cette loi, qu'il soit puni de mort1. Après cela, le paganisme a disparu, l'Eglise nouvelle reste assise sur des ruines. Il arriva, en effet, qu il devint matériellement impossi¬ ble de continuer l'exercice du culte païen. Les choses manquèrent pour cela aussi bien que les hommes®. Il 1 Omnibus scélérat® mentis pagan®, exserrandis hostiarum immo- lationibus, damnandisque sacrifions cœterisque antiquarum sanctio- num Auclortale prohibitis, inlerdicimus ■ Cunctaque eorum fana, templa, délabra, si qua etiam nunc restant intégra, prœceplo ina- gistralum destrui, conlocalioneque venerand® Christian® religionis signi expiari prœcipimus; scientibus universis, si quem liuic legi apud competentem judicem idoneis probationibus inlusisse constiterit, eum morte esse mulclandum. Dat. XIX, Kal. Decemb. Theodos. XII, Valent. IV. AA. Coss. 2 Theodosii magni sexta conslitutio. Nullus omnino ex quolibet •184 QUELLE A ÉTÉ LA JURISPRUDENCE DU CATHOLICISME ne pouvait plus y avoir ni prêtres, ni temples, ni sacrifi¬ cateurs ; et ces changements s'étant accomplis non point comme des actes aveugles de violence, mais au nom de la loi (prsecepto maçjistratuum), reçurent aussitôt la con¬ sécration que l'autorité légale imprime si aisément aux yeux des hommes sur tout ce qu'elle marque de son sceau. Chez le grand nombre, l'appareil de la force déployée avec une apparence légitime fut irrésistible. Ils reconnu¬ rent la volonté du Ciel dans les nouvelles mesures. Puis l'absence soudaine, imprévue de l'ancienne religion lais¬ sait parmi eux un vide qu'ils cherchèrent à combler par quelque autre croyance ; et comme rien ne leur rappelait le vieux culte, sinon des ruines et des désastres, ils com¬ mencèrent à s'en détacher, puis bientôt à oublier. Décou¬ vrant alors autour d'eux une Église riche, triomphante, puissante, qui imitait, les cérémonies anciennes, cette Église les attira; à la fin ils subirent l'empire de la croyance nouvelle ; ils lui étaient, pour ainsi dire, livrés d'avance. Cela est si vrai, que partout où ce système de lois fut appliqué, le paganisme s'évanouit de lui-même ; partout au contraire, où ces lois ne purent s'étendre, le paga¬ nisme subsista, et il subsiste encore sans presque aucune altération, comme vous pouvez le voir dans les grandes religions de l'Asie orientale. Telles étaient ces religions avant le christianisme, telles elles sont encore aujour¬ d'hui. De ce qui précède vous pouvez conclure que l'auto- genere, ordine, hominum, dignitalum, vel in potestate positus, vel honore perfunctus, sive potens sorte naseendi, seu humilis genere, conditione, fortnrià, in riullo penitùs loco, in nullà urbe... accendat luinina, imponat thura, serta suspendait. CONTRE LE PAGANISME. 1R5 rite catholique, dans sa lutte avec le paganisme, a donné elle-même la méthode la plus absolue, la plus radicale pour réduire à néant une religion ancienne ; et si j'exa¬ mine de près cette méthode, je la trouve si ferme, si lo¬ gique, si consistante, que je doute, le problème étant posé dans toute sa rigueur, que l'esprit humain trouve rien de plus sûr pour la résoudre. Y COMMENT UNE RELIGION FINIT J'ai dit quel est le droit catholique auquel s'attache le nom de Théodose. J'ajoute que ce droit qui a servi à éta¬ blir la domination de l'Église, a également servi à la maintenir. Il se retrouve identique dans" tous les temps, partout où elle est restée maîtresse; et d'autre part, c'est avec ce même droit que les adversaires du catholicisme ont réussi à le vaincre. Partout où une province a été arrachée définitivement à l'Église Romaine, cette légis¬ lation a été retournée un moment contre elle ; témoin l'Angleterre, la Hollande, la Suède, la Norwége, la Suisse, une partie de l'Allemagne, qui n'ont pu s'assurer la vic¬ toire qu'en retournant avec discernement contre l'Église les lois de l'Église. Ici, je n'ai point à exposer ce qui dans cette législation contrarie l'esprit de notre temps, ni quelles sont les par¬ ties qui peuvent revivre encore. Je n'ai pas non plus à décider si, par la loi de l'éternel talion, le droit catholique avec le tempérament exigé par l'humanité moderne est COMMENT UNE RELIGION FINIT. '187 destiné un jour à envelopper à son tour l'Église catholi¬ que. Ce serait vouloir entrer dans les conseils de l'avenir. Tout ce qu'un écrivain peut faire, c'est de réunir les ma¬ tériaux par lesquels se forme et se mûrit quelquefois une de ces résolutions qui changent un siècle, et le cou¬ ronnent. Mais dire par avance : faites ceci, faites cela , tracer prématurément une méthode particulière, ce serait chose insensée, lorsque dans ces questions qui embras¬ sent la nature humaine, tout dépend de la circon¬ stance, du lieu, du moment, du degré de force, de pas¬ sion, de volonté que vous trouvez parmi vos contempo¬ rains. Avec l'habitude qu'ont les hommes de nos jours, de réduire toute chose à une question d'argent, ils croient volontiers pouvoir se débarrasser de la domination d'un vieux cuite, en se contentant de lui ôter le salaire. L'ɬ glise naissante, ou plutôt la main ecclésiastique qui te¬ nait la plume des Empereurs, a cru qu'il fallait labourer ■plus profond, et que ce moyen, d'ailleurs élémentaire et indispensable, serait illusoire, s'il n'était accompagné de l'ensemble des mesures que j'ai énumérées plus haut. C'est en quoi je ne puis m'empècher d'être de l'opinion de l'Église. Si elle se fût contentée d'enlever le salaire, le budget aux temples, ceux-ci eussent été entretenus par la pitié publique; plus ils eussent été misérables,plus ils eussent attiré la compassion, et cette pitié eût alimenté la haine contre les déprédateurs. Car ceux qui auraient fait au¬ mône au vieux culte se seraient crus lésés par le nouveau. Le peuple eût crié au vol; et l'avarice des hommes se se¬ rait rangée du parti du vieux culte. Ainsi la persécu¬ tion eût paru tout à la fois odieuse et impuissante ; elle eût excité autant de plaintes que l'extirpation. Sans avoir ■188 COMMENT UNE RELIGION FINIT. les bénéfices d'une ruine totale, on en aurait eu tous les dommages. Au lieu de cela, la vieille religion, jusque-là tranquille et souveraine, se trouve, à l'improviste', dans le même moment, surprise, investie, enveloppée, frappée, ruinée, rasée, extirpée, foudroyée, sans qu'il y ait place même à la pitié. Le sentiment de l'irréparable, de l'irrévocable, arrête la plainte avant qu'elle soit formée. Au spectacle de la ruine instantanée d'une vieille in¬ stitution à laquelle on ne laissait aucun recours, les hommes, toujours si bons adorateurs de la force, aban¬ donnèrent sans trop de peine des dieux qui paraissaient s'abandonner eux-mêmes. Ici l'exemple de la révolution française éclaircira ce qui vient d'être dit ; car il n'est pas sans utilité de re¬ marquer combien dans ses décisions les plus extrêmes, en matière religieuse, cette révolution a été timide en comparaison des Empereurs catholiques, Constantin, Théodose, Arcadius, Honorius, Valentinien, Théodose le Jeune, qui ont fait passer l'âme de Rome impériale dans le génie de l'Eglise. Ces Empereurs ont osé proclamer la chute de l'ancienne religion et finir par là l'ère ancienne, ce que n'a jamais osé la révolution française; et je ne doute guère que ce manque d'audace d'esprit n'ait été pour quelque chose dans sa défaite. Car, tandis qu'elle se donnait toute l'apparence de la persécution religieuse, et qu'elle déchaînait contre elle tout le passé, elle n'osait pourtant frapper le passé religieux et y mettre légale¬ ment un terme. En sorte qu'elle n'était pas à ses ennemis l'espérance de renaître, quoiqu'elle fit tout pour se les rendre irréconciliables. Situation qui est la pire de toutes et qui contenait infailliblement ces retours, ces revers que nous avons vus et que nous voyons encore. COMMENT UNE RELIGION FINIT. 189 Les temps qui ont suivi ont enseigné ceci : il fallait ou laisser de côté la religion ancienne (chose, il est vrai, qui me semble impossible) ou, si la nécessité obligeait de déchaîner cette religion contre soi, il fallait en finir. Par là, on ne se donnait pas un ennemi de plus. Mais provoquer le catholicisme, le désespérer et ne pas le frap¬ per irrévocablement de l'interdiction de la loi; lui pren¬ dre ses prêtres, ses temples, ses autels, ses lois, son or, et lui laisser l'espérance et le droit, en le maintenant debout dans la loi et la constitution, c'était se condam¬ ner soi-même infailliblement à périr même après cent victoires. Une telle capitulation ôtait toute force aux ré¬ solutions les plus hardies. C'était dire que l'orage allait passer et qu'il n'y avait qu'à attendre pour voir renaître ce que la loi n'osait placer au rang des choses mortes. Si donc l'on veut tirer de l'établissement politique de l'Église quelque enseignement capable de servir à la pra¬ tique des choses, en des circonstances considérables (puis¬ que les hommes, quoiqu'ils en disent, n'ont point changé) voici, je pense, comment cet exemple de l'Église peut se résumer : Celui qui entreprend de déraciner une superstition caduque et malfaisante, s'il possède l'autorité, doit avant tout éloigner cette superstition des yeux des peuples et en rendre l'exercice absolument et matériellement im¬ possible, en même temps qu'il ôte toute espérance de la voir renaître. Alors, avec la facilite qu'ont les hommes à se détacher de ce que leurs yeux ne voient plus, la pre¬ mière chose qu'ils font, c'est d'oublier. Une nouvelle gé¬ nération se forme, qui n'ayant rien aperçu que les ruines de la religion morte, est toute disposée à porter ailleurs son espoir et sa croyance. 190 COMMENT UNE RELIGION FINIT. Le changement est déjà bien près d'être accompli. Vous pouvez dès lors, sans trop de risque, desserrer le frein, comme on le voit par l'exemple de Théodose le Jeune, qui après une seule génération a pu, sans man¬ quer à la prudence humaine, adoucir les peines plus dures édictées par son père. La première précaution de Moïse pour donner à son peuple un autre esprit, a été de l'enlever du milieu des idoles d'Egypte. Tant que le peuple eut les yeux éblouis par ces idoles, il fut impossible de l'arracher aux dieux de pierre. Mais au contraire, sitôt qu'il les eut perdus de vue, il commença à les oublier, et le plus vil des esclaves devint l'un des chefs de la race humaine. Il faut donc qu'il y ait un temps, où la vieille religion soit voilée, pendant lequel un esprit nouveau se forme et se constitue. Lorsque cet esprit a grandi, vous pouvez ramener le droit commun et rouvrir la porte au vieux dogme, sans courir un péril trop imminent; car vos con structions nouvelles ont eu le temps de se développer et de s'affermir. Mais l'expérience n'a encore montré à aucune époque, en aucun lieu, que l'on ait pu, par exemple, laisser sub¬ sister avec toute sa force l'Église catholique dans le ber¬ ceau de la liberté, sans qu'après un certain temps la li¬ berté n'ait été trouvée étouffée dans ses langes. Ceci ^explique pourquoi l'idée que la Convention s'était faite du système religieux était sans force et ne pouvait aboutir à une création solide. Lors même qu'aucun ob¬ stacle politique n'eût ruiné cette conception, elle se serait ruinée elle même. La liberté, l'égalité de tous les cultes laissait une force accablante au plus ancien. Cette force n'eût laissé aucune chance de vie à l'ordre nouveau que l'on voulait établir; le frêle arbrisseau n'eût pas manqué COMMENT UNE RELIGION FINIT. 191 d'être écrasé à sa naissance, par la vieille souche gothi¬ que qu'on n'avait pas osé extirper de la loi. 11 ne faut pas que l'on m'oppose ici l'exemple des Etats-Unis ; car cet exemple confirme au contraire tout ce que je viens de dire. La religion romaine ayant été tenue là à l'origine de la constitution dans une sorte d'accable¬ ment et de dépendance voisine de l'anéantissement, la liberté a pu se former et s'étendre dans les États du Nord; il était trop tard , pour l'étouffer, lorsque la religion ro¬ maine a été admise à partager le droit commun. VI DE LA RELIGION DE LA FORCE C'est ici le lieu d'examiner les principaux moyens, par lesquels les hommes de nos jours croient pouvoir mettre le frein à une église tyrannique ou même la réduire en¬ tièrement. Mais, avant d'entrer dans la question, je constaterai un fait qui jettera quelque lumière sur ce qui doit suivre. L'Europe, par son admiration ou sa complaisance pour la force déchaînée, a montré clairement à tous les yeux qu'elle est restée plus barbare qu'on ne l'imaginait. 11 y a encore du Vandale chez elle. Et celui qui ne tirerait de cette première observation sur la religion de la force au¬ cune conséquence pratique, celui qui se croirait jeté dans une société idéale, où le droit, la vérité, la justice, n'ont qu'à se montrer nus et désarmés pour l'emporter, celui- là perdrait d'avance par sa faute et sa cause et lui-même; il méconnaîtrait les choses; elles s'en vengeraient bientôt sur ses théories. Je pourrais en dire davantage à ce su¬ jet ; je m'arrête. VII PREMIÈRE SOLUTION Quelques-uns de ceux qui sont le plus décidés à mettre fin à l'Église du moyen âge, croient qu'ils arriveront à ce résultat lentement, graduellement, par l'autorité de l'édu¬ cation seule. C'est là un cercle vicieux, dont ils ne se rendent pas compte. Comment l'éducation toute seule pourrait-elle détruire une religion malfaisante ? Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais! En voici la raison principale : La véritable éducation d'un peuple, c'est sa religion ; à proprement parler, il n'a pas d'autre enseignement. Bonne ou mauvaise, vivante ou caduque, c'est la religion qui pénètre dans les profondeurs du peuple pour y por¬ ter la vie ou la mort. Ne me répondez pas que l'Eglise Romaine est toute de surface et qu'elle ne possède ainsi que les dehors ; car il y a des temps où la surface est tout ce qui reste d'un monde. Celui qui possède alors l'exté¬ rieur de l'homme, possède l'homme tout entier. Dans ces temps-là, donnez-moi le masque, je vous tiens quitte du reste; avec le masque, je ressaisirai la personne. XI. 15 194 PREMIÈRE SOLUTION. Croire que quelques maisons laïques, quelques rares établissements d'enseignement, pensions, collèges, uni¬ versités, qui ne s'adressent qu'à un petit nombre, peuvent se substituer à l'action d'une Église souveraine et la faire disparaître au bruit de quelques paroles, de quelques conseils, c'est se faire la plus grande illusion du monde. Que sont tous les systèmes déposés dans les livres, répandus par quelques mains, en comparaison de cette autorité qui enveloppe une nation de toutes parts ? Tant que cette autorité est debout et qu'elle pétrit l'âme d'un peuple, vos traiiés de philosophie, vos méthodes, vos conseils, vos avertissements, vos leçons, vos brochures, accueillis avec transport à la surface de la nation par quelques-uns, restent ignorés des masses, qui ne connais¬ sent, ne voient, n'entendent, ne respectent, on ne crai¬ gnent que l'Église avec laquelle elles sont jour et nuit en contact, et qui peut d'un mot les perdre, les déshonorer, les ruiner, les effacer de la terre. C'est ce sentiment qui a empoisonné pour moi toutes les joies de l'enseignement, dans le temps où il m'était donné, au Collège de France, de vivre au milieu d'une foule d'amis, dont les témoignages eussent pu me faire illusion sur la réalité des choses. Il ne m'est pas arrivé un seul jour de sortir de cette atmosphère vivante, sans me dire : Hors de cette enceinte, la parole, la vie ne s'é¬ tendent pas. A peine aurai-je franchi le seuil, je retrou¬ verai la même masse opaque, ténébreuse, où aucun écho ne parvient. L'événement a prouvé que je ne m'étais pas trompé. N'espérez donc pas que la pensée de vos livres, de vos systèmes s'enracine dans l'esprit des peuples que l'Église tient occupés par son culte, par sa liturgie, ses fêtes, ses terreurs. S'il arrive quelque écho lointain de vos ensei- PREMIÈRE SOLUTION. 195 gnemenls dans le fond des peuples, ils en sont plutôt étonnés qu'éclairés. Voyez-les partagés entre une Eglise quiapour elle la menace, l'autorité, la force, et des idées qui apparaissent isolées, désarmées, en contradiction avec les ténèbres natives amoncelées sur eux; ils ne tirent de cette opposition aucun résultat pratique ; ils ont peur, sinon de l'enfer, au moins du prêtre. J'ai parlé des États où l'éducation est libre. Que dirai- je des Etats où elle ne l'est pas, de ceux où il n'y a d'en¬ seignement possible que sous le bon plaisir et avec l'agrément de l'ennemi même? Comment imaginez-vous qu'une éducation qui n'existe pas, qui est radicalement impossible, puisse par le seul bénéfice de la patience avoir raison d'une institution souveraine, indiscutable ? L'illusion touche ici à l'absurde. Le despotisme religieux comme tout autre despotisme ne peut être extirpé sans que l'on sorte de la légalité, puisque sa légalité, c'est son caprice. Aveugle, il appelle contre soi la force aveugle ; et, en effet, avec le tempéra¬ ment qui se forme dans les gouvernements et les religions de bon plaisir, il ne faudrait pas non plus se montrer trop étonné si tant de peuples serfs brisaient eux-mêmes demain ce qu'ils adorent aujourd'hui. VIII SECONDE SOLUTION D'autres sont persuadés qu'ils feraient quelque chose d'irrévocable, s'ils étaient simplement au Saint-Siège le patrimoine de Saint-Pierre. Disons-leur ce qui arriverait à coup sûr de ce demi- affranchissement. 11 y a deux hommes dans le pape. Il y a le prince et le pontife. Lorsque l'on a chassé le prince, le pontife l'a toujours ramené par la main. Si le cœur eût manqué à la réforme, et si elle n'eût arraché que le pouvoir temporel à la papauté, son œuvre n'eût pas été de longue durée. Le spirituel eût fait bien vite regagner le temporel. Les clefs de Saint-Pierre eus¬ sent ramené le glaive. Il en serait assurément de même aujourd'hui. En effet, quiconque a laissé subsister la domination spirituelle et toutes les marques de cette souveraineté, a toujours été contraint de rendre aussi le domaine tempo¬ rel, comme on l'a vu par l'exemple de Napoléon. Per- SECONDE SOLUTION. •197 sonne ne croit à la durée d'un changement accompli seulement dans l'ordre politique. Dès lors peu de gens sont décidés à se compromettre pour un établissement nouveau, si peu sûr de lui-même qu'il maintient l'ennemi au cœur même de l'Etat Une armée de prêtres, soutenue de tout ce qui reste d'hommes intéressés à l'ancienne domination, dénonce l'impiété, la spoliation, le sacrilège; et ces plaintes ne pourraient être plus vives, s'il s'agissait du dogme. En quelque lieu que la Papauté soit retirée, elle con¬ tinue de régner moralement sur ses anciens sujets ; elle tient dans ses mains le fil de toutes les menées, de toutes les brigues; son pouvoir spirituel ne paraît que plus imposant parce qu'il atteste la timidité de ceux qui n'ont osé y porter atteinte. La théocratie, il est vrai, est sortie de la place, mais elle y a encore un pied. Il ne faut donc qu'une occasion pour l'y faire rentrer, et toutes les tyrannies solidaires l'une de l'autre font infailliblement naître celte occasion. Alors l'ancien pouvoir théocratique rattache de nouveau le glaive à la tiare; il reparaît plus invincible après cette épreuve. 11 montre par des actes sans réplique aux chefs de la demi-révolution, à ses partisans, à ses instruments, à ses agents, qu'en pareille matière, il faut savoir oser ou obéir, et que celui qui ne fait ni l'un ni l'autre court au- devant de son châtiment et de sa ruine. ! IX SI UN NOUVEAU DOGME EST NÉCESSAIRE POUR SORTIR DE LA SERVITUDE D'autres imaginent qu'il n'y a rien à tenter contre la vieille Église, si le monde n'a pas trouvé d'abord un nou¬ veau dogme; et sur cela, ils se mettent à la recherche d'une Église nouvelle pour remplacer l'ancienne dans son autorité, son infaillibilité, son universalité. Je pourrais me contenter de répondre à ceux-ci qu'il n est pas donné à chaque peuple d'enfanter une religion. L'Agleterre, la Hollande, les États-Unis d'Amérique, la Suède, n'ont produit dans leur sein aucun réformateur dogmatique national, à véritablement parler, et n'ont pas laissé de s'affranchir. Si ces nations eussent attendu qu'elles eussent produit chez elles un dogme véritable¬ ment nouveau, elles seraient encore esclaves du moyen âge, comme les autres. Je voudrais m'en tenir à cette première raison ; car les personnes qui ajournent toute vie, tout effort, dans l'attente de je ne sais quel Messie social, ont souvent des intentions si excellentes que je serais désespéré de rien SI UN NOUVEAU DOGME EST NÉCESSAIRE, ETC. 199 ajouter qui les afflige. Et pourtant, convaincu, comme je le suis, qu'elles cherchent l'impossible, qu'elles sont en pleine opposition avec l'esprit moderne, je ne puis m'em- pêcher de les contredire, avec plus d'insistance. Deux choses sont à considérer dans l'opinion qu'elles embrassent, la pratique et la vérité même de l'idée. Voyons d'abord la pratique. Il est trop évident qu'elle est désastreuse. Car s'il s'agit de découvrir un dogme en¬ core inconnu pour échapper à la tyrannie subsistante, apprenez-moi ce que peut devenir l'homme jusqu'à ce qu'il ait fait cette découverte? N'est-ce pas abandonner purement et simplement la place à l'oppression ? D'ail¬ leurs cet inconnu, ce grand X que vous cherchez, sans lequel vous prétendez ne pouvoir rien faire, si vous ne le trouviez pas? Si votre attente était trompée? Voilà donc le monde entier légitimement livré, sans lutte possible, ■ au premier occupant, c'est-à-dire à toute tyrannie, pourvu qu'elle ait le bon sens de prétendre posséder le mystère qui vous échappe. Quelle bonne fortune, grand Dieu! pour quiconque aspire à opprimer les autres ! Ja¬ mais l'homme n'aura été ainsi livré à la violence et au hasard. De grâce, sortons de ce rêve, il donne le vertige de la mort. Hommes de bonne foi, ne vous abandonnez pas à la merci de quiconque voudra se jouer de vous. Considé¬ rez une chose : nous n'avons pas seulement des devoirs envers ce que nous appelons l'avenir; nous avons premiè¬ rement des devoirs envers le présent. Accomplissons donc ceux-ci, et les autres s'y trouve¬ ront compris. Car ce n'est pas l'avenir qui est enchaîné, c'est le présent ; c'est lui qui souffre et qui crie ; c'est vous, c'est moi, c'est nous tous, hommes qui vivons à cette heure sur la terre. C'est donc avec ce qui existe 200 SI UN NOUVEAU DOGME EST NECESSAIRE, ETC. aujourd'hui dans le monde, que nous devons travailler à délivrer le monde. L'oppression est actuelle, elle s'exerce sur des êtres réels, vivants, dont la plaie est saignante. C'est donc avec des choses actuelles, avec les pensées qui existent aujourd'hui, quelque part, dans l'esprit de l'humanité, avec les forces vivantes, présentes, que vous pouvez, que vous devez combattre une oppres¬ sion vivante, présente. Pendant que la tyrannie a trouvé son dogme, dire que vous cherchez le vôtre, c'est accepter une trêve dans le combat du juste et de l'injuste, un armistice avec le mal, une capitulation avec le mensonge ; c'est admettre dans le droit, dans l'esprit humain, dans l'ordre moral, dans la tradition de la vérité, de la vie, un intérim, une sus¬ pension, un évanouissement de la conscience qui n'a ■jamais été, qui ne sera jamais, qui serait la mort même de la nature humaine. Non ! point de trêve avec l'injuste ! .Te n'en accepte au¬ cune! Point d'armistice avec le mal, avec le mensonge couronné et triomphant ! Point de suspension d'armes avec la force oppressive et homicide ! Si elle peut nous écraser, qu'elle le fasse. Nous n'en sommes point en peine. D'autres viendront après nous, meilleurs que nous ! Il y a toujours assez de vérité manifestée dans le monde pour combattre le règne reconnu du faux. Vous laissez l'empire à l'injustice et vous vous réfugiez dans l'inconnu, c'est-à-dire dans le vide? Est-ce là que vous trouverez un point d'appui? Cette idée n'est si désastreuse dans la pratique de la vie que parce qu'elle est essentiellement fausse en elle- même. On ne cherche pas un dogme; on ne se le dé¬ montre pas à la sueur de son front. On le rencontre sur le chemin de Damas, et il vous éblouit. SI UN NOUVEAU DOGME EST NÉCESSAIRE, ETC. 201 En second lieu, c'est aller directement contre le génie des temps modernes, que de s'imaginer qu'un dogme puisse conquérir l'Universalité à la manière de l'ancienne Église. Enfermer l'expansion, l'énergie infinie de l'âme moderne dans la lettre close d'un nouveau symbole, c'est là line entreprise qui répugne essentiellement à l'huma¬ nité contemporaine. N'oubliez pas que l'homme moderne est né, il y a trois siècles ; depuis ce moment il n'est plus de pape, ni de concile religieux qui puisse s'imposer à la conscience individuelle. Que serviraient tous vos conciles ! Un seul homme qui se lèvera pour refuser votre dogme, le mettra en pous¬ sière. Il restera une théorie, un système, une opinion, une secte peut-être, mais rien qui ressemble à un sym¬ bole général. Remarquez encore que cette idée de refaire un dogme universel est un triste legs de l'Église que vous voulez combattre. C'est là chez vous un reste du vieil homme; vous sortez de l'Eglise catholique pour la refaire sur un autre plan. Mais ce plan, je vous le répète, a été rejeté; ce moule, dans lequel votre esprit retombe, a été brisé. Que nous parlez-vous de conciles ? ils ont été fermés ; ils ne se rouvriront pas. Rompez donc cette dernière chaîne, ombre d'une servitude dont vous ne voulez plus. X QU'ATTENDEZ-VOUS? Je reproche au Saint-Simonisme de s'être absolument abusé sur la chose la plus fondamentale et d'avoir, par imitation du passé, rengagé beaucoup d'esprits dans la servitude du moyen âge, en fermant les yeux à la lumière vivante du monde moderne. L'idée de refaire un pape, un conclave, un concile, prouve que cette école était in¬ capable d'orienter les esprits ; elle tournait le dos à l'a¬ venir. Elle a joint à la confusion, l'infitation stérile et fausse. Elle a tout fait pour aveugler l'esprit français, et lui ôter la tradition de sa propre indépendance. Il est bien temps que l'aiguillon de l'adversité nous rende enfin le sentiment du réel. Lors même que l'im¬ possible se trouverait réalisé, que vous découvririez votre dogme, quel résultat s'ensuivrait-il pour dénouer l'uni¬ verselle servitude? Je veux que vous trouviez demain ce Christ nouveau que vous cherchez ; je vous l'accorde. Quelle en sera la conséquence pour le monde que nous voyons et dont nous faisons partie? Il a fallu trois siècles QU'ATTENDEZ-VOUS? 205 au Christ avant d'agir efficacement sur le monde et de l'enlever à ses anciennes dominations. Est-ce trois siècles de répit que vous voulez donner encore aux dominations qui le possèdent aujourd'hui ? Qu'attendez-vous? Une nouvelle unité religieuse et so¬ ciale. Voilà ce qu'il nous faut, dites-vous, pour revivre : Quod unitatis cupimus plenâ reclintegratione fîrmari1. C'est justement le mot des moines du Bas-Empire. Ah ! si vos vœux étaient exaucés, que vous seriez prompts à vous repentir! l'homme moderne protesterait bientôt en vous contre ce vœu imprudent ! A quel prix a été achetée cette unité si vantée de doctrines dans les « choses secrètes, mystérieuses, intimes, qui sont le for intérieur de la conscience humaine? Au prix de quinze siècles d'une tyrannie de fer. Or cette tyrannie serait cent fois plus nécessaire aujourd'hui que l'âme humaine, individuelle, a conquis sa liberté dans ces domaines et qu'elle a appris à s'en servir. Vous êtes à peine affranchis de la vieille chaîne ; déjà vous voulez vous en forger une nouvelle! Votre demande aveugle ne vous sera pas ac¬ cordée. Vous resterez libres, en dépit de vous-mêmes, au moins sur ce point-là. Que demandez-vous encore? des armes sacrées, qui vous tombent du ciel? Mais le temps est passé où des messagers apportaient des boucliers divins, forgés dans la nue par les Cyclopes. Vos boucliers, vos armes, c'est à vous de les forger vous-mêmes en pleine lumière, dans la conscience libre que vous avez reçue en naissant. Ce siècle, qui a repris tant de choses qu'on croyait assurées, ne vous a pas encore ôté celle-là. 1 Quod unitalem reddidisse. .. videreris — Epislola concilii Ro¬ mani ad Gralianum et Valëntinianum. Impp. V. Cod. Theodos. Appendix, p. xx^. 204 QP ATTENDEZ-VOUS? Vous ne pouvez vous sauver, ajoutez-vous, qu'avec des forces, des idées qui n'existent encore dans l'esprit de personne, pas même dans le vôtre. Ecoutez : Si un homme est échoué sur un banc de sable, au mi¬ lieu d'une mer déserte, il se sert de ce qui est sous ses mains, et de ses propres débris pour se faire un radeau. Avec le secours de ce qu'il a sauvé du naufrage, il s'em¬ barque de nouveau, et il linit par revoir sa patrie, ses amis, ses parents qui le croyaient perdu et qui déjà por¬ taient son deuil. Au lieu de cela, si le même homme at¬ tendait qu'un navire lui vînt du ciel ; s'il rejetait tous ceux qui existent réellement et qui passent devant lui ; s'il ne voulait accepter pour sa délivrance et son salut qu'un vaisseau encore idéal que personne, n'a vu, qui n'existe encore nulle part et n'existera peut-être jamais, dontleplan même est à trouver, que pensez-vous, dites- moi que deviendrait ce naufragé sur son îlot, perdu au milieu de l'Océan? XI DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE Concluons.—Rien au monde n'est plus illusoire que d'attendre, comme vous le faites, Ici solution finale du problème. Cette solution ne vous sera jamais donnée par aucun livre, par aucun catéchisme ; vous passeriez des siècles à attendre ainsi vainement que l'eau du fleuve ait coulé pour vous faire un passage. Faites chaque jour ce que vous avez à faire. C'est la première règle pour résoudre la question. Mais croire que la solution suprême vous sera donnée en bloc, qu'elle tombera des nues comme un aérolithe, ou comme un autre Coran, et que jusque-là vous ctes dispensé de vivre, de sentir, de lutter, d'aimer, de haïr, de combattre à la manière des hommes, c'est une idée si insensée que toute une génération peut aisément s'y perdre. On veut régir la vie' sociale comme une ligure de géo¬ métrie et l'on est dupe de ces grands mots. Voyez en effet la différence qu'il y a de l'une à l'autre. Un géomètre, un savant, s'il ne découvre pas un ccr- 206 DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE. tain théorème qu'il poursuit, se trouve arrêté court dans la déduction de ses idées. Il n'a qu'à se croiser les bras jusqu'à ce qu'il ait dénoué l'énigme. L'illustre Geoffroy Saint-Hilaire me racontait, un jour, que n'ayant pu ré¬ soudre une certaine difficulté d'ostéologie, le décourage¬ ment le prit; il renonça à l'étude de l'histoire naturelle pendant cinq ou six ans. Il fallut qu'un hasard le rame¬ nât à ses travaux abandonnés. Qui ne sent qu'appliquer des procédés semblables à la vie sociale, politique, c'est y porter la mort? Un homme une nation ne peuvent, sans risquer de périr, renoncer à la vie morale, parce qu'ils ont rencontré un obstacle. Ils ne peuvent impunément se retirer hors de l'humanité vivante, jusqu'à ce que la solution de la question leur soit tombée des nues. Chaque jour apporte son devoir immédiat, auquel il faut satisfaire, sa question à laquelle il faut répondre. Et un peuple, une génération qui donnerait sa démis¬ sion d'hommes, sur le prétexte qu'un certain théorème, un certain scolie de géométrie sociale est encore à dé¬ couvrir, cette génération se couvrirait certainement de ridicule et peut-être d'infamie, puisqu'elle renoncerait à la nature humaine, qui n'accorde ni répit, ni congé dans la pratique des devoirs publics ou privés. Le mal que les écoles de sectaires ont fait aux hommes de notre époque en grossissant les idées fausses des maîtres, est incalculable; quant à nous, nous expions les fautes que nous n'avons pas commises. La pensée de faire régir la société par des instituts de savants, comme s'il s'agissait d'une équation d'Euier, cette pensée, en dehors de toute nature, de toute vie, de toute politique, a troublé, dénaturé les esprits les mieux laits. Chacun cherchant sa formule a oublié de vivre. On n'a plusren- DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE. 207 contré que des hommes qui construisaient l'équation, cherchaient les asymptotes de l'hyperbole sociale, et, en attendant, perdaient les instincts les plus simples, jusqu'à se mettre à la merci de tous leurs ennemis. On a fait de la vie sociale un problème mathématique si difficile, si inaccessible, que je ne m'étonne point de voir tant de gens y renoncer et y préférer la mort. À ce compte-là, on pourrait aussi faire de la respiration hu¬ maine un tel épouvantail de science, on pourrait exiger tant de labeurs préparatoires, tant de combinaisons dyna¬ miques pour se tenir debout sur ses deux pieds, qu'il se¬ rait infiniment plus commode d'y renoncer. Non, la vie humaine n'est pas un problème si irréali¬ sa' le qu'on nous l'a faite. Le progrès social n'est ni une géométrie , ni une mathématique, ni une mécanique; c'est une vie, non une formule. Comme toute vie, celle-ci est plus simple que vous ne dites. Pour faire une œuvre humaine, re¬ devenons si nous pouvons des hommes ; voilà le premier point. Pendant que les amis de la liberté, égarés par de fausses mathématiques, interrogeaient toute science, excepté celle de l'homme, pendant qu'ils cherchaient partout dans l'univers extérieur leur solution, excepté en eux-mêmes, les ennemis de la liberté agissaient autre¬ ment ; ils savaient que les affaires humaines se débat¬ tent plus simplement au for intérieur du cœur de l'homme, et que l'important est de faire chaque jour un pas pour rester maître de la place. Ils ne perdaient point terre ; car ils savaient que la victoire, à certains mo¬ ments, est une affaire de tact, de sens, de coup d'œil, d'opportunité. C'est avec les notions les plus simples, les plus unies du monde, qu'ils ont eu bon marché de 208 DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE. ceux qui ne voulaient prendre conseil que de la mécani¬ que des sphères. Que l'on se persuade bien que la liberté, en Europe, est tombée, non point faute de conceptions transmon¬ daines, mais pour avoir méconnu les plus simples élé¬ ments des choses. Nous avons péri par l'A B G. Ne confondons plus ce qui est absolument différent : la science et la vie, la mécanique et la société civile. Les Arehimèdes de la liberté ne font pas des œuvres mortes ; ils portent leurs machines vivantes, armées dans leur esprit. Ils demeurent au centre de la nature humaine. Qui les attaque, les trouve toujours debout et préparés. Quand vient le moment d'agir, ils ne vont point étudier à l'écart le problème social; ils le résolvent à chaque heure, à chaque instant de la vie, toujours instruits,tou¬ jours armés suivant l'occasion, le moment, la difficulté, ou l'opportunité. Qui dira jamais, qui croira plus tard combien l'abus de ia langue Idéologique, de la langue mathématique, transportées là où elles sont déplacées, a été aux hommes de ce temps-ci, le sentiment vif, simple, vrai, actif de leurs propres affaires ! Combien ces alliances de mots surannés : papauté civile, communion, conclave social, concile social, n'ont-ils pas souvent ramené les novateurs eux-mêmes à des choses surannées ! De même l'abus de la langue scientifique mal appli¬ quée a substitué chez un grand nombre une vague idée pédantesque et morte, à la place d'une idée vivante, d'une œuvre de conscience, dont ils sont eux-mêmes les artisans et les juges. L'âme des choses a disparu, nous avons gardé quelques mots de vingt coudées, sans force et sans justesse. Ce n'est ici affaire ni de moines et de théologiens du DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE. 209 moyen âge, nid'érudits ou de géomètres ; c'est une affaire d'hommes. Reprenez donc le langage humain, connu, vivant. Retrouvons au moins la langue de la liberté, si nous avons perdu la chose. XI. 14 XII UN SOPHISME Ainsi plus d'embûches de mots, je vous en prie. S'il vous est défendu de parler, gardez le silence; mais n'es¬ sayez pas à la fois de parler et de vous taire, vous ne le pourriez sans torturer le sens commun. Le plus grand mal de la servitude, c'est qu'elle est la mère de tous les sophismes. Par exemple, ce que vous proposez est en exécra¬ tion à l'Eglise, dont il ne resterait pas, si l'on vous écoutait, pierre sur pierre. Néanmoins c'est là ce que vous appelez Réconciliation de l'Église et de la Révolu¬ tion . Je veux bien que votre intention soit franche, mais votre langage ne l'est pas ; et, comme il est obscur, il cache ainsi que toute obscurité un esclavage. Car par cette ambiguïté de paroles, vous de ferez pas illusion à nos ennemis. Si c'est un piège innocent, vous ne les y fe-^ rez pas tomber; ils ont trop d'instinct, d'expérience pour cela. Mais vous y entraînerez les simples, les crédules. UN SOPHISME. 211 qui ne chercher) !, n'attendent, 11e demandent, n'implorent qu'une embûche nouvelle. En voyant celte doctrine si honnêtement exposée de la réconciliation du catholicisme et de la démocratie, lequel d'entre nous se dira que ce ca¬ tholicisme prétendu est le renversement du catholicisme, que le noir veut dire ici le blanc, que la réparation de l'Eglise veut dire ici la chute de l'Église ? L'ancienne illusion, qui ne demande qu'à renaître, qui nous a déjà perdus vingt fois, qui cherche un accord impossible et absurde entre l'Eglise et la liberté, entre le cercle et le quarré, cette illusion, vous la relevez ; vous la réchauffez. Vous aveuglez ceux qui commencent à ou¬ vrir les yeux; Quant à ceux dont les ténèbres font la vie, vous les fortifiez de votre faiblesse. Ils régnent ; vous leur donnez le sacre ! Si vous êtes pour l'Église, dites-le. Mais si vous voulez le renversement de l'Église, n'appelez pas cela concilia¬ tion du Catholicisme et de la Démocratie. C'est se jouer de vos amis comme de vos ennemis. Ne nous prenons pas les uns aux autres nos noms, nos devises, nos drapeaux. Sauvons au moins, s'il se peut, la franchise de l'esprit humain. Sortons de la confusion. Mais comment en sortir, quand nous prenons plaisir à la faire renaître d'elle-même? 0 siècle tortueux qui détestes la voie droite, quand en aurai-je fini avec tes détours? Dès que j'ai surpris une de tes subtilités, tu vas en serpentant, en rampant, te re¬ plier dans une autre plus obscure. Tu roules un peu plus loin tes anneaux et l'on 11c peut te faire regarder en face la'simple lumière du jour! Que de subtilités j'ai déjà rencontrées ! En as-tu encore d'autres ! XIII AUTRE SOPHISME. SI TOUTES LES RELIGIONS SONT ÉGALES Après les sophismes que je viens de combattre, le pre¬ mier que je rencontre, le plus enraciné, le plus.contraire à l'établissement de la liberté, est celui-ci : que toutes les religions se valent au point de vue de la vérité, et même de la politique, en sorte qu'il n'y a nulle diffé¬ rence à établir entre les unes et les autres. Ce principe est le contraire de toute philosophie, de toute science, de toute histoire, qui cherchent partout à marquer la nature diverse des choses ; et cette fausse philosophie a entraîné bien vite des résultats mortels à la révolution, comme à la liberté ! Car loin que les religions soient toutes égales, il est certain qu'il y a entre elles des différences, des degrés dans le vrai, des spécialités, des nuances, comme il y en a dans toutes les choses de la nature. Il y a une religion qui se proclame elle-même l'ennemie de toutes les au¬ tres; elle se glorifie d'être incompatible avec la liberté moderne. Cette religion a des institutions, des organes, AUTRE SOPHISME. SI 3 des instruments de servitude, que d'autres ne possèdent pas, tels, par exemple, que la papauté, le célibat, d'où naît une forme nouvelle de caste, absolument inconciliable avec l'organisation des sociétés nouvelles. Il y a d'autres religions qui sont compatibles avec la liberté moderne, puisqu'elles l'ont engendrée et qu'elles la conservent. Il y en a enfin qui confinent à la liberté philosophique, puisque ce sont des philosophes qui les ont révélées. Si la Révolution française avait clairement vu ces de¬ grés, ces différences, elle eût pu, en concentrant ses for¬ ces, ses inimitiés, ses décisions contre le culte qui exclut la civilisation moderne, éliminer ce culte, en laissant subsister le principe de la liberté, et ouvrir par là une ère nouvelle. Mais en faisant vaguement la guerre à tous les cultes sans distinction, elle n'en a pas atteint un seul ; elle a manqué d'audace ; et celui qu'elle avait mission d'abattre est sorti de ses .mains plus entier, plus indompté qu'auparavant. Supposez que la Révolution française eût mieux appré¬ cié l'organisation du monde religieux, elle eût pu ap¬ puyer son levier sur tout ce qui renferme un élément de liberté morale et renverser par là l'édifice de toute tyrannie. Elle aurait eu la force de mettre fin au culte qui pro¬ scrit tous les autres. Elle aurait osé réduire son ennemi ; mais n'ayant fait aucune différence dans l'échelle des choses religieuses, elle a décharné contre soi la religion même, sans trouver d'appui nulle part pour déplacer irrévocablement la borne du vieux monde. XIV DEUX VOIES RESTENT OUVERTES : LAQUELLE CHOISIR? Ne refaisons pas la même faute. Il nous est encore une fois donné de choisir entre deux chemins. Seulement, si après tant d'expériences, de revers, d'enseignements, produits par la persécution, nous nous obstinons à répé¬ ter les fautes d'autrui, il est probable que pour longtemps seront compromis le salut, la liberté, la dignité de l'es¬ prit humain en Europe. Yoici les deux voies qui s'ouvrent encore devant vous : vous pouvez attaquer en même temps que le catholicisme toutes les religions de la terre, spécialement les sectes chrétiennes, sans distinction, et par là les obliger à faire de nouveau une seule masse avec lui ; dans ce cas, vous avez contre vous l'univers entier. Vous voilà encore une fois réduits à l'impuissance. Au contraire, vous pouvez vous armer de tout ce qui est opposé au catholicisme, spécialement de la masse de toutes les sectes chrétiennes qui lui font la guerre; en y ajoutant la force d'impulsion de la Révolution française, DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. 215 vous mettrez le catholicisme dans le plus grand danger qu'il ait jamais couru. Vous pouvez dès lors vous promet¬ tre raisonnablement de le placer au moins dans l'impos¬ sibilité de nuire. De ces deux voies, laquelle voulez-vous adopter? La première a été tentée jusqu'ici ; elle n'a conduit qu'à des revers, sans un seul résultat durable : la seconde (et c'est celle que je propose) n'a point été essayée ; elle s'ac¬ corde avec la justice, avec la science, avec l'histoire, avec la politique, avec l'équité. Choisissez. On a vu sou¬ vent une armée dispersée, soudainement ralliée et victo¬ rieuse, seulement pour avoir changé son ordre de bataille. Au lieu de vous chercher vaguement des ennemis à tous les bouts de l'horizon, sans en atteindre aucun, il s'agit de concentrer vos vues, vos forces, vos volontés dispersées, sur le point unique qui est le centre d'où partent toutes les attaques dirigées contre vous ; et si vous reconnaissez avec la même unanimité que vos ad¬ versaires, que ce point précis, qui soutient tout l'écha¬ faudage de servitude, est l'Eglise romaine, il s'agit non plus de dépenser vos paroles, vos répugnances, vos hai¬ nes, vos menaces à tous les vents, mais de vous appliquer à ce point, sans vous en départir que vous ne soyez ar¬ rivé à un résultat pratique, que vous pourrez léguer à vos fils. Pour ces grands résultats, il vous faut des alliés ; il faut qu'une partie du monde au moins soit de cœur avec vous. Que si vous montrez la pensée de repousser également toutes les croyances, vous êtes premièrement injustes, secondement ennemis de vous-mêmes, puisque vous vous laites des adversaires de ceux qui doivent être une partie de votre force. 21G DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. Yoilà pourquoi je m'adresse à toutes les croyances, à toutes les religions qui ont combattu Rome ; elles sont toutes (qu'elles le veuillent ou non) dans nos rangs, puis- qu'au fond leur existence est tout aussi inconciliable que la nôtre avec la domination de Rome. En effet, puisque la prétention ancienne, nouvelle, éternelle de cette religion est d'asservir l'univers (urbi et orbi), c'est dans tout l'univers que vous devez trouver des points d'appui et des alliés. Je n'invoque pas seule¬ ment une théorie, une philosophie, un système particu¬ lier ; je fais appel à toute croyance opprimée, à toute église persécutée, à tout temple qui peut montrer ses martyrs. Ce n'est pas seulement Rousseau, Voltaire, Kant, qui sont avec nous contre l'éternelle oppression ; c'est aussi Luther, ' Zwingle, Calvin, Marnix, Herder, Channing, toute la légion des esprits qui combattent avec leurs temps, avec leurs peuples, contre le môme ennemi qui nous ferme en ce moment la route. Ils trouveront place dans nos rangs, tous les athlètes de l'esprit. Surtout nous appelons ceux qui dans les formes les plus affran¬ chies du christianisme font le lien des uns et des autres. Je ne propose ni un système ni un dogme. Ce que je demande, c'est un acte, c'est une œuvre de vie, une al¬ liance de tous les esprits libres de la terre, pour l'af¬ franchir en commun de l'esprit qui la possède et qui la stérilise. Alliance très-possible que la force des choses produit, qui seule peut amener un dénoùment à tant de paroles, de discussions, où le dix-neuvième siècle court risque de s'user, sans honneur, sans profit, sans réaliser même une seule de ses idées. Qu'y a-t-il de plus logique au monde que de faire un seul faisceau des révolutions qui ont paru dans le monde DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. 217 depuis trois siècles," de les réunir dans une même lutte, de reparaître ainsi sous le soleil, pour achever la victoire sur la religion du moyen âge? Le malheur de la Révolution française, c'est de s'être isolée des révolutions qui l'ont précédée. Réparons cette faute. Replaçons-nous au cœur du monde moderne. Voulez-vous, ne faire qu'une école littéraire, acadé¬ mique, philosophique, sans laisser aucune empreinte réelle sur la face de la terre ? Vous pouvez alors rester dans l'isolement. Il est certain que quelques écrivains, quelques penseurs solitaires suffiront toujours à imprimer un mouvement quelconque à la vérité abstraite, dans les murs d'une école. Pour moi, je crois que, malgré beaucoup de fautes, il n'est pas encore trop tard pour couronner cette fin de siècle par quelquegrand etmémorable changement dont la postérité garderait la mémoire. Voilà pourquoi j'appelle tout ce qui a un esprit de vie, d'examen, tout ce qui a scellé un jour, une heure, son contrat d'alliance avec la liberté ; tous ceux qui veulent que les paroles laissent une trace dans les choses ; tous ceux qui cherchent dans les discussions un dénoûment pratique ; tous ceux qui veu¬ lent, non pas seulement médire du moyen âge, mais en sortir et l'abolir ; tous ceux qui, à un degré quelconque, ont fait entrer l'esprit moderne dans le monde chrétien. Hérésies nationales, religions modernes, sectes, croyances affranchies, écoles de libres penseurs, systèmes, philoso- phies, tout ce qui vit, tout ce qui respire doit entrer dans ce grand et suprême effort contre la mort qui jette déjà son ombre sur nous. Quelle serait la force des révolutions modernes ainsi ramenées au point de jonction dans lequel elles se ras¬ semblent toutes? Cette force est incalculable. Je dis 218 DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. qu'elle serait invincible. C'est ici la cause du seizième siècle comme du dix-neuvième, de la Réformation comme de la Révolution, de Marnix comme de Voltaire. Quels sont ceux qui refuseront d'entrer dans cette alliance pour achever d'expulser le moyen âge ? Ceux pour qui toute religion n'est plus qu'un frein politique, également bon pourvu qu'il asservisse le monde. Mais bien peu feront un aveu de ce genre, et il ne manquerait pas de se retour¬ ner contre ceux qui le feraient. Tous ont le même but, tous ont le même intérêt ; car je suppose qu'il y a encore des intérêts moraux sur la terre. Sinon donnez-nous le pain et le cirque. Oublions que nous avons été des hommes. Si le seizième siècle a arraché la moitié de l'Europe aux chaînes de la papauté, est-ce trop exiger du dix-neuvième qu'il achève l'œuvre à moitié consommée? Est-ce trop demander de sa résolution, de sa force, ou de sa ma¬ turité? XV QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? Ici, n'objectez pas que l'alliance avec tous les éléments hostiles à Rome, pour un œuvre de vie, un but déter¬ miné, dans le temps de l'action, est contraire à la phi¬ losophie ; car j'ai montré, un peu plus haut, qu'il n'est rien de plus conforme à la vraie philosophie pratique, que de reconnaître les différences, les degrés qui existent enlre les choses. Voulez-vous savoir ce qui est l'opposé de la philosophie? C'est de ne reconnaître, de n'admettre aucune diversité entre les institutions religieuses, et de les confondre toutes dans une même exclusion ; vue aveu¬ gle, s'il en fut, opposée à toute vraie science, encore plus qu'à toute vraie politique. Que diriez-vous d'un musicien qui prétendrait que toutes les musiques sont égales? et d'un peintre qui met¬ trait sur le même plan tous ses personnages, sans obser¬ ver aucune perspective ? Le philosophe, le politique, le législateur qui confond toutes les religions de la terre, toutes les époques, tous les âges de développement de 2-20 QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? l'esprit humain, dans la même exclusion, ne manque pas moins essentiellement aux conditions de la philo¬ sophie, de la politique ou de la législation, qui est aussi un art. Il ne serait pas jusle non plus de m'accuser de prê¬ cher une foi qui n'est pas la mienne, quand je montre des routes diverses dans lesquelles la dignité politique peut se concilier avec la croyance. Voilà des chemins divers, où la liberté est possible. Voilà un chemin ob¬ scur, qui mène infailliblement à la servitude ; choisissez entre les premiers, rejetez le dernier. Celui qui parle ainsi exprime le principe fondamental du monde mo¬ derne, la liberté. Encore une fois, je ne réclame pas la succession du catholicisme pour une formule, pour une théorie, pour une secte en particulier. Je réclame cette succession pour toutes les idées qui ont sauvé une parcelle de la liberté humaine ; c'est-à-dire que je demande, pour héritier, l'esprit humain tel qu'il a pu se développer dans le monde moderne, avec ses croyances, ses aspirations, sa philoso¬ phie, ses instincts nouveaux. Liberté pour tous, expansion de toutes les énergies de l'âme et de l'esprit, en dehors de l'Église despotique et serve. Si vous repoussez ces largues issues, que la force des choses a ouvertes elle-même aux peuples modernes, pour sortir de l'antiquité et du moyen âge, il faudrait donc se contenter de la philosophie? Mais laquelle? Déjà vous excluez Rousseau ; il n'est pas , pensez-vous, assez avancé pour les adorateurs de saint Janvier et de la robe de Trêves. Un autre prétendra que votre système à son tour est aussi trop circonspect. Jusqu'à ce que vous ayez trouvé l'impossible, c'est-à-dire la formule philo- QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? 221 sophique qui dans le même temps contienne également à tous les esprits, à tous les lieux, à tous les peuples, voilà l'ancienne servitude établie sans contestation sur la terre. Ce qui nous aveugle, encore un coup, c'est que nous nous représentons toujours l'avenir sous la forme d'une unité, dans laquelle nous n'acceptons que notre secte, ou notre formule. Même en rejetant le passé, nous travaillons à le faire renaître. A une iiglise universelle, nous autres catholiques, nous cherchons toujours pour héritier une autre Eglise universelle, ou du moins une autre philo¬ sophie universelle ; c'est en cela que nous nous abusons. La centralisation religieuse, à laquelle nous voulons échapper, ne renaîtra pas, si tant est que nous établis¬ sions la liberté. Tout au contraire, la vieille Église, unité aveugle, inorganique, inférieure, chaos ténébreux, ira de plus en plus en se partageant pour faire placé à la variété de la vie. Comme du sein de la nature inorganique sont sortis des centres de vie organisée, de même du fond aveugle de l'Église immobile, sortiront de plus en plus des individualités, des personnalités, qui auront, chacune, leur intuition propre, soit dans la religion, soit dans la philosophie. Déjà le siècle n'est plus le disciple d'un seul livre, homo nnius libri. Il le deviendra de moins en moins. S'il est vrai que tout homme est appelé à devenir son prêtre, il l'est aussi que tout homme doit devenir son philosophe ; ce qui n'empêche pas qu'il y aura encore des sectes, des croyances générales, des écoles diverses de philosophie, des maîtres et des disciples. Ouvrez donc les portes, à deux battants, à tout ce qui renferme un élément de liberté, une étincelle de vie, de dignité ; ouvrez-les toutes grandes; il y faut faire passer un monde. 222 QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? Ne dites pas : « Si vous n'acceptez pas ma formule, mon système, je préfère que vous restiez dans le sé¬ pulcre. » Dites au contraire : « Il y a diverses voies, outre la mienne que je crois la meilleure. Toutes seront bonnes, pourvu que vous sortiez de la mort. » — Si vous détruisez cette Eglise, où me conduirez- vous? Voilà ce que le monde est en droit de vous de¬ mander. — A mon système de philosophie, répondez-vous. — Cela ne me suffit pas; cette porte est trop étroite, je m'en défie. Je demande àpasser parla brèche que l'hu¬ manité moderne a ouverte ; car cette issue est éprouvée et j'aime les chemins battus. Voilà ce que vous réplique une bonne partie des hommes. Le temps de la domination d'un livre, d'un système est passé. Nous ne verrons plus de Mahomet ni de Coran. Nous ne verrons plus même de Contrat social devenir le livre de classe de toute une nation. Ouvrez donc aussi tous les livres de vie, et laissez au monde la satisfaction de choisir sa voie de délivrance ; instruisez-le, poussez-le, mais ne le contraignez pas dans son droit d'élection. Même lorsqu'il vous suivra, qu'il croie vous précéder. S'il accepte votre système, votre symbole, votre doctrine, qu'il puisse s'imaginer les avoir tiouvés lui-même. Car c'est un orgueilleux. Il se délie de tout ce qui lui paraît exclusif, étroit, magistral. D'ail¬ leurs, il sort d'une prison de dix-huit siècles ; tout lui fait ombrage, Il voit partout des geôliers et des chaînes. XVI CE QUI ARRIVERAIT DE LA CHUTE DU CATHOLICISME Si l'alliance que je propose à des esprits, à des Églises, à des systèmes, qui tous ont un intérêt commun, s'accom¬ plissait ; si par la justice de l'histoire, la loi de l'éternel talion voulait que le Droit catholique lut appliqué par la Providence à l'Eglise catholique, avec les tempéraments qu'exige l'humanité moderne ; si les avertissements de la diplomatie se réalisaient ; qu'arriverait-il? La chute de cette Eglise. D'abord, la surprise, la peur, un grand silence; puis le lendemain, les hommes s'étonneraient de pouvoir sub¬ sister sans l'organisation qui leur semblait indispensable ; et, passant bientôt à un autre sentiment, les peuples qui sont aujourd'hui le plus rivés à cette Église s'étonneraient le plus d'avoir gardé si longtemps cette chaîne. Le grand mât étant coupé, le vaisseau, aujourd'hui échoué, de l'humanité se relèverait de son écueil ; il flot¬ terait avec orgueil et se pavoiserait de couleurs nouvelles. L'âme du christianisme, partout où elle s'est main- 224- CE QUI ARRIVERAIT DE LA CHUTE DU CATHOLICISME. tenue libre, affluerait pour combler le vide que laisserait l'institution du moyen âge. Dans le même temps, l'esprit philosophique sortant des livres et des systèmes de quelques docteurs, devien¬ drait esprit de vie, d'action ; il se répandrait à son tour sur les ossements arides et dispersés du vieux culte. Il ne se formerait pas symbole unique, pétrifié aussi¬ tôt que conçu, mais une grande âme humaine et divine qui passerait sur la face des nations et les renouvellerait. Car chacun voudrait avoir part à la succession de la re¬ ligion morte; et, soit dans les philosophies, soit dans les sectes tous feraient quelque effort- pour mériter d'occu¬ per ce vaste héritage. L'esprit moderne, agrandi par sa propre victoire, com¬ muniquerait à toutes choses un essor inattendu. Ce qui survivrait, ce serait le dogme liberté qui assure¬ rait, en dehors de l'Église tyrannique, le présent au plus sage, l'avenir aux meilleurs. Là où l'esprit pur du christianisme ou de la philoso¬ phie ne pourrait s'enraciner encore, on verrait du moins sortir du catholicisme démembré, des formes nouvelles, locales, nationales, spontanées, indépendantes, qui ne pourraient dans aucun cas refaire l'œuvre de la tyrannie, parce que la tète de cette tyrannie aurait été abattue avec la papauté, et qu'il serait impossible de la retrou¬ ver. Il y aurait encore des luîtes dans le monde, puisque c'est le lot de la nature humaine, mais ces luttes ne se¬ raient plus stériles. Le dix-neuvième siècle enchaîné, hébété, ivre de ma¬ térialisme, ne deviendrait pas un objet de risée pour la postérité; il aurait fait sa tâche comme les autres; il pourrait dire : DE CEUX QUI ATTENDENT UNE SOLUTION FINALE. 209 moyen âge, nid'érudits ou de géomètres; c'est une affaire d'hommes. Reprenez donc le langage humain, connu, vivant. Retrouvons au moins la langue de la liberté, si nous avons perdu la chose. XI. 14 XII UN SOPHISME Ainsi plus d'embûches de mots, je vous en prie. S'il vous est défendu de parler, gardez le silence ; mais n'es¬ sayez pas à la fois de parler et de vous taire, vous ne le pourriez sans torturer le sens commun. Le plus grand mal de la servitude, c'est qu'elle est la mère de tous les sophismes. Par exemple, ce que vous proposez est en exécra¬ tion à l'Eglise, dont il ne resterait pas, si l'on vous écoutait, pierre sur pierre. Néanmoins c'est là ce que vous appelez Réconciliation de l'Église et de la Révolu¬ tion . Je veux bien que votre intention soit franche, mais votre langage ne l'est pas ; et, comme il est obscur, il cache ainsi que toute obscurité un esclavage. Car par cette ambiguïté de paroles, vous ne ferez pas illusion à nos ennemis. Si c'est un piège innocent, vous ne les y fe-* rez pas tomber; ils ont trop d'instinct, d'expérience pour cela. Mais vous y entraînerez les simples, les crédules, " UN SOPHISME. 211 qui ne cherchent, n'attendent, ne demandent, n'implorent qu'une embûche nouvelle. En voyant cette doctrine si honnêtement exposée de la réconciliation du catholicisme et de la démocratie, lequel d'entre nous se dira que ce ca¬ tholicisme prétendu est le renversement du catholicisme, que le noir veut dire ici le blanc, que la réparation de l'Eglise veut dire ici la chute de l'Église ? L'ancienne illusion, qui ne demande qu'à renaître, qui nous a déjà perdus vingt fois, qui cherche un accord impossible et absurde entre l'Église et la liberté, .entre le cercle et le quarré, cette illusion, vous la relevez ; vous la réchauffez. Vous aveuglez ceux qui commencent à ou¬ vrir les yeux. Quant à ceux dont les ténèbres font la vie, vous les fortifiez de votre faiblesse. Ils régnent ; vous leur donnez le sacre ! Si vous êtes pour l'Église, dites-le. Mais si vous voulez le renversement de l'Église, n'appelez pas cela concilia¬ tion du Catholicisme et de la Démocratie. C'est se jouer de vos amis comme de vos ennemis. Ne nous prenons pas les uns aux autres nos noms, nos devises, nos drapeaux. Sauvons au moins, s'il se peut, la franchise de l'esprit humain. Sortons de la confusion. Mais comment en sortir, quand nous prenons plaisir à la faire renaître d'elle-même? 0 siècle tortueux qui détestes la voie droite, quand en aurai-je fini avec tes détours? Dès que j'ai surpris une de tes subtilités, tu vas en serpentant, en rampant, te re¬ plier dans une autre plus obscure. Tu roules un peu plus loin tes anneaux et l'on 11e peut te faire regarder en face la simple lumière du jour ! Que de subtilités j'ai déjà rencontrées ! En as-tu encore d'autres ! XIII AUTRE SOPHISME. SI TOUTES LES RELIGIONS SONT ÉGALES Après les sopliisraes que je -viens de combattre, le pre¬ mier que je rencontre, le plus enraciné, le plus contraire cà l'établissement de la liberté, est celui-ci : que toutes les religions se valent au point de vue de la vérité, et même de la politique, en sorte qu'il n'y a nulle diffé¬ rence à établir entre les unes et les autres. Ce principe est le contraire de toute philosophie, de toute science, de toute histoire, qui cherchent partout à marquer la nature diverse des choses ; et cette fausse philosophie a entraîné bien vite des résultats mortels à la révolution, comme à la liberté ! Car loin que les religions soient toutes égales, il est certain qu'il y a entre elles des différences, des degrés dans le vrai, des spécialités, des nuances, comme il y en a dans toutes les choses de la nature. Il y a une religion qui se proclame elle-même l'ennemie de toutes les au¬ tres; elle se glorifie d'être incompatible avec la liberté moderne. Cette religion a des institutions, des organes, AUTRE SOPHISME. 213 des instruments de servitude, que d'autres ne possèdent pas, tels, par exemple, que la papauté, le célibat, d'où naît une forme nouvelle de caste, absolument inconciliable avec l'organisation des sociétés nouvelles. Il y a d'autres religions qui sont compatibles avec la liberté moderne, puisqu'elles l'ont engendrée et qu'elles la conservent. Il y en a enfin qui confinent à la liberté philosophique, puisque ce sont des philosophes qui les ont révélées. Si la Piévolution française avait clairement vu ces de¬ grés, ces différences, elle eût pu, en concentrant ses for¬ ces, ses inimitiés, ses décisions contre le culte qui exclut la civilisation moderne, éliminer ce culte, en laissant subsister le principe de la liberté, et ouvrir par là une ère nouvelle. Mais en faisant vaguement la guerre à tous les cultes sans distinction, elle n'en a pas atteint un seul; elle a manqué d'audace ; et celui qu'elle avait mission d'abattre est sorti de ses mains plus entier, plus indompté qu'auparavant. Supposez que la Révolution française eût mieux appré¬ cié l'organisation du monde religieux, elle eût pu ap¬ puyer son levier sur tout ce qui renferme un élément do liberté morale et renverser par là l'édifice de toute tyrannie. » Elle aurait eu la force de mettre fin au culte qui pro¬ scrit tous les autres. Elle aurait osé réduire son ennemi ; mais n'ayant fait aucune différence dans l'échelle des choses religieuses, elle a déchaîné contre soi la religion môme, sans trouver d'appui nulle part pour déplacer irrévocablement la borne du vieux monde. XIV DEUX VOIES RESTENT OUVERTES : LAQUELLE CHOISIR? Ne refaisons pas la même faute. Il nous est encore une fois donné de choisir entre deux chemins. Seulement, si après tant d'expériences, de revers, d'enseignements, produits par la persécution, nous nous obstinons à répé¬ ter les fautes d'autrui, il est probable que pour longtemps seront compromis le salut, la liberté, la dignité de l'es¬ prit humain en Europe. Voici les deux voies qui s'ouvrent encore devant vous : vous pouvez attaquer en mcme tftnps que le catholicisme toutes les religions de la terre, spécialement les sectes chrétiennes, sans distinction, et parla les obliger à faire de nouveau une seule masse avec lui ; dans ce cas, vous avez contre vous l'univers entier. Vous voilà encore une fois réduits à l'impuissance. Au contraire, vous pouvez vous armer de tout ce qui est opposé au catholicisme, spécialement de la masse de toutes les sectes chrétiennes qui lui font la guerre ; en y ajoutant la force d'impulsion de la Révolution française, DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. 215 vous mettrez le catholicisme dans le plus grand danger qu'il ait jamais couru. Vous pouvez dès lors vous promet- 'tre raisonnablement de le placer au moins dans l'impos¬ sibilité de nuire. De ces deux voies, laquelle voulez-vous adopter? La première a été tentée jusqu'ici ; elle n'a conduit qu'à des revers, sans un seul résultat durable : la seconde (et c'est celle que je propose) n'a point été essayée ; elle s'ac¬ corde avec la justice, avec la science, avec l'histoire, avec la politique, avec l'équité. Choisissez. On a vu sou¬ vent une armée dispersée, soudainement ralliée et victo¬ rieuse, seulement pour avoir changé son ordre de bataille. Au lieu de vous chercher vaguement des ennemis à tous les bouts de l'horizon, sans en atteindre aucun, il s'agit de concentrer vos vues, vos forces, vos volontés dispersées, sur le point unique qui est le centre d'où partent toutes les attaques dirigées contre vous ; et si vous reconnaissez avec la même unanimité que vos ad¬ versaires, que ce point précis, qui soutient tout l'écha¬ faudage de servitude, est l'Eglise romaine, il s'agit non plus de dépenser vos paroles, vos répugnances, vos hai¬ nes, vos menaces à tous les vents, mais de vous appliquer à ce point, sans vous en départir que vous ne soyez ai'-, rivé à un résultat pratique, que vous pourrez léguer à vos fils. Pour ces grands résultats, il vous faut des alliés ; il faut qu'une partie du monde au moins soit de cœur avec vous. Que si vous montrez la pensée de repousser également toutes les croyances, vous êtes premièrement injustes, secondement ennemis de vous-mêmes, puisque vous vous faites des adversaires de ceux qui doivent être une partie de votre force. 210 DEUX YOIES RESTENT OUVERTES. Yoilà pourquoi je m'adresse à toutes les croyances, à toutes les religions qui ont combattu Rome ; elles sont toutes (qu'elles le veuillent ou non) dans nos rangs, puis- ' qu'au fond leur existence est tout aussi inconciliable que la nôtre avec la domination de Rome. En effet, puisque la prétention ancienne, nouvelle, éternelle de cette religion est d'asservir l'univers (urbi et orbi), c'est dans tout l'univers que vous devez trouver des points d'appui et des alliés. Je n'invoque pas seule¬ ment une théorie, une philosophie, un système particu¬ lier ; je fais appel à toute croyance opprimée, à toute église persécutée, à tout temple qui peut montrer ses martyrs. Ce n'est pas seulement Rousseau, Voltaire, Kant, qui sont avec nous contre l'éternelle oppression; c'est aussi Luther, Zwingle, Calvin, Marnix, Herder, Channing, toute la légion des esprits qui combattent avec leurs temps, avec leurs peuples, contre le même ennemi qui nous ferme en ce moment la route. Ils trouveront place dans nos rangs, tous les athlètes de l'esprit. Surtout nous appelons ceux qui dans les formes les plus affran¬ chies du christianisme font le lien des uns et des autres. Je ne propose ni un système ni un dogme. Ce que je demande, c'est un acte, c'est une œuvre de vie, une al¬ liance de tous les esprits libres do la terre, pour l'af¬ franchir en commun de l'esprit qui la possède et qui la stérilise. Alliance très-possible que la force des choses produit, qui seule peut amener un dénoûment à tant de paroles, de discussions, où le dix-neuvième siècle court risque de s'user, sans honneur, sans profit, sans réaliser même une seule de ses idées. Qu'y a-t-il de plus logique au monde que de faire un seul faisceau des révolutions qui ont paru dans le monde DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. 217 depuis trois siècles, de les réunir dans une même lutte, de reparaître ainsi sous le soleil, pour achever la victoire sur la religion du moyen âge? Le malheur de la Révolution française, c'est de s'être isolée des révolutions qui l'ont précédée. Réparons cette faute. Replaçons-nous au cœur du monde moderne. Voulez-vous ne faire qu'une école littéraire, acadé¬ mique, philosophique, sans laisser aucune empreinte réelle sur la face de la terre ? Vous pouvez alors rester dans l'isolement. Il est certain que quelques écrivains, quelques penseurs solitaires suffiront toujours à imprimer un mouvement quelconque à la vérité abstraite, dans les murs d'une école. Pour moi, je crois que, malgré beaucoup de fautes, il n'est pas encore trop tard pour couronner cette fin de siècle par quelque grand et mémorable changement dont la postérité garderait la mémoire. Voilà pourquoi j'appelle tout ce qui a un esprit de vie, d'examen, tout ce qui a scellé un jour, une heure, son contrat d'alliance avec la liberté ; tous ceux qui veulent que les paroles laissent une trace dans les choses ; tous ceux qui cherchent dans les discussions un dénoûment pratique ; tous ceux qui veu¬ lent, non pas seulement médire du moyen âge, mais en sortir et l'abolir ; tous ceux qui, à un degré quelconque, ont fait entrer l'esprit moderne dans le monde chrétien. Hérésies nationales, religions modernes, sectes, croyances affranchies, écoles de libres penseurs, systèmes, philoso¬ phas, tout ce qui vit, tout ce qui respire doit entrer dans ce grand et suprême effort contre la mort qui jette déjà son ombre sur nous. Quelle serait la force des révolutions modernes ainsi ramenées au point de jonction dans lequel elles se ras¬ semblent toutes? Cette force est incalculable. Je dis 218 • DEUX VOIES RESTENT OUVERTES. qu'elle serait invincible. C'est ici la cause du seizième siècle comme du dix-neuvième, de la Réformation comme de la Révolution, de Marnix comme de Voltaire. Quels sont ceux qui refuseront d'entrer dans cette alliance pour achever d'expulser le moyen âge ? Ceux pour qui toute religion n'est plus qu'un frein politique, également bon pourvu qu'il asservisse le monde. Mais bien peu feront un aveu de ce genre, et il ne manquerait pas de se retour¬ ner contre ceux qui le feraient. Tous ont le même but, tous ont le même intérêt ; car je suppose qu'il y a encore des intérêts moraux sur la terre. Sinon donnez-nous le pain et le cirque. Oublions que nous avons été des hommes. Si le seizième siècle a arraché la moitié de l'Europe aux chaînes de la papauté, est-ce trop exiger du dix-neuvième qu'il achève l'œuvre à moitié consommée ? Est-ce trop demander de sa résolution, de sa force, ou de sa ma¬ turité ? XV QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? Ici, n'objectez pas que l'alliance avec tous les éléments hostiles à Rome, pour un œuvre de vie, un but déter¬ miné, dans le temps de l'action, est contraire à la phi¬ losophie ; car j'ai montré, un peu plus haut, qu'il n'est rien de plus conforme à la vraie philosophie pratique, que de reconnaître les différences, les degrés qui existent enfre les choses. Voulez-vous savoir ce qui est l'opposé de la philosophie'.' C'est de ne reconnaître, de n'admettre aucune diversité entre les institutions religieuses, et de les confondre toutes dans une même exclusion ; vue aveu¬ gle, s'il en fut, opposée à toute vraie science, encore plus qu'à toute vraie politique. Que diriez-vous d'un musicien qui prétendrait que toutes les musiques sont égales? et d'un peintre qui met¬ trait sur le même plan tous ses personnages, sans obser¬ ver aucune perspective ? Le philosophe, le politique, le législateur qui confond toutes les religions de la terre, toutes les époques, tous les âges de développement de 2-20 QUEL SERA. L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? l'esprit humain, dans la môme exclusion, ne manque pas moins essentiellement aux conditions de la philo¬ sophie, de la politique ou de la législation, qui est aussi un art. 11 ne serait pas juste non plus de m'accuser de prê¬ cher une foi qui n'est pas la mienne, quand je montre des routes diverses dans lesquelles la dignité politique peut se concilier avec la croyance. Voilà 'des chemins divers, où la liberté est possible. Voilà un chemin ob¬ scur, qui mène infailliblement à la servitude ; choisissez entre les premiers, rejetez le dernier. Celui qui parle ainsi exprime le principe fondamental du monde mo¬ derne, la liberté. Encore une fois, je ne réclame pas la succession du catholicisme pour une formule, pour une théorie, pour une secte en particulier. Je réclame cette succession pour toutes les idées qui ont sauvé une parcelle de la liberté humaine ; c'est à-dire que je demande, pour héritier, l'esprit humain tel qu'il a pu se développer dans le monde moderne, avec ses croyances, ses aspirations, sa philoso¬ phie, ses instincts nouveaux. Liberté pour tous, expansion de toutes les énergies de l'âme et de l'esprit, en dehors de l'Église despotique et serve. Si vous repoussez ces largues issues, que la force des choses a ouvertes elle-même aux peuples modernes, pour sortir de l'antiquité et du moyen âge, il faudrait donc se contenter de la philosophie? Mais laquelle? Déjà vous excluez Rousseau ; il n'est pas , pensez-vous, assez avancé pour les adorateurs de saint Janvier et de la robe de Trêves. Un autre prétendra que votre système à son tour est aussi trop circonspect. Jusqu'à ce que vous ayez trouvé l'impossible, c'est-à-dire la formule philo- QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? 221 sophique qui dans le même temps convienne également à tous les esprits, à tous les lieux, à tous les peuples, voilà l'ancienne servitude établie sans contestation sur la terre. Ce qui nous aveugle, encore un coup, c'est que nous nous représentons toujours l'avenir sous la forme d'ujae unité, dans laquelle nous n'acceptons que notre secte, ou notre formule. Même en rejetant le passé, nous travaillons à le faire renaître. A une Eglise universelle, nous autres catholiques, nous cherchons toujours pour héritier une autre Église universelle, ou du moins une autre philo¬ sophie universelle ; c'est en cela que nous nous abusons. La centralisation religieuse, à laquelle nous voulons échapper, ne renaîtra pas, si tant est que nous établis¬ sions la liberté. Tout au contraire, la vieille Église, unité aveugle, inorganique, inférieure, chaos ténébreux, ira de plus en plus en se partageant pour faire place à la variété de la vie. Comme du sein de la nature inorganique sont sortis des centres de vie organisée, de même du fond aveugle de l'Église immobile, sortiront de plus en plus des individualités, des personnalités, qui auront, chacune, leur intuition propre, soit dans la religion, soit dans la philosophie. Déjà le siècle n'est plus le disciple d'un seul livre, liomo unius libri. 11 le deviendra de moins en moins. S'il est vrai que tout homme est appelé à devenir son prêtre, il l'est aussi que tout homme doit devenir son philosophe ; ce qui n'empêche pas qu'il y aura encore des sectes, des croyances générales, des écoles diverses de philosophie, des maîtres et des disciples. Ouvrez donc les portes, à deux battants, à tout ce qui renferme un élément de liberté, une étincelle de vie, de dignité ; ouvrez-les toutes grandes; il y faut faire passer un monde. 222 QUEL SERA L'HÉRITIER DU CATHOLICISME? Ne dites pas : « Si vous n'acceptez pas ma formule, mon système, je préfère que vous restiez dans le sé¬ pulcre. » Dites au contraire : « Il y a diverses voies, outre la mienne que je crois la meilleure. Toutes seront bonnes, pourvu que vous sortiez de la mort. » — Si vous détruisez cette Église, où me conduirez- vous? Voilà ce que le monde est en droit de vous de¬ mander. — A mon système de philosophie, répondez-vous. — Cela ne rne suffit pas; cette porte est trop étroite, je m'en défie. Je demande àpasser parla brèche que l'hu¬ manité moderne a ouverte ; car cette issue est éprouvée et j'aime les chemins battus. Vroilà ce que vous réplique une bonne partie des hommes. Le temps de la domination d'un livre, d'un système est passé. Nous ne verrons plus de Mahomet ni de Coran. Nous ne verrons plus même de Contrat social devenir le livre de classe de toute une nation. Ouvrez donc aussi tous les livres de vie, et laissez au monde la satisfaction de choisir sa voie de délivrance ; instruisez-le, poussez-le, mais'ne le contraignez pas dans son droit d'élection. Même lorsqu'il vous suivra, qu'il croie vous précéder. S'il accepte votre système, votre symbole, votre doctrine, qu'il puisse s'imaginer les avoir trouvés lui-même. Car c'est un orgueilleux. Il se délie de tout ce qui lui paraît exclusif, étroit, magistral. D'ail- leUrs, il sort d'une prison de dix-huit siècles ; tout lui fait ombrage. Il voit partout des geôliers et des chaînes. XVI CE QUI ARRIVERAIT DE LA CHUTE DU CATHOLICISME Si l'alliance que je propose à des esprits, à des Églises, à des systèmes, qui tous ont un intérêt commun, s'accom¬ plissait ; si par la justice de l'histoire, la loi de l'éternel talion voulait que le Droit catholique fût appliqué par la Providence à l'Église catholique, avec les tempéraments qu'exige l'humanité moderne ; si les avertissements de la diplomatie se réalisaient ; qu'arriverait-il? La chute de cette Eglise. D'abord, la surprise, la peur, un grand silence ; puis le lendemain, les hommes s'étonneraient de pouvoir sub¬ sister sans l'organisation qui leur semblait indispensable; et, passant bientôt à un autre sentiment, les peuples qui sont aujourd'hui le plus rivés à cette Église s'étonneraient le plus d'avoir gardé si longtemps cette chaîne. Le grand mât étant coupé, le vaisseau, aujourd'hui échoué, de l'humanité se relèverait de son écueil ; il flot¬ terait avec orgueil et se pavoiserait de couleurs nouvelles. L'âme du christianisme, partout où elle s'est main- 224- CE QUI ARRIVERAIT DE LA CHUTE DU CATHOLICISME. tenue libre, affluerait pour combler le vide que laisserait l'institution du moyen âge. Dans le même temps, l'esprit philosophique sortant des livres et des systèmes de quelques docteurs, devien¬ drait esprit de vie, d'action ; il se répandrait à son tour sur les ossements arides et dispersés du vieux culte. Il ne se formerait pas symbole unique, pétrifié aussi¬ tôt que conçu, mais une grande âme humaine et divine qui passerait sur la face des nations et les renouvellerait. Car chacun voudrait avoir part à la succession de la re¬ ligion morte; et, soit dans les philosophies, soit dans les sectes tous feraient quelque effort pour mériter d'occu¬ per ce vaste héritage. L'esprit moderne, agrandi par sa propre victoire, com¬ muniquerait à toutes choses un essor inattendu. Ce qui survivrait, ce serait le dotjme liberté qui assure¬ rait, en dehors de l'Eglise tyrannique, le présent au plus sage, l'avenir aux meilleurs. Là où l'esprit pur du christianisme ou de la philoso¬ phie ne pourrait s'enraciner encore, on verrait du moins sortir du catholicisme démembré, des formes nouvelles, locales, nationales, spontanées, indépendantes, qui ne pourraient dans aucun cas refaire l'œuvre de la tyrannie, parce que la tète de cette tyrannie aurait été abattue avec la papauté, et qu'il serait impossible de la retrou¬ ver. Il y aurait encore des luîtes dans le monde, puisque c'est le lot de la nature humaine, mais ces luttes ne se¬ raient plus stériles. Le dix-neuvième siècle enchaîné, hébété, ivre de ma¬ térialisme, ne deviendrait pas un objet de risée pour la postérité; il aurait fait sa lâche comme les autres; il pourrait dire : DISCOURS PRONONCÉ AU COLLÈGE DE FRANCE LE 8 MARS 1848 Au nom de la République, nous rentrons dans ces chaires. La royauté nous les avait fermées, le peuple nous y ramène., Grâces soient rendues à ce grand peuple de braves ouvriers, gardes nationaux, citoyens de toutes les classes, jeunes gens de toutes les écoles, avons tous com¬ pagnons d'armes qui, sur le champ de bataille du droit et de la justice, venez d'ouvrir au monde une ère magna¬ nime. Chacun a fait son devoir à l'endroit que la Provi¬ dence lui a marqué ; et le sentiment de ce devoir accompli scelle à jamais l'alliance que la royauté tra¬ vaillait à détruire. Elle croyait avoir formé deux peuples ennemis; mais ils se sont reconnus dans les barricades ; et j'ai vu de mes yeux la fraternité s'asseoir dans le palais des Tuileries au moment où chacun emportait un débris du trône. La voix de Dieu a prononcé ! La royauté, qui s'interposait pour tout brouiller, s'est XI. 16 242 DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. écroulée sous la colère du ciel. Qu'aucune espérance ne lui reste ! Plutôt qu'elle reparaisse jamais, il ne resterait pas de Paris pierre sur pierre ! Partout, à ce moment, la France fait avec nous le serment de fidélité à la Répu¬ blique. Avant de continuer, je m'interromps pour associer à mes paroles, à cette fête, notre collègue, notre ami, le fils adoptif de la France, Mickiewicz ; bien qu'absent, son grand cœur est ici, parmi nous, avec le génie de ses frères les Polonais et les Slaves. Si jamais miracle a été consommé sur la terre, c'est ce que vous venez de voir de vos. yeux et de faire de vos mains. Car l'iniquité avait atteint le dernier terme de l'audace et marchait le front levé ; nous tous qui espérions, qui promettions en public un meilleur ave¬ nir prochain, une ère où la dignité morale serait comp¬ tée pour quelque chose, qu'étions-nous? Des rêveurs, des insensés! La force matérielle, avec toutes les mau¬ vaises passions pour complices, se croyait invincible. En présence de ce triomphe aveugle, l'âme doutait d'elle-même ! Le monde était près de dire encore une fois : Vertu, tu n'es qu'un nom ! Rappelez-vous la veille même de l'explosion, cette nuit où la liberté du monde a été enfantée. En entamant la lutte, toutes les chan¬ ces semblaient pour l'injustice superbe contre le droit désarmé ! Voyez et pesez cet enseignement ! Tout semblait perdu devant le calcul et devant la sagesse humaine, au mo¬ ment où tout a été gagné, sauvé par l'inspiration, par l'instinct, par le génie divin des masses ! Le peuple nu, poussé par la sagesse d'en haut, par la folie de la croix, a consommé le prodige. Nous étions dans le déshonneur et nous nous retrouvons dans la gloire la plus pure DISCOURS AD COLLÈGE DE FRANCE. 243 qui fut jamais. Nous nous endormions dans la déca¬ dence, et nous nous relevons revêtus d'une force invin¬ cible ; nous étions divisés, déchirés ; nous voilà indisso¬ lublement unis, tous frères d'armes de la liberté et de l'égalité. Oui, c'est ici le miracle de la vie morale, et lors même que je ne serais pas déshabitué de la parole, elle me manquerait pour le célébrer, l'action seule, non le discours, peut, dans ces jours de flamme, répondre à ce que les âmes demandent; mais enfin, puisqu'il faut achever, je m'efforcerai, et je dirai que la leçon divine qui vient de partir du cœur du peuple s'explique assez d'elle-même. Unepuissance matérielle, formidable, quatre- vingt mille hommes rassemblés, des forteresses que l'on disait imprenables et qui étaient faites pour terrifier Paris, une stratégie profondément combinée et à loisir, tout cela détruit en quelques heures ; cette armée dissi¬ pée par une foule sans guides qui d'abord ne pouvait opposer que sa poitrine nue aux balles ; ces murailles qui tombent devant le cri de la conscience, plus puissant que les trompettes de Jéricho ; qu'est-ce que cela veut dire, sinon que la corruption a toujours les pieds d'argile, que l'âme accomplit les miracles, que le droit, la vérité, la liberté, l'égalité, la fraternité, sont désormais les vrais rois de la terre, les seuls qu'aucune force physique ne détrônera jamais. Il est passé, il est tombé le règne de la matière et de la force aveugle ; il est venu le règne de l'àme, de la justice pour tous. Qu'avec le pouvoir qui vient de disparaître s'écroulent aussi les vices, les mensonges, les arrière- pensées, les paroles tortueuses sur lesquelles il s'appuyait. Plus de petites combinaisons cachées sous le nom de grande politique ; que notre politique soit celle de Dieu, 244 DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. et comme toutes ses œuvres, qu'elle se consomme au grand jour. Amis, frères, pour une société nouvelle, devenons des hommes nouveaux. C'est ici le jour de l'alliance et de la réconciliation. Arrachons de nos cœurs toute pensée personnelle, tout calcul médiocre, comme le dernier anneau des chaînes que nous avons portées. Voyez ! ces mots que nous n'osions plus redire, tant la rouille les cou¬ vrait, vertu, patrie, honneur, fraternité, amour, ils ont repris tout leur lustre comme au jour où ils ont été gra¬ vés pour la première fois dans le cœur de l'homme. Ré¬ veillons-nous de l'ancienne nuit! C'est une aurore incon¬ nue qui se lève ! c'est le premier matin d'un nouvel univers. Agrandissons nos esprits, élargissons nos cœurs pour embrasser ce peuple et ses destinées sublimes. Aidons de notre concorde ceux qui portent en ce moment avec tant de vigilance et de noblesse l'immense fardeau du pouvoir ! Montrons au monde que les temps qu'il croyait relégués par delà les siècles sont arrivés, et que nous la possédons pour toujours laRépubliquedes enfants du même père, la vraie cité de Dieu ! Ce miracle, nous l'attendions avec une inébranlable foi. Car enfin, ce que je dis aujourd'hui, je l'ai dit le dernier j our où j'ai paru dans la chaire du Collège de France ; et il est bon, ce me semble, de répéter ces dernières paroles d'adieu, puisqu'elles semblentm'avoir été dictées d'avance pour la réunion d'aujourd'hui : « Je ne veux pas seulement, » disais-je au moment où j'ai été séparé de vous, « je ne veux pas seulement que la « démocratie ait son pain quotidien ; je veux encore « qu'elle règne, et voilà pourquoi je demande d'elle des « vertus souveraines. La clémence dans le combat, la « foi des volontaires de 1792, l'héroïsme chevaleresque « d'unLatour d'Auvergne, l'inébranlable constance d'un DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. 245 « Carnot (qui m'eut dit alors que le fils de ce grand « homme, celui qui porte si dignement ce nom héroïque, « s'assiérait aujourd'hui à nos côtés pour inaugurer la « réouverture de ces chaires), le christianisme Spartiate « de madame Roland, l'élan du serment du Jeu de Paume, « l'àme d'airain de la garde dans les jours de détresse, « voilà le diadème que Dieu a préparé pour le sacre de la « démocratie moderne. » Ces paroles d'adieu, qui n'étaient qu'un pressentiment, se sont déjà réalisées à la lettre. Les vertus souveraines que je demandais, vous les avez vues éclater. La Répu¬ blique a reçu son sacre. Nous la touchons; vous la portez en vous ; chacun de ceux qui m'entendent est une pierre vivante de son indestructible barricade. Que tous les op¬ primés à cette nouvelle relèvent leur front de la poussière ! La France ressuscitée apportera la vertu au monde ! Nulle haine, nul esprit de vengeance n'habitent dans son cœur. Seule chose qui pouvait répondre à la sublimité de la lutte, le calme de la conscience satisfaite après la bataille. Cette nation sent qu'elle vient de travailler pour toutes, et elle sait que son œuvre est bonne. Peuples qui nous regardez, d'Angleterre, d'Allemagne, de Suisse. d'Es¬ pagne, de Hongrie, de Modalvie, de Portugal, famille des Slaves, Russes icar enfin vous avez des cœurs d'hommes et nous savons qu'ils battent avec les.nôtres), nous n'avons tous qu'une même cause. Regardez ! nous avons combattu pour vous ; notre joie sera de partager avec vous la victoire. Quelques princes, dans un intérêt de dynastie, parvien¬ dront-ils à brouiller la grande famille du genre humain? Cela ne se peut. La lumière s'est faite ; au moment où je parle, l'esprit de fraternité, l'esprit qui a plané le'24 février sur les pavés sanglants de Paris vole et se répand sur toute la surface du globe. Une seule voix s'échappe à ce 246 DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. moment de la poitrine des hommes : malgré la différence des langues, des nationalités, des climats, ils disent tous la même chose ! Entendez-les ! Gloire et paix aux hommes de honne volonté. La main de Dieu est visiblement éten¬ due sur la France. Nous reconnaissons le signe de l'al¬ liance promise. Plus de guerre des] peuples contre les peuples ; la longue nuit qui rendait possibles les mé¬ prises lamentables s'est dissipée. Voici le jour. Si quel¬ ques rois, aveuglés par la haine, s'obstinent à vouloir du sang sur un grand champ de bataille, qu'ils.y restent seuls; il sera beau de voir comment ils feront la guerre à tout le genre humain. Tel est le cri qui s'échappe à cette heure des entrail¬ les de la terre ; et puissent, du haut des cieux, nous envoyer leur force avec leur paix, tous les grands hommes du passé, qui, chacun dans leur pays et dans leur siècle, ont espéré, présagé, annoncé de loin une ère nouvelle ; tous ceux qui sont tombés pour la vic¬ toire quand elle était douteuse ; tous ceux qui, depuis 1789, ont laissé leurs os sur nos grands champs de bataille, tous nos amis, nos frères, nos parents morts sans avoir vu ce jour ; tous nos ancêtres inconnus qui tressaillent d'allégresse dans les demeures divines où ils habitent. N'oublions pas surtout, au milieu du triomphe, les nations qui souffrent, qui luttent, ces grands peuples bles¬ sés qui, étendus et sanglants, se cherchent encore une patrie. Aussi longtemps qu'un membre de la famille du genre humain est opprimé dans son indépendance, nous souffrons de sa plaie même au sein de la victoire. Com¬ ment notre pensée ne volerait-elle pas au devant de l'Ita¬ lie et de la Sicile, qui viennent de jeter un si grand cri, que nous nous sommes réveillés en sursaut ? Combien de DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. 217. fois, vous vous le rappelez, dans ces chaires, au milieu de vous, n'avons-nous pas évoqué la nationalité italienne ! La voilà qui réunit ses tronçons. Yoilà la grande couleu¬ vre de Lombardie qui renoue ses anneaux autour de ses oppresseurs, même avant d'avoir entendu le signal. Que sera-ce donc quand la grande nouvelle aura passé les Al¬ pes, quand elle aura retenti, quand toutes les âmes ita¬ liennes auront entendu l'écho de la nouvelle croisade ! Dîeu le veut I Patrie de Dante, les jours sont arrivés ; ce que les poètes, les prophètes t'annonçaient, l'indé¬ pendance, la souveraineté nationale, la vie réelle, au lieu d'une ombre éclatante, te seront données en un jour, en échange de l'enfer que tu as enduré pendant des siècles. Et lorsque tout respire, que tout renaît, n'y aurait-il pas aussi, grand Dieu! une heure de miséricorde, de joie, de salut, pour le Christ des nations, pour le peuple livré en sacrilice, pour celui qui est une partie de nous-mê¬ mes, un lambeau de notre cœur, pour la France du nord, pour la Pologne ? Ce serait douter de notre victoire. Non ! non ! la Pologne n'est pas encore morte ! Nous attestons au monde que nous l'avons rencontrée debout et vivante au milieu de nos barricades, et que nous avons mis le doigt dans les plaies de ces crucifiés! Qui sait jusqu'à quel point l'esprit de ses maîtres ne sera pas ébranlé par ce prodige? Celui qui a brisé en .quelques heures la puis¬ sance formidable qui écrasait Paris, saura bien aussi faire tomber les armes des mains de ceux qui se croient invin¬ cibles pour accabler des frères. Pourquoi la famille des Slaves voudrait-elle exterminer le plus ancien des peuples slaves? Où est son intérêt, sa passion? Cette race d'hom¬ mes a plus d'instincts, plus d'entrailles, plus de lumières qu'on ne croit en occident. Là aussi les frères se lasseront . 248 DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. de tuer des frères. Cette guerre civile dans l'intérieur de la cité slave touche à son lerrne. Le tocsin de la nuit du 24 février résonne aux oreilles des Russes aussi haut qu'aux oreilles des Polonais ; car le sang des nôtres qui a coulé pour tous les peuples, nous l'avons vu jaillir vers le ciel ; et ce sang, montré à toute h race chrétienne, ensei¬ gne partout, àPetershourg, à Moscou, à Berlin, à Londres, à Milan, qu'elle est Unie la guerre des frères, et qu'il ne se trouve plus de Caïn pour égorger Abel. Quel est, entre toutes les révolutions humaines, l'es¬ prit, de la révolution qui rient de s'accomplir ? Le voici, et il ne peut y avoir sur cela aucun doute pour qui¬ conque a suivi les événements et le péril de près. C'est que le peuple a été plus intelligent que les savants, les lettrés, les hommes qui croyaient posséder le privilège des lumières. Il a vu ce que ceux-ci, avec leur science et leur expérience, ne voyaient pas ; il a pressenti le salut où les gens éclairés voyaient la ruine ; en un mot, il a été plus sage, plus perspicace que ses guides. Les niasses ont entraîné et conduit leurs chefs. Tel est le gé¬ nie de cette dernière révolution, accomplie par la foi, par les faibles, par les pauvres, par les petits, c'est-à-dire la plus conforme qui fût jamais à l'esprit du christianisme de l'Évangile. Ne vous êtes-vous pas mêlés à ces multitudes d'hom¬ mes qui, dans la nuit, .erraient à travers la ville ? ils étaient sans armes ; les ténèbres les enveloppaient. Mais ils ne laissaient pas de marcher avec.assurance, vers un but invisible, comme si la plus haute étoile des cieux les eût tous illuminés intérieurement. Les habiles doutaient, le peuple, en chantant, marchait dans sa foi. Que veut dire ce signe tout nouveau, si ce n'est que les supériorités vides se sont anéanties elles-mêmes? D'où je conclus, et DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. 249 l'avenir ne me démentira pas, que l'établissement de cette révolution exclut, dans son principe radical, tout germe d'aristocratie. Amis, citoyens, ne gardons rien de l'an¬ cien orgueil des publicains, des pharisiens, des docteurs et des scribes. Le pur évangile a vaincu. La République que nous apportons au monde repose, avant tout, sur la divine égalité des coeurs. Voila pourquoi, s'il m'est permis d'exprimer encore un désir, ce sera pour hâter le vote définitif de la France. Interrogeons-la pendant qu'elle est encore sur le trépied. Un peuple a ses moments d'inspiration comme un indi¬ vidu. Dans ces heures, il est au-dessus de lui-môme'; il met avec certitude le doigt sur celui qui convient le mieux au péril. C'est au milieu des flammes du Sinaï que les tables de la loi s'inscrivent sur la pierre. On parle de la nécessité d'éclairer, de préparer les masses, de faire leur éducation. Mais quel livre, quel journal, quel club, quel enseignement plus puissant que la voix de Dieu, roulant dans la bouche de tout un peuple, durant la nuit et la journée du 24 février? Tout ce qui porte un cœur d'homme en France, ouvrier, paysan, prête en ce moment l'o¬ reille à ce divin commandément de marche ! qu'une voix souveraine vient d'imprimer à une nation et au monde. Voilà la vérité, la simplicité, la grandeur faites pour des niasses ; chacun voit la lumière éclatante et discerne son chemin. Mais ces moments sublimes ne sont pas éter¬ nels. De grâce, ne laissons pas à ce llamheau le temps de s'amortir, ni aux petites passions, aux habiletés médio¬ cres, aux instincts vulgaires, l'occasion de reparaître. Je le dis avec la confiance d'un instinct qui ne m'a pas trompé ; si nous voulons faire quelque chose de grand, ayons foi dans la grandeur humaine et dans l'inspiration immédiate du génie français. 250 DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. Jeunes gens des écoles, vous avez agi, dans cette ré¬ volution, plus que n'ont fait vos devanciers dans aucune de celles qui ont précédé. Vous avez été aussi calmes, aussi conciliants après la victoire que résolus pendant le péril ; la patrie vous en remercie. Admirable présage pour l'avenir ! Continuez ce que vous avez commencé. Vous êtes appelés plus que personne à guérir les plaies, à éleindre la discorde, à nous réunir tous dans la même étreinte. Songez que le peuple est éternellement jeune de cœur comme vous l'êtes aujourd'hui, et que votre alliance est le gage de toutes les autres. Rapprochez, unissez l'ou¬ vrier, le paysan, le soldat, le commerçant, le savant. Allez! répandez la concorde, l'amour, l'égalité avec l'a¬ bondance d'un cœur cjui déborde. Cette ère de liberté doit être aussi une ère de gloire et d'invention pour le génie de l'homme. Ouvrez les livres du passé ; ils prendront tous à vos yeux une signification féconde et imprévue. La vérité dans les sciences, la beauté dans les arts jailliront toutes nouvelles de cette nouvelle explosion de la vie. Si, par un égarement qui paraît impossible, l'èsprit de concorde qui nous anime était méconnu par les princes, si les frontières de la terre sacrée étaient menacées, ou si nos amis étaient en péril de mort... avec quelle joie, avec quelle ivresse, avec quelle félicité nous tous, reprenant ces armes d'hier... Mais non ! je m'arrête... j'ai bien plus besoin d'apaiser que d'éveiller votre enthousiasme guer¬ rier. Les aigles transfigurées de Waterloo, en se relevant de la poussière, nous apportent, non plus des pensées de violence et de conquêtes, mais le signe de la liberté vic¬ torieuse qui plane avec majesté, en ce moment, sur toute l'étendue de la terre. Après avoir combattu ensemble du cœur, de l'esprit, DISCOURS AU COLLÈGE DE FRANCE. 251 du bras, notre mission est de veiller sur la flamme pure que Dieu vient de ranimer. Restons près du foyer moral pour l'entretenir. Qu'il consume jusqu'à la dernière trace des convoitises passées. Eh ! n'avons-nous pas tous reçu au centuple notre récompense à l'heure où il nous a été donné de porter sur le pavois des barricades ces trois sœurs : Liberté, Égalité, Fraternité, dans le palais de la monarchie ? Pour moi, la parole m'est rendue alors que je sens, avec une évidence souveraine, l'impuissance, le néant, l'impossibilité de la parole. Des actions, non des dis¬ cours, voilà ce que je voudrais répéter sans cesse. Cou¬ rons donc, chacun suivant notre vocation, au fait, à l'évé¬ nement; obéissons au commandement d'en haut. J'avoue qu'il me serait impossible d'en dire aujourd'hui davan¬ tage. Tout ce que je puis faire est de recueillir mes for¬ ces pour jeter avec vous le cri de la France invincible : Vive la République ! LA CROISADE AUTRICHIENNE, FRANÇAISE, NAPOLITAINE, ESPAGNOLE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE LA CROISADE AUTRICHIENNE, FRANÇAISE, NAPOLITAINE, ESPAGNOLE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE Les deux gouvernements qui ont précédé celui de la République sont tombés pour s'être enrôlés dans la Sainte-Alliance. La Restauration a eu son expédition en 1825, par laquelle elle a élouffé le libéralisme constitu¬ tionnel de l'Espagne; elle l'a expié en 1850. Le gouver¬ nement de Louis-Philippe a eu, en 1847, son expédition du Portugal, par laquelle il a détruit la révolution portu¬ gaise ; il l'a expié en 1848. De l'une de ces entreprises à l'autre, il y eut cet étrange progrès, que, dans la pre¬ mière le gouvernement de la Restauration était au moins conforme à son principe en restaurant la légitimité, et que, dans l'autre, le gouvernement de la révolution se dé¬ truisait lui-même en détruisant à Lisbonne le principe de la révolution française. Telle a été, depuis Waterloo, la politique de la Sainte- Alliance : faire servir la France d'instrument contre les 256 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. amis de la France; et, par cela, deux buts étaient pour¬ suivis à la fois. Premièrement, détruire par nos mains les gouvernements libres ; secondement, nous déshonorer par nos propres succès. Car, tandis que les gouvernements absolus restaient conformes à leurs doctrines, ils obli¬ geaient la France de s'armer contre les siennes; ils la forçaient de combattre contre ses convictions et ses lois, sachant bien qu'ils n'avaient rien fait s'ils ne réussissaient à la dégrader par ses apostasies, et à tourner son épée contre elle-même. Les gouvernements précédents ont subi cette loi de l'étranger ; ils sont tombés pour l'avoir acceptée. 1830 et 1848 sont l'un et l'autre un effort de la nationalité fran¬ çaise pour échapper aux fourches caudines de la Sainte- Alliance. Quand la Révolution de 1848 a éclaté, il n'est pas un homme dans l'étendue de ce territoire qui n'ait cru que la France allait sortir du cercle de servitude où elle tour¬ nait, depuis 1815, sous la verge de l'étranger. Oui, tous crurent que la politique de l'invasion avait disparu, que la patrie renaissait, que le joug de la conquête se bri¬ sait, que nous sortions enfin de l'enceinte maudite de Waterloo. En effet, une expédition est depuis longtemps annon¬ cée, préparée en silence. Au milieu d'une nuit où les embûches abondent, cette expédition est, en quelques mots couverts, proposée à l'Assemblée constituante. Celle- ci, sans chercher, sans attendre la lumière qu'elle redou¬ tait peut-être, donne sa sanction à l'entreprise. La flotte part. Où vont les soldats de la République française ? Faut-il le dire? Pour la troisième fois, la France va re¬ nouer elle-même sa chaîne demi-rompue des traités de 1815. Sur la trace des expéditions de Charles X et de LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 257 Louis-Philippe, la France républicaine court écraser la République au dehors ; encore une fois elle sert d'exécu¬ teur à ceux qui l'ont vaincue. Tombée en servitude par les traités de 1815, on l'envoie châtier les peuples qui se dérobent à la servitude en brisant ces traités. Déjà elle a été condamnée à châtier l'Espagne et le Portugal ; au¬ jourd'hui c'est l'Italie qu'il faut clouer sur la croix : car, on ne peut le nier, cette nation a volé son maître en vou¬ lant s'affranchir. Nos avocats, qui, après avoir plaidé le constitution;- nalisme pendant dix-huit ans, plaident aujourd'hui l'absolutisme avec la même sécurité de conscience, ne voient pas que la question qui s'agite de l'autre côté des Alpes est une question de nationalité, non pas de libéra¬ lisme. Que se propose l'Autriche? Est-ce d'opprimer l'Italie pour le plaisir d'opprimer? Non. Elle a maintes fois promis des améliorations, des progrès, ce que l'on appelle une liberté sage. Que demande-t-elle donc? Peu de chose : empêcher la nationalité italienne de renaître. Voilà à quoi se réduit son ambition. Aidez-la seulement d'un coup de main dans ce meurtre social ; après l'action consommée, elle sera, du reste, plus généreuse que vous : institutions civiles, administratives, consultes d'Etat, elle n'a rien à refuser, pourvu que ces bienfaits s'octroient à un corps mort. Que les Italiens renoncent à se faire une patrie, les cabinets de Vienne et de Péters- bourg leur accorderont tout le reste; car aussi longtemps qu'une nationalité ne se constitue pas de l'autre côté des Alpes, l'Italie est le domaine de l'Autriche. Le peuple italien est tombé en déshérence ; qu'il ne réclame ni son héritage ni sa place au soleil : voilà la seule chose que demande la coalition. Est-ce trop exiger? XI. 17 258 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. La question ainsi posée se réduit à celle de savoir quel est le moyen suprême d'étouffer dans son principe la nationalité italienne ; ce moyen, s'il existe, sera dans la politique naturelle de l'Autriche et de la Russie : qui veut les servir l'une et l'autre aura recours à cette arme. Or il est un moyen assuré d'empêcher la nationalité ita¬ lienne, non-seulement de grandir, mais de naître : c'est celui qui depuis douze cents ans a fait avorter l'Italie, celui que tous les grands hommes de la péninsule ont signalé de siècle en siècle comme l'obstacle éternel de la patrie : je parle de l'établissement du pouvoir temporel. Admettez que vous ayez au milieu de la France dix départements dont yous ayez fait le domaine inaliénable de la papauté ; ce domaine, régi par la théocratie, serait sans lien, sans cohésion possible avec les autres parties du territoire. Supposez, de plus, que le souverain de cet Etat soit nommé par des étrangers, Autrichiens, Espa¬ gnols, Anglais, Russes. Comment pensez-vous qu'avec cet élément étranger au cœur du pays vous pourriez par¬ venir à former l'unité de la patrie française? Un effort de mille ans n'avancerait pas le problème, puisque.dans ces termes la solution en est mathématiquement impossible. De siècle en siècle, l'Italie a roulé cette roue d'Lxion, sans que le supplice ait eu un terme. Former une patrie en conservant au cœur un pouvoir théocrâtique, cosmo¬ polite, étranger, qui est la négation même de la patrie, telle est l'impossibilité absolue à laquelle ont été con¬ damnés , de génération en génération, les hommes de l'autre côté des Alpes. Ce pouvoir est ce que Machiavel appelait le fer dans la plaie. Par un effort suprême l'Italie, de nos jours, avait arraché le fer de son sein ; en l'y replongeant, nous empêchons la plaie éternelle de se guérir. LA CROISADE CONTRE IA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 2b9 Le manifeste du président de la République française accuse le peuple romain de l'ingratitude la plus affli¬ geante. Ceux qui ont étudié cette affaire ne peuvent accepter ce langage; ils savent que le divorce entre le peuple et le saint-père a eu pour cause la question de l'indépendance nationale. Élu de l'étranger, le pontife a refusé de faire la guerre aux étrangers, aux envahis¬ seurs, aux Autrichiens. Il a renié la cause nationale et ne pouvait faire autrement, sans abdiquer son carac¬ tère ; en le suivant dans cet abandon de la patrie, les Italiens eussent trahi l'Italie. D'où il suit que le peuple et le pape se sont séparés, parce que les principes constituants de l'un et de l'autre son! inconciliables. Si la papauté est souveraine, il ne peut y avoir de nationa¬ lité ; si la nationalité existe, la papauté ne peut être souveraine. Sans qu'il y ait d'aucun côté la moindre in¬ gratitude, ces deux condiiions se repoussent et ne sau¬ raient exister simultanément. La force des choses qui a fait ces impossibilités le veut ainsi. Qui a jamais accusé d'ingratitude un angle droit, parce qu'il ne peut, sans cesser d'être, se plier à être un angle aigu? Deux choses sont évidentes. Avant de se créer une patrie, il faut se placer dans une condition où la patrie est possible, c'est-à-dire, abolir le pouvoir temporel ; ou bien, si l'on veut étouffer jusqu'au germe de la nationa¬ lité italienne dans le présent et l'avenir, il faut rétablir ce pouvoir. Cela suffit pour étouffer le cœur qui commen¬ çait à battre. Les fauteurs de l'expédition française de Cività-Vecchia avaient rêvé qu'il eu serait ainsi sans guerre, sans effusion de sang; leurs amis de Gaëte s'en faisaient les garants. Ce devait être le plus beau résultat d'une expédition diplomatique et jésuitique : atrophier dans le germé la 260 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. vie nationale; aider l'Autriche à faire libéralement avor¬ ter l'Italie ; tuer sans bruit, sans effort, sans avoir besoin même de manier le fer ; enlacer, étouffer sans laisser même une trace de violence sur le corps de l'Italie, puis dire après : Nous l'avons trouvée morte : voilà ce que l'on s'était promis en accordant au clergé son expédition. Par malheur, l'Italie a senti le coup; elle a jeté un grand cri : la lumière s'est faite, le monde a regardé, il a fallu égorger. Si l'intérêt de l'Autriche est que l'Italie ne puisse se constituer en corps de peuple, le salut de la France veut absolument le contraire, en sorte que celui qui sert le premier trahit nécessairement le second. Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que le danger qui menace la France n'est plus seulement une coalition de rois, mais un chan¬ gement dans l'équilibre de l'Europe. Deux races d'hom¬ mes se lèvent et se constituent en face de nous, la natio¬ nalité slave et la nationalité germanique. Par le seul poids de leur masse elles menacent de nous écraser si l'équili¬ bre ne se rétablit par un autre côté. Dans ce danger, qui tient non aux passions, mais à la nature même des choses, le salut delà France est d'aider à constituer des nationa¬ lités nécessairement amies, dont l'alliance soit fondée sur la communauté du sang, sur les rapports d'origine et de langue. Pendant que la Prusse évoque la race germani¬ que, la Russie la race slave, qui ne voit que la France, en frappant de mort un membre de la race romane, se frappe elle-même? A ce point de vue, la nationalité italienne est pour nous une des premières conditions de vie dans le nouveau travail des races en Europe. C'est, pour ainsi dire, un de nos propres membres ; quand vous la livrez, ou que vous aidez vous-même à l'anéantir, il est évident que vous livrez la France elle-même ; le meurtre est à la fois un suicide. LA CROISADE CONTRE I,A RÉPUBLIQUE ROMAINE. 261 Supposez que l'empereur de Russie ou le maréchal Radetzky eussent sous leurs ordres l'armée française ; j'i¬ magine qu'ils lui donneraient à peu près l'ordre suivant : « Pendant que la grande armée de la coalition autri- « chienne et russe, toujours pendante sur la France, a sa « gauche dans les provinces moldo-valaques, et sa droite « sur le Tésin, allez nous appuyer par une expédition à « Rome. La seule chose que nous demandions est le ré- « tahlissement du pouvoir temporel, sous une forme « quelconque. Car nous savons que cela nous suffit pour « empêcher l'Italie de se constituer et de nous inquiéter « jamais. Faites ce que nous ferions nous-mêmes ; empê- « chez ce peuple de naître ; mettez le pied sur le foyer « qui se rallune. Nous nous chargeons des extrémités ; « vous, écrasez la tête. » Et quel moment a-t-on choisi pour entrer dans le plan delà coalition austro-russe? Avait-elle du moins pour elle la fascination de la force et de la victoire? Était-ce un de ces moments où les ennemis de la France avaient pour eux l'autorité du succès? Non. Yous êtes entrés dans les rangs delà Russie et de l'Autriche vaincues. Que feriez- vous donc si elles étaient victorieuses? Ces mêmes Hon¬ grois qui ont protégé nos pères contre l'invasion de l'is¬ lamisme, formaient la barrière la plus solide de la France contre l'invasion de l'Europe Cosaque. Ils couvraient de leurs poitrines notre Occident; ils formaient l'avant-garde inespérée de la France ; entourés de vos ennemis, ils les refoulaient par une suite de prodiges ; ils ne vous deman¬ daient rien que de combattre pour votre propre cause, pour celle de votre territoire et de votre indépendance. Et c'est le moment que vous choisissez pour aider à les massacrer par derrière ; le concours que vous donnez à l'Autriche a valu pour elle cent mille hommes, qu'elle 2(52 I.A CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. a pu en toute sûreté rejeter contre les Hongrois. En sorte que du même coup vous avez frappé deux nationalités amies; et ce double meurtre atteint au cœur la nationa¬ lité de la France. Si, du moins, je retrouvais ici la franchise d'un acte qu'on avoue! Les empereurs de Russie et d'Autriche ont la sincérité de leur rôle ; ils avouent ce qu'ils font. Puisque nous imitons leurs actions, que n'imitons-nous leur langage? Quand la Restauration allait étouffer la révolution es¬ pagnole, elle avait le cœur de le dire ; mais cette expédi¬ tion, qui, pour poignarder en toute assurance une natio¬ nalité, se couvre d'un masque libéral et républicain, a trompé tout le monde. Qui n'a été pris dans le piège? L'Assemblée nationale? Elle voulait l'affranchissement de l'Italie. Comment arrive-t-il que cette expédition, votée dans cet esprit, se trouve être en résultat un honnête coup de couteau-poignard dans les reins de l'Italie? L'armée? Elle croyait marcher à la défense du principe républicain et de l'Indépendance du territoire français ; la campagne se tourne contre l'un et l'autre. Les ministres? Ils assu¬ raient n'avoir qu'à se montrer pour faire tomber les mu¬ railles sans résistance, et la malédiction d'un peuple les empêche pendant deux mois d'approcher. Le peuple ita¬ lien? Il salue du rivage le drapeau français, s'olistinant à y voir le signe de l'indépendance, et il se trouve que ce drapeau est ausssi le drapeau de l'Autriche. Le peuple français ? On l'amuse en lui disant qu'il se couvre d'une gloire impérissable ; et cette gloire, en effet, nous res¬ tera au front. Le parti prêtre? Il croit que par cette expédition tout est gagné pour le pape, et cette invasion étrangère est la seule chose qui pouvait le perdre ; car du pape elle a fait un Bourbon. M. Louis Bonaparte ? LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 263 Il croit suivre Napoléon ? il suit Charles X et Louis-Phi¬ lippe. Nous faisons à l'Italie un mal incomparablement plus grand que celui qui lui vient de l'Autriche. Celle-ci sur le champ de bataille de Novarre ne lui a pris que ses bras ; nous allons à Rome la frapper à la tête. Les Croates de Rad.etzky ne font qu'une blessure matérielle ; avec nos subtilités frauduleuses, nos déguisements obstinés, c'est l'âme même que nous allons détruire. L'action de l'Autriche est franche, son attaque est directe ; celle de la France est masquée. La première frappe, la seconde empoisonne. Je sais bien que les raisons ne manquent pas pour au¬ toriser le meurtre social qui se commet à cette heure. Yoici la première, celle qui frappe le plus grand nom¬ bre. Trois partis à prendre se présentent dans la situation des affaires en Italie. Protéger la liberté, ne rien faire, détruire nous-mêmes, à notre manière, la liberté. La première de ces choses exigerait un effort, nous y re¬ nonçons d'avance ; la seconde ne convient pas à un grand pays tel que le nôtre ; la troisième, qui consiste à dé¬ truire la liberté, est une voie facile, ouverte, où l'on mar¬ che d'accord avec la vieille Europe : c'est celle que nous suivrons. En d'autres termes, notre voisin court risque d'être assassiné, il appelle au secours. Assurément nous pour¬ rions le sauver, mais il faudrait le défendre ; nous pourrions aussi nous croiser les bras, mais c'est une chose honteuse. 11 ne reste donc évidemment qu'à pren¬ dre les devants sur le meurtrier, et à frapper nous-mêmes pour avoir une contenance. Car, enfin, il faut faire quel¬ que chose. Quoi! le bien ou le mal, la liberté ou la servitude, la 264 LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE. vie ou la mort, la gloire ou l'opprobre, tout est bon, pourvu que nous ayons l'air seulement de faire quelque chose. Dans tous les cas, nous remuerons des batail¬ lons, nous armerons des escadres ; ce mouvement d'hom¬ mes, de fusils, fascinera la conscience . puis nous ver¬ serons le sang à Ilots, celui de nos soldats aussi bien que celui d'un peuple ami ; cela fait toujours honneur. Qu'im¬ porte après tout que les armes soient tournées en défi¬ nitive contre la cause de la patrie et de l'humanité? La seule chose nécessaire est qu'elles brillent ; les populations amusées par ce carnage lointain, n'en demanderont pas davantage. D'ailleurs, nous avons une seconde raison qui confirme la première, et nous a été léguée en ligne directe par Louis-Philippe, qui la tenait de Charles X, qui la tenait de la Sainte-Alliance. Savez-vous ce que nous allons faire en Italie? Y porter à la pointe des baïonnettes une sage liberté ; c'est-à-dire que si ces peuples qui ne nous ont pas appelés, qui se sont donné des gouvernements de leur chef, voulaient garder les libertés de leur choix, nous som¬ mes tout prêts à les massacrer, car puisque nous som¬ mes républicains, que nous avons juré une constitution républicaine, vous comprenez que notre premier devoir envers Dieu et envers les hommes, est de mettre à sac le principe républicain partout où nous le rencontrerons. La logique, le bon sens, la conscience l'exigent absolu¬ ment. Si ces peuples étaient assez fous pour ne pas com¬ prendre cette logique, nous serions obligés, par notre religion même, de sabrer, fusiller, mitrailler honnête¬ ment et modérément des hommes qui refusent la sage liberté d'être envahis par l'étranger. Seulement nous nous engageons, sur la sainte hostie, à ne les sabrer que les jours d'œuvre. Ledimancne, et principalement le jour du LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 265 corpus Domini, nous leur laisserons la vie sauve, afin qu'ils aient le temps de vaquer à l'office et de se confes¬ ser avant la mitraille. Ainsi, il estdoncbien vrai, nous voilà, France de!849, replongés tout vivants non-seulement dans l'opprobre des traités de 1815, mais dans les replis jésuitiques, dans le gouffre de mensonges, de pièges, d'hypocrisies, de ser¬ vitudes insondables qui ont scellé ces trailés. Les voilà qui reparaissent sur nos lèvres; ils ne sont pas seulement dans les chancelleries, ils revivent dans nos paroles. Vain¬ cus de Waterloo, qui ne vouions pas nous relever, nous portons avec nous la contagion de notre servitude, répé¬ tant, propageant chez les autres la. formule que la Sainte- Alliance avait eu du moins l'honneur d'inventer contre nous. Ce discours de l'esclave, que l'étranger, maître chez nous, nous a forcés d'apprendre en 1815 ; ce mensonge, auquel la défaite a plié notre langue loyale, nous allons le répétant aux Italiens, à savoir : Que la défaite de la patrie est un bienfait, l'invasion une garantie, l'épée de l'étranger une félicité; qu'après lout, ils auront la li¬ berté entière de reprendre, sous nos baïonnettes, les gouvernements qu'ils ont chassés, de la même manière que nous avons eu en 1814, sous le poids des Russes, li¬ berté pleine, entière, absolue, d'acclamer les Bourbons de droit divin. Si la France était restée prisonnière de guerre depuis 1815, les mains liées derrière le dos, elle ferait exacte¬ ment ce qu'elle va faire dans l'expédition de Rome. En effet, si en anéantissant la nationalité italienne, en frappant par derrière la nationalité hongroise, nous tour¬ nons directement contr e la France les armes de la France, j'ajoute qu'en livrant notre droit, nous ouvrons les portes à l'ennemi. Vous déclarez que ces gouvernements italiens 266 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. nés du suffrage universel, légitimes comme vous, sont sans valeur, qu'il est permis de les renverser à quicon¬ que possède un morceau de fer. Ce que vous affirmez de l'Italie, qui empêchera, au moment venu, la coalition austro-russe de l'affirmer de la France? L'Histoire est pleine de ces peuples perdus pour avoir livré le droit qui seul les faisait vivre. Venez donc, accourez au moment propice, de tous les bouts de l'univers vous qui épiez l'heure d'étouffer cette nationalité française qui déjà deux fois a pu renaître de ses cendres. Pour la tuer morale¬ ment, vous n'avez qu'à répéter son langage. Dites-lui à votre tour que vous venez la délivrer d'une minorité fac¬ tieuse; que cette ombre de gouvernement républicain n'est qu'une anarchie dont vous voulez bien la débarras¬ ser ; que vos armées purifieront son sol ; que ce peu de fer russe que vous lui plongez dans le cœur est un re¬ mède assuré contre les révolutions qui la poignent. Si l'engagement était pris d'extirper du cœur des hommes la notion de patrie, dites-moi en quoi l'on pro¬ céderait autrement? Quiconque aujourd'hui défend sa nationalité est un malfaiteur. Bem, Dembinsld, Kossuth, Manin, ces hommes qui ont conservé le cœur de nos héros de 1792, ne sont que des émeutiers ; Lafayette en Amérique, lord Byron, Santa-Bosa en Grèce, ne seraient plus que des bandits. Des Italiens accourent dans Rome défendre le foyer de la société italienne. Aventuriers, nous crie le gouvernement français, ridicules agitateurs, aussi étrangers à Rome que nous-mêmes ! Si jamais l'en¬ nemi passe nos frontières, nous savons d'avance de quels noms infamants seront salués ceux qui le combattront. De quel droit un Alsacien, un Lyonnais, un Breton viendrait- il défendre Paris, s'il est criminel à un Lombard, à un Génois de défondre Rome? LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 267 Quiconque répand ces maximes, il est clair qu'il anéantit moralement la patrie française ; il corrompt la conscience des citoyens ; il fait entrer l'ennemi dans le cœur de ceux qui l'écoutent. Au point de vue purement politique, on avoue tout bas que l'affaire est monstrueuse ; mais que dire au point de vue moral et religieux? Si, dans le premier cas, la patrie est livrée, dans le second, c'est l'humanité entière qui crie contre l'attentat. Dans leur matérialisme déguisé, instrument de croyances qui ne sont pas les leurs, de doctrines qu'ils n'ont jamais sondées, ils rencontrent ici une question morale où ils s'embarrassent à plaisir. Plus elle est grande et périlleuse, plus ils affectent de ne pas la voir ; et ils ont si bien fait, que c'est à peine s'il a été dit jusqu'à ce jour un mot de ce qui est véritablement tout le fond de l'affaire. Ils vont rétablir, disent-ils, l'autorité du pape ; moi, je soupçonne qu'ils n'ont aucune idée du gouffre où ils se précipitent. Bonnes gens des campagnes, vous que l'on travaille à tromper avec un zèle infatigable, écoutez-moi. Je suppose que des garnisaires de toutes armes, à pied, à cheval, baïonnette basse, sabre nu, s'abattent tout à coup dans vos fermes ; vous leur demanderiez d'abord en quoi vous avez mérité une attaque aussi brusque. J'admets qu'un diplomate vous réponde en leur nom : « Nous sommes envoyés pour vous ramener à la raison par monseigneur Antonelli; car nous avons appris que vous ne voulez plus que votre curé soit en même temps votre maire ; vous pré¬ tendez de plus enlever vos moissons, cueillir vos ven¬ danges, sans avoir au préalable un billet de confession. Vous comprenez qu'il ne peut en être ainsi : ce serait 2G8 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. le renversement de la religion, de la propriété, de la fa¬ mille. Le bon ordre, la morale, la police, les empereurs de Russie et d'Autriche, et nos seigneurs de Gaëte de¬ mandent que vous soyez immédiatement sabrés, ou mi¬ traillés à votre choix, si vous ne rendez sur-le-champ à monsieur le curé les fonctions du maire. » A ce discours étrange, j'imagine que vous réplique¬ riez : « Nous avons un curé pour l'Église, un maire pour la mairie; c'est chose sage et raisonnable que chacun soit à ses fonctions. Pourquoi nous obliger à coups de fusil de revenir à la confusion dont nos pères se sont débarrassés dans la première révolution? Si vous le trouvez bon, nous ne changerons rien à cette situation qui nous plaît.» Pour trancher cette conversation, si le tambour battait la charge, si les balles pleuvaient sur vous et sur vos femmes, si les boulets rouges allumaient vos gerbes dans la grange, vous verriez difficilement en cela l'œuvre du Saint-Esprit. Voilà, néanmoins, pourquoi nos fils sont obligés de dépenser le plus pur de leur sang et de donner leur vie dans cette expédition d'Italie ; ils sont chargés d'obliger les Romains d'accepter leur évèque pour leur roi. Comme vous, les Romains répliquent : « Nous voulons bien de notre évêque dans les choses de la religion ; mais il nous en coûte de l'avoir en même temps pour notre maître et notre prince dans les affaires d'ici-bas ; en conséquence, nous vous supplions de vouloir bien ne pas nous ôter la vie, pour nous contraindre d'accepter chez nous un régime dont vous ne voulez pas chez vous. » Sur cette réplique, vous savez que pendant deux mois le sang a coulé à flots. Les bombes, les boulets, les balles des carabines de Vincennes, ont eu pour mire ce peuple assiégé par quatre nations, derrière une muraille vieille de quatorze cents ans. De bonne foi, est-ce là une gloire LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. '269 pour nous, de bombarder la porte Porlèse pendant que les Autrichiens nous épaulent au nord, les Napolitains au midi, les Espagnols au couchant? Quatre grandes puis¬ sances ameutées contre un petit peuple coupable de nous avoir pris pour modèle ! Vraiment, je commence à crain¬ dre que son sang ne retombe sur nous ! Et déjà qui nous rendra nos fils tués pour cette iniquité? Notez bien que la Constitution, qui est notre ancre de salut, est précise sur ce point, et qu'on ne peut y toucher sans la détruire dans sa base. Que dit-elle, article 7 ? Elle pose ce principe fondamental : « La première condition d'un gouvernement libre est la séparation des pouvoirs. » C'est-à-dire, si les mots ont un sens, qu'à moins de retomber dans le despotisme, il ne faut pas souffrir que des autorités d'une nature essentielleme nt ditlérente soient renfermées dans les mêmes mains. Voilà ce qu'en¬ seigne notre Constitution. Voyant cela, les Romains se sont dit entre eux : 11 est nécessaire de nous conformer et d'obéir à la règle posée par la sagesse des Français ; profitons de la leçon qu'ils nous donnent. Puisque d'après leur maxime, nul ne doit avoir deux pouvoirs, nous par¬ tagerons le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; nous laisserons au pape le premier, nous lui ôterons le second. Car il n'est pas convenable que le prêtre soit en même temps le prince, le roi ou l'empereur. Nous soumettant ainsi à ce que viennent de proclamer no ; voisins, obéis¬ sant chez nous à la règle générale qu'ils ont tracée pour tous ceux qui veulent entrer dans un ordre régulier, nous donnerons au mon,de la meilleure preuve de notre amour pour la liberté, de notre respect pour la nation française. Mais, chose incroyable ! à peine les Romains se sont-ils conformés à la règle posée par la Constitution 270 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. française, que le gouvernement français envoie une ar¬ mée pour le châtier d'y avoir obéi. Ici je veux que vous fassiez vous-mêmes la réponse. La Constitution française est-elle, oui ou non, déchirée par des baïonnettes fran¬ çaises? A cela que répondent-ils? Rien, absolument rien. Car si la confusion des pouvoirs civils est mortelle à toute liberté, cela est cent fois plus vrai de la confusion des pouvoirs politiques et religieux. Sous le despotisme poli¬ tique le plus exécrable, la conscience morale peut du moins échapper à l'oppression, et l'homme rester libre dans les fers. Mais si l'autorité religieuse est dans la même main que l'autorité politique, il est alors investi de toutes parts. Excommunié spirituellement par celui-là même qui peut le frapper temporellement,nulle issue ne lui reste, ni sur la terre, ni dans le ciel. Voilà l'idéal du despotisme. C'est le chef musulman, c'est Henri VIII, le czar, le pouvoir temporel de la papauté. Ainsi, vous ar¬ mez vos flottes, vous envoyez renforts sur renforts, régi¬ ments sur régiments, batteries sur batteries pour rétablir dans le principe du pouvoir cette confusion que proscrit la Constitution. Vous affirmez que cette confusion est mortelle à toutes les libertés, et vous l'instituez par la force. Oui ètes-vous donc, vous qui, selon les propres pa¬ roles de votre constitution, détruisez la première condition d'un gouvernement libre ? Ils ne connaissent pas même la nature du gouverm - ment qu'ils veulent imposer. Ils ne voient pas que la théocratie n'est, pas une forme accidentelle, qu'elle sup¬ pose pour fondement la foi la plus vive, que là où ce de¬ gré de ferveur et de foi n'existe plus, ce genre de gouver¬ nement devient impossible parla force même des choses. Pourquoi la théocratie a-t-elle croulé dans Rome? Parce LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 271 que l'ancienne ferveur du moyen âge a manqué au peu¬ ple. Si ce que vous allez faire a un sens, c'est d'obliger, par la grâce des baïonnettes et des boulets, ce peuple d'a¬ voir juste assez de foi pour supporter le gouvernement théocratique... Mais cette foi vous manque à vous-même... Ah ! je vous entends : les coups de sabre et la mitraille sont chargés d'inculquer la croyance que les hommes n'ont plus. En vérité, nous avions quelque raison de croire que le fer et le feu n'auraient plus rien à décider dans les questions religieuses, qu'il ne serait plus fait de bou¬ cheries pour obliger et contraindre les croyances. Oui, j'espérais que nôtre siècle ne reverrait plus de ces abo¬ minables violences faites aux consciences humaines, dans l'intérêt d'une autorité spirituelle ; mais voici un nouveau pas dans ce chemin que je ne sais comment nommer. Vous qui vous chargez de faire l'auto-da-fé d'une République suspecte d'hérésie, y avez-vous bien songé ? Qui êtes-vous pour vous arroger de donner au monde ces leçons sanglantes d'orthodoxie? Êtes-vous des croyants, pour rétablir impunément le système des dragonnades? Réfléchissez, je vous prie, à ceci. Quand Louis XIV se. faisait, comme vous, convertisseur de par l'épée et le canon, dans la guerre des Cévennes, dont le sang crie en¬ core, il était au moins sincère; il avait la ferme croyance qu'il voulait imposer; il commençait avant le carnage par se confesser auprès du père Letellier. Mais vous, qui tranquillement teignez vos mains du sang italien, quelle est votre foi, Êtes-vous des fanatiques? êtes-vous restés au moins, comme l'Espagne, conforme à l'unité catholi¬ que? avez-vous conservé chez vous l'autorité exclusive d'une religion d'État? Non. Vous avez donné chez vous 272 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. un droit égal à l'Église orthodoxe et aux Eglises dissi¬ dentes. Voire loi, cette Constitution que vous avez jurée, porte que vous admettez chez vous, sur un pied égal, tous les cultes. Pourquoi donc allez-vous contraindre les aulres à subir les conséquences politiques d'une foi exclu¬ sive que vous n'avez pas ? Comment ! la théocratie dont vous avez extirpé chez vous jusqu'au germe, vous obligez d'autres de la subir, le pistolet sur la gorge ! Vous avez dans votre pays plus de dix-huit cent mille dissidents. Toutes les lois humaines et divines sont violées, quand vous obligez ces hommes de faire une guerre papiste contre leur croyance et leur culte ; guerre religieuse sans foi, entreprise par des hommes qui jurent dans leurs lois, dans leurs institutions, le, contraire de ce qu'ils veulent imposer aux autres. Que les orthodoxes se fassent les exécuteurs d'une religion d'État, se joignent à ces envahisseurs pour renouveler le sac du seizième siècle; qu'elle allume l'auto-da-fé d'un peuple suspect de liberté de conscience, avouez que cela est tout ensemble insensé et exécrable. Si vous voulez préparer le San-Benito d'un peuple, montrez-moi que vous avez les mains nettes d'hé¬ résie. Avant de courir sus aux Romains, que vous préten¬ dez hérétiques, Français, courez sus chez vous aux pro¬ testants, luthériens, calvinistes, juifs, libres penseurs, libertins de tous genres, philosophes, émeutiers de la raison universelle. Autrement je vous accuse de n'avoir pas, pour couvrir vos actions, le prétexte du fanatisme. Tremper ses mains dans le sang de ceux que l'on nomme hérétiques, et consacrer chez soi la liberté, la souveraineté de l'hérésie, enrôle, avouez-le, est difficile à soutenir. L'Espagne, Naples, l'Autriche, ont des droits à allumer le bûcher. La France, en proclamant chez elle le schisme, a perdu son droit de bourreau. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 275 Je n'ignore pas le raisonnement de ceux qui tiennent les fils de l'entreprise. Le peuple italien, disent-ils, apparlient aux catholiques ; ceux-ci peuvent toujours Vexproprier de ses droits de nationalité, pour l'utilité de tous. Il est à propos que ce peuple meure, parce que sa destruction est nécessaire à l'Eglise ; elle ne peut vivre, s'il subsiste. Voilà la logique des meneurs; elle est la seule conséquente. Ne nous a-t-on pas enseigné que le peuple romain est un fief donné par Charlemagne au prince de Rome ; qu'à ce titre, cette population, ainsi que les vases, habits, ornements d'église, reliques, ossuaires, fait partie du mo¬ bilier du saint-siége? En reprenant sa liberté, ce peuple vole évidemment l'Église romaine; tous les croyants ont le droit et le devoir de lui courir sus pour le ramener à la chaîne. Puisque le pouvoir temporel paraît à ce point excel¬ lent, qu'il faille l'imposer par le carnage, pourquoi les assaillants s'abstiennent-ils de l'adopter chez eux? Qui nous empêche de rentrer sous le gouvernement et la hou¬ lette des évêques des Gaules ? Que ne plaçons-nous le pape à notre tête? Il serait beau de le voir dans (rois ans président de notre République démocratique. La théocra¬ tie mêlée de souveraineté du peuple étant le dogme de nos armées, que ne commençons-nous d'abord par rendre au saint-père le comté d'Avignon, qu'il nous accuse, hélas ! d'avoir volé? Avouons-le, mes frères, la dévotion la plus simple commande que la croisade austro-russe, napoli¬ taine, espagnole, française, après avoir conquis la Rome italienne, se tourne contre la Rome provençale pour la rejeter dans le reliquaire de saint Pierre, faisons mieux, cédons-lui une grasse partie de notre territoire ; le reste en sera béni. C'est le droit des peuples pieux de se don- xi. 18 -274 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. ner eux-mêmes en sacrifice pour la cause de l'Église. Mais attacher, clouer sur l'autel, eu notre lieu et place, l'Italie à une forme de gouvernement dont elle ne veut pas, immoler celui qui n'accepte pas 1 immolation ! est-ce là un sacrifice chrétien ou païen ? Je crains que ce ne soit un fratricide social. Pense-t-on que ce sang soit fait pour rajeunir l'Église? Le gouvernement est plus doucereux. Sans même voir que le problème qu'il se donne est absurde, il se propose sérieusement, sans métaphysique, cette affaire aisée, accommoder ce qui est inconciliable, la théocratie et le régime constitutionnel. Comme si la théocratie pouvait se partager et se scinder! Obtenir par la vertu des armes que le pouvoir divin, descendu d'en haut par l'opération du Saint-Esprit sur la tête du pontife, irresponsable de¬ vant les hommes, soit limité par le pouvoir populaire; trouver un juste milieu entre la souveraineté absolue de la théocratie et la souveraineté également absolue du suf¬ frage universel ; faire équilibre par un conseil d'État à celui qui prétend peser plus que l'humanité entière et que tous les globes; donner pour expression de la nationalité l'élu d'un conclave d'étrangers; représenter la démocra¬ tie, c'est-à-dire le oui par le non, le blanc par le noir, l'esprit laïque par l'esprit prêtre, la souveraineté de la raison par la démission de la raison : telles sont les questions simples, unies, sensées, parfaitement raison¬ nables que notre expédition est chargée de dénouer par le sabre. La France entière passerait et s'engloutirait dans ce gouffre d'impossibilités. M. Odilon Barrot envoie solennellement nos braves soldats à la conquête de l'absurde. Chargés seulement de changer à coups de baïonnette'la nature éternelle des choses, les instructions qu'ils ont à exécuter se réduisent LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 275 à ceci : « Général, à la réception de cette lettre délibérée « en conseil, vous obtiendrez, par une action décisive des « troupes qui sont sous vos ordres, que le cercle, renon¬ ce çant à ses prétentions ordinaires, devienne désormais « un carré : l'état de nos affaires et l'ordre public évi¬ te gent que ce changement attendu par les honnêtes gens « s'opère sans retard. » Le pape, représentant du droit divin, est toujours maître de révoquer ce qu'il accorde; il' porte à lui seul la triple couronne, il ne peut la partager avec qui que ce soit; la division de son autorité en est la négation et la ruine. D'où il résulte qu'attendre de ce pouvoir sacré, céleste, qu'il se laisse borner par un pouvoir d'origine terrestre, c'est à la fois un blasphème au point de vue de l'Église, un attentat au point de vue de la démocratie ; en sorte que le gouvernement, qui prétend concilier ces deux souverainetés incompatibles, ne réussit qu'à conci¬ lier l'impiété envers la religion romaine, et l'impiété envers la liberté laïque. Vous qui prétendez agir au nom de l'Église, vous mé¬ connaissez, vous ignorez, vous blasphémez le premier principe de l'Eglise. En demandant au saint-père de tran¬ siger avec un peuple, vous lui demandez d'abdiquer. Le savez-vous ou ne le savez-vous pas? vous exigez du pape qu'il viole sa foi, du peuple qu'il perde ses droits. Vous ne laissez subsister l'autorité ni chez l'un ni chez l'autre. En croyant la partager, vous la détruisez. Qui a porté par avance ce jugement? Est-ce moi? Non. C'est Pie IX, lorsqu'en ouvrant en 1847 la consulte d'État, il a déclaré solennellement « que ses réformes ne con¬ tiennent le germe d'aucune institution parlementaire; que la papauté peut bien condescendre à écouter des vœux, non à partager le pouvoir avec le peuple ; que le régime 276 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. « constitutionnel dans les domaines du pape est une uto¬ pie. » Telles sont ses paroles et sa croyance. Voulez-vous donc, après avoir mis vos baïonnettes sur la poitrine du peuple, les retourner contre le saint-père et l'obliger à renier sa foi? Dans tous les cas, voici la situation que vous avez créée. Si vous voulez, comme vous l'avez dit, l'éta¬ blissement d'un gouvernement constitutionnel dans Rome, vous violentez le Pontife ; si vous voulez le rétablissement du gouvernement absolu de droit divin, vous violez votre parole. Choisissez. Vous touchez à ce moment de gloire : après avoir tra¬ versé une mare de sang, vous avez mis, avant les Autri¬ chiens, le pied sur la gorge de l'Italie. Maintenant qu'allez-vous faire? Recueillir en paix par les négocia¬ tions ce que vous avez triomphalement préparé par la guerre. Je le veux bien. Mais quoi! vous demandez au pape ce qu'il ne peut accorder sans cesser d'être, un ré¬ gime constitutionnel, fon'dé sur la souveraineté du peuple. Vous demandez à la souveraineté du peuple ce qu'elle ne peut accorder sans périr, se partager avec la théocratie. Deux ruines pour une: celle de la démocratie et celle de la papauté. L'Autriche se contentait à moins. Premier caractère de l'absurdité : cette entreprise va directement contre le but que ses auteurs se proposent ; ils se frappent eux-mêmes dans leur embûche. Fatale à la France, fatale à l'Italie, cette expédition est, par-dessus tout, fatale à la papauté. On croit avoir tout décidé quand on a fait cette singu¬ lière concession, que nos armes n'interviendront pas dans le gouvernement temporel des Romains. On se bornera à intervenir par la force des armes dans les choses spiri¬ tuelles, au prolitdu rétablissement du saint-siége ; c'est- à-dire que l'on se contentera de tyranniser ce qu'il y a de LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 577 plus saint dans le monde, le for intérieur, la conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire. A cela, la conscience universelle a déjà répondu que le peuple italien n'a pas rejeté l'autorité spirituelle du saint-siége. Mais quoi! s'il la rejetait, s'il convenait à ce peuple de réformer sa croyance, d'embrasser une nou¬ velle communion, de sortir de l'Eglise! prétendez-vous vous arroger le droit de le contraindre par les dragon¬ nades de persévérer dans la foi qu'il n'aurait plus? Le ramènerez-vous mutilé à l'orthodoxie? Et s'il a le droit de changer de religion, comment donc n'aurait-il pas le droit, sans changer de religion, de se soustraire à la théo¬ cratie et au gouvernement du pape ? Mais sa servitude est utile au catholicisme... Il faut, pour l'avantage de cette religion, que la conscience de ce peuple soit extirpée sous un faisceau de baïonnettes au¬ trichiennes, napolitaines, espagnoles, françaises.. .Et moi, je pense que le plus grand coup que vous puissiez porter à cette religion est cet incroyable aveu, qu'elle a besoin de s'appuyer sur un cadavre. Comment toutes les con¬ sciences vives de nos catholiques ne sont-elles pas remuées, révoltées, à l'idée que la servitude morale d'un peuple est le fondement nécessaire de leur culte? Etrange ma¬ nière de servir l'Eglise ! avouer qu'il faut lui faire le sa¬ crifice sanglant d'une nation. Voilà donc ce qu'ils nous promettaient quand ils bénis¬ saient les arbres de liberté le lendemain du 24 février. Liberté de conscience : cela veut dire que si vous n'ad¬ mettez pas dans le domaine spirituel ce qui convient à l'Eglise, de tous les points de l'horizon il convient que vous soyez sabrés et fusillés.Liberté des cultes: cela veut dire que si vous voulez échapper à la domination politi¬ que des prêtres, votre ville sera investie. La sape appro- 278 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. chera des murailles pendant la nuit; le canon et la mi¬ traille obtiendront raison de votre conscience indignée., A juger par ces deux libertés fondamentales", qu'est-ce donc que cette mystérieuse liberté d'enseignement qu'ils nous promettent encore ? Assurément il se passe quelque chose d'extraordinaire, puisque ceux qui veulent restaurer par la force le pouvoir temporel de la papauté portent au contraire le plus grand coup à ce pouvoir. Restaurer le pape par la vertu des balles étrangères, c'est identifier sa cause avec celle des ennemis, c'est le rendre exécrable à toute l'Italie, c'est montrer aux yeux des plus aveugles ce que les penseurs proclamaient vainement depuis des siècles. Justice d'en haut ! le peuple de Voltaire, après avoir ébranlé le papisme par ses railleries, achève de le ruiner par sa conversion sanglante. Inutilement la froide raison démontrait que le pape est, depuis l'origine, l'obstacle permanent, invincible à la formation de la nationalité italienne; cette vérité était combattue dans le cœur de beaucoup d'Italiens par un reste d'attachement à la tra¬ dition. Mais en voyant le saint-père précédé de ses véné¬ rables frères, fantassins, cavaliers, artilleurs, Autrichiens, Croates, Tyroliens, Français, Napolitains, Espagnols, qui viennent les uns après les autres lui ouvrir la brèche dans le sang, par-dessus le cadavre de l'Italie, quel est l'homme qui ne se rendra enfin à l'évidence? qui ne ro connaîtra, au milieu de la sainte ligue, l'éternel Étran¬ ger? Ouvrez à l'épée, comme au seizième siècle, les por¬ tes du Vatican ! que les feux du bivouac s'allument une seconde fois dans les chambres de Raphaël ! Couvrez de tapis ces cadavres tièdes. Genoux en terre, intronisez avec les cardinaux le pape dans Saint-Pierre, pour officier et donner sa paix au monde. Le sang des Italiens versé à LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 279 Novare, à Brescia, à Bergame, à Messine, à Catane, à Palerme, à Bologne, à Milan, à Ancône, à Venise, à Rome, par toutes les nations orthodoxes, remplira le saint-ciboire. La torture appliquée à un petit peuple, dont quatre grandes puissances sont les tourmenteurs, est un spec¬ tacle tout nouveau dans le dix-neuvième siècle, et bien fait pour regagner les âmes. Le bûcher qui s'est éteint pour les individus se rallume pour une nation. L'Autriche tient les tenailles, l'Espagne verse la poix, Naples brûle les pieds dans le réchaud, la France disloque les mem¬ bres. Écoutez, comme dans le manuel de l'inquisition, les plaintes du patient, depuis la Brenta jusqu'au Tibre : Miséricorde! Sont-ce des chrétiens? Qu'est-ce que ces hommes et ces pierres leur ont fait? Lorsqu'il y a une dizaine d'années, nous avons montré l'esprit prêtre qui commençait de nouveau à s'abattre sur la France, au lieu de l'esprit religieux, les politiques à grande vue nous ont averti que nous faisions là un rêve. Pour eux, hommes d'expérience et de hautes visées, ils n'apercevaient rien de semblable à l'horizon. Et il arrive que, dès la première expédition de la République hors de ses frontières, la France, enfroqnée dans une croisade du saint-office, s'en va glorieusement dérouler à travers le monde, sous le ciel d'Arcole et de Rivoli, la bannière de Loyola. Pour que rien ne manque au caractère de cette expédition, nous mettons tout le génie des docteurs des Provinciales dans notre plan de campagne ; nous soupi¬ rions dans nos proclamations pour le bonheur de l'Italie mais il convient avant tout de la saluer bénignement d'une pluie de mitraille bénite. Notre désir naturel est d'émanciper les Italiens ; mais un amour plus honnête nous dit de les canonner d'abord pour leur félicité. 280 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. Évidemment, c'est en les tuant que nous ferons leur salut. J'ai travaillé de longues années pour empêcher mon pays de glisser et de tomber dans ce cloaque de sang. L'Esprit que je combattais l'a emporté pour un jour : qu'il soit jugé par ses œuvres ! Voici le secret de beaucoup de choses qui autrement seraient inexplicables. La France, qui a fait cinq ou six révolutions politiques, ne s'est jamais décidée à faire une révolution religieuse ; elle a conservé au moins la forme du système religieux du moyen âgei De là ces contradic¬ tions, ces apostasies monstrueuses dont aucun autre peu¬ ple n'a donné le spectacle. Courant d'une extrémité de la liberté à l'extrémité de la servitude, elle s'élance par bonds dans l'avenir; elle plane avec ravissement sur l'ho¬ rizon social. Soudain une petite chaîne bénie, qu'on avait oubliée et qui la tient par le pied, se tend sous une main inconnue. La France retombe aussitôt, de trois siècles en arrière, dans une geôle du moyen âge. Hier elle avait devancé le reste du monde, elle se riait de ses contempo¬ rains; aujourd'hui la voilà qui se débat, de concert avec les Napolitains de San-Genaro, dans une affaire de sang que l'on ne sait comment classer, entre la guerre des Albigeois, la Saint-Barthélemy et les dragonnades des Cévennes. Nos clubs eux-mêmes, qu'on faisait si terribles, n'ont- ils pas été doux comme des colombes à l'égard de l'esprit prêtre? Ils l'ont caressé, évoqué. C'était, disaient-ils, un appui nécessaire, une force qu'il fallait absolument conquérir par l'humilité. Pas un n'a fait planter son arbre de liberté qu'il ne l'ait fait baptiser par un saint homme. L'arbre ne pouvait croître, disaient-ils, s'il ne sortait du jardin du Sacré-Cœur : l'entente était parfaite. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 281 Par malheur, à un signe, le jeu a cessé ; la France, on ne sait comment, s'est trouvée liée des durs liens de la mort. Une servitude que l'on n'avait pas encore vue a pesé sur la langue et sur la pensée des hommes. Veut-on voir à quel point nous sommes éloignés du sentiment du droit? Pendant que d'un côté nous aspi¬ rons à un monde nouveau de justice et de lumière, de l'autre nous nous laissons ravir, presque sans y penser, les conquêtes les plus assurées de la civilisation ; nous retombons soudain, du milieu du dix-neuvième siècle, dans le droit barbare du moyen âge. Jusqu'à ce jour, les défenseurs les plus intrépides de la cause italienne ont cru devoir l'excuser par ce motif qu'elle ne porte nulle atteinte à la croyance de l'Église, et qu'elle est tout entière renfermée dans un intérêt politique. Singulière défense qui, pour sauver la liberté, commence par abandonner la première de toutes, celle de la conscience ! Si l'Italie, pour la centième fois, brisée, violée, lacérée, souillée, étouffée, au nom de l'Église, par toutes les nations dites catholiques, veut échapper à ce grand coupe-gorge qui se dresse pour elle à chaque siècle, le moyen radical, le seul efficace, est celui que lui ont conseillé tous les grands hommes du passé, en l'invitant à réformer son Église. Ce moyen est de rompre son lien spirituel avec la nef de saint Pierre, qui en s'engouffrant l'entraîne dans l'abîme. Il est temps de couper le câble. Ne se trouverait-il personne chez elle qui ait l'audace, dans ce péril suprême, de revendiquer le droit d'échapper à l'oppression, non-seulement politique, mais spirituelle de l'Église romaine? Là est le salut; là est, pour l'Italie, le commencement de la vie politique. Ce flot de barbares qui s'apprêtent périodiquement chaque siècle à la sub¬ merger sous la violence et sous l'astuce, à l'appel de 282 LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE. l'éternel Étranger, lui montrent, lui enseignent, lui révè¬ lent pour la millième fois où est son ennemi. Depuis les anathèmés de Dante contre le saint-siége, jusqu'aux ma¬ lédictions de son dernier tribun, Savonarole, la tradition de tous ses grands hommes lui ouvre le chemin du véri¬ table affranchissement. Et pourquoi n'entrerait-elle pas à son tour, par la voie que les uns appellent le schisme et les ,mires la réforme, dans l'âge viril où sont entrés la France, depuis l'édit de Nantes., l'Angleterre, l'Alle¬ magne, la Russie, les États-Unis, tous ceux qui ont échappé à la mort religieuse et morale Pourquoi n'aurait- elle pas, elle aussi, à la fin, sa réforme italienne? Si la nudité du protestantisme l'effraye, si les pompes du culte sont nécessaires à l'imagination de son peuple, qui l'em¬ pêche de les conserver, même en se séparant de la com¬ munion du pape? Ne vient-elle pas de faire l'expérience que, sans lui, malgré lui, Dieu reste présent dans ses églises ? N'a-t-il pas soutenu pendant deux mois la mu¬ raille branlante de Bélisaire contre tout l'effort du peuple le plus vaillant du monde ? Puisque c'est en qualité de nations catholiques que les sœurs charitables de l'Italie viennent porter chez elle le fer et le feu, elle peut échapper pour toujours à ce sanglant embrassement en sortant de l'Église officielle. Si l'Italie avait fait son schisme comme les peuples que je viens de nommer, personne ne songerait à lui imposer de force la théocratie romaine. C'est parce qu'elle est restée fidèle à l'Eglise, qu'au nom de l'Eglise elle est livrée au lil de l'épée. Tirez vous-même la conséquence. Seul lieu commun qui leur reste : La restauration de la papauté dans Rome est indispensable, disent-ils, au monde chrétien. Que l'on m'explique d'abord comment l'Angleterre protestante, l'Allemagne protestante, la LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 285 Prusse protestante, les États-Unis protestants, les Slaves de la communion grecque, les dissidents de France, qui tous croient faire partie du monde chrétien, sont abso¬ lument autorisés à rétablir dans Rome, par la mitraille, le pape qu'ils ont détruit chez eux. Dans cet emportement de passions, ils calomnient même le catholicisme qu'ils prétendent défendre. Quoi ! le catholicisme ne peut vivre si le pape ne continue d'ha¬ biter tel lieu, telle ville? La religion se meurt si le pon¬ tife ne séjourne dans Rome? Je croyais que la foi était dans le cœur, non pas dans les murailles. Quoi! il faut de toute nécessité que le chef du monde trône dans ce palais et non pas dans tel autre ? Fit-on jamais une injure plus grande à la religion du ChrisLque de la river à des pierres ? Donner à la France, dans la politique étrangère, le rôle d'une puissance papiste, c'est premièrement contre¬ dire la Constitution, qui a aboli la religion d'État; secon¬ dement, c'est ravaler l'autorité de notre pays. Depuis trois siècles, toutes les fois que la France a été puissante, elle a agi sans esprit de secte, dans le génie conciliant de la civilisation. Aujourd'hui, au milieu de ces explo¬ sions de races d'hommes qui toutes se sont soustraites à l'Église romaine, ramener la France cà une politique de sectaire, c'est abandonner toute influence sur la race germanique et sur la race slave, c'est renoncer à agir comme membre de l'humanité, c'est prendre le chemin de l'Espagne, et se retirer des grandes affaires. La France, revenant au droit barbare, est-elle une de ces tonsurées de grande race que l'on envoie abdiquer dans le cloî¬ tre? Qui donc a fait tomber ses cheveux sous le ci¬ seau ? Acculés d'absurdités en absurdités, obstinés toutefois 284 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. à cacher la vraie, l'unique raison de l'expédition, ils finissent par dire: Voici notre secret: nous voulons entrer de vive force dans Rome pour y prévenir les Autri¬ chiens; c'est-à-dire que, retournant droit à la barbarie, ils bombardent la capitale de l'Italie, non pas, comme nous le pensions, dans l'intérêt d'un principe, d'une cause à défendre, mais uniquement et simplement parce que cela leur convient. Ils prennent sur un peuple le droit de premier occupant, et le traitent comme chose inanimée; leur dernier mot est de nier tout droit, toute conscience. Quiconque a la force sur son voisin, qu'il en use. Le seul point est de se hâter. Arriver vite et frapper le premier, tel est le nouveau droit des gens. Voilà ce qu'ils font des lois éternelles de la conscience humaine, et c'est au nom du respect de la société qu'ils renversent dans sa base le principe même de la société et de l'humanité. Les barbares qui, au quinzième et au sei¬ zième siècle, se sont rués contre l'Italie affichaient, du moins, je ne sais quel droit d'héritage. Ils veulent, disent-ils, devancer les Autrichiens sur le cadavre de l'Italie. Et que m'importe s'ils iont exacte¬ ment ce que les Autrichiens feraient à leur place ? Encore une fois, puisqu'il faut démontrer, épuiser l'évidence, que veulent les Russes et les Autrichiens? Je vous l'ai dit : l'anéantissement de la nationalité italienne, qui est un des boulevards de la France? Que faites-vous en anéan¬ tissant les forces de l'Italie? Précisément ce que deman¬ dent les ennemis de la France? — Mais nous avons dou¬ blé le pas sur les Russes et sur les Autrichiens. — Soit ! vous êtes leur avant-garde ; vous avez l'honneur de frap¬ per le premier coup. J'arrive à cette dernière raison qui renferme toutes les autres. Les Italiens sont trop faibles pour défendre leur LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 285 liberté ; donc il faut, par amour de la liberté, que la France se charge de réduire les Italiens. Quel dommage que ni Louis XVI, ni Charles X n'aient pas connu ce droit tout libéral d'écraser le droit chez les faibles, pour leur ôter la peine de le perdre ! on eût étouffé dans leur germe deux nationalités qui embarras¬ sent le monde, celle des Américains et celle des Grecs, parles simples motifs incontestables que voici : Les Etats-Unis d'Amérique sont trop faibles pour s'affranchir du joug de l'Angleterre ; par conséquent, M. deLafayette, mû d'un sentiment tout libéral, ira se joindre à l'Angleterre pour fusiller en commun dans son berceau l'indépendance de la démocratie américaine. Les Grecs ne peuvent tout seuls défendre leur natio¬ nalité ; en conséquence, la flotte de Navarin se joindra à celle des Turcs pour massacrer ce qui reste des Grecs. Quand, pour étouffer en 1820 la révolution napoli¬ taine!, les Autrichiens ont marché dans les Abruzzes, tout le parti libéral a crié par la bouche du général Foy : Ils rien sortiront pas ! Quel malheur que ce parti n'ait pas eu l'idée de conseiller au gouvernement français de mitrailler lui-même la révolution napolitaine ! Cette solu¬ tion libérale, qui consiste à tuer soi-même la liberté par amour de la liberté, n'était pas alors connue. Qui vit jamais pareil acharnement contre le droit des gens et l'éternelle justice? Cette obstination serait inex¬ plicable si elle ne reposait, au fond, sur un système où tout se fie. La vérité est que ce qui se passe à Rome a un caractère général pour l'Italie et le monde ; il s'agit en effet de l'universelle oppression ou de l'universel affranchisse¬ ment. La destruction du pouvoir temporel des papes, fait culminant de l'indépendance de la société laïque, est 286 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. la marque que l'Italie entre dans le chemin des peuples modernes. Rejetez-la sous le pouvoir temporel, vous lui interdisez la vie civile des autres peuples ; vous la clouez au moyen âge. À i'égard des autres nations, il n'est pas moins évident que le foyer de la vieille Europe est dans Rome; que là est le premier anneau de la chaîne qui lie les peuples sous le sceau de la Sainte-Alliance ; que la confusion des pouvoirs du prêtre et du souverain est l'em¬ preinte du moyen âge dans le droit politique, le démenti le plus éclatant aux conquêtes de la société moderne, la négation du droit établi par la révolution et par la philo¬ sophie, la conséquence religieuse des traités de 1815, la marque de la défaite de la révolution française, la victoire du droit divin sur le suffrage universel, la sanctification de Waterloo. Oui, le nœud des choses humaines est encore là ; toute la vieille Europe a raison de se retrancher par¬ mi ces ruines. Dans cette coalition entre la Russie, l'Au¬ triche, la France, contre l'esprit et le droit de la révolu¬ tion, il faut rendre cette justice au gouvernement de la République française, qu'il s'est donné la plus grande part. Il a mis tout d'abord, dans cette partie jouée à trois, le plus grand enjeu de servitude. L'ai-je enfin épuisée cette suite tortueuse de subter¬ fuges? J'entends un cri de victoire comme après Marcngo. La brèche est faite, le carnage a cessé, nos troupes sont entrées dans Rome. Soudain le langage change. 11 n'est plus question de concessions, de conditions, de gouver¬ nement constitutionnel, ni même de libertés sages : ce n'étaient là que les machines et les engins d'un siège contre la conscience et la raison publiques. Le siège fini on accorde un moment à la vérité. Le prince est rétabli, sans nulle autre condition que son bon plaisir ; telle est la phase nouvelle de notre expédition. Pour premier * LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 287 gage, une assemblée nationale est dissoute par le droit du sabre; une baïonnette renverse l'urne du suffrage uni¬ versel, une nationalité expire; nous chantons un Te Deum, et tout est dit. Ainsi se termine ce long chemin souterrain de subtili¬ tés rampantes, de mots couverts, d'embûches parlemen¬ taires, de promesses obliques, qu'il m'a fallu parcourir jusqu'ici. Le voilà qui s'échappe enfin, l'aveu cynique qui, je le savais bien, devait se trouver au fond de ce re¬ paire. Rétablissement du pouvoir théocratiquc, droit divin sans garantie, absolutisme du sabre et de la crosse, restauration de 1815 sans charte : voilà le présent répu¬ blicain que nous faisons à l'Italie pour prix de son sang et du sang de nos soldats. Nous l'avouons maintenant que le coup a réussi. Le fait est accompli. Raisonnez sur les morts tant qu'il vous plaira. Au milieu de ce mépris de la conscience humaine, une chose commence à m'effrayer ; c'est de voir les défenseurs de la société actuelle se retrancher sur le terrain qu'ils ont eux-mêmes travaillé dix-huit ans à miner. Les voilà acculés dans tous les systèmes qu'ils ont renversés. Ils ont déchiré le masque de la vieille société, et ils croient se déguiser sous ce reste de masque. Ils ont détrôné le jésuitisme, et ils épousent le jésuitisme. Ils ont brisé le principe de la légitimité, et ils s'appuient sur ce roseau rompu. Ils ont creusé l'abîme, et ils vont se rallier au fond de l'abîme. Ils ont fait le vide, et ils s'assiéent sur le vide. Qui ne reconnaît pas le signe du vertige? Les fds de Voltaire unendient la protection des fds de Loyola. Où s'arrêter dans cette alliance avec ce qu'ils ont mau¬ dit? J'ai vu des hommes, pleins d'une vague épouvante, tout à coup emportés d'une joie qui fait peur. Pourquoi 2!-8 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. cela? Parce que les systèmes, les opinions, les croyances, les préjugés qu'ils ont tués et ensevelis eux-mêmes se relèvent aujourd'hui de terre et leur donnent rendez-vous parmi les ruines. Vous souvenez-vous du Festin de Pierre? Ils font comme don Juan qui, après avoir tué le vieux commandeur, accepte le rendez-vous à souper du mort. Ils tendent la main au spectre ; le spectre ferme sur eux sa main inexorable de pierre. Qui peut dire où il les en¬ traîne, moitié ricanants, moitié tremblants? Au spectacle de cet inconcevable aveuglement, j'é¬ prouve, pour ma part, plus de compassion que de colère; en les voyant répéter les paroles qu'ils ont flétries chez les autres, refaire les actions qu'ils ont maudites chez les autres, suivre pas à pas, sans détourner la tête, les traces des dynasties qu'ils ont poussées au gouffre, je me de¬ mande souvent au fond de ma conscience : Que faire pour les sauver ? Mais au milieu d'un ricanement pa¬ reil au bruit des feuilles mortes, j'ai entendu cette ré¬ ponse sortir de mille bouches : Nous ne voulons pas être sauvés ! Après la leçon donnée d'en haut le 24 février à des hommes qui, ce jour-là même, ne voyaient pas ce qui s'accomplissait sous leurs yeux, je croyais qu'ils auraient puisé ce sentiment loyal d'une certaine humilité dans l'expérience de leur défaite et de leur misère : c'eût été la marque d'une vraie supériorité que de profiter d'un tel enseignement. Quand je vois ces mêmes aveugles de cœur et d'esprit se donner de nouveau pour les chefs de cette société, je me demande à quel abîme nous sommes condamnés de prendre pour guides ceux qui ont été convaincus de n'avoir eu pendant dix-huit ans ni yeux ni oreilles. Savez-vous ce qu'ils ne pardonneront jamais au 24 U CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 289 février? Le voici. C'est do leur avoir montré à eux-mêmes, dans le secret de la conscience, leur mesure et leur ina¬ nité. La révolution a fait bien pis que les alarmer sur leurs propriétés ; elle les a en effet dépouillés et appauvris sans retour, en mettant à nu et dispersant les haillons de leur génie. Si l'on avait pillé leur or, ils pourraient le retrouver ; mais cette démonstration éclatante de leur aveuglement et de leur néant, ces intelligences si sûres d'elles-mêmes, si rusées, si subtiles, et tout à coup si misérables, brisées en une heure et renversées de leur petit piédestal par l'évidence : comment pardonner une si monstrueuse chute, et si éclatante, à la face du monde, dont on se prétendait les conseillers et les sauveurs ? Pour un homme qui se donne la peine de penser au mi¬ lieu du tumulte des partis, le signe le plus frappant que la révolution continue, c'est de voir le désordre moral établi par ceux-là mêmes qui s'imaginent le combattre : l'esprit révolutionnaire est si peu abattu, qu'il ne se montre nulle part avec plus d'audace que chez ses ennemis. Hommes de bonne foi, diles-moi comment vous en¬ tendez établir l'ordre en bouleversant toutes les notions de la conscience humaine, et sauver la société en l'appuyant sur la négation même du droit social : la nationalité détruite, la religion prise pour masque, le chemin frayé à l'invasion, une assemblée nationale libre¬ ment élue et dispersée par le sabre, une guerre reli¬ gieuse sans foi, une croisade sans Christ, et pour résultat la liberté des cultes ramenant l'auto-da-fé d'une nationa¬ lité amie. Vous voulez réparer le désordre moral, mais où est-il, s'il n'est dans ce que vous faites? Le désordre moral, c'est 19 290 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. de mettre ses actions en pleine contradiction avec ses paroles ; c'est de se dire les amis d'un peuple et d'écraser ce peuple; c'est d'agir dans le plan des Russes et des Autrichiens, en feignant de se séparer d'eux; c'est de mitrailler Rome quand ils mitraillent Venise, et d'établir, dans cette émulation, une différence entre un bombardement absolutiste et un bombardement modéré. Le désordre moral, c'est de prétendre n'in¬ fluer en rien sur la liberté d'une nation pourvu qu'on la tienne sous, la gueule des canons. Le désordre moral, c'est de soutenir par le carnage un principe de gouvernement dont on ne veut pas chez soi. Le désor¬ dre moral, c'est d'imposer une autorité politique qui suppose un fanatisme de religion d'État, quand chez soi on a aboli la religion d'État. Le désordre moral, c'est d'étouffer un peuple au nom du catholicisme, parce qu'il est resté catholique, tandis que, s'il eût changé de com¬ munion, on n'eût pas songé à le violenter. Le désordre moral c'est de verser en langues de feu, par la mitraille, une foi que l'on n'a pas. Le désordre moral c'est d'établir chez soi la libertédes cultes et de l'écraser chez les autres. Le désordre moral c'est de substituer dans les questions de conscience le meurtre à la discussion, les bombes aux arguments. Le désordre moral, c'est de restaurer le ser¬ viteur des serviteurs de Dieu, en commençant par massa¬ crer ses sujets. Le désordre moral, c'est de faire d'un monceau de cadavres un trône spirituel. Triste augure qu'une société qui frappe et renverse dans un aveuglement de parti tous les principes sur les¬ quels elle repose et qu'elle prétend défendre ! N'est-ce pas dans une nuit pareille de l'intelligence et de la con¬ science, que lady Macbeth a tué ses enfants? Dans un temps où il est convenu d'appeler du nom de socialisme LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 291 Lout ce que l'on veut outrager, montrez-moi une utopie qui renverse mieux que ne fait notre croisade impie les principes et les lois de la civilisation moderne. La liberté de conscience ! où est-elle cette liberté , sur laquelle tout repose, quand de tous les points de l'ho¬ rizon éclatent des épées \ non pas dans le fourreau, mais des épées nues, pour trancher une question de conscience ? La famille ! où est le respect de la famille privée, si l'idée de la patrie, qui est la grande famille est extirpée par le fer et par le feu? La religion! que devient-elle, si ceux qui ne l'ont pas se fient à la mi¬ traille du soin de l'enseigner ? La propriété ! laquelle rcs- pectera-t-on, si un peuple'n'a plus la propriété de sa conscience? Dites-moi ce que possède l'homme, s'il ne possède pas sa croyance. Toutes les fois que celle-ci a été violentée, on a violenté la propriété ; la confiscation des biens des protestants n'était que la conséquence néces¬ saire et logique de la confiscation de leur doctrine. En intervenant par la violence dans les choses spirituelles, vous enlevez à un peuple entier ce qui lui appartient par¬ dessus tout, et sans quoi il ne peut rien posséder, la liberté de croire et de ne pas croire. Comment ne voyez- vous pas que si la conscience, c'est-à-dire l'àmé humaine, n'est plus une propriété respectée, il n'y a plus de pro-- priété dans le monde ? Supposez que cette société n'ait point d'ennemis ; je dis que le danger n'en serait pas moins grand, puisqu'elle se frappe elle-même dans ses propres entrailles. Au reste, nous pouvons bien, ce qui ne s'était jamais fait en France, insulter, conspuer ceux que nous allons combattre ; nous pouvons écraser la fleur de la jeu* 1 Savonarole. 292 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. nesse italienne ; mais ce que nous ne pouvons pas, c'est, en tuant ces hommes, de leur arracher les fruits de leur mort. L'effort que nous avons dû faire pour les détruire est le commencement de leur affranchissement. Malgré nous, ce sang italien que nous avons versé à flots est la source désormais intarissable de l'indépendance et de la patrie italiennes. Qu'attendaient-ils de générations en générations toustles hommes dont le cœur a battu pour la cause de l'Italie? Que demandaient depuis Dante, Pétrarque, Machiavel, jusqu'à Napoléon, lord Byron, tous les grands cœurs qui ont identifié cette cause avec celle de l'humanité même ? Ils attendaient un acte d'héroïsme qui fondât la nationalité italienne. Cet héroïsme a éclaté. En tenant tête aux troupes les plus braves de l'Europe, ce peuple a montré qu'il existe : c'est en l'écrasant que nous l'avons révélé au monde. Désormais il peut être en¬ vahi, accablé, massacré, non annulé. Nous-mêmes avons écrit son nom avec son sang sur les sept collines, il ne peut plus être effacé. Malgré nous, la patrie italienne, cette Italie attendue, annoncée de siècle en siècle comme une espérance du genre humain, a jailli sous nos coups. Nous avons été les bourreaux, elle a été le martyr. Les Italiens ont su mourir ; l'Italie vit pour jamais. La France ne réussira pas à l'égorger une seconde fois. Car, voyez jusqu'où il vous faut arriver : à la négation de la conscience humaine. Le crime que notre gouverne¬ ment fait aux défenseurs de Rome de n'être pas tous nés dans Rome est, au contraire, la preuve la plus éclatante, la plus morale, la plus infaillible que cette nationalité ne peut plus être noyée dans son sang. Au moyen âge, chaque homme, de l'autre côté des Alpes, ne s'intéressait qu'à sa ville, à son foyer : le Pisan était l'ennemi du U CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 293 Florentin, le Florentin du Siennois, le Siennois du Ro¬ main, et c'est à cause de ce démembrement barbare que la patrie demeurait impossible. Aujourd'hui, de tous les points de l'Italie, se sont rencontrés des hommes pour défendre la même cause. Qu'est-ce à dire, sinon que la patrie existe, puisqu'il se trouve des hommes pour rnou- > rir en son nom? En sorte que l'accusation dressée par le gouvernement français est au contraire la marque de cette solidarité morale qui compose un corps de peuple. Il reproche aux Italiens de nos jours précisément ce qui est leur plus grand titre moral, d'ctre sortis des riva¬ lités, des haines, des divisions où le moyen âge était parqué, et d'avoir embrassé l'idée moderne de la natio¬ nalité. Quoi ! un Napolitain verser son sang pour Venise, un Lombard pour Ancône, un Génois, un Piémontais, pour Rome ! quelle criminelle connivence ! L'intérêt de la Pé¬ ninsule veut qu'on la ramène de force à ces temps où chaque homme était en guerre avec tous les autres. Et moi, je le demande à toute conscience ennemie, à tout cœur endurci que la passion n'a pas détruit sans retour : dans cette affaire, de quel côté est le gouvernement fran¬ çais ? Du côté de la civilisation, ou du côté de la barbarie? avec la société moderne, ou avec le moyen âge ? avec le droit, ou contre le droit? avec la raison, ou avec l'absurde? avec la justice, ou avec la force brute ? 11 veut une Italie, à condition qu'il n'y ait pas d'Italiens. Si je n'avais fait partie d'une grande assemblée, je ne me serais jamais douté de la légèreté d'esprit, feinte ou réelle, avec laquelle les hommes décident ces immolations de peuples qui excitent de siècle en siècle des frémisse¬ ments d'indignation dans la conscience humaine. Les plus fins sont ceux qui jouent le mieux les stupides. « Gom- 294 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. ment, mon cher, vous croyez que cela finira aussi tragi¬ quement ! Des coups de fusil contre la république ro¬ maine ? Allons donc ! personne n'y songe, soyez-en sûr. Par exemple, je serais de votre avis, si nous n'avions af¬ faire à un homme aussi honnête. » Puis viennent les for¬ malistes : « Ce n'est pas la question ; il s'agit tout bon¬ nement et simplement de la question d'urgence, pas d'autre chose, etc. » Voilà avec quelles billevesées les hommes jouent les hommes ; c'est ainsi qu'ont été con¬ sommés dans tous les temps ces grands meurtres qui sai¬ gnent encore. Sous ces aimables paroles, s'amassent les larmes inextinguibles des uns, la honte irréparable des autres. Demain, les passions se tairont ; l'histoire dira : La France-, en 1848, avait jeté un cri pour appeler les peuples à la liberté. L'Italie entendit ce cri rédempteur, elle se leva à demi de sa tombe. Mais un peuple s'approcha froidement de cette nation qui ressuscitait, et il égorgea le cadavre : ce peuple, c'est la France. Qui prend la responsabilité du meurtre de la nation par laquelle toutes les autres ont été engendrées à la vie civile? Est-ce une classe seule? est-ce la bourgeoisie? est-ce la France? Qu'on le dise. Je ne sais ce que pensent à cet égard mes compatrio¬ tes, ni ce qu'ils font pour amuser leur conscience. Pour ma part, je voudrais me laver les mains de ce sang, et voilà pourquoi j'écris ces lignes. Mais il n'est pas si aisé d'échapper par des paroles à la solidarité d'un homicide social. Je sens sur ma poitrine le poids d'un meurtre ; dans mon sommeil une voix me crie : Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ? S'il est hors de doute que la misère, la faim, les in¬ quiétudes dévorantes qui ont empoisonné jusqu'à ce mo- 1 LA' CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 29b ment la République, sont l'expiation de la longue immo¬ ralité dont la France a été le complice sous le règne précédent, qui peut prévoir le gouffre de maux près de s'ouvrir sous nous pour l'expiation de ce grand homicide ? Du moins, lorsque le fléau d'airain nous frappera jusqu'au cœur, souvenons-nous que nous l'avons voulu. Un peuple étouffé en plein jour par un autre peuple qui l'avait appelé à la liberté, non plus sous la tutelle d'un roi, mais dans la pleine conscience de ses actions : il n'y a pas de plus grand trouble porté dans l'ordre moral. Pour que cet ordre se rétablisse, il faut un châti¬ ment ; et je commence à craindre que la nation qui a tué de sang-froid la liberté chez une autre n'en soit punie longtemps par l'incapacité de l'établir chez soi. Quelle est la peine sociale du fratricide social ? Quel sera le châtiment du nouveau crime de Caïn ? Affranchie seulement du remords, verra-t-on la France, portant au front un stigmate ineffaçable, toujours agitée, jamais satisfaite, errer d'une extrémité de la servitude à l'autre extrémité sans pouvoir s'arrêter dans la liberté et dans le droit? Travaillera-t-ello sans produire? S'agitera-t-clle sans avancer? Sèmera-t-elle sans moissonner? Servira- t-ello de ferment, de foyer, d'aiguillon, de brandon au monde, sans pouvoir elle-même profiter de ses œuvres ? Maudite entre les peuples, son travail aussi sera-t-il maudit? Nous traînons encore aujourd'hui après nous la soli¬ darité du premier partage de la Pologne. Jusqu'à quelle génération s'étendra la solidarité du meurtre de l'Italie ? Combien de temps la voix de ce sang criera-t-elle contre nous ? Belles questions vraiment pour nos hommes d'Etat ! Le premier châtiment de ceux que ces questions font sourire est l'aveu que leur conscience est morte, Pcx- 296 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. linction de la conscience étant le vrai signe d'un ordre de choses qui finit. C'est, du reste, une vue bien misérable de s'imaginer qu'un peuple échappe à ce que la Providence veut faire de lui ; on croit que tout se débat dans les urnes, et l'on ne voit pas qu'une force supérieure aux fantaisies des peuples fait souvent sortir de l'urne la contraire de ce qu'ils ont déposé. Depuis Louis XVI, cpie d'efforts la France n'a-t-elle pas faits pour se soustraire à la Répu¬ blique ! Deux fois elle s'est refaite de ses mains une dy¬ nastie pour tromper l'avenir ; elle a cru d'abord s'arrêter dans la gloire avec la dynastie de Napoléon. Cette dynastie lui ayant manqué, elle a accepté la Charte de la branche aînée. Cette branche rompue, elle s'est rattachée au trône des d'Orléans ; et malgré tant d'efforts pour s'abuser, se tromper, s'arrêter sur la petite, une heure a suffi pour la lier à la République. La journée du 24 février 1848 est grande, parce que dans ce moment la France entière a eu conscience d'un fait déjà consommé chez elle depuis un demi-siècle, à savoir que la monarchie est morte depuis la mort de Louis XVI. Elle a reconnu distinctement, ce jour-là, que ceux qu'elle avait salués du nom de roi depuis cinquante ans n'avaient eu qu'un règne d'em¬ prunt ; en sorte que tous ses efforts pour se rattacher à la monarchie n'ont servi qu'à la précipiter vers la Répu¬ blique. Plus que jamais on peut donner à l'histoire de France le titre de l'ancienne chronique : Gesta Deiper Francos, les actions de Dieu par. la main des Français. La main aveugle travaille et ne connaît pas son œuvre ; le plus souvent elle fait le contraire de ce qu'elle croit faire. Ce peuple peut bien se frapper lui-même et donner pour un jour la direction de ses affaires à tous ses ennemis : il peut LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 297 ébaucher la servitude, mais c'est la liberté qui sortira de l'ébauche. Encore une fois la main aveugle touchera un but qu'elle 11e connaissait pas : Gesta Dei per Fran- cos. Au 14 février ils croyaient saisir la monarchie, ils ont rencontré la République ; aujourd'hui ils croient embastiller le dix-neuvième siècle, ils le précipitent dans l'inconnu. POLOGNE ET ROME I PRIÈRE AU CLERGÉ CATHOLIQUE J'ai assisté à la renaissance de la Grèce, de l'Italie, de la Roumanie ; je demande au ciel de me laisser voir en¬ core la résurrection de la Pologne. Cette résurrection dépend surtout du clergé catholique. Trop longtemps il m'a donné raison quand je l'accusais de repousser le droit moderne et de se ranger du côté du plus fort. Je le supplie aujourd'hui de me confondre, et je lui dis, les mains jointes : Vous avez une occasion solennelle, unique, non-seule¬ ment de nous fermer la bouche, mais de nous obliger de vous rendre grâces. Profitez-en ! C'est vous qui, au der¬ nier siècle, avez abattu le cœur de la Pologne, et par là vous avez contribué à la perdre. Refaites-la ! Vous le pouvez plus que personne. Redressez ce cada¬ vre, évoquez ce Lazare, et nous serons forcés de vous bénir. 502 PRIÈRE AU CLERGÉ CATHOLIQUE. Il est vrai que je ne vous demande pas seulement des mots, des quêtes, des sermons lointains dans l'enceinte d'une église. Je vous demande ce dont vous êtes si riche, quand vous le voulez, des actes ! Vous avez eu cent fois des actes pour le despotisme, ayez-en une fois pour la liberté. Vous avez su faire une Vendée contre-révolutionnaire, faites une Vendée polo¬ naise ! Souvenez-vous de ce que vous avez pu pour la cause du passé ; armez-vous des mêmes armes pour la cause de l'avenir. Ecrasez-nous de votre victoire. Je l'appelle, je la salue, je la reconnaîtrai. Prenez la croix, marchez en tête. Que votre tocsin reten¬ tisse du haut de Saint-Pierre de Rome, et qu'il se pro¬ page de la Vistule au Niémen, dans chaque ville, dans chaque village de la Pologne ! Que tout un peuple, à ce signal, sorte des sillons et qu'il soit libre ! qu'il soit libre par vous ! A vous restera l'honneur, à vous la puissance. Vous aurez obtenu deux choses : vous aurez la gloire d'avoir sauvé une nation et vous convaincrez d'illusion vos adversaires. Il s'agit cle montrer que la force que vous avez exercée pour comprimer, vous la possédez aussi pour affranchir. E. Qcinet. Veytaux (Suisse), 7 mars IStiS, II PREMIÈRE RÉPONSE A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS Monseigneur, Vous vous reprochez, en terminant votre lettre, de vous être laissé entraîner à trop d'hostilités de langage, J'espère bien échapper à un regret pareil, et il est vrai que chez moi la même violence serait impardonnable ; car, si vous paraissez animé contre moi d'une haine sin¬ cère, je puis assurer que je n'en ressens aucune contre vous. Pour autoriser le ton de votre polémique, vous vous couvrez, dès les premières lignes, d'une phrase que j'écri¬ vais, dites-vous, il y a quelques années. Vous me donnez ainsi, dès le début, un trop grand avantage. Je n'en abuserai pas ; il m'est trop facile de répondre : cette phrase, que vous citez avec tant d'assurance et que vous frémissez de retracer, est un texte altéré, falsifié. Ceux qui vous ont fourni contre moi cette belle arme auraient dû vous prévenir que c'est là une arme faussée dont vous pouvez vous blesser vous-même. Ils se sont joué de votre 304 PREMIERE RÉPONSE A L'ÉVÈQUE D'ORLÉANS. bonne foi comme de celle du public. J'ai dédaigné de leur répondre ; mais, puisque vous m'écrivez en évêque, j'ai la certitude que vous leur répondrez pour moil. Cet autre mot vous blesse, « que vous vous rangez du côté du plus fort. » Vous m'opposez que vous êtes en Italie avec le Pape. Je vous l'accorde. Vous êtes à Rome partisans de votre propre cause : quant à ce qui se passe ailleurs, vous savez que je ne puis en parler. Ma Prière au clergé catholique a été pour vous l'objet d'un de vos plus grands étonnements. Vous ne savez si, ce fut un hommage ou un défi. C'est à vous qu'il appar¬ tient d'en décider. Faites ce que je vous demande et l'hommage nait de lui-même. J'y suis forcé. Voilà dans quelle embûche volontaire je mesuis lié, au grand étonne- ment de beaucoup de personnes qui partagent votre sur¬ prise en se séparant de vous sur tout le reste. Vous parlez de piège. Oui, le piège est pour moi : il est en votre pou¬ voir de m'y tenir embarrassé, et vous n'avez besoin pour y réussir que de tendre efficacement la main à un peuple qui se meurt. Quelle énigme est-ce là? direz-vous. Elle est bien simple. Un évêque doit la comprendre : C'est que la vie et les tristesses mêmes dont vous parlez 1 J'ai écrit assez de choses qui peuvent déplaire à un évêque pour avoir le droit de demander qu'on n'y ajoute rien. Les expressions rapportées ici ont été employées à caractériser l'esprit rabelaisien d'un ouvrage du seizième siècle : les Différents de religion, de Marnix do Saintc-Aldogonde; et leur sens était clairement déterminé par cette conclusion : Tel est le but de Marnix. Naturellement, on a supprimé cette fin. On a changé le commencement auquel on a substitué un « il faut » qui n'est pas dansanon texte. Et, pendant des années, cette phrase, dénaturée et mutilée, a servi telle quelle de machine de guerre contre moi. Par ce procédé bien connu, on peut faire dire â un écrivain tout ce que l'on veut. J'ai combattu ouvertement; je n'ai jamais outragé. Il m'importe que cette différence soit maintenue. PREMIÈRE RÉPONSE A L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. 305 m'ont appris une vérité que je ne savais pas assez, et dont je me suis juré de ne me départir jamais. Cette vérité, la voici: lorsque l'humanité crie, il faut d'abord secourir l'humanité et sortir des entraves de l'esprit de parti, auquel on ne doit permettre de se donner car¬ rière qu'après que le cri de la nature humaine a été en¬ tendu. Et plût à Dieu que ce principe n'eût jamais été obscurci ! Je crois aussi que la marque qu'une opinion, un parti sont dignes de commander les hommes et de diriger une nation, c'est lorsqu'ils se montrent capables de dominer leurs préventions, leurs répugnances, leurs intérêts pas¬ sagers, et de laisser parler avant tout la pitié et l'intérêt pour une cause saignante qui ne peut attendre une heure ! Voilà, selon moi, le signe de la grandeur, c'est-à-dire de la puissance. Voilà comment l'on témoigne que de grandes destinées vous attendent, auxquelles on ne sera pas infé¬ rieur. N'écouter, ne subir que l'esprit de parti, marque assurée de faiblesse et de stérilité. S'identifier avec la grande cause humaine partout où elle apparaît, y sacrifier même son avantage immédiat, surtout ses haines, c'est au fond la plus vraie, la plus solide politique ; et la don¬ ner pour base à son parti, c'est l'élever à la plus grande hauteur où il puisse être placé. Telle est ma croyance. Ne comprenez-vous pas mainte¬ nant ma Prière au clergé, et que j'ai voulu atteindre deux choses qui ne sont contradictoires que pour des yeux aveugles? Premièrement, avant tout, sauver un peu¬ ple (et personne, je le répète, ne le pouvait plus que vous). Secondement, attester que les amis de la liberté savent faire trêve à leurs ressentiments, c'est-à-dire pra¬ tiquer la vertu la plus nécessaire pour la direction des choses humaines. En provoquant cette émulation, j'ose XI 20 306 PREMIÈRE RÉPONSE A L'ÉVÊQliE D'ORLÉANS. dire que si je vous invitais à une occasion glorieuse pour vous, j'en procurais une semblable à la démocratie; et de cette rivalité pouvait sortir une renaissance de l'esprit public. L'humanité et la politique trouvaient également leur compte sur ce terrain, où je proposais à chacun de se rallier à une cause aimée et acceptée par tous. Votre réponse est-elle bien celle qui devait être faite à ma Prière dans votre propre intérêt? Je ne le crois pas. Vous aiderez la Pologne, si je vous garantis qu'aucune révolution n'y pénétrera. Vous déchaînerez les aigles, si je retiens les vautours. Mais, outre que les aigles sont, comme vous le savez, de la même famille que les vau¬ tours, il s'ensuivrait que vous refusez d'aider jamais au¬ cun peuple en péril : car où est celui que l'on puisse soustraire à toute chance de révolutions? Demandez-moi plutôt de le soustraire à l'atmosphère de notre siècle ! Est-ce ainsi, Monseigneur, que nous imitons le bon Samaritain? Je vous crie : Un homme est là, aux prises avec des meurtriers ! Us l'ont entouré et couvert de plaies ; il se noie dans son sang ; si nous tardons un moment, il est mort ! Ne nous inquiétons que de le sauver ! Qu'il vive par vous, par moi, peu importe! mais qu'il vive! Non ! ce n'est pas vous, pontife, qui pouvez répondre de sang-froid : « Avant de secourir cet homme, informons- nous s'il ne verra pas plus tard une mauvaise compagnie ; s'il n'a pas, par hasard, quelque ami dangereux qui le détournera de nos voies ; avant de nous armer pour lui, que nous sachions d'abord s'il n'est pas en liaison avec quelqu'un qui pense autrement que nous. » Encore une fois, non ! vous ne pouvez pas dire cela, Monseigneur, non plus que moi ! je ne puis affirmer que l'esprit de notre siècle n'arrivera pas jusqu'à la Pologne. Vous avez poussé trop loin l'esprit de parti. La véhé- PREMIÈRE RÉPONSE A L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. 307 menee de l'écrivain vous a emporté. Sauvons d'abord ce juste; d'autres après nous se disputeront son âme. Cette bonne œuvre nous restera de l'avoir au moins arraché aux meurtriers. Et, véritablement aussi, vous me donnez trop raison quand vous faites si implacablement le procès à tout ce qui s'appelle révolution,! J'ai toujours prétendu que vous êtes inconciliables avec l'héritage de la Révolution fran¬ çaise ; qu'elle et vous avez deux génies qui s'excluent absolument. Beaucoup de bons esprits ont voulu se faire illusion et ont résisté aux preuves par lesquelles je m'ob¬ stinais à les convaincre. Mais vous vous chargez de leur ôter leur dernier refuge ; et, à ce point de vue, vous me donnez une trop ample satisfaction. Je ne voudrais pas de cette victoire que je semble remporter par surprise. Quoi ! même dans la Vendée, les aigles, les bons, les géants ne sont que d'un côté! Et les vautours, les méchants, les niais sont de l'autre ! Et ces niais s'appellent Kléber, Marceau, Iloche I Je vous disais : Pour de si grands maux que ceux de la Pologne, ce n'est pas trop, croyez-moi, que l'accord momentané de toutes les forces vives qui se font la guerre sur un autPe terrain. Unissons-nous au moins dans ce grand acte de charité universelle envers un peuple. Nous vous en laisserons volontiers l'honneur, pourvu que nous fassions cesser la servitude. Le souvenir d'une grande action entreprise en commun est capable d'atténuer des divisions que nous avons peut-être tort de croire fondées sur la force même des choses. À cela, Monseigneur, com¬ ment répondez-vous? « La guerre! toujours la guerre ! « jamais de trêve! Le bien, si vous -vous en mêlez, te devient le mal ! » Voilà ce que vous nous dites en d'autres termes. I ' 308 PREMIÈRE RÉPONSE A L'ÉVÊQBE D'ORLÉANS. Après cette tentative de ma part, qui osera la renou¬ veler? Et n'ai-je pas bien sujet de dire que vous me don¬ nez trop raison, puisque vous ne laissez aucune place à l'espérance d'une réconciliation future? Je ne toucherai pas à l'ancienne histoire de Pologne. 11 n'est pas un Polonais qui ne sache que le premier coup a été porté par vous, quand vous avez aliéné les Cosaques de l'Ukraine, et que le dernier a été l'encyclique de 1851, qui a interdit même l'avenir! il ne s'agit pas de récrimi¬ ner sur ce qui a été. Le passé est passé ; il s'agit de sau¬ ver le présent. Une grande, une magnanime action peut racheter en un jour le dommage fait en trois siècles. Cette action, à laquelle je vous convie aux dépens de mes intérêts immédiats, où est-elle? qui l'a vue? Est-il bien vrai que vous fassiez tout ce que vous pouvez faire ? que vous ne sauriez aller au delà? Yous voudriez, dites-vous, paraître dans les conseils ! Hélas ! ma dernière attente était modeste. J'ai cru que du moins vous, princes de l'Église, vous voteriez la pétition dont on a fait tant de bruit. Quoi ! pas même un vole pour une supplique ! Je ne savais pas que cela fût si difficile. Toutefois, Monseigneur, vous espérez ! Et ici, du moins, vous ne pouvez m'empêcher de mè rencontrer avec vous dans une vertu qui n'est pas la moins difficile en des temps tels que les nôtres. Car, moi aussi, j'espère! Et c'est parce que je sens depuis longtemps l'absence de la patrie, que j'étais prêt à de si grands sacrifices pour rendre une patrie à ceux qui n'en ont plus. Après que vous avez effacé à demi les injustices de votre plume, n'appelez pas poésie ce que les hommes que nous devons prendre pour modèles ont toujours appelé pitié, justice, miséricorde, amour du bien public. Arous m'opposez les réalités de votre vie. Je ne suis pas PREMIÈRE RÉPONSE A L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. 500 étranger à ces réalités, et mon chemin est probablement plus rude que le vôtre. Mais que font là nos personnes? Oubliez la mienne, et ne voyez que ce que je vous pro¬ pose. Songez encore, quel deuil éternel si la Pologne délaissée ou négligée par les raisons accessoires que vous faites va¬ loir, pouvait dire un jour comme Jeanne Darc à votre col¬ lègue de Beauvais : « Évêque, je meurs par toi ! » Veuillez, Monseigneur (et c'est vous qui me condamnez malgré moi à cette formule qui n'est guère à votre usage ni au mien), agréer l'hommage des sentiments que j'ai l'honneur de vous offrir. E. Quinet. Veytaux (Suisse), 20 mars 18G5. P. S. Personne en France, Monseigneur, ne m'ayant envoyé votre lettre, je ne la connais que depuis vingt- quatre heures. Vous me pardonnerez d'avoir été par là dans l'impossibilité de vous répondre plus tôt. On a voulu m'épargner, sans penser que je dois.être accoutumé à de pareilles blessures, et même à de plus vives. III SECONDE RÉPONSE A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS Monseigneur, Ma prière n'a pas été entendue ; je tiens comme vous la discussion pour fermée. Nous ne pouvons réciproque¬ ment nous convaincre. Les préventions personnelles ont beau disparaître, l'incompatibilité des ciioses n'en appa¬ raît que mieux. Et c'est ce qu'on verra toutes les fois que se trouveront en présence l'esprit moderne et l'esprit immuable de Rome. Quittons donc ce débat où court risque de se stériliser l'esprit même de la France. Je regrette, il est vrai, qu'il vous ait été impossible de découvrir en France un ouvrage français si aisé à ren¬ contrer en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Suisse, en Italie. Toutes les fois que vous en citez une phrase entière et non un mot isolé, je vous rends grâces. J'ai recherché dans la Révolution religieuse cru (Usç-neu- SECONDE RÉPONSE A L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. 511 vièrrie siècle1 ce qui arriverait si la Providence appliquait à l'Église les lois de l'Église. Cette seule idée d'être jugé par ses propres lois a paru le comble de l'audace à toutes les âmes ecclésiastiques. Mais que dirais-je d'un livre que mes adversaires seuls peuvent lire et que je n'ai pas même le droit de citer? Je dirai que je le revendique hautement, comme celui de tous mes ouvrages où j'ai fait entrer le plus de vérités acquises au prix d'une dure expérience. Si j'avais à sau¬ ver quelques pages de moi, je choisirais celui de mes livres que vous m'opposez avec tant de passion, car c'est là que je me suis le plus préoccupé des intérêts de la con¬ science humaine, et que j'ai pu parler avec le plus d'in¬ dépendance à mes amis et à mes ennemis. Au reste, ne laissons pas, Monseigneur, notre discus¬ sion s'égarer sur des sujets aujourd'hui hors de question. Souffrez qu'en terminant, je la ramène à son point de départ. Pour sauver la Pologne, il faut constater les causes qui l'ont perdue. Ces causes, dont les histoires sont pleines, sont les suivantes : C'est vous qui, en 1 724, par le supplice des magistrats protestants de Thorn, avez déchiré la Pologne et rendu hostiles les puissances protestantes. C'est vous qui, en 1 765% dans l'affaire des dissidents, avez agrandi la plaie. C'est vous qui, dès 1717, en refusant3 l'égalité des droits et l'admission aux charges à ceux qui ne pensaient pas en religion comme vous, avez ouvert la porte à la Russie... 1 Introduction aux Œuvres de Marnix. ■ Rulhière, Histoire de Poloqne, t. Il, p, '285, 3 Jbid,, t. P, p. 452-455, 312 SECONDE RÉPONSE A L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS. C'est vous qui, par là, avez donné an despotisme russe le droit ou l'occasion de se proclamer plus tolérant, plus juste, plus humain, plus libéral que vous. La tyran¬ nie vous a dû de paraître de loin un affranchissement; dès lors, vous savez comme tout s'est précipité en peu d'années. D'abord, l'impératrice Catherine II et les Russes se sont insinués en Pologne et l'ont foulée aux pieds, en ayant toujours à la bouche les mots sacrés : Tolérance, égalité, civilisation, idées généreuses, indépendance, amour du genre humain, progrès, lumière. Le voca¬ bulaire entier de la liberté a été employé à masquer l'esclavage : « Vous serez heureux malgré vous ! » disait-on1. C'est avec ces mots et d'autres semblables que les Rus¬ ses ont endormi leur proie. Quand elle a paru engourdie et suffisamment macérée, ils ont eu recours à l'expédient que voici : environner de troupes russes les assemblées2 ; leur extorquer, sous les baïonnettes, des vœux de servitude, et, si elles ne se montraient pas assez complaisantes, les violer ouverte¬ ment ; arracher à leurs sièges les députés des Diètes et des Diétines"; enlever dans la nuit les chefs des oppo- sanls, pieds nus, et les transférer en Sibérie, par exemple les Z-Duski, les Sollik, les Rzewuski4. Ce second coup, porté avec audace, il a fallu le cou¬ vrir par la ruse ; c'est à quoi Catherine II et son agent Repnine ont réussi en rendant la Pologne elle-même complice apparente de sa ruine. Pour cela, la politique 1 Rulhière, Histoire de Polog?ie, t. II, p. 526. - Ibid., t. II, p. 417-455. 3 Ibid., t. Il, p. 425-424. 4 Ibid., t. II, p. 475-478. SECONDE RÉPONSE A l/ÈVÊQUE D'ORLÉANS. 315 russe a inventé un troisième moyen, qui a consisté à im¬ poser, pour les Diètes et les Conseils, des listes1 de can¬ didats officiels, connus des historiens-sous le nom de « commissaires législateurs2. «Ceux-ci furent appelés à voter les lois cardinales 5 de la servitude, auprès du portrait de l'impératrice, en présence du livre ouvert de l'Esprit des Lois, de Montesquieu4, d'où rayonnait sur le trône des tzars une fausse aurore des principes de 89. Ainsi fut trompé le monde. Par cette suite de mesures dont chacune couvrait l'autre, la Pologne s'est trouvée enchaînée, en apparence par ses propres mains, et sa chute a pu être donnée à l'opinion abusée comme un sui¬ cide. N'est-ce pas là, Monseigneur, la vérité rigoureuse, telle que les historiens l'ont révélée et qu'il est impos¬ sible de la contredire? Si la ruse, la fraude, la perfidie ont été les principaux artisans de cette ruine d'un peuple, qu'en conclurons- nous? Que ce qui doit le relever, c'est un effort tout contraire, c'est-à-dire un esprit de franchise et de vérité. Je soutiens que la diplomatie seule ne peut fournir cet esprit; qu'il faut le chercher dans le génie de la nation appelée à guérir elle-même ses plaies ; qu'en un mot, le salut, pour elle, est de déchirer ce linceul de mensonge sous lequel elle a été étouffée, et de repousser cette com¬ plicité avec laquelle on a voulu la faire entrer dans la mort. Vérité ! lumière! ce n'est pas l'affaire de la diplomatieI 1 Rulhière, Histoire de Pologne, t. II, p. 497. 2 Ibid., t. II, p. 410. * Ibid., t. II, p. 406-468. * Ibid., t. II, p. 470. 514 SECONDE RÉPONSE A L'ÉVÈQUE D'ORLÉANS. Il faut le concours ardent de toutes les énergies morales d'un peuple indigné. Est-ce le servir que de condamner ces indignations sous les noms trop faciles à prononcer de démagogie et d'impiété? On a coalisé, pour égorger la Pologne, tous les men¬ songes; il faut, pour la faire revivre, l'alliance de toutes les vérités, de toutes les sincérités. Vous paraissez reconnaître, Monseigneur, en finissant, que vous ne pouvez rien dans une si grande cause, et vous vous démettez entre les mains des chancelleries, ou plu¬ tôt du hasard. Cet aveu d'impuissance dépasse, je le con¬ fesse, ce que j'avais imaginé. Les philosophes, auxquels vous faites une guerre sans trêve et sans merci, l'emportent sur vous en ce qu'ils ont une tâche certaine à remplir; ils ont été trompés au dix-huitième siècle; ils sauront détromper le dix-neu¬ vième. Veuillez recevoir, Monseigneur, l'hommage des meil¬ leurs sentiments que vous puissiez désirer de moi. E. Quinet. Genève, 1!) avril 1863. LE PANTHÉON I 11 y avait, en 450, une bergère de Nanterre qui pro¬ phétisait. A l'approche d'Attila, elle annonça que le Bar¬ bare ne toucherait pas à Paris. Les habitants, ne la voyant armée que de sa houlette, se crurent trahis et voulurent la lapider. Mais l'événement l'ayant confirmée, et la hou¬ lette s'étant trouvée plus forte que le marteau d'Attila, les Parisiens firent de la bergère leur sainte et leur pa¬ tronne. Cette première Jeanne Parc, qui échappa au bûcher, s'appelait Geneviève. Yoilà la légende que l'architecte Soufflot fut chargé de vêtir de pierre au milieu du dix-huitième siècle. La pre¬ mière pierre fut posée par Louis XY, en 1764, peu de jours après la mort de madame de Pompadour. Mais quel rapport y avait-il entre le cinquième siècle et le dix- huitième, entre Attila et Louis XV, entre sainte Geneviève et madame de Pompadour, entre les Parisiens de Chil- péric et les Parisiens de Y Encyclopédie ? Comment les 318 LE PANTHÉON. accorder dans une même pensée? Était-ce bien le même peuple, la même foi ? Par quel prodige trouver dans l'Art une formule assez ample", une courbe assez vaste pour comprendre dans un Seul édifice les extrémités opposées des temps, la barbarie et la civilisation raffinée, leslluns et les encyclopédistes, la crédulité et le scepticisme, la légende et la philosophie ? L'architecture est-elle capable de donner à un peuple l'impression simultanée de son enfance et de sa virilité ? Tel est le problème qui se présenta lorsque l'esprit du dix-huitième siècle mit au concours le plan d'une église à ériger sous l'invocation de la bergère des Mérovingiens. A la solution de cette énigme était attachée la grandeur originale dans la conception du monument. Mais le pro¬ blème, presque impossible en lui-même, l'était plus encore vers la fin du règne de Louis XV. L'architecte Souflïot ne se préoccupa en rien de ce passé lointain. Comme tous les hommes de son temps, il prit exclu¬ sivement son point d'appui dans le monde abstrait. Ce qu'il a le plus oublié, c'est la donnée historique de l'édi¬ fice ; ce qui se montre le moins dans son monument, c'est la patronne et la sainte à laquelle il est érigé. Voilà une des raisons pour lesquelles ce monument ne touche pas à la première vue ; il ne se lie à aucun passé ; la vieille France en est absente. Soufflot n'a pas bâti son édifice sur la légende. Il a vécu, en pleine lumière, non avec les chartes et les chroniques du moyen âge, mais avec Montesquieu, Rousseau,Buffon, Voltaire, ces quatre colonnes du siècle de l'esprit. La pensée de ces hommes pénètre partout dans son édifice. N'y cherchez pas les ténèbres volontaires des arceaux gothiques.-Vous ne pouvez échapper à la curiosité delà LE PANTHÉON. 310 raison. Tout le monument est immergé dans la lumière du dix-huitième siècle. Elle circule autour de la colon¬ nade ; elle monte, elle scintille sous le dôme. Ce rayon obstiné de l'esprit vous accompagne jusque dans les tom¬ beaux. Si le monument a un caraçtère, c'est d'être bâti de lumière. Mais au milieu de cette clarté, où est l'autel du mystère? Je n'en vois pas la place. L'architecte ne s'est pas préoccupé des convenances et des nécessités du cuite, plus que de la tradition. Ce qu'il a voulu, c'est lutter non de foi avec les siècles passés, mais d'audace avec les nouveaux. Aussi n'oubliez pas que c'est à Rome, en face du dôme de Michel-Ange, qu'il a conçu l'idée du dôme du Panthéon de Paris. Eh quoi ! lutter d'audace avec Michel-Ange? Oui. Porter aussi haut que lui la coupole du Panthéon romain pour y abriter la pensée de tout un siècle, c'était l'ambition de chaque architecte, depuis que le dôme de Saint-Pierre s'était levé à l'horizon. Le quinzième siècle ne s'était-il pas abrité tout entier sous la coupole de Sainte-Marie-des-Eleurs de Florence, le seizième sous celle de Saint-Pierre et, plus tard, les trois îles d'Angleterre sous le dôme de Saint- Paul de Londres? Soufflot a voulu donner une hospitalité de ce genre à la pensée de son siècle. Il a même osé beaucoup plus. Car cette coupole hardie que Brunelleschi, Michel-Ange, Wren avaient assise sur de vastes massifs, Soufflot, avec la témérité ou la légèreté de son temps, a voulu l'appuyer seulement sur quatre colonnes. Elles ont fléchi, dit-on ; la force leur a manqué. Il a fallu leur porter secours, les raffermir par de lourds piliers. Pourtant l'édifice a résisté. Il est debout ; et son second caractère est l'audace. Ajoutons : c'est une audace heureuse» Si l'architecte se fût souvenu de sainte Geneviève, 520 LE PANTHÉON. peut-être eût-il gardé quelque chose de l'humilité des anciennes églises romanes. Peut-être eût-on revu le porche d'une vieille basilique. De modestes dômes ro¬ mans, retenus encore près de terre, s'essayant à monter, eussent précédé et annoncé la coupole maîtresse. J'eusse aimé, pour ma part, à voir pour ornements, sur les murailles, la houlette et la quenouille de Gene¬ viève mariées au marteau d'Attila. Mais non ! Dès les premiers pas, vous entre/, dans les splendeurs corin¬ thiennes. Vovez ce péristyle. Est-ce bien ici le seuil d'une bergère? Que ferait-elle au pied de ces colonnes orgueilleuses? Si encore elle pouvait se réfugier dans leurs cannelures, comme dans le tronc crevassé d'un vieil arbre ! Qu'a- t-elle besoin du luxe de ce portique pour (lier ici les des¬ tinées de la France ? Où placer là en esprit sa bergerie et sa hutte? Qu'a-t-elle besoin de cette colonnade dans la nue ? Ces voûtes sont-elles faites pour les cantiques d'une gardeuse de brebis ? Elles semblent bien plutôt résonner des échos des derniers chants d'un Tyrtée ou, peut-être encore, d'une Marseillaise. Non, ce n'est pas ici la maison d'une bergère. Qu'a donc fait l'architecte? A quel dieu a-t-il élevé ces co¬ lonnades et ce dôme ? Est-ce un temple de la nature, ou delà science ou de l'esprit? Personne ne répondit à cette question, tant que dura la France de l'ancien régime. Le monument de sainte Geneviève resta une énigme dont l'architecte lui-même ignora le secret. Personne ne put dire quel était le dieu inconnu auquel avait été érigé le nouvel autel. Après avoir disputé quelque temps sur la témérité de la coupole de Soufflot, on cessa d'en parler. Le dix-huitième siècle allait finir, et le monument le plus important qu'il ait élevé, ne s'adaptant à aucune des con- I,E PANTHÉON. 321 venances du temps, resta étranger à la vieille France, qui acheva de passer à ses pieds sans le regarder ni le comprendre. Son nom n'est mêlé à aucun des actes de l'ancienne monarchie. Placé au-dessus de Paris, relégué au loin, dans un faubourg, près des murs, on eût dit d'un temple perdu dans le désert. Qui donc révéla le sens de cette énigme de pierre? Qui lui donna son vrai nom ? La Révolution française. Pour cela il fallut la mort de Mirabeau. Le 4 avril 1 791, l'As¬ semblée constituante, en face de ce grand mort, eut une inspiration magnanime. Elle chercha autour d'elle où déposer les restes tièdes encore de son orateur. Elle leva les yeux vers la montagne de Geneviève ; avec la sûreté de l'esprit héroïque, elle découvrit que cette église est un temple de la gloire. L'enthousiasme lui tint lieu du senti¬ ment de l'art. Elle vit ce qui avait échappé à l'architecte lui-même, qu'il avait préparé d'avance une demeure aux morts illustres que devait évoquer une divinité jusque-là inconnue, la Liberté. Dans un transport civique, elle baptisa le monument, qui parut pour la première fois recevoir une âme et un sens. Elle l'appela le Panthéon. Dès lors, tout s'expliqua, sitôt que l'église devint un temple de renommée. Voilà donc pourquoi cette vaste enceinte nue ressemblait à un forum. L'est la place où se réunira le peuple pour rendre son jugement sur les morts. Voilà pourquoi cette colonnade portait si haut ses splen¬ deurs ; pourquoi la coupole se dressait comme une cou¬ ronne sur la tête de Paris. Ne voyez-vous pas qu'il s'agit ici de l'apothéose, non d'une bergère, mais de la France, de la Patrie, sous la figure des grands hommes qui vont surgir au souffle du monde nouveau? Ce que l'on avait blâmé comme un luxe superflu pour la prophétesse de Nanterre, ne devenait-il pas nécessaire pour glorifier les M. 21 322 LE PANTHÉON. hommes de gloire? Y avait-il des colonnes assez hautes, des chapiteaux assez fiers, des guirlandes assez riches pour célébrer ceux à qui la patrie terrestre devait des honneurs terrestres? Les défauts que l'on avait trou¬ vés dans l'église devenaient autant de beautés dans le Panthéon. Pour en prendre possession, on y porta Mirabeau. Il devait être le premier habitant de ce palais de la gloire humaine. Et qui n'eût cru, en effet, que cet homme- puis¬ sant allait s'en emparer pour toujours ? Qui jamais en¬ trera, comme lui, tout vivant dans l'immortalité? Quelles acclamations sur son passage ! Quel cortège d'une nation entière! Mirabeau sera le premier hôte de'ces sépulcres ; il inaugurera le Panthéon. Qu'il y dorme en paix, confiant dans la liberté conquise et dans la postérité ! Tout un peuple veillera à jamais sur ses restes. C'est ainsi que la France voyait alors l'avenir. Au mo¬ ment où la Constituante jeta la dernière couronne sur Mirabeau, elle croyait voir s'avancer après lui une longue succession de grands citoyens encore inconnus, qui de¬ vaient, en leur temps, être apportés et rangés sous ces voûtes. Elle se figurait que la plus noble ambition des gé¬ nérations à venir serait d'avoir une place dans ces cata¬ combes de la France nouvelle. Chacun se sentant disposé à mourir avec joie pour sa cause, ne trouvait rien de plus beau que de préparer à la mort un splendide édifice ; mort que chacun se représentait alors héroïque, sereine, chargée des guirlandes et des bénédictions du monde. C'est dans cet élan d'héroïsme vers i'avenir que la Con¬ stituante acheva de donner son esprit au Panthéon par ces mots : Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ! LE PANTHÉON. 323 Illusion ! chimère ! rêve qui n'a duré qu'un jour, je le sais; mais je n'en vois pas qui marque mieux l'élévation des esprits, à cette première heure de la régénération de la France. Rien ne semblait plus simple que d'évoquer d'illustres descendants, qui ne pouvaient manquer de sur¬ gir et de se disputer bientôt l'entrée de ces tombeaux. La flétrissure était alors si loin des cœurs ! On se croyait si sûr de former une postérité héroïque. La plus belle ré¬ compense devait être une place choisie dans la mort. Les grandes époques croient facilement aux grands hommes ; les petites ne croient volontiers qu'aux petites gens. Aux caveaux délaissés des rois de Saint-Denis, on opposait une nécropole de grands citoyens. La principale beauté du Panthéon, c'est d'avoir Paris à ses pieds et d'être ainsi en spectacle permanent au peuple. Ceci n'avait pas échappé aux hommes de la Révolution. Consacrer un Panthéon n'était pas à leurs yeux une œuvre de vanité politique. C'était un monument pour l'éduca¬ tion d'une nation par l'exemple de ses morts illustres. De tous les côtés de la ville les yeux se tourneraient vers les tombes populaires qui renfermeraient l'âme éternellement vivante de la France. Les morts y trouveraient leur ré¬ compense et les vivants leur voie vers l'avenir. A l'entrée, de la Révolution se dressait ce grand phare éclatant de la mort pour éclairer le chemin. La demeure des grands hommes serait pour le peuple fourmillant à leurs pieds un encouragement, un espoir, et, s'il le fallait aussi, un remords. II Mais qu'entendait la Constituante par ce mot : les grands hommes ? Emportée vers l'avenir, elle eût admis dans son Panthéon bien peu des hommes de l'ancien régime. Au risque d'être injuste envers la vieille France, elle n'eût admis, je crois, que, quelques hommes de paix et de science: L'IIospital, Descartes, Fénelon, pour ne pas renier ce passé jusque dans ceux qui ont les premiers travaillé à le détruire. Je doute qu'elle se fût inquiétée beaucoup de se trouver des ancêtres. Son temps lui eût suffi. Ce qu'elle voulait, c'était bien moins glorifier le passé qu'évoquer l'avenir. Suivant l'esprit de 89, quels étaient les hommes envers qui la patrie devaient être reconnaissante? J'essayerai de le dire. Il est frappant que, dans notre siècle, on a classé les plantes, les animaux suivants certains caractères géné¬ raux ; on a établi une échelle d'organisation, d'après laquelle on les range dans un ordre qui paraît être celui de la nature même ; mais les grands hommes? qui nous en donnera une classification exacte? Où est le Linnée qui nous dira suivant quel ordre nous devons les LE PANTHEON. 525 placer, quels sont parmi eux les premiers et les derniers ? Ne consultez que les temps de décadence, le choix est bientôt fait. Pour ces temps-là, le plus fort est le meil¬ leur. Toute gloire est bonne qui éblouit ; tout homme est grand qui asservit les hommes. Telle n'eût point été la réponse de 89. La Constituante, si on lui eût fait la question, eût classé les grands hom¬ mes d'après la justice qu'ils ont fait entrer dans le monde. Elle eût placé le plus haut celui qui a représenté le mieux l'idée du droit, de la conscience universelle, celui qui l'a le mieux défendue par ses actes ; après lui, les hommes de lumière, ceux qui ont découvert par la philosophie des vérités nouvelles, dans la société d'abord, puis dans la nature ; après eux, les hommes qui ont été l'ornement de leur siècle par l'art et par la poésie. La Constituante, toute à la politique, ne leur eût donné, je crois, à la ma¬ nière de Platon, que le troisième rang. Quant aux hom¬ mes de bruit, aux hommes d'épée, sans caractère civil, elle avait si peu de goût pour eux ou plutôt tant d'aver¬ sion, que je crains bien qu'elle n'en eût admis qu'un petit nombre dans son monument, qui devait être avant tout le monument de la liberté et de l'humanité. Voilà aussi le seul point par où la Révolution, à son origine, eût pu s'entendre avec sainte Geneviève. C'est la houlette désarmée de la bergère qui a vaincu Attila. De même ici après treize siècles. Qui a repoussé le Barbare avec une houlette, je veux dire avec une idée, avec une vérité nouvelle, avec une parole, avec une philosophie désarmée, celui-là a droit de bourgeoisie éternelle sous les voûtes du Panthéon de la Constituante. Ainsi, elle en eût ouvert les portes toutes grandes à quiconque représente le bien, le vrai, le beau. Infaillible¬ ment, elle les eût fermées à qui s'est servi de sa gloire S2G LE PANTHÉON. pour opprimer ; elles les eût fermées à qui représente exclusivement la force triomphante, sachant bien que les peuples n'ont pas besoin d'apprendre à l'adorer. Elle tenait que ceux qui ont usé de la force en ont presque toujours abusé, que, d'ailleurs, avides et impatients de domination, ils ont eu leur récompense de leur vivant. En les excluant du Panthéon de la France nouvelle, elle eût voulu que les pierres portassent témoignage de l'esprit nouveau, dans lequel l'épée doit céder à la pensée. Dans l'opinion de ce temps-là, le dôme et le cloître militaire des Invalides appartenaient aux hommes de guerre. Qu'ils laissent aux hommes de paix le temple de la paix. Dans les anciens monuments, un reste de barbarie est de donner la première place aux conquérants. Ici, l'ori¬ ginalité, la nouveauté eût été de les exclure pour ne lais¬ ser paraître que la gloire de ceux qui ont tout fait avec rien, c'est-à-dire avec l'esprit. Et quelle leçon pour un peuple toujours amoureux du plus fort, que ce dédain de la force et ce culte du bon droit dans le faible 1 Par là, c'eût été le monument de l'ère moderne, comme la com¬ prenaient et l'appelaient les Français à cette première aube de la justice. Si cette défiance de la Constituante contre la force ou¬ verte a été justifiée ou condamnée par les événements, la postérité le dira ; mais il faut louer le sculpteur David d'avoir compris dans son fronton l'intention première des fondateurs du Panthéon. Parmi les hommes illustres qu'il a choisis pour représenter le monde nouveau dans son bas-relief, presque tous sont désarmés et appartiennent à l'ordre civil. Je ne vois ici qu'une seule épée. S'il n'en eût mis aucune, la leçon eût été plus parlante. III Après Mirabeau, quels sont ceux auxquels la Consti¬ tuante a décerné le Panthéon? Entre tous les hommes de l'ancienne France qui a-t-elle choisi pour lui servir de compagnon ? Par ce jugement, elle va achever de marquer le caractère qu'elle veut donner à son édifice. Est-ce l'au¬ torité politique au prix de la justice et du sang? Est-ce la tyrannie du génie? Est-ce la toute puissance des armes qu'elle veut introniser ici? Est-ce Richelieu? Est-ce Turenne? Est-ce Condé? Est-ce Charlemagne? Non. C'est d'ahord Voltaire, puis J.-J. Rousseau. Voilà le sceau de lumière qu'elle donne au Panthéon; cette fois, l'em¬ preinte est si bien marquée, qu'il sera désormais impos¬ sible de la lui enlever. Le 10 juillet 1791, les restes de Voltaire, cachés jus¬ que-là dans un cimetière de campagne, sont portés au Panthéon. N'était-ce pas l'esprit même du dix-huitième siècle et de la civilisation moderne qui allait prendre possession de son temple ? Ce char antique, sur ses roues de bronze, attelé des douze chevaux blancs du char de la Lumière, ce cortège d'hommes vêtus à la romaine, mon¬ traient un dernier effort pour se dérober aux passions présentes, Ce n'était plus la simplicité tragique du convoi 528 LE PANTHÉON. de Mirabeau. Les esprits étaient remplis de la fuite du roi et du retour lamentable de Yarennes. La seconde fête de la fédération devait être célébrée dans trois jours. Entre ces tragédies, Paris se'donna tout un long jour de sérénité radieuse en suivant l'apothéose de Voltaire, parmi les masques scéniques. On fit faire à sa statue une première station sur les ruines de la Bastille. Toute la ville semblait dire : « Vois comme nous t'avons vengé ! » Moment unique où la Révolution française, apaisée et confiante, s'éclaira subitement du sourire de Voltaire. Le bon sens, la raison, la justice, la modération dans le triomphe, se communiquaient à tous. Le regard de Vol¬ taire dissipa pour un jour les incertitudes, les anxiétés, les colères, même les terreurs. On se sentait si'sûr de vaincre, ayant pour soi un tel otage de la vérité et de l'immortalité ! Tout autre fut le triomphe ajourné de Rousseau. Il n'arriva au Panthéon que le 11 octobre 1794. Mais dans l'intervalle tant de choses s'étaient passées ! cet espace de trois ans renfermait tout un siècle. Les restes de Marat (qui croirait que la réaction se couvrit un moment de cette apothéose?) s'étaient montrés sous ses voûtes ; ils en avaient chassé ceux de Mirabeau, pris en flagrant délit posthume de connivence avec la cour. Maintenant, J.-J. Rousseau apparaissait comme la purification après les profanations. Mais qu'il y avait loin de là à la foi des premiers temps ! On avait appris à douter des plus grands. On craignait que la mort ne conservât encore quelque secret terrible qui déconcertât les apothéoses. Cependant, le moyen de douter de Voltaire et de Rousseau! Après l'orage, ils restaient là, tous deux réconciliés, hôtes im¬ mortels de la Révolution dont ils gardaient l'enceinte. Ils étaient seuls, après le grand tumulte. Mais ils suffisaient LE PANTHÉON. 529 à remplir le Panthéon. Qui pourrait jamais les en arracher ? La Révolution était finie ; du moins on le croyait, et personne pourtant, ne demandait pour aucun des chefs de la Révolution l'entrée de son monument. Encore moins eùt-on osé demander que les chefs de partis opposés fus¬ sent couchés les uns à côté des autres, sur le même lit de pierre. On eût craint que les morts se réveillassent et que la bataille ne recommençât entre eux. Soit modestie, soit haine, la Révolution, qui avait élevé un monument aux grands hommes, laissait à l'avenir le soin de Se peupler. 11 restait comme une pierre d'attente ; il représentait l'espérance lointaine, le bonheur ajourné, ou plutôt la religion civile qui devait être le couronnement et la fin de la vie publique. Monument de Janus, au double visage, l'un tourné vers le passé, l'autre vers l'avenir, il change de nom, suivant la différence des temps ! Regardez ! Église ou temple, sainte Geneviève ou Panthéon, il pourrait à lui seul dire si la Révolution est vaincue ou victorieuse. L'Empire parut l'avoir oublié ; puis tout à coup Napo¬ léon y fit entrer l'un de ses plus vaillants généraux, Lannes. Si la nation eût été consultée, elle lui eût donné pour compagnons de tente, Hoche, Kléber, Marceau, Jou- bert. Lannes resta seul à son tour et comme dépaysé dans ce séjour de la paix. D'ailleurs, que pouvaient de¬ venir des honneurs funèbres qui ne dépendaient plus que de la faveur et de l'amitié du prince? En mêlant à Voltaire et à Rousseau des dignitaires obscurs, sans lende¬ main, on ôta bientôt au Panthéon son auréole. Le nom lui resta, la pensée en fut retirée. Ce ne fut plus ni Sainte- Geneviève ni le Panthéon, mais une chose sans âme, tom¬ bée en désuétude, sépulcre vide d'une révolution morte. 350 LE PANTHÉON. Cela ne suffit pas à la Restauration ; et ici comme ailleurs, la franchise de ses haines la trompa ! C'est elle qui, en rendant au Panthéon le nom de l'ancien régime, lui rendit sa signification politique et civile. Le peuple, idolâtre des mots, recommença à s'attacher à ces pierres, dès qu'il vit comme elles lui étaient disputées. En étant l'inscription : « Aux grands hommes, » la Restauration parut vouloir ôter jusqu'à l'espérance. Quand elle eût pu si bien se couvrir de ces mots, elle aima mieux les tour¬ ner contre elle. Heureux que l'on n'ait pas su alors jus¬ qu'où elle poussait la fureur de se perdre. Elle osa ouvrir les tombeaux de Voltaire et de Rousseau, en piller les restes, en remplir des sacs, les jeter au loin, je ne sais dans quel égout, près de la Seine. Représailles des sépul¬ tures royales et des spectres dispersés de Saint-Denis. Que serait-il arrivé si nous l'eussions surprise en flagrant délit, la main dans ces tombeaux? Mais, avec un reste de prudence que l'on n'aurait pas imaginée dans ses té¬ mérités, elle avait choisi la nuit pour cette œuvre de nuit. Le secret de cette victoire clandestine sur des ossements fut si bien gardé, qu'il n'a été révélé que de nos jours et au milieu de l'indifférence à laquelle nous nous sommes accoutumés. Les tombeaux ont continué à être visités trente ans après qu'ils étaient vides. Ce secret, cette peur, ce silence, cette nuit, voilà notre excuse. Vous ne pouvez, du moins, nous accuser d'avoir laissé volontairement et sciemment jeter au vent les cendres de nos grands hom¬ mes comme- leurs idées. IV Ainsi a fini le beau rêve de la Constituante; l'éducation morale d'un peuple dans la liberté par le souvenir con¬ sacré des meilleurs. La Constituante et la Convention ne voulaient pas seu¬ lement des tombes cachées dans des souterrains ; elles voulaient des œuvres d'art, bas-reliefs, statues, fresques, tableaux, tout un ensemble de monuments décoratifs, qui eussent fait du Panthéon le Campo Santo, le Santa Croce et le Westminster de la France. Et qui peut dire, par exemple, que le Serment du jeu de Paume, par David, n'eût pas acquis un nouveau sens sous cette cou¬ pole : J'eusse aimé à voir ici tant de serments jurés, solen¬ nels de tout un peuple. Taillés dans le marbre ou peints à la fresque sur les murailles ; le vent ne les aurait pas emportés au premier souffle. Ils auraient duré plus d'un jour. Cette manière sérieuse de concevoir la vie et de pren¬ dre la mort à témoin fut une des idées les plus grandes de la Révolution française .C'est aussi celle qui est le mieux anéantie, celle qui est le plus loin de nous, qui nous parle le moins, qui nous est le plus opposée, qui nous sépare le plus de 89, qui montre le mieux combien notre 332 LE PANTHÉON. esprit est différent, et de quelles hauteurs nous avons été précipités. Faire crédit à un être idéal, la Patrie-, au point d'accepter pour payement et loyer de nos services la reconnaissance idéale des générations à venir, qui vou¬ drait aujourd'hui de ce contrat? Qui pourrait seulement le concevoir? L'homme qui le proposerait, on l'accuserait d'être mystique. La pensée de porter notre vue au delà du présent, de prendre notre levier dans le tombeau, de donner un ali¬ ment quelconque aux belles actions par l'appât d'une noble mort, de chercher une raison de vivre au delà de la vie, dans l'émulation des grandes choses et l'ambition du sépulcre, ces idées et toutes celles de ce genre sont extirpées de l'âme humaine, au moment où je parle. 11 est même difficile de les rendre de manière à les faire sentir, tant elles nous sont devenues étrangères et' hos¬ tiles ! Notre langue actuelle se refuse à les exprimer. Oui, ces idées-là sont mortes; je le reconnais, je l'avoue. Mais êtes-vous bien sûrs qu'elles ne renaîtront jamais? Quoi! vraiment? deux tombes spoliées et vides, des restes jetés à tous les vents ! Est-ce là tout ce que la France peut faire pour ses grands morts? « La Patrie reconnaissante » n'est-ce qu'une sépulcrale ironie? Pourquoi donc n'au¬ rions-nous pas, à notre tour, notre Westminster et notre Campo Santo? La France n'a pas, comme les Pisans, rap¬ porté sur ses vaisseaux de la terre du saint sépulcre. Cela est vrai. Mais, n'a-t-elle pas soulevé assez de noble poussière dans le monde pour enterrer dignement ses héros ? Et qui donc se plaindrait de voir sainte Geneviève don¬ ner la main à Jeanne Darc, l'Hospital à Turgot, Des¬ cartes à Montesquieu, Voltaire à Rousseau, Hoche à LE I'ANTHÉON. 335 Yauban, Buffon à Laplace, à Cuvier, à Geoffroy Saint- Ililaire ? Quelles processions de nouvelles panathénées ne serait-ce pas que les siècles et les temps réconciliés entre eux sur ses murailles, par l'entremise des grandes figures qui, en dépit de nous, ne périront point ? Il y aurait au moins une pierre, un nom, pour ceux qui, sans avoir obtenu la gloire, ont mérité un souvenir. Voyez comme l'indifférence entraîne et dégrade tout de nos jours, les hommes et les choses ! Peut-être, à aucune époque du monde, pareille faculté d'oublier pour être oublié n'a été donnée aux générations. I)ira-t-on que notre passion de l'égalité est si grande, que nous sommes envieux des tombeaux, et que c'est la raison pour laquelle la conscience publique a si mal pro¬ tégé ses hôtes du Panthéon? Vous ne pouvez le dire, puis¬ que au contraire partout s'érigent obscurément, à des hommes obscurs, des statues, des bustes, encouragés bien souvent par la vanité ou la complaisance municipale. Mais ne serait-il pas à propos que les plus grands au moins et les meilleurs fussent réunis et rapprochés quel¬ que part, comme dans la conscience publique ? Il ne nous serait pas inutile, je crois, de les entendre ici converser entre eux du bord d'un siècle à l'autre. Pensez-vous que Galilée ne gagne rien à se trouver près de Dante, Machiavel près de Michel-Ange, dans Santa Croce ; et Fox près de Pitt, Shéridan près de lord Chatham, dans Westminster. Ces amitiés dans le marbre et dans la mort ne disent-elles rien aux vivants? Pour moi, je l'avoue, je serais prêt à user de clémence envers Mirabeau. Je croirais que ses restes ont été assez châtiés d'une proscription de soixante-treize ans dans l'égout de Clamart. Je consentirais à le rétablir dans sa demeure funèbre. Seulement, je lui infligerais pour supplice d'avoir 534 .1,E PANTHÉON. à perpétuité sous ses yeux la figure de la conscience et de l'intégrité dans son adversaire et son juge, La Fayette. Il ne me déplairait pas de voir madame Roland à côté de madame de Staël. J'aimerais à rencontrer Arago s'en- tretenant avec Condorcct et Lavoisicr, ou, de nouveau, Chateaubriand entre ses deux amis de la dernière heure, Lamennais etBéranger. Je pousserais plus loin encore la tolérance envers ceux qui ont servi la liberté, la dignité humaine, et donné un exemple de ce que nous avons le plus oublié : le courage civil. Je souffrirais volontiers Malesherbes entre Yergniaud, Manuel et le général Foy. Je n'oublierais pas les écrivains qui ont honoré la presse dans le combat de chaque jour ; car j'ai appris ce que devient une nation quand ils se taisent, et je graverais avec amitié le nom de Carrcl à côté de celui de Paul-Louis Courier. Je me souviendrais aussi que lorsque nous por¬ tions à bras la bière de Benjamin Constant, j'entendis un long cri s'élever: « Au Panthéon! » Je ne lui refuserais pas la place qui a été donnée à Shéridan. Quant à ceux qui ont versé à Ilots le sang humain, même avec de justes colères, même sans le vouloir, même sous le coup de la fatalité antique, qu'en ferez-vous? Ici, l'antiquité répond pour moi. Que ceux-là ne dépassent pas ce seuil. Ils ressemblent à Oreste. Ils sont destinés, comme lui, à errer autour des degrés du temple, sans pouvoir y entrer. Jamais l'art n'aurait eu un plus noble but. Il s'agirait de ressusciter l'âme engourdie, enténébrée d'un peuple. Le ciseau et le pinceau feraient peut-être le miracle qui semble refusé à la plume et à la parole humaine. Un peintre 4, d'un talent sévère avait consacré sa vie à un 1 M. Chenavard. LE PANTHÉON. 533 projet de ce genre. Il avait osé peindre la Bible tout hu¬ maine de ce Vatican renié de la liberté civile. Où sonL ces tableaux? Où sont les scènes dans lesquelles revi¬ vaient, dit-on, les principales époques d'affranchissement de l'esprit moderne, comme une préparation au travail et au vœu de la Constituante ? Est-ce une fatalité que ces murailles rejettent jusqu'aux offrandes de la liberté dans l'art? Je sais qu'il faut que le temps ordonne lui-même ses Panthéons, et que l'on ne peut improviser l'immortalité. Mais, Dieu merci! la France n'est pas d'hier. Elle a vécu assez pour pouvoir passer au crible les noms illustres, et discerner ceux qui lui ont été ou utiles ou funestes. Que risquerait-elle à commencer au moins ses justices par ceux qui nous dominent de loin et sont étrangers à nos temps? Qu'a-t-on fait de Descartes? Rapporté par grâce à Saint-Germain des Prés, il attend encore son éloge fu¬ nèbre, qui lui a été refusé. Où est le monument de Mon¬ tesquieu? Où est celui de Buffon? On ne se commettrait pas trop à faire ici réparation à leurs mémoires, À quoi bon, direz-vous ! Ces gloires-là sont hors de notre horizon d'aujourd'hui. Elles se passent de nous, et le présent seul nous intéresse. Il s'agit des hommes qui ont vécu depuis la Révolution française ou qui l'ont pré¬ parée. Voilà ceux qu'il s'agit de juger. Et qui en fera le discernement ? Pour l'essayer, il faudrait que leur œuvre fût consommée. Car, tout morts qu'ils sont pour nous, ils sont encore dans la mêlée ; ils continuent de combattre et de haïr. Et puis, où ramasser leurs os ? Ils ont été si bien dispersés à tous les vents ! Allez, cherchez ceux de Mirabeau, de Condorcet, de madame Roland. Essayez de retrouver ceux de Voltaire et de Rousseau. Q'ena-t-on fait ? Nous ne savons. D'ailleurs, 336 LE PANTHEON. qui nous assure qu'Agrippa d'Àubigné à Genève, Bayle en Hollande, Carnot à Magdebourg, madame de Staël à Coppet, ne préfèrent pas leurs tombes de proscrits à des justices funèbres qui se sont fait trop attendre? Peut-être nous diraient-ils : « Il est trop tard ! » Et si nous ne pou¬ vons les apporter ici, où serait la sanction du monument? Où serait le respect? Vain projet de diviniser l'humanité. Elle se rit de son culte. Qui donc commanderait ici le silence et la pitié des morts, si les morts sont absents? Craignez que l'on ne prenne, sans eux, leurs sépultures pour un musée. Voilà l'objection principale. C'est au temps à venir d'y répondre. Pour moi je la constate et je me tais. Car, tout ce que j'aurais à dire suppose un premier Panthéon, un édifice moral, celui de la conscience, de la patrie idéale, de la liberté politique dans le cœur et la maison de cha¬ que homme. Les colonnes en seraient vivantes et n'au¬ raient besoin ni de piliers ni de mains de fer pour se sou¬ tenir dans la nue. Tant que cet édifice n'existe pas dans l'intérieur de chaque Français, ne songeons pas à rouvrir la maison commune de la gloire civile et de l'immortalité. Aussi longtemps qu'il est de dogme, dans la conscience humaine, que le plus fort seul a raison, un Panthéon est impossible. Il est bien sûr qu'il resterait vide, même rempli jusqu'au faîte d'un peuple de marbre. Que servi¬ raient, dites-moi, des hommes de pierre à des hommes de pierre? Les. morts sont patients ; qu'ils attendent. Veylaux, 1er novembre 1860. L'ÉTAT DE SIEGE A MES COLLÈGUES DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE Représentants du Peuple, C'est le cri sourcl de la population la plus misérable1 de France que je voudrais faire arriver à vos oreilles ; le mal est devenu si grand, que la question de parti n'est plus rien devant celle d'humanité. Yoilà pourquoi je m'adresse ici, loin du bruit passionné de nos discus¬ sions, à chacune de vos consciences en particulier. Pesez de sang-froid les maux que je vais raconter en peu de lignes : ils sont tels que la tribune pourrait difficilement les supporter; dites s'il vous plaît de les faire durer un jour de plus. Ah ! si le roi savait, c'était le mot de l'ancienne mo¬ narchie ; nous disons maintenant : Si la France le savait, 1 M. de Mornay se servait déjà, en 1840, de ces mots : la contrée la plus misérable de France. (Question sur les étangs, par M. de Mornay, p. 58;) 5,0 L'ÉTAT DE SIÈGE. jamais oppression aussi anti-sociale n'eût pu seulement commencer. Mais ce qui contribue à notre misère, c'est précisément la paix, le silence de nos campagnes ; il n'y a point parmi nous de grands centres d'industrie dont la voix traverse aisément la France, mais des villages écartés, décimés dans la Dresse et la Dombe, où la plainte solitaire ne peut trouver d'écho. Songez combien il est aisé d'opprimer, d'accabler lentement, un à nn, des paysans éloignés les uns des autres, comme à travers les savanes d'Amérique. Point d'imprimerie que pour leurs adversaires. Un seul journal existait pour eux à l'extré¬ mité du pays ; la police a commencé par le supprimer. Cela fait, le pays s'est trouve bâillonné ; grande facilité pour le garotter et le torturer sans qu'aucun cri se fasse entendre. 11 en est résulté que vous n'avez, non plus que le reste de la France, aucune connaissance de ce qui se passe chez nous : le régime de l'état de siège devenu pour nous une exception dans l'exception ; nos pai¬ sibles campagnes envahies, nos villages investis pen¬ dant la nuit, les plus gens de bien traqués, entraînés, souvent les mains liées derrière le dos ; et, après tant de violence, pas une trace de culpabilité chez ces grands criminels d'État arrachés à la charrue. Partout la justice a répondu : Je ne vois aucune faute dans ces hommes. 11 est certain que tous les droits que l'on s'attribue dans un pays conquis, après une bataille rangée, on les exerce contre l'Ain ; sur quoi nous demandons humble¬ ment par quelle épée nous avons été conquis, et si les Autrichiens de 1814 ont de nouveau forcé le Pas-de- l'Ecluse ! Jamais ceux-là ne nous ont fait souffrir ce que nous souffrons aujourd'hui. L'ÉTAT DE SIÈGE. 541 Qu'est-ce donc que cette terre de malédiction, qu'il est nécessaire de gouverner à la façon de Radetzky? Voulez-vous le savoir? Demandez-le à M. le ministre de Injustice; il vient de nous distribuer le tableau statisti¬ que des crimes et délits commis en France. Dans ce ta¬ bleau, un département est présenté comme un modèle à tous les autres, comme celui où ce que les hommes res¬ pectent est le plus respecté ; et c'est celui contre lequel ils déchaînent depuis sept mois leurs lois d'exception et de terreur. Relisez la cette page ix du Rapport de M. le président du conseil : « II n'y a eu clans l'Ain que 1 accusé sur 12,665 habitants. » Proportion unique! Avouez que c'est là une justice étrange. Pendant que le président du conseil donne à nos compatriotes ce témoi¬ gnage irrécusable arraché par les chiffres, que la loi est mieux obéie parmi eux que dans aucune autre partie du territoire, le ministre de l'intérieur les livre aux fourches de l'état de siège comme des hommes de rapine et d'a¬ narchie. Mais voyez donc si l'anarchie n'est pas bien plutôt parmi ceux qui les condamnent, et si le scandale n'est pas avec eux. Comment! ils affirment, ils publient que le territoire de France où ils comptent le moins de ré¬ bellions, de spoliations, de violences, de meurtres, de vols, d'abus de confiance, de crimes contrôles propriétés, contre les personnes, est le département de l'Ain; puis, quand ils ont fait ce calcul et tressé cette couronne mu¬ rale, ils déclarent, d'un autre côté, que tout est perdu s'ils ne livrent ce pays d'honneur à l'exception du sabre et des baïonnettes. Pour moi, je conclus qu'ils renver¬ sent ainsi toute idée de moralité et d'autorité parmi nous : la moralité, puisqu'ils condamnent le pays qu'ils tiennent pour le plus honnête du monde; l'autorité, 542 L'ÉTAT DE SIÈGE. puisqu'ils déclarent qu'entre eux et lui il y a la guerre. Par ce témoignage officiel, notre pays n'est-il pas bien vengé des calomnies officielles dont on l'assiège sans trêve? Car il ne se peut que les plus simples ne fassent le raisonnement qui suit : Si le département que le gouver¬ nement dit être le plus modéré, le plus étranger à la violence, est précisément celui qu'il garrotte et torture avec le plus de soin, il nous apprend par là que ce qu'il veut, ce qu'il réclame, ce qu'il attend de nous n'est ni l'honnêteté, ni la modération, ni le respect des propriétés et des personnes ; la conséquence est mathématique. Si l'on oppose que ce département est plus frappé qu'un autre parce qu'il est plus révolutionnaire, on arrive à cet autre résultat que le révolutionnaire est en même temps le plus soumis aux lois ; ce qui détruit d'un seul coup l'échafaudage d'immoralité, de barbarie que l'on dresse incessamment devant la conscience des in¬ génus. A cette considération de la situation morale de ce pays, je veux en ajouter une autre tirée de sa situation physique, qui n'est pas moins unique en France. Chaque jour, on réclame dans la presse ou à la tribune contre tel ou tel atelier malsain où l'industrie consume ses ouvriers. Me sera-t-il permis, sans mériter les me¬ nottes ou la corde, d'élever timidement la voix en faveur d'un atelier dont il n'a pas encore été dit un mot, je parle d'un atelier de 67 lieues carrées, 154,000 hectares, où s'éteignent, pour disparaître jusqu'au dernier, 50,000 ouvriers laboureurs, reste d'une population autrefois flo¬ rissante? Me sera-t-il permis de dire, que, dans l'endroit où l'on condamne l'espérance comme un crime, mon pays dévore, engloutit ses habitants, qu'une industrie de mort établit là, à grand'peine, artificiellement, au L'ÉTAT DE SIÈGE. 543 cœur de la France, des marais Pontins où depuis un siècle les villes font place aux hameaux, les hameaux à la chaumière isolée, la chaumière à la solitude, la solitude au marécage, sans qu'aucune plainte sortie de ces plages empoisonnées par l'avaricc.ait encore frappé vos oreilles? Pourrai-je ajouter que dans les pays que nous aimons par¬ dessus tous les autres, chaque année les morts l'empor¬ tent sur les naissances, que la vie y est en moyenne de vingt-deux ans, pendant qu'elle est de plus de trente-sept ans dans le reste de la France, que la force active y est inférieure d'un tiers, que la faiblesse musculaire des hommes et des animaux empêche d'y faire de profonds labours1, que l'on est obligé d'y renouveler en partie tous les ans les enfants qui servent de bergers2? A ces faits empruntés de pièces officielles3, ajoutez les décès des batteurs, moissonneurs, domestiques, étrangers, qui vont mourir dans leur pays de la mort contractée parmi nous en se mêlant à nos travaux seulement pendant déux mois. Chez nous, un homme de quarante ans est un vieillard. Si encore la nature avait fait le mal ! mais non 1 c'est l'incurie de l'administration autant que celle du législa¬ teur. Il y eut un temps où ce pays était plein de villes florissantes; une population nombreuse, robuste, l'habi¬ tait4. Comment donc la ruine, la dépopulation, la mort, se sont-elles répandues si vite dans nos campagnes? Com- 1 De Mornay, p. 5. 2 Cette consommation d'enfants ne porte pas tout entière sur ceux (lu pays, (fiapport de la commission d'enquête, p. 101, etc.) 3 Pu vis, Notice statistique sur le département de l'Ain, p. 105.— Du dessèchement des étangs, p. 9. — Grcppo, Mémoire, p. 55. 4 Le docteur Bottex, Des causes de l'insalubrité des Bombes, p. 28, 45, etc. — Rapport de l'enquête, p. 156. 344 L'ÉTAT DE SIÈGE. ment telle ville qui comptait 4,000 habitants en a-t-elle à peine '200 aujourd'hui? Comment est-il arrivé que telle église qui s'élevait au milieu d'une ville, s'élève aujourd'hui seule, au milieu de la plaine déserte, dans un immense cimetière? A cette question, un écrivain du dernier siècle a répondu par ces mots1 : « Les grands propriétaires, les bons bourgeois dont cette partie abonde plus qu'ailleurs, ont absorbé les petites habi¬ tations, nommées mas, et les ont détruites. » Ces grands tenanciers ont résolu le problème de supprimer l'espèce humaine; et sans frais de machine, ni de main-d'œuvre, ils ont eu le génie de se créer un revenu. Comment cela? En inondant, submergeant le sol naturellement le plus sec de France; à force d'art, ils ont créé là une immense maremme ; ils ont ramené la nature cultivée à la barba¬ rie, en la couvrant d'eaux dormantes, marais, étangs, lacs fangeux qui, se communiquant les uns aux autres, comme un ulcère, ont empoisonné l'air vital ; sur un plateau seul, on en compte plus de 1,600. L'histoire de ces Romains qui nourrissaient leurs murènes de chair humaine s'est accomplie chez nous à la lettre. Les hom¬ mes ont disparu pour engraisser les viviers. Après cela, effrayés de la solitude qu'ils ont faite, les possesseurs du sol se sont enfuis pour échapper au foyer de peste qu'ils ont créé, laissant à leur place, dans leurs manoirs déserts, un fermier, un paludier chargé d'ex¬ ploiter les funérailles de toute une population. De là ce grand nombre de vieux manoirs, de châteaux, de tours, qui, sans être en ruines, sont et demeurent inhabités, et surgissent du fond des eaux. Si vous suspendez à l'air un linceul, il se couvre de taches livides, comme le cadavre 1 Cités par Varennes de Fenille (Nouvelles observations sur les étangs, 1791). L'ÉTAT DE SIÈGE. 345 d'un empoisonné. On a calculé que les efforts prodigieux que cette population a dû faire pour se décimer, elle se¬ rait hors d'état de les faire aujourd'hui pour se sauver. Et le mal ne s'arrête pas ; au contraire : de nos jours seu¬ lement, plus de deux millions ont été dépensés pour augmenter l'ulcère1. Comment donc s'étonner que la po¬ pulation diminue chaque jour, et pour ainsi dire à vue d'œil, malgré de constantes immigrations attirées par le haut prix des salaires, et qui ne parviennent pas à combler la fosse toujours ouverte? Calcul effrayant2 : dans ce pays, l'impôt du sang, la conscription, se pré¬ lève , non sur le produit net des générations, lequel n'existe pas, mais sur le déficit; la France y dépense et dévore chaque jour par anticipation son capital hu¬ main. Au lieu de calomnier ces hommes, il faut avouer que s'ils n'eussent été les plus patients, les plus tempérants, depuis longtemps on eût cessé d'entendre parler d'eux. Ils ont résisté par le coeur ; c'est un miracle qu'ils n'aient pas disparu jusqu'au dernier. Souvent il arrive que d'honnêtes propriétaires revien¬ nent hardiment se fixer au milieu du foyer de peste. Au péril de leur vie, ils travaillent à convertir la terre mau¬ dite en terre habitable ; bientôt ils en sont récompensés par une augmentation de leur héritage et par la recon¬ naissance de tous. Mon souvenir le plus cher est d'avoir travaillé, dans mon enfance, à mesurer, arpenter, dessé¬ cher, avec mon père, le plus pestilentiel de ces marais3; mais que peuvent des actes isolés, contrariés, empêchés 1 Mémoire, par M. Greppo, p. 9. - Voir à ce sujet les travaux vraiment classiques de M. A. Puvis, Notice statistique de VAin, p. lit, etc. 5 Les léchères. 546 L'ÉTAT DE SIÈGE. par une législation sauvage, aussi longtemps que la puis¬ sance publique ne s'associera pas à l'effort de quelques- uns1. ' Car, pour maintenir ce régime de mort, il a fallu appuyer une industrie barbare sur une législation plus barbare \ conserver pour nous seuls les coutumes féoda¬ les, enlever à des hommes déjà déshérités la garantie du Code civil dont tous les autres jouissent, c'est-à-dire qu'a¬ près les avoir empoisonnés dans leurs corps, c'est le droit féodal qui continue de régir leurs biens. Qui croirait qu'il y a en France un pays où quiconque peut con¬ struire une chaussée a le droit d'inonder, d'immerger son voisin3 ? Dans le même marécage, l'un possède l'eau et l'autre le sol. Ni l'un ni l'autre n'a la liberté de dessécher l'hy¬ dre, d'assainir son héritage, de le rendre habitable. Non! la peste a le privilège. Si le propriétaire réclame le droit d'arracher sa terre au marais et de ne pas s'empester lui- même, ce droit lui est refusé : if n'est que le premier serf de sa glèbe. Le vrai maître, le tenancier qui doit sur¬ vivre à tout, ce n'est pas l'homme, c'est l'étang. Nul espoir de se soustraire à cette loi de mort. Tous sont liés l'un à l'autre dans un communisme gothique. De père en fils, le vivant est attaché au cadavre. Je lis dans une loi des barbares, que la femme adul¬ tère était condamnée à être étouffée vivante dans le limon 1 Rapport de la commission d'enquête, p. '195. 2 Dans ce pays règne une jurisprudence sauvage. Les étangs sont une nature de biens privilégiée, rex sacra. (Mémoire, par Valois, n. 2; 1844. — Commission d'enquête, p. 200, etc.— Mémoire sur la question légale, par M. Digoin, p. 14, etc., etc.) - Le propriétaire qui veut détruire son étang ne le peut pas. (Obser¬ vations sur les étangs de la Bresse, p. 12. — Des étangs et de la nécessité d'une législation nouvelle, deMarivault, 1826, p. 34.) L'ÉTAT DE SIÈGE. 347 d'un étang. C'est le supplice de la population la plus inno¬ cente de France. A de tels maux, qui eût dit qu'on pou¬ vait en ajouter de plus grands? Au milieu de ces calamités intolérables et permanentes, quelles plaintes avez-vous jamais entendues ? En quoi ces hommes si patients à mourir vous ont-ils jamais impor¬ tunés de leurs instances? Quel journal, quelle presse, quel club, quelle tribune a jamais porté jusqu'à vous leur funèbre histoire. Yous ont-ils jamais demandé, non la fortune, non l'ai¬ sance, non le droit au travail, non le droit à l'assistance, non le droit à l'aumône, mais seulement le droit de respi¬ rer, en vous priant d'éloigner d'eux le poison qui les tue? Avez-vous jamais ouï une parole, je ne dis pas menaçante, mais amère de ces hommes ? Connaissiez-vous leur exis¬ tence, vous qui lisez ces lignes? Tel est l'excès de leur misère que leur principal caractère est l'indifférence pour la vie. Les eussiez-vous trouvés bien criminels , si pour avoir non du pain, mais leur part d'air vital, comme toutes les créatures, ils yous eussent demandé de dé¬ truire l'exception qui, du foyer pestilentiel où ils' sont plongés, fait une propriété privilégiée, sacrée, incom- mutable, réglée par des usages seigneuriaux1, lesquels perpétuent infiniment le fléau sans aucune possibi¬ lité de le voir disparaître ? Enterrés vivants, les con- damneriez-vous s'ils avaient espéré que la République qu'ils ont saluée, que M. Louis-Napoléon qu'ils ont 1 A l'exception de quelques-uns des possesseurs qui bordent le plateau, il n'en est peut-être pas un seul à qui il soit loisible de changer le mode de culture de ces réservoirs insalubres (Mémoire sur la question de la suppression des êtarigs, par M. Digoin, p. 55, etc.) 548 L'ÉTAT DE SIÈGE. acclamé, entrouvriraient la tombe féodale où la révo¬ lution les oublie, et qu'une voix leur crierait : Sors, Lazare ! Mais, s'ils l'ont pensé, ils ne l'ont point montré. S'ils l'ont cru, ils ne l'ont dit à personne. Le même silence a pesé sur leurs solitudes, après comme avant 1848. Pas un témoin, pas un espion ne les a trouvés en flagrant dé¬ lit d'espérance. Lorsqu'il semble que le premier devoir était de corriger l'indignité du sort qui les accable, comment, par quels bienfaits le gouvernement nouveau s'est-il montré à eux? Comment, à cette détresse de deux siècles, a-t-il répondu? Je vais le dire. Ce n'est pas d'aujourd'hui, en effet, que datent les avertissements qui annoncent la mort de cette population. Depuis 1789, jusqu'à nos jours, il y a comme un cri d'a¬ larme qui ne cesse pas un moment. Avant 1789, c'est le cri sourd de la terre : « Les sépul¬ tures surpassent les naissancest » Peu d'années après, en 1791, un1 avertissement formel est donné : « La calamité augmente sans cesse ; et sous « nos yeux l'enceinte du foyer de peste s'étend à un « point qui effraye. » Malgré le bruit de la révolution, l'Assemblée législative et la Convention entendent distinc¬ tement le cri de détresse ; elles répondent coup sur coup par deux lois de salut, du 11 septembre 1792j3pdu 14 décembre 1795, qui ordonnent le dessèchement des étangs ; un peu après, la révolution est vaincue ; l'une de ces lois est retirée, l'autre tombe en désuétude. En 1808, l'administration elle-même donne la mesure 1 Varennes de Fenille, Nouvelles observations sur les étangs, p. 24, 41, etc., 1791. L'ÉTAT DE SIÈGE. 549 du mal1 : « Le déficit des naissances sur les morts est de plus d'un quart. » Personne ne s'émeut de cette déclara¬ tion officielle ; l'empire passe devant cette fosse sans la regarder. Plus tard, un observateur en calcule de nouveau la profondeur2: « Dans les quinze dernières années, dit-il, sur une population de 13,768, le nombre des naissances, pendant quinze années, a été de 8,605, celui des décès de 11,796, ce qui donne un excédant de 5,191 ou de plus des 5/8 pour les morts sur les naissances ; la des¬ truction de la population dépasse donc des 3/8 sa repro¬ duction, et depuis quarante ans le mal va toujours empi¬ rant. » La restauration, la quasi-restauration passent et se ferment les oreilles. Même progression de mort en 1849. Seulement dans l'intervalle, beaucoup de voix, et des plus considérables, ont appelé au secours. J'ai là, sous mes yeux, toute une bibliothèque de savants mémoires qui font crier la plaie. Que ne puis-je citer tous leurs auteurs, pour l'honneur de l'humanité? « C'est une contrée frappée de malédic- « tion, » dit l'un. « C'est une Algérie, reprend un autre3: « l'air qu'on y respire est plus funeste que le sabre et « les embûches des Bédouins.»Une troisième voix s'élève, pleine aussi d'autorité : « La population de la Dombes « périt'1; les terres sont frappées d'interdit. Il n'est pas « possible de consacrer un pareil ordre de choses ! !» A 1 Statistique de 1808, par M. de Bossi, préfet de l'Ain. 3 Dépouillement fait par M. Digoin au greffe de Trévoux des actes de l'état civil des quinze dernières années des vingt-cinq communes du pays inondé. 3 Latil de Thimécourt, président de la Société d'agriculture de Tré¬ voux (Bulletin n° 7, p. 8.) 4 Mémoire de M. Digoin, p. 30. 350 L'ÉTAT DE SIÈGE. une semblable désolation, M. Puvis, président de la So¬ ciété de l'Ain, met le comble par ces mots : « Les morts « l'emportent d'un tiers sur les naissances le chan¬ ce cre s'agrandit1. Hâtons-nous donc, s'il se peut, d'y « porter remède. L'humanité, l'intérêt du pays entier « le réclament à grands cris. » Ainsi le glas ne s'arrête pas. Le 10 décembre enfin, le malade lui-même se relève de sa couche ; il acclame le nom de Bonaparte comme le pestiféré de Jaffa. Cette fois le gouvernement est averti; il ne peut plus ignorer que cette population respire en¬ core. Non, il ne passera pas comme les autres. Il s'arrête, et voici sa réponse: Etat de siège, perquisitions, inquisi¬ tions domiciliaires , enlèvement d'hommes pendant la nuit, les mains liées derrière le dos ou avec les menottes ou la chaîne au cou, emprisonnements préventifs, cachots, mises au secret, garnisaires, conseils de guerre, menaces, injures, espions, comparutions, délations, destitutions, ruine, détresse, terreur : voilà enfin le remède trouvé, et le bon Samaritain qui porte secours à son frère blessé. Oui, c'est sur ce malheureux plateau des Dombes et de la Bresse qu'ils ont eu le courage de faire un exemple et de déchaîner de nouveau 1815. Partout ils promènent au loin, ils font rayonner leur terrorisme dans le hameau le plus écarté du Bugey et de Gex. Mais nulle part ils n'ont autant pesé, autant appuyé de la crosse de fusil et de l'éperon que là, sur .la plaie vive, à l'endroit où la pauvre créature humaine, défaillante, crie et succombe. Aillars, Saint-André, Sainte-Croix, BouligneuX, Saint- Nizier-le-Désert, ils ont commandé leurs plus beaux ex- ! A. Puvis, Du dessèchement des étangs, p. 11, 49. L'ÉTAT DE SIÈGE. 351 ploits autour de ces sépulcres. Marchant avec précaution, ils les ont entourés de nuit, et ils y ont encore enlevé quelques vivants bons à être garrottés. Il y avait une misérable ville, chef-lieu de ces déserts, qui, de 4,000 habitans, est réduite1 à 200 : c'est Aillars. , N'ont-ils pas aujourd'hui quelques remords d'avoir fait investir à minuit ces catacombes par '1,800 hommes dé¬ ployés en bataille ? Vallait-il bien la peine de manœuvrer si savamment pour surprendre dans leurs lits les derniers de ces Lazares qu'ils n'ont pu faire condamner à une heure de prison, après les y avoir laissés pourrir pendant trois mois. Eh! que ne les laissait-on tranquilles? ils eussent bientôt suivi les autres. Je connais des hommes2 qui, depuis quelques mois, ont été tour à tour emprisonnés, puis relâchés, puis réem¬ prisonnés et mis au secret, puis de nouveau relâchés, et qui n'ont jamais vu le juge. Amusement barbare ! ils sen¬ tent tour à tour la liberté et la geôle, sans-savoir jamais par où finira ce jeu. Le pis dans la tyrannie, c'est la dé¬ rision. Jusqu'ici, le droit de l'opprimé était du moins le sérieux de l'oppresseur. Se figure qui le pourra le spectacle de corps expédition¬ naires qui, le mousquet au poing, poursuivent et cher¬ chent sur la margelle des étangs un rassemblement fan¬ tastique! Ce que l'on se représentera plus difficilement, c'est l'impression morale de ces enlèvements d'hommes, la surprise, la stupeur, puis le dédain, l'ironie, l'indigna¬ tion dans une population ravagée, réduite de 2,000 habitants par lieue carrée à moins de 5003, et même 1 Rapport de la commission d'enquête, 1840, p. 27. 2 Par exemple les deux adjoints d'Ambériêux, dont il sera question plus bas. 3 Enquête, p. (16. 552 L'ETAT DE SIÈGE. à 180 \ comme dans les terres sauvages, là où toute dé¬ tresse s'aggrave par réloignement, par l'inconnu, par la solitude, par l'abandon. J'ai vu la Morée après Ibrahim ; j'atteste que Fa malédiction n'était guère plus grande. Qui ne plaindrait les officiers condamnés à ces folles expéditions? Étrangers au pays où on les envoie, ils doi¬ vent nécessairement se croire entourés d'ennemis invisi¬ bles. Moins il y a de réalité dans le crime que l'on cherche, plus il faut pressurer le pays pour en faire sortir un crime imaginaire. C'est la méthode de la torture appliquée à tout un ter¬ ritoire. Qu'il confesse un complot, une insurrrection im¬ possible ; sans cela point de trêve. J'imagine que plus d'un officier a dû sourire triste¬ ment de ses ordres, lorsque, envoyé en toute hâte pour réduire au besoin, par la force, la population agglomérée des Dombes, il ne trouvait sur le lieu de l'émeute qu'une église abandonnée et quelques fiévreux frissonnant sur un sillon. Enfin le complot, l'insurrection ne se rencontrant nulle part, il est resté convenu que si ce territoire ne pouvait, faute de population, être coupable de rassemble¬ ments, il pouvait fort bien, au moins, l'être d'une pensée, d'une idée, d'une tendance quelconque ; à ce titre, depuis sept mois, le voilà soumis à l'état de siège le plus extra¬ vagant qu'on vit jamais. Qui l'emporte de l'odieux ou du ridicule ! Il vaut la peine de le savoir. On parle tout bas dans le pays d'une grande insurrec¬ tion de revenants à Saint-Nizier-le-Désert ; à leur tête se trouvait leur compatriote, le nommé Joubert, vainqueur de Rivoli, républicain exalté, esprit dangereux; la police Mémoire de M. Digoin, p. 5*2, L'ÉTAT DE SIÈGE. 353 le surveillait. A la première sommation il a disparu hon¬ teusement avec un éclat de rire. Grâce à ce vigoureux coup de main, le calme n'a plus été troublé. Vous demandez comment, dans ce pays, un préfet, un commissaire civil ou militaire, un proconsul peut dormir tranquille au milieu de tant de chiffres de morts"? Belle question ! L'expérience a montré que rien n'est plus aisé que de se débarrasser d'un pareil souci. On arrive. Pré- * cédé de cinquante gardes à cheval et de deux compagnies de voltigeurs, on parcourt à la hâte cette terre condam¬ née. De loin en loin se rencontrent des hommes blêmes, amaigris, qui se tiennent à l'écart et grelottants sur la douve du marais. Vraiment, dit l'autorité éclairée d'un trait de lumière, ces hommes n'ont point l'air satisfaits ! évidemment ils conspirent. Et, sur cette observation, l'interdit du sabre est jeté sur tout un territoire. Parla violence des lois exceptionnelles, on le retranche du reste de la France; vrai système d'amputation en matière de gouvernement. Que serait-ce s'il fallait étudier ce pays avant de le menacer, le connaître avant de le frap¬ per, panser la plaie au lieu de la déchirer? Semoque-t-on du pouvoir, et le croit-on fait pour cela? Ici, pourquoi ne placerais-je pas la lettre qu'écrivit ces jours derniers un paysan de la Bresse? L'assemblée des patriciens ne se crut point offensée pour avoir écouté à sa barre le paysan du Danube. Dans son simple langage, cette lettre parlera peut-être aux consciences dont je ne puis trouver le chemin. « Nous avons défendu jusqu'au bout l'empereur,* en « 18'14, de nos fusils de chasse, de nos fourches, de nos « faux. Paris était déjà rendu, que nous tenions encore « dans nos steppes. L'oncle s'en est souvenu à Sninte- « Hélène ; comment le neveu s'en souvient-il ? XI. / 23 554 L'ÉTAT DE SIÈGE. « Qu'avons-nous fait? Le doigt sur la détente, comme >( à l'approche de l'ennemi, ils parcourent le pays; ils « inspectent les buissons, ils fouillent les verchères, ils « cernent les taillis. Que cherchent-ils? Les Cosaques « sont-ils cachés dans nos chènevières? C'est trop de « bruit! nos troupeaux en sont effarés. « La nuit passée, les deux adjoints d'Ambéricux furent • « enlevés dans leurs lits et conduits dans la prison de « Bourg. On dit qu'ils ont déjeuné dans le grangeon de « leur vigne, la porte à moitié close, à cause du vent; « ce qui fait une société secrète. Quarante-huit guides à « cheval ont suffi à l'expédition. Les femmes pleurent, « les hommes se taisent. Les accusés ont été mis au « secret. « Votre voisin, le maire de Saint-André-de-Corcv, fut « lié, les mains derrière le dos, en tête de sa commune. « lis avaient soif, ainsi garrottés, surtout le forgeron, qui « en porta longtemps la marque ; par pitié, les soldats « leur apportèrent à boire. Le maire de Trévoux fut « battu et souffleté jusqu'au sang. Vous connaissez l'in- « stituteur de Yillars, celui qui vous fit si bon accueil ; « il voyagea, les menottes aux mains, plus commodément, « à mon gré, que ce monsieur de Gex qui passa ici la « corde au cou. « A Champagne, Montluel, Thoissoy, Trévoux, Miri- « bel, Saint-Laurent, Nantua, Poncin, dans la bonne « Bresse, surtout dans la mauvaise, force gens de bien « de toutes sortes, bons bourgeois, journaliers, moisson- ci rieurs, batteurs, carats, furent emprisonnés. Le tribu- « nal les renvoie chez eux avec honneur. Mais leurs « moissons, qui les leur rendra? Qui nourrira leur « famille cet hiver? Ceux-là rentrés, d'autres les rcm- « placent. Dans mon canton seulement, soixante-huit L'ÉTAT DE SIÈGE. 555 « sont signalés qui attendent les menottes. Que voulez- « vous! ils ont lu le journal : voilà le crime. Bien avisés « ceux qui couchent dans les bois. « Vous avez effacé la peine de mort, à ce qu'on nous « dit ; mais la peine de ruine sans jugement, d'un mot, « sans écriture, c'est la mort pour nous, et la pire : « demandez-le à mon voisin. Son établissement fut « fermé, à la Saint-Jean, par les gendarmes, vu qu'il « avait oublié d'éteindre sa chandelle à l'heure du « couvre-feu. Il en vivait. Le pauvre homme fut sur la « paille. Son garçon s'est fait carat : vous savez quel « métier dans le pays d'étangs! Chaque nuit, après le « labourage, quand les autres dorment, garder les bœufs « au milieu de la brouille du grand étang, sans blouse, « ni manteau, presque nus, les deux pieds dans le ma¬ te rais, peu de ces enfants en reviennent seulement après « un an. Celui-là en mourut aussi. Depuis ce temps, le « père a le mauvais frisson : il dit qu'il n'a point de goût « à la vie. Avec cela, le monde diminue toujours chez « nous, il s'attriste. De douze feux que nous étions, nous « voilà réduits à deux1, qui bientôt s'éteindront. Que la « volonté de Dieu soit faite ! Mais est-il nécessaire que « les garnisaires s'en mêlent! Croyez-moi, ils sont de « trop. « Nous ne nous plaignons pas de ce que la vie est plus « courte de moitié pour nous que pour les autres Fran¬ ce çais, ni de ce que la vieillesse nous arrive quand l'âge « mùr commence pour les autres. Nous ne demandons « pas à vivre plus longuement : mais nous aimerions à « ne point passer ce peu de jours dans la prison de ville, « loin de nos femmes, de nos enfants. Est-ce trop de- 1 Ceci est d'accord avec le Rapport de l'eltqUêle, qui dit précisé¬ ment la même chose, p. 157. 356 L'ETAT DE SIEGE. « mander? Parlez-en, Monsieur, à quelques-uns de vos « collègues. S'ils ne pensent pas comme vous, ils sont « hommes après tout. » Telle est la lettre du village ; cinquante mille hommes la signeraient au besoin. Moi-même j'ai vu une partie des maux qu'elle raconte. L'an dernier, en lisant, dans un cimetière de campagne, les noms de presque tous mes compagnons d'âge, de presque tous ceux que j'avais connu, et me souvenant de la patience, de l'abnégation sublime de ces morts, dont le nom ne sera plus jamais prononcé par personne, j'ai pris envers eux et envers moi l'engagement de faire connaître les maux intolérables qui les ont conduits à une fin prématurée. Voilà pourquoi je dis, je répète à la France, si elle veut m'écouter, à mes collègues, à la presse, à tous les pouvoirs constitués : Vous plaît-il que cet état de choses continue? Voulez-vous, entendez-vous sérieusement lais¬ ser périr au milieu de vous cette population jusqu'au dernier homme1, sans seulement tourner la tête de son côté? On sait d'une manière certaine l'année, et pour ainsi dire le jour où disparaîtra cette race d'hommes si nobles, si intègres, qui se personnifie dans Joubert. Vou¬ lez-vous, entendez-vous donner un privilège éternel au poison, et garrotter, châtier l'empoisonné2? Si ces hommes se sont pris à espérer, est-ce bien votre volonté assurée, réfléchie, qu'ils soient replongés d'un coup de crosse dans la fosse commune? Est-ce là votre mot suprême? Dans une époque qui prétend relever tout ce qui 1 Rapportée Venquête, p. 157. - Celte espèce d'empoisonnement miasmatique. (Rap. de l'en¬ quête, p. 189.) L'ÉTAT DE SIÈGE. 357 souffre, je pensais que c'eût été une entreprise de quelque valeur, que de tendre la main à 30,000 Français enter¬ rés tout vivants. Pour les sauver, que faut-il? Rendre la nature à sa disposition première et faire entrer le Code civil chez ces derniers serfs de la coutume féodale. Fous le pouvez si vous voulez. Au lieu d'une léproserie de 50,000 serfs de l'évolage1, vous pouvez faire sortir de terre 100,000 paysans robustes et aises. Vous avez ici dans vos mains, à un certain degré, ou la puissance de la mort, ou la puissance de la résurrection. Dites un mot2, et le miracle commencera de s'accomplir; le temps qu'il faut mettre à tout fera le reste ; mais du moins, commen¬ cez. La nature vous y invite, puisque c'est par un effort monstrueux et permanent qu'elle est de nouveau sub¬ mergée chaque année, et que, contrairement à la pre¬ mière de ses lois, c'est sur une pente rapide5 que l'on parvient, à force d'art, de travaux, de chaussées, de douves, de daraises, de préjugés, de volontés rétrogrades et de lois féodales, à retenir et conserver le fléau. Mais si vous ne voulez rien faire pour ces malheureux, laissez-les du moins mourir en paix. N'ajoutez pas plus longtemps au supplice de la nature bouleversée, viciée, empoisonnée à plaisir, le supplice d'une loi de terreur. Ne mettez pas ces hommes plus longtemps tout ensemble à l'interdit de la nature, et à l'interdit de la société fran¬ çaise. Sans cela il est impossible que vous ne finissiez par être taxés d'une intolérable barbarie. Veuillez y songer. 1 Droit d'inondation. 2 Nous redirons donc que la Bombes peut être facilement assainie. (Rapport de la commission d'enquête sur l'assainissement du dépar¬ tement de l'Ain, p. 190.) 5 La pente du plateau est très-forte, plus forte qu'elle n'est en au¬ cun pays de plaine. (A. Puvis.) 558 L'ÉTAT DE SIÈGE N'est-ce pas assez de mourir si tôt et si tristement? Quand même ils auraient éprouvé au fond du cœur quelque amertume contre un ordre social qui leur impose, à eux seuls, une forme homicide de la propriété, est-ce le vrai moyen de les convertir que de les traîner, menottes aux mains, entre le garnisaire et le fossoyeur? Et quelle raison, je vous prie, de leur laisser le bâillon ? qu'on en dise une seule. Mais, non ; les vrais, les uniques motifs de l'exception, personne n'ose les avouer, tant ils seraient risibles et monstrueux ; si bien que pour les combattre, je suis obligé de les deviner. Essayons. Il n'y a pas longtemps qu'un homme de bonne volonté alla plaider la cause de ses compatriotes auprès d'un homme puissant. La compagnie était nombreuse, choisie ; le réclamant parla simplement, mais avec trop d'émotion pour être habile; il pria, supplia, il adjura au nom de l'humanité; bref, il crut sa cause gagnée. Ayant réfléchi mûrement, l'homme d'Etat, après une pause, le regarda et l'interpella en ces termes: « D'après la géographie, autant qu'il m'en souvient, c'est donc vous qui êtes voi¬ sins de Lyon?— Pardonnez-nous, dit le premier, si c'est là notre crime, nous sommes plus près du Jura. -—- Pré¬ cisément ! c'est bien pis, répliqua le second, vous êtes alors voisins de la république de Genève? Malheureux ! ah ! vous l'avouez enfin ! —Point du tout, reprit l'un on s'inclinant, nous vivons sous l'eau, deux ans sur trois, retirés et dégoûtés du inonde. Grâce à nos déserts, nous ne sommes les voisins de personne. — Vous ne m'enten¬ dez pas, dit l'autre, vos affaires sont plus mauvaises que vous ne pensez. — Comment cela? s'écria le réclamant avec inquiétude. — Ecoutez-moi, repartit l'homme d'Etat avec autorité : « Véritablement vos compatriotes sont plaisants ! Eh L'ÉTAT DE SIÈGE. i]Uûi ! ces hommes ont la pleine et entière liberté de respirer comme il leur plaît, clans toute une province où la vie est rendue impossible. Et voyez le mauvais es¬ prit ! ils demandent, ils espèrent, en secret, quelque chose de mieux ; on n'est pas plus absurde que cela, avouez-le, ni plus ennemi de tout gouvernement régulier. Comment ! ils ont l'air de n'être pas con¬ vaincus que de grands tenanciers ont le droit absolu d'empoisonner tout être vivant clans une étendue de quatre-vingts lieues carrées. Où iriez-vous avec ces iclées-là ? Que devient le droit de la propriété et de la famille, s'il n'emporte avec lui le droit de détruire l'es¬ pèce humaine? Allons donc! qui voudrait d'un droit ainsi réduit par les barbares du Socialisme? Voyons, répondez, je vous attends. Mais cela vous est impos¬ sible. 11 est vrai que ces hommes ne se plaignent ni ne se révoltent. Aucun désordre n'a éclaté parmi eux; mais ils raisonnent, m'écrit-on, non pas à haute voix, mais tout bas, le soir, au coin du feu, au chevet des mourants, à la conduite des morts; enfin, ils pensent : c'est beaucoup trop. Je les soupçonne de croire que les hameaux bien peuplés, bien cultivés, bien nourris, où l'on entendrait le cri des laboureurs, le bruit des en¬ fants, le chant des fileuses, vaudrait un grand étang brouilleux éternellement calme, éternellement silen¬ cieux, où nulle réunion, nul club n'est possible, véri¬ table image de l'ordre social, tel que mon imagination le comprend. De bonne foi, une telle utopie se peut- elle tolérer ? Puis, élevant la voix : Voulez-vous, ajoula- t-il, que je vous donne la vraie, la grande, la profonde, la grave raison d'État? Eh bien, je la dirai à mon pays. La voici. Ces hommes sont pâles ; et Jules César nous apprend que les hommes pâles sont dangereux aux era- 360 L'ÉTAT DE SIÈGE. « pires et qu'il faut s'en défier. Yous sentez bien que « tant que vos compatriotes conserveront le même air de « visage, je suis en conscience obligé, pour être un « homme politique sérieux, de les faire garder cà vue. » Ainsi parla le grand homme. La compagnie, jugeant sur ce discours qu'en somme il avait peu d'esprit, eut peine à le laisser achever; elle ne l'applaudit qu'une fois, par habitude, avant qu'il eût rien dit. De dépit, il se retira des grandeurs et laissa sa place à un autre. Pour lui, il alla finir tristement dans le ridicule. Voyez donc la logique du mal ! 11 ne suffisait pas que ces hommes fussent dans une condition physique impos¬ sible ; il a fallu les soumettre à une loi civile monstrueuse; et ces iniquités en appelant une troisième, il a fallu les garrotter par un état de siège qui est lui-même une ex¬ ception dans l'exception. Avec l'iniquité toujours crois¬ sante, la force se trouvant toujours trop faible, on déclare aujourd'hui, après sept mois, que l'état de siège, tel qu'il a été pratiqué, ne suffit plus ; il faut avoir recours à des moyens nouveaux; il faut serrer davantage le frein. Malheur à qui du fond de cette détresse lève les yeux vers l'Assemblée nationale. Le gendarme menace de pri¬ son le paysan qui pétitionne; en sorte que, parmi nous, le vœu même est un délit. La police, s'interposant entre la bouche du peuple et l'oreille de l'Assemblée, confisque la prière au passage. Admirez le système. Ce dut être celui du docteur Francia, dans le Paraguay. Un officier de cavalerie décide que telle histoire, telle littérature, tel roman permis, utile dans le reste de la France, est au-dessus de notre intelligence. Aoilà, de son autorité, le volume retranché. Pour nous l'almanach serait trop savant, il nous nuirait, le lire devient un crime d'État. Il y avait dans le voisi- L'ÉTAT DE SIÈGE. 561 nage un ancien journal, le Censeur, par lequel s'exhalait encore quelque vœu. Le sabre déclare, foi de théologien, que ledit journal, ne croyant pas à l'infaillibilité dupape, ne peut, en conscience, continuer à vivre; ce qui doit amener, si l'on veut être conséquent, la réfutation et la conversion forcée de l'Église protestante par un piquet de hussards. Excellente institution que ce tribunal de l'index que nous avons nouvellement imité du Saint-Office, et rap¬ porté de notre campagne de Rome, en l'appropriant à nos mœurs. Là-bas, chez les barbares, des hommes de livres jugent les livres et les prohibent ; chez nous, ce sont des hommes de sabre ; encore les avons-nous réduits à un seul, omnipotent, omniscient, qui, étranger à notre pays, voit mieux que nous ce qui nous convient dans les sciences, les arts, les lettres, et du premier coup d'œil nous ramène à l'alphabet. Dieu fasse qu'il nous le laisse ! Mais le moyen de l'espérer? Déjà les journaux de Pans, que tout le reste de la France lit sans danger et avec profit, ne peuvent pénétrer chez nous, non plus qu'en Chine. Que veulent-ils donc faire de notre pays, en élevant cette muraille entre lui et le reste du monde? Empêche¬ ront-ils l'air de la patrie de passer sur nos têtes ? Après nous avoir ruinés, faut-il encore nous dénationaliser? Nous arracheront-ils des entrailles de la France? Oui, il faut en arriver là, ou ce système est insensé. Car, encore une fois, pourquoi cette inquisition mili¬ taire? Que poursuivent-ils dans nos champs? Je l'ai dit, ce n'est pas un fait, un complot, un corps de délit. Non ! stratégie toute nouvelle, nos troupes sont envoyées à la piste d'une pensée, de ce qu'ils appellent une tendance. Le pays pense mal ; les baïonnettes ont mission de le 502 L'ÉTAT DE SIÈGE. forcer à penser bien. Ordre est donné de débusquer au pas de charge, des taillis, des cheintres, des étangs, des vernais, non point un rassemblement, mais une idée, une conviction intime, une espérance d'avenir bonne ou mau¬ vaise qui se promène sur les nues. Les voltigeurs sont chargés de harceler une doctrine qui traverse les esprits. Ne demandez pas quelle doctrine ; personne n'en sait rien : c'est l'affaire des officiers d'en prendre connaissance, sous leur propre responsabilité, en posant leurs factionnaires. Sentinelles, prenez garde à vous, la consigne, dans toute la 6e division militaire, est de ne laisser passer aucune idée, sous une forme quelconque, sans l'arrêter et la traîner morte ou vive devant l'autorité. Guerre difficile, s'il en fut, surtout dans un pays où chacun pense pru¬ demment et sagement, parle peu et bas, où le naturel est réservé, l'exaltation inconnue, où les moeurs sont admirables, où le calme, la placidité qui naissent d'une bonne conscience sont le caractère de la population en¬ tière. Napoléon, non pas le neveu, mais l'oncle qui connais¬ sait et aimait, pour les avoir éprouvés dès Montenotte, ces hommes vaillants et sûrs, disait d'eux à une revue : Braves yens quand ils ont cassé leurs sabots ; c'est-à-dire quand ils sont sortis du premier étonnement et de la douce innocence de leurs forêts. Comment, avec de pareils gens, croiser avec succès la baïonnette contre des idées dont personne ne dit rien ! Aussi la campagne est ingrate ; on assure que nos conscrits aimeraient mieux avoir affaire aux Russes. Yeut-on un exemple parlant de cette résistance passive à l'injustice flagrante? Le voici ; j'en fus témoin : il n'en est pas qui peigne mieux le pays et la violence qui lui est faite. C'était dans l'un des villages répandus entre la L'ETAT DE SIEGE. 30". Bresse et le Bugey ; il n'était bruit là, comme partout, que de mandats d'amener : cette fois, la lettre de cachet avait frappé l'un des principaux habitants du lieu, riche commerçant, qui a su se faire aimer. Depuis six semaines, gendarmes, voltigeurs, guides à cheval, le traquaient jour et nuit ; ils n'avaient pu le saisir. Quelle ne fut pas ma suprise de le voir par un beau jour d'été, le matin, prendre le frais sur la place ; pendant le fort du soleil, s'asseoir à son bureau, diriger son commerce ; le soir venu, visiter ses amis, cultiver son jardin! Pourrait-on. lui dis-je en m'approchant, avoir l'explication de ce mys¬ tère? « Aisément, répondit-il: et me conduisant sur la place : Vous voyez autour de vous, reprit-il, le hameau. Il n'est pas là un enfant, un homme, une femme, un vieil¬ lard (jui ne veille pour moi. Mes sentinelles sont partout. A peine un cavalier apparaît à l'horizon, j'en suis pré¬ venu, je m'abrite où il me plaît ; tous ces cœurs me sont ouverts. » Trois mois se passèrent ainsi, notre homme toujours tranquille à son bureau, les gendarmes sur les dents, déjà suspects. Qui se lassa le premier? L'autorité. Elle finit, ne pouvant mieux, et probablement aussi épuisée d'injustice, par retirer sa lettre de cachet. Ce qui donna au brigadier l'occasion de s'excuser par ces mots : « Cet homme est mieux gardé qu'un roi dans son royaume. » Je le crois bien, il était abrité dans la con¬ science publique. L'état de siège, c'est-à-dire la suppression du droit commun, violent de sa nature, ne peut être qu'une me¬ sure transitoire dans un moment de péril flagrant ; ren¬ dez-le permanent, vous sortez des conditions de la civili¬ sation. Contrairement à tous les systèmes de gouverne¬ ment, plus celui-ci se prolonge, plus il devient impossible; il se dégrade par sa durée piêjne, Commeqt des hommes 3fi4 L'ETAT DE SIÈGE. accoutumés à obéir jusque-là, subitement investis d'un pouvoir absolu, libres de trancher la loi à coups de sabre, conserveraient-ils longtemps l'équilibre nécessaire dans un gouvernement même de tyrannie? Ils ne le peuvent. La magistrature civile dégénère en servitude militaire, l'esprit militaire en esprit de police, l'oppression en ab¬ jection ; tout se mêle, se brouille; et cette suprématie absolue de la crosse de fusil en toute matière, politique, religieuse, judiciaire, morale, contraire au sens commun, funeste à tous, est véritablement mortelle à l'armée. Ou les populations de cinq départements de France se plieront passivement aux habitudes de l'état de siège, ou elles résisteront moralement à la contrainte. Dans le pre¬ mier cas, le mépris des magistratures civiles, souffletées en plein jour par la main de la police militaire, s'établit partout. On s'accoutume à n'obéir qu'à la peur. La loi, trop longtemps voilée, disparaît. Cinq départements fron¬ tières, dont le. patriotisme veillait pour tous, désormais hébétés, sans droit, sans conscience, rampent devant le premier venu qui se présente avec un morceau de fer. L'Ain, l'Isère, la Loire, la Drôme, le Rhône, ces cinq vedettes avancées de la France, s'assoupissent dans l'op¬ probre. Façonnées par avance au régime autrichien, russe, pontifical, elles s'endorment ; le jour venu, elles laissent passer, sans la reconnaître, l'invasion qui se présente ; la cravache précède le knout. Dans le second cas, celui où la conscience proteste en secret contre l'insolence de la force brutaler il s'amasse des trésors inépuisables de haine ; en sorte que le peuple le plus doux de France se trouve dans cette alternative : ou l'avilissement devant la force, ou la malédiction de l'injustice condamnée à s'accroître chaque jour. Dans cette alternative, comment voulez-vous qu'ils L'ÉTAT DE SIÈGE. 365 hésitent? Certes, il faudrait croire que nous sommes de grands misérables, s'il suffisait de nous présenter la pointe d'une baïonnette pour nous arracher quoi? une espérance, une pensée. Qu'avons-nous fait de plus que le reste de la France? Vous êtes peu éclairés, nous dit-on. Est-ce comme méthode nouvelle d'éducation que l'on nous impose depuis sept mois la férule de l'état de siège? Veut-on faire une expérience sur nous avant de l'étendre à la France? Mais pourquoi ce privilège? Nos villageois sont réputés les hommes les plus faciles à gouverner ; espère- t-on qu'eux domptés, humiliés, ils serviront d'exemple à tous les autres ? Je dois vous avertir ici qu'on se méprend sur ces hommes ; autant ils sont respectueux devant le droit, au¬ tant ils sont obstinés, dans leur cœur, devant l'injustice. N'ayant pas le souci d'une longue vie ni l'embarras d'une vieillesse avancée à soutenir, avec le peu de jours qui leur sont donnés, ils sont peut-être les mieux disposés et les mieux faits de France pour soutenir sans capituler la re¬ ligion de la justice. Que peuvent des dragonnades contre des laboureurs, des pâtres, des journaliers, qui, faisant peu de bruit et mourant à la peine, ne se réunissent, ni ne prêchent, ni ne chantent ? Le soir, au retour des champs, dépliant ses bœufs et apprenant que tel de ses voisins a été arrêté et lié, que monsieur l'adjoint couche en prison, le paysan, qui se souvient des cours prévôtales et de l'échafaud de Savarin, secoue la tête sans rien dire, et songe. Est-ce ce signe, ce silence que vous voulez atteindre? Voilà pourtant la guerre dans laquelle ils vous poussent. Chose significative ! dans une guerre à la conscience, on a choisi pour principal adversaire le plus insaisissable. 566 L'ÉTAT DE SIÈGE, Il est aisé de dissiper un club, d'étouffer des cris; mais le silence éternel des Dorabes, comment le bâillonner ? Toutes les baïonnettes du monde échoueraient contre la taciturnité, la lenteur réfléchie, le calme inaltérable du paysan de Bresse. C'est un homme qui marche lentement, mais sûrement. La France était déjà dans les banquets libéraux qu'il était, encore attarde à sa charrue. Depuis ce temps, le dernier ouvrier de l'Évangile est devenu le pre¬ mier; il mesure, il implante, il enfoncé, il enracine pro¬ fondément dans le sol chacun de ses pas. Quand il en a fait un, l'univers entier ne le ferait pas reculer. Si le crime inexpiable de ces hommes de paix est d'avoir écrit mon nom et celui de mes amis sur leurs bulletins de vote, la justice ne voudrait-elle pas que nous fussions, à leur place, arrachés de nos bancs et traînés, la corde au cou, à travers la France? Évidemment: si l'élection est le crime, nous, les élus, sommes les crimi¬ nels. Faut-il un châtiment à la liberté, à la conscience du suffrage? L'équité veut que le châtiment retombe sur les représentants, non sur les représentés. N'est-il pas d'autre moyen de faire cesser la ruine de tant d'honnêtes gens? Veut-on continuer indéfiniment l'état de guerre? Qu'on nous prenne pour otages, et qu'on leur laisse un moment de trêve ! Non, vous ne voudrez pas que la force continue indéfi¬ niment son règne, dans le pays que je viens de décrire. Après lui avoir rendu la garantie de la loi politique, vous l'arracherez aussi aux conditions qui le tiennent parqué en dehors des lois civiles ordinaires. Car si quelque chose est monstrueux, c'est de voir la force physique choisir pour principaux adversaires des hommes déjà occupés par deux ennemis invincibles : une nature corrompue, une mort prématurée. Vous ne vous ferez pas les auxi- L'ÉTAT DE SIÈGE. 567 liaires de l'une et de l'autre ; mais en rendant ces hommes au droit commun, vous y rendrez aussi tous ceux qui, sans être plus coupables, sont soumis au même régime d'exception; dans ce cas, l'excès des maux que j'ai ra¬ contes aurait une fois servi à quelque chose. Après tout, les persécuteurs se lasseront plus tôt que ceux qui, ayant tout subi, n'ont plus rien à redouter ; ils conserveront la paix de l'esprit; car ils savent que rien de ce qui est violent au delà de toute mesure ne peut durer, que lorsque toutes les misères sont rassemblées, c'est un signe que le remède approche. Ils savent aussi qu'ils souffrent en ce moment pour la France entière. Un jour viendra où elle leur saura gré d'avoir enduré avec patience ce que beaucoup d'autres peut-être auraient jugé intolérable ; et si ce jour devait ne pas luire, si la France, condamnée par elle-même, devait être la risée du monde avant d'en être la proie, « peut-être le pays le plus misérable ne serait pas celui où l'on pourrait répéter comme dans le mien : LES SÉPULTURES SURPASSENT LES NAISSANCES. DISCOURS PRONONCÉ A L'ASSEMBLÉE NATIONALE . ■ ! ' ' DISCOURS PRONONCÉ A L'ASSEMBLÉE NATIONALE 23 novembre 1851 SDR LA RESPONSABILITÉ DES DÉPOSITAIRES DE L'AUTORITÉ PUBLIQUE M. E. Ouinet : Que mes collègues me permettent de le dire : Je suis de ceux qui regrettent profondément le vote du 17 novembre sur la réquisition directe des troupes. Je pense qu'une force si grande, si démesu¬ rée, donnée dans les circonstances actuelles au pouvoir exécutif, altère, menace dans son principe l'institution de la République. Aussi je ne pouvais pas ne pas accueillir la proposition de loi sur la responsabilité. Seulement, dès l'abord, une contradiction me frappe. Cette loi manque de sanction; elle menace, mais elle ne peut frapper. Telle qu'elle est, elle est excellente sur le pa¬ pier, impossible dans la pratique. Il s'agit, dans le premier article, de la mise en accu¬ sation des dépositaires du pouvoir, et en particulier du président de la République. J'admets le décret d'accusa¬ tion ; il est rendu : qui le fera exécuter? est-ce l'accusé 372 ' DISCOURS PRONONCÉ A L'ASSEMBLÉE NATIONALE. qui se déposera lui-même? est-ce le coupable qui s incar¬ cérera? est-ce lui qui se frappera de ses mains? Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais. Le vote du '17 de ce mois, si vous ne le corrigez, si vous ne l'expliquez catégoriquement, a pour conséquence pratique de rendre pleinement illusoire la responsabilité, puisque, selon l'interprétation que l'on donne à ce vote, vous devez de¬ mander les moyens d'agir, à qui? à celui contre lequel ils doivent être employés. Ce que je crains le plus, messieurs, ce n'est pas la conspiration des souvenirs et des regrets. Non, mais quand je vois le pouvoir exécutif armé de la force que lui donne à tort ou à raison.votre dernière résolution; lorsqu'à cela j'ajoute l'action de l'administration tout entière et, il faut bien le dire, un reste de fascination dû à la mémoire et au nom d'un despote immortel, eh bien, alors, je crains, je repousse la conspiration de tant d'éléments contraires à la République. Car, ici, c'est la conspiration flagrante des choses, non pas seulement celle des passions et des personnes. Si vous ne résistiez avec énergie à cette pente, vous iriez non pas vous perdre dans une République frauduleuse, non pas même dans une monarchie, mais dans une dictature sans pudeur et sans repos. De quel nom faudrait-il appeler une Répu¬ blique dans laquelle le chef du pouvoir exécutif conti¬ nuerait d'être affranchi, en fait, de la responsabilité réelle? Ce serait une servitude entourée d'institutions républicaines; vous n'auriez ni un Washington, ni un Monck, mais un Rosàs. Je vote pour le principe de la proposition de loi, en demandant qu'on y fasse entrer celui de la réquisition directe de la force armée par l'Assemblée nationale. L' PROTESTATION . CONTRE AMNISTIE Je ne suis ni un accusé, ni un condamné, je suis un proscrit. J'ai été arraché de mon pays par la force, pour être resté fidèle à la loi, au mandat que je tenais de mes concitoyens. Ceux qui ont besoin d'être amnistiés, ce ne sont pas les défenseurs des lois ; ce sont ceux qui les renversent. On n'amnistie pas le droit et la justice. Je ne reconnais à personne le droit de me proscrire, de me rappeler à son gré dans mon pays, sauf à me proscrire encore. Je ne puis me prêter à ce jeu où se perd et s'avilit la nature humaine. En rentrant aujourd'hui dans mon pays, je devrais renoncer à le servir, puisque j'y aurais les mains liées. Les exilés, pour rentrer dans leur pays, n'ont besoin du consentement de personne. Ils sont seuls juges du mo¬ ment où il leur conviendra de retrouver une patrie que nul n'a le droit de leur ôter. 376 PROTESTATION CONTRE L'AMNISTIE. La loi a été proscrite avec eux ; la loi doit être rétablie avec eux. Est-ce leur rendre une patrie, que de leur accorder, au lieu de la France qu'ils ont connue, une France sans droit, sans dignité possible, sans sécurité, dépouillée, par la violence et par la ruse, de tout ce qu'elles ont pu lui enlever? Si tant d'années souffertes par nous, d'exils, de trans- portations, de déportations, ou de mort, ne doivent pas être perdues pour la justice et pour l'humanité, je ré¬ clame avant tout, pour la France, au nom de tant de tor¬ tures injustement subies, les réparations suivantes : Je demande que les garanties ordinaires chez les peu¬ ples modernes soient rétablies pour les Français ; que nul ne puisse plus être enlevé et séquestré par voie admi¬ nistrative, ni banni, ni transporté, soit en Afrique, soit à Cayenne, ni expulsé de son pays, sans jugement régu¬ lier et décision du jury ; que la publicité des débats ne soit plus interdite ; que les condamnations prononcées par les tribunaux ne puissent plus être changées et aug¬ mentées par l'arbitraire ; que la peine subie de deux années de détention ne puisse plus être à plaisir transfor¬ mée en un bannissement perpétuel, qui souvent, comme on l'a vu, équivaut à la peine de mort ; que les biens confisqués soient rendus à leurs légitimes propriétaires ; et comme garantie qui renferme toutes les autres, que la liberté de la tribune et celle de la presse soient restituées à la nation. Quant au droit de proscription en lui-même, je demande qu'il soit considéré comme nul et non avenu, n'ayant jamais existé, n'ayant pu ni ne pouvant donner aucun titre légal ni pouvoir quelconque contre ceux auxquels il a été ou serait appliqué. Tel est en effet le seul moyen PROTESTATION CONTRE L'AMNISTIE. 377 de fermer la porte à l'ère des proscriptions dans laquelle on a fait rentrer le monde. Car si l'on est quitte envers l'humanité, pour rappeler de l'exil après dix ou vingt ans ceux qui survivent, si l'on ne tient aucun compte des morts que ceux-ci laissent après eux, ni de ceux que la souffrance a minés et qui ne reviennent dans leur pays que pour y mourir; si la violence n'est plus prise au sé¬ rieux par les hommes, si elle n'entraîne contre celui qui s'y livre aucune conséquence, si elle ne réveille aucune idée de justice ni de réparation; si, au contraire, tout doit se changer en reconnaissance, qui voudra à l'avenir s'abstenir d'une violence heureuse ? C'est donc l'ère des proscriptions indéfinies qui est consacrée ; et chacun faisant à son tour ce qui a été admis pour celui qui a précédé, tout changement, tout renou¬ vellement de parti sera marqué par l'expulsion de tous les partis contraires. Voilà la perversion absolue de la conscience humaine qu'il s'agit d'empêcher, et puisque l'Europe, même libre, se tait; puisqu'elle semble accepter le droit de proscription comme autorisé par le succès et entré dans les mœurs, c'est au proscrit de revendiquer la justice, de faire parler la conscience, non à son profit, mais à celui des autres. Je ne veux pas que les prescripteurs d'aujourd'hui soient les proscrits de demain. Je ne veux pas que la France et le m.onde retombent irrévocablement dans cette ère où chaque parti, à son avè¬ nement, expulse, bannit, extirpe on masse les partis opposés. Je ne veux pas que ce gouffre, déjà si profond, se creuse davantage, de manière à engloutir tout ce qui reste de justice parmi les hommes. 578 PROTESTATION CONTRE L'AMNISTIE. Voilà pourquoi, moi proscrit, je proteste pour aujour¬ d'hui et pour demain et pour les temps à venir contre ce droit de proscrire qui est le contraire du droit et ne peut rien fonder. La conscience d'un homme semble en ce moment bien peu de chose, mais peut-être le moment viendra où l'on trouvera bon de se rappeler que des exilés ont emporté et gardé le droit avec eux, et que toute justice n'est pas en¬ core morte sur la terre. Edgar Quinet. LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE Dans les plus mauvais jours de l'ancien césarisme, lorsque tout était muet, excepté le maître, il s'est trouvé des hommes qui sortaient du désert et jetaient quelques vérités à la face des peuples tombés. Depuis seize ans, je vis dans le désert ; je voudrais, à mon tour, interrompre par une parole ce silence de mort, auquel notre temps s'est si bien accoutumé. Mais quelle parole choisir entre un si grand nombre qui m'oppressent ? Il n'est pas de plus grand supplice que d'avoir une pensée droite et d'être réduit, par un con¬ cours presque unanime, à ne pouvoir la dire sans la fal¬ sifier et la torturer. Ce bâillonnement de l'esprit et de l'âme est le sup¬ plice que j'endure depuis seize ans ; je l'éprouve encore en ce moment. Car si tout mensonge est autorisé, glori¬ fié, couronné, toute vérité est aujourd'hui périlleuse, non 1 Discours prononcé à Genève dans le congrès de la paix le 10 sep¬ tembre 1869. 582 LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. pas seulement pour celui qui la dit, pour celui qui l'ap¬ prouve, mais pour ceux qui l'écoutent, pour ceux qui la permettent, pour ceux qui en fournissent l'occasion, pour le pays, la ville, le coin de terre où la vérité proscrite ose se montrer encore. Je retiendrai donc, selon l'ordinaire, le cri de ma con¬ science. Je refoulerai en moi la sincérité, la loyauté ; j'étoufferai comme un commencement de crime l'espé¬ rance même d'un ordre meilleur. De ma pensée ainsi amortie, flétrie, mutilée, je ne laisserai voir que ce qui est aujourd'hui dans l'esprit et sur les lèvres du monde entier. Le fait auquel je veux me réduire, et sur lequel j'ap¬ pelle l'attention des politiques, des philosophes, des dé¬ mocrates et des patriciens, des révolutionnaires et des contre-révolutionnaires, ce fait, dis-je, est très-simple. Je puis l'exprimer en un seul mot : c'est la mort de la con¬ science humaine. Oui, j'ai vu mourir la conscience humaine en quelques mois, sous le pied du plus fort ; je l'ai vue se renier dès qu'elle a été défaite ; pendant seize ans j'en ai cherché les vestiges, je ne les ai pas trouvés. J'ai appelé, elle n'a pas répondu. Et ce n'est pas sur un point seul, dans un pays, un État particulier, qu'elle s'est elle-même livrée, comme une prisonnière de guerre. Non. Le mal a été plus grand ; l'univers entier a été bien près d'être complice. J'ai vu depuis le 2 décembre 1851 ceux en qui tout Droit humain avait été violé, traqués au loin comme des bêtes fauves ; on les rejetait de lieux en lieux ; là où ils étaient admis à respirer, on les1 parquait, et ils étaient obligés, à certains jours, de comparaître, à la façon des criminels, pour montrer qu'ils n'avaient pas rompu leur ban et échapper au juste châtiment qui doit s'attacher à LA* MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. 385 l'homme de bien. Car c'était un crime d'avoir cru à la sainteté du serment ; c'était un autre crime d'avoir cru à la sainteté des lois ; c'en était un autre et le plus grand de tous de n'avoir pas servi l'iniquité ; aujourd'hui en¬ core, rappeler cela, est bien près d'être coupable. Pas¬ sons. Vous me dites que de pareilles morts de la conscience humaine se sont déjà vues sur la terre ; que sous les Césars, il y a dix-huit siècles, l'âme humaine avait aussi disparu de la face du monde ; que les peuples avaient été aussi complices de leur esclavage ; qu'ils y avaient ap¬ plaudi; qu'ils n'ont pas montré un seul jour de regret; que la confiance dont on nous parle, ils l'ont gardée au maître, jusque dans le sépulcre monstrueux où ils sont descendus. Oui, je le sais. Pourtant vous m'avouerez ceci : la conscience humaine, en disparaissant, avait laissé quelque vide sur la terre ; on le sentait comme aujourd'hui en toutes choses. Et savez-vous ce qu'il a fallu pour combler ce vide qu'avait laissé en se retirant et s'abaissant au-dessous de son niveau la nature humaine? il a fallu un Dieu, un Dieu nouveau pour effacer la souillure et combler les abîmes de l'ancien césarisme. Qui viendra aujourd'hui combler les abîmes nouveaux où le second césarisme nous a précipités ? C'est la première question que j'adresse à tout homme qui pense. La conscience humaine abrogée, la nuit s'est faite sur le monde. Nous nous sommes trouvés errants dans cette nuit, et nous y sommes encore plongés. A qui devions^ nous nous adresser pour en sortir ? Au ciel ? Cinquante mille prêtres se sont levés et se sont interposés entre le ciel et nous. Ils ont béni l'embûche, ils ont maudit les victimes, Ce jour-là toute foi a été abolie sur la terre. 384 I.A MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. Nous nous sommes retournés vers les peuples ; ils étaient désarmés, ils sont restés muets. Si, du moins, on ne les eût pas fait parler ! Mais la plus grande douleur a été de voir les plus libres, les plus puissants consacrer de leur liberté et de leur puissance notre asservissement et l'anéantissement du Droit. Quant au monde, il s'est bouché les yeux et les oreilles pour ne pas voir, ne pas entendre. Si nous lui disions : Quelque chose vient de se passer auprès de vous ! la justice, la liberté ont été frappées à mort ; elles sont là gisantes comme le Samaritain ; toute la terre le sait, le monde répondait : « Nous, du moins, nous n'en savons rien, et ne voulons rien en savoir. Pas¬ sez votre chemin. Cela ne nous regarde pas. » Ah ! la justice ne regarde plus le genre humain, dès qu'elle est la plus faible ! La terre est sourde, la con¬ science est sourde, les nations sont sourdes, dès qu'elles trouvent plus commode de ne pas entendre ! Eh bien ! Je vous remercie de l'aveu. Voilà justement le fait nouveau que je voulais constater, celui qui s'est, intronisé sur la terre. Voilà le cataclysme qui a changé la température morale de l'Europe. Et que s'ensuit-il ? Qu'avec le renversement de l'âme humaine a péri le Droit ; qu'il n'existe plus pour per¬ sonne ; que la force seule subsiste. Dans oes ruines de ruines, si je vous demande : Que cherchez-vous? Vous répondez : La paix ! Ah ! oui ! la paix ! Nous la cherchons tous. Moi aussi je l'ai connue. C'était une bonne déesse ; charitable, hu¬ maine, souriant à tous ; elle habitait avec le bon droit, avec le respect de la parole jurée, avec la lumière et la vérité. Tout cela a disparu, comme une vieille fable. Il n'en reste qu'un songe. D'où venez-vous ? Vous êtes- LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. 385 vous, dis-je, égarés dans les débris écroulés de la foi pu¬ blique ? Et vous cherchez la paix ! vous vous trompez. La paix n'habite plus ici. Elle a été expropriée et congédiée de ces lieux pour cause de fidélité à ses engagements. La Guerre a pris sa place ; la Guerre latente, sourde ou déclarée, a élu domicile légal dans les ruines de la jus¬ tice. Autre plaie plus profonde ! Nous sommes obligés de nous faire aujourd'hui des questions qui avaient été cent fois résolues. L'abîme qu'avaient fermé nos pères a été subitement rouvert pour nous. Par exemple : L'homme n'est-il qu'une bête de proie sous la griffe du plus fort? Les peuples ne sont-ils qu'un bétail ? Les choses humaines ne sont-elles qu'un jeu de bateleurs pour amuser les es¬ prits malfaisants? Voilà ce que nous sommes réduits à nous demander. N'y a-t-il plus de droit, de justice, plus de place sur la terre pour l'homme de bien? Vertu, Vérité, n'es-tu qu'un mot? Ce cri de l'agonie du vieux monde, nous sommes réduits à l'entendre chaque jour répéter de toutes parts, à nos oreilles ; et le monde n'y fait point de ré¬ ponse. Eh bien ! c'est là le plus grand mal qui ait été fait jamais à l'âme humaine. En seize ans, 011 l'a forcée de reculer de plus de dix-huit siècles en arrière. Oui, c'est là mon grief, que cet étoufferncnt, celte abro¬ gation subite, cette extirpation de la conscience du genre humain. Car où la chercherons-nous maintenant? Dans quel gouffre descendre pour retrouver cet élément perdu, ce roseau flottant, déraciné? Tous les jours jem'étonne de voir des philosophes trai¬ ter de l'homme moral, de l'âme, de l'esprit, et ils ne s'aperçoivent pas que le sujet a disparu. Retrouvez XI. 25 386 LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. l'homme, s'il se peut ; après cela vous discuterez son essence. Ténèbres sur ténèbres. Elles pèsent sur les nations comme sur les individus, et jusqu'à ce moment, nul effort sérieux pour en sortir. Des mots heureux, piquants, éloquents, qui nous amusent;, mais pas un cri de l'àme qui nous promette le jour. Dans cette nuit sans aurore, comment nous étonner si les peuples se sentent toujours prêts de s'entrechoquer, de se briser l'un par l'autre, au hasard, à la merci de quiconque leur a lié ou l'esprit ou les mains ? Ils vivent ; et tout ce qu'ils savent c'est qu'ils sont à la veille de s'entre-détruire, si cela plaît à leurs maîtres qui, dans ce jeu, se promettent réciproquement de s'épargner eux seuls. Ainsi résignés à s'entretuer, sans se haïr, sans se connaître, la fantaisie d'une personne est devenue la fatalité des peuples. J'ai dit le mal. Je dirai le remède. Il est simple, il est unique, il est ancien. Et ici se place pour moi le souvenir d'une question qui m'a été faite, il y a une dizaine d'an¬ nées, et qui me revient sans cesse. Peu de mois avant de mourir, un homme dont la défaite éclipsera la victoire des autres, me demanda (et ce fut là sans doute sa der¬ nière pensée) : Comment le peuple se relèvera-t-il ? La question était bien posée. Elle comprenait tout. Elle m'embarrassa alors, tant les choses étaient obscures ou honteuses. Aujourd'hui, mieux instruit, je répondrais : Les peuples se relèveront quand ils auront acquis la con¬ science de leur chute. Cherchez, en effet, imaginez les solutions que vous voudrez ; elles se réduisent toutes à une seule ; en des termes différents, toutes se ramènent à ceci : Il faut que les hommes cessent d'être machines et re- LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. 587 deviennent des hommes. Il faut que les peuples cessent d'être des troupeaux et redeviennent des peuples. On n'as¬ socie pas, dans une œuvre de paix, des membres morts, des corps sans âme. Il faut, pour cette œuvre, la vie, et dans l'ordre politique, la vie s'appelle la Liberté. ■— La liberté ! me dit-on. Qu'est-ce que cela? Nous l'avons oubliée. Elle nous fait peur. La liberté, n'est-ce pas la religion des Partageux? La liberté, n'est-ce pas le catéchisme des communistes, le mot d'ordre des Spectres Rouges? Quoi donc! nous appartenir à nous-mêmes? Cela se comprend-il ? Disposer de nous-mêmes, de nos pensées, de nos actes, de notre volonté, de nos forces, de notre sang? Quel avenir, grand Dieu ! Ce lendemain nous épouvante. — A la bonne heure. S'il en est ainsi, en effet, si c'est là votre pensée, qu'ai-je à ajouter? Prcparez-vous, peu¬ ples, et saluez le retour et l'ère des Divins Empereurs. Voilà le Centurion au seuil, qui vous ordonne de mourir en masse. Obéissez. Ouvrez vos larges veines. Couchez- vous dans la grande baignoire d'airain où peuvent tenir des nations entières. Mourez-y patiemment, lentement, goutte à goutte ; rougissez de votre sang tiède l'eau de l'étuve impériale. Ainsi le veulent, ainsi l'ordonnent deux ou trois Césars que vous ferez vos héritiers. Mais non ! ces jours hideux ne s'éterniseront pas ; l'humanité se relèvera de ce prodigieux abaissement. J'en prends à témoin cette réunion spontanée de tant d'hom¬ mes venus de divers points avec l'intention évidente de refaire la conscience publique. Il n'en faut pas davantage pour annoncer que quelque chose se redresse en l'homme, que le roseau se relève. C'est la première lueur qui m'ait apparu dans ces seize mortelles années où ma vie n'a 388 LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE. pu être le plus souvent qu'une protestation muette. On vous accusera de ne pas donner des solutions abso¬ lues et, comme on le dit, magistrales, à toutes les diffi¬ cultés de la terre, de rester au-dessous de votre tâche, de ne pas corriger en une heure tous les vices de la mauvaise fortune, toutes les fautes accumulées par le vertige d'un seul, de ne pas refaire en trois jours le ciel du Droit écroulé sur vos têtes. Vains reproches ! La difficulté n'est pas de rassembler des formules. La difficulté était de rassembler des hom¬ mes vivants, de bonne volonté, de les mettre en présence, de délier les langues et les esprits enchaînés. Soyez tranquilles ! la nature humaine une fois retrouvée et rétablie, le reste viendra par surcroît. Ces grands pros¬ crits, le Droit pour tous et la Liberté, sauront bien, ce jour-là, rompre leur ban et sortir de terre. J'en prends à témoin cet homme de vérité, ce héros, que je vois à votre tête, Garibaldi. RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE] HUMAINE RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE HUMAINE' Amis de da liberté et de la paix, Il y a deux ans, dans votre première assemblée à Ge¬ nève, j'adressai, du fond delà mort morale où tout sem¬ blait plongé, un appel à la conscience humaine; je l'ad¬ jurai de,renaître; je la suppliai de sortir de la nuit, de venir en aide à ceux qui s'obstinaient encore dans le comb'at de la justice et du droit. Aujourd'hui, je salue en pleine lumière le réveil de la conscience trop longtemps assoupie; les signes do cette résurrection ne sont plus seulement dans quelques hom¬ mes ; ils éclatent partout. Le monde peut croire, s'il lui plaît, qu'il sort d'un rêve monstrueux; il peut croire qu'il avait pris un breuvage empoisonné; je le veux bien, ce sera là son excuse. 4 Discours prononcé dans le Congrès de la paix et do la liberté à Lausanne, le 14 septembre 1869. 392 RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE HUMAINE. Mais l'orgie est près de finir; un jour nouveau com¬ mence à paraître; sur les murailles, une main a écrit les mots oubliés : Liberté, vérité, paix dans l'universelle justice. Oui, nous entrons dans une époque nouvelle, où il vaut la peine de naître. Vous l'inaugurez par une grande pensée : la fédération des Etats-Unis d'Europe. Mais comment pourrons-nous y concourir? Comment préparer un état de choses qui semble si loin de nous et auquel s'opposent tous les maîtres du monde? C'est déjà un grand pas de savoir que les peuples seuls ont intérêt à la paix autant que les princes ont intérêt à la discorde et à la guerre. Une idée si simple, aperçue de loin par quelques grands hommes, n'a commencé à se répandre que de nos jours au sein des masses, et là en¬ core que de progrès il lui reste à faire avant de devenir le patrimoine de l'humanité ! N'êtes-vous pas étonnés de voir combien les peuples s'ignorent encore les uns les autres? Si du moins ils ne faisaient que s'ignorer ? mais le plus souvent ils se mécon¬ naissent. Les maîtres qui les gouvernent les ont armés l'un contre l'autre : Allemands contre Slaves, Italiens contre Allemands, Français contre tous ; et aujourd'hui, qui ramènera la paix, non-seulement dans les intérêts, mais dans les cœurs? qui fera luire cette vérité, qu'au¬ cune nation ne peut être opprimée sans que ce soit un deuil pour toutes ? Il y a en Europe une multitude de lieux communs qui ont été habilement propagés parles chancelleries, et que les nations dociles répètent à leur exemple. Ne souffrons plus, messieurs, que l'on dise d'un peuple, pris nuitam¬ ment au piège : « Il l'a mérité ; c'est bien fait; il n'est RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE HUMAINE. 395 pas fait pour être libre ; la liberté, la dignité ne convien¬ nent qu'à nous. » Paroles que l'on a trop souvent entendues en Europe depuis dix-huit ans, qui ont été surprises à la bonne foi de ceux qui les prononcent, mais qui, si elles se répé¬ taient plus longtemps, constitueraient un véritable délit de lèse-humanité. C'est ainsi que les âmes s'endurciraient, que les plus nobles traits de la civilisation s'effaceraient et que chacun, devenant insensible aux désastres de la liberté chez ses voisins, se préparerait lui-même à subir le joug. D'autres fois, on attribue aux peuples les passions secrètes de leurs maîtres. En voulez-vous un exemple '? Je prends ici à témoin les Allemands. N'est-il pas vrai que l'on a réussi à faire croire à beau¬ coup d'Allemands que les Français brûlent de faire la guerre à l'Allemagne, que le gouvernement bonapartiste empêche seul cette calamité, qu'il met lui seul la bride à cette nation impatiente de ravager la terre, que s'il man¬ quait un jour au monde la France se précipiterait sur ses voisins? Qui n'a entendu dépareilles rêveries, messieurs? Pour moi, en les écoutant, j'admirais que le contraire de la vérité fût accueilli avec si peu de défiance, lorsqu'il est si manifeste que des songes de ce genre appartiennent non pas au peuple, mais au césarisme dont ils sont l'es¬ sence; qu'ils sont l'opposé de l'esprit actuel des Français; qu'ils ne trouvent d'accès, d'aliment, de raison d'être, que dans le gouvernement militaire, qui en fait un in¬ strument de règne. Ces exemples suffisent. Je n'achèverai pas rémunéra¬ tion des idées fausses que les peuples abusés s'attribuent les uns aux autres ; c'est à vous qu'il appartient de dissi¬ per ces ombres jetées entre les nations pour les brouiller. Éà 594 RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE HUMAINE. Venus de pays différents, montrez à tous qu'ils n'ont qu'un seul ennemi : l'arbitraire, le pouvoir absolu, espèce condamnée, qui n'est plus de notre époque. Faites la lumière entre les peuples, vous ferez en même temps la paix. LE RÉVEIL D'UN GRAND PEUPLE LE RÉVEIL d'un GRAND PEUPLE LE 24 NIAI Que signifie le coup de tonnerre de Paris? Que veut dire la voix confuse des provinces? C'est un acte de salut. Et comment pourrais-je penser autrement? Les idées, les sentiments, les convictions dans lesquelles j'ai vécu depuis dix-sept ans, les appels que j'ai jetés dans la soli¬ tude, la revendication que je poursuis, les protestations que j'entretiens, tout cela a pris corps, s'est réalisé en un jour dans le vote de Paris. Je demandais en toute occasion ce qu'était devenue la conscience- humaine ; les philosophes, les moralistes, ne pouvaient me faire aucune réponse. Par un acte spon¬ tané, dont personne n'avait mesuré la grandeur, Paris a répondu : Je vis encore ! Je suis la conscience de la France, la voix de la civilisation. Croyez, espérez, vous qui aviez renoncé à l'espérance. 598 LE 24 MAI. Date ineffaçable ; le 24 mai a démontré que l'on a bien pu démolir pierre à pierre le Paris que nous avons connu ; on en a rebâti un autre pour les yeux ; on n'a pu démo¬ lir le Paris de la pensée, de l'intelligence, de la vie mo¬ rale et politique. Celui-là vient de se relever debout du milieu de ses ruines apparentes. 11 est tel que nous l'ima¬ ginions. Encore une fois, la vie d'un grand peuple s'est concentrée en lui. Je répéterai le mot que j'ai entendu de l'armée, il y a vingt et un ans, en des circonstances qui avaient aussi leur grandeur : « Vive la ville de Paris ! » Mais, dites-vous, les partis moyens s'effacent, et c'est là un grand malheur. Observez les choses de plus près, vous verrez que le péril était précisément dans le règne exclusif des partis moyens qui tendent à disparaître, races hybrides, inca¬ pables de durer. Quel est le danger véritable pour une nation? Vivre de chimères, s'user dans un problème insoluble, se consu¬ mer dans la poursuite d'une pierre philosophale. Or, tous ces périls étaient dans les partis moyens. Ils voulaient, disaient-ils, comme but le Parlementa¬ risme ; mais ils s'en remettaient à un régime décidé à n'en pas vouloir. Ce qu'ils faisaient d'un côté, ils le dé¬ truisaient de l'autre. Un homme aurait beau dire : « Voyez, je suis doux, modeste, sage par excellence ; confiez-moi donc le soin de cultiver une épine pour la transformer enjchêne, ou un mancenillier pour avoir un oranger. Donnez-moi pour cela toutes vos forces vives, toutes vos richesses physiques et . morales. Je vous ruinerai Certainement corps et biens, mais avec modération; et c'est là ce que vous souhaitez. » LE 2i MAI. 599 Croyez-vous qu'il serait à propos de s'en remettre de tout à ce sage ? Non. Paris s'est lassé du travail de Pénélope. Il s'est lassé de celte œuvre impossible, de cette toile illusoire qui se tramait et se défaisait dans le même moment. Paris a compris que c'était là un filet dans lequel il s'enve¬ loppait lui-même et avec lui la France. Par un grand coup de civilisation, il est sorti de cette fausse trame où les générations pouvaient s'engloutir les unes après les autres, sans aucun progrès réel ; au lieu de la vie ténébreuse où se perdaient et s'étiolaient les forces du pays, Paris a tout replacé en pleine lumière, sans masques, sans voiles, sans subterfurges ; par là encore une fois, Paris a retrouvé le génie de la nation, Paris a sauvé la France. Comme la confusion était profonde, il fallait que la réponse de Paris fût d'une clarté qui parlât môme aux aveugles. Il fallait que le sens de cette réponse fût accen¬ tué en traits fulgurants ; de là des noms auxquels on ne s'attendait pas, et qui ont tout à coup jailli de l'exil. Et au contraire les noms accoutumés, relégués un mo¬ ment dans l'ombre. Il fallait parler de loin aux foules compactes de la nation française. Les signes devaient donc s'expliquer d'eux- mêmes ; ils devaient être parlants, criants, énormes pour être compris d'un bout à l'autre du territoire. Ainsi, par un merveilleux instinct politique, a pu être rallumé ce phare qui ne s'élcindra plus et que l'on appelle les élections de Paris. Disons un mot de cellcg des provinces. En voyant se dérouler ces énormes colonnes où l'obéissance passive semblait s'inscrire à chaque ligne, un premier étonnement était inévitable. Quoi ! y aurait-il donc deux FranCes \ 400 LE 24 MAI. étrangères l'une à l'autre, la première qui daterait de 89 et l'autre du 2 Décembre? Pendant que Paris fait un grand pas en avant, les pro¬ vinces feraient-elles un pas égal en arrière? La tête seule vivrait-elle? Le corps disloqué, mutilé dans l'étreinte de l'administration, resterait-il immobile on rétrograde ? On verrait donc la capitale séparée des départements, c'est-à-dire la tête détachée du corps? Les provinces ne seraient qu'un torse tronqué, d'où la vie aurait été en¬ levée, où elle ne pourrait renaître. Paris ne serait qu'une tête pleine de lumière, avide d'avenir, impatiente des anciens jougs, mais qui privée de membres, de mains, de pieds, pour agir et se mouvoir, s'agiterait dans l'impuissance et dans le vide? Rassurez-vous. En examinant de plus près ce qui venait de se passer, l'on vit que les grandes villes Lyon, Mar¬ seille, Nantes, Bordeaux, etc., avaient fait écho à Paris. Elles apparaissaient comme des terres nouvelles qui émer¬ geaient ; là où de si grands points d'appui ne se trouvaient pas, que d'efforts véritablement admirables pour renaître, dans les parties de la France qui pouvaient sembler le plus livrées à la mort politique ! Suivez seulement ce qui s'est fait dans le département de Vaucluse et dans la petite ville de Carpentras qui avait passé si longtemps pour la Béotie de Provence ! Vous verrez qu'il suffit de l'initiative de quelques hommes pour tirer des merveilles de cette terre de France à quelque point qu'on la touche! Poussez votre examen plus loin ; descendez dans ces régions encore sourdes, où la lutte est à peine engagée. Vous arriverez à ce résultat, que là aussi comme partout ailleurs, une vie latente, présage des grandes choses, se produit et s'accroît de jour en jour ; qu'un travail incon- LE 24 MAI. 401 scient, qui est celui de la race française, s'accomplit dans l'ombre; que ceux qui n'agissent pas encore commencent déjà à penser ; que ceux qui agissent prévoient le lende¬ main, et que tous se souviennent. Oui, se souvenir, c'est là un bon présage; et à ce titré le peuple de Lyon, comme celui de Paris, a fait une cbose morale, indépendante des questions de parti, en allant chercher le plus ancien, le plus vieux de ses serviteurs que l'on pouvait croire le plus oublié, le plus enseveli sous les exils, les prisons et les années. Il n'est donc pas vrai que le peuple n'estime que la force brutale, puisqu'il va chercher un homme à qui le temps n'a laissé que la force de l'àme ! Pendant dix-sept ans, quelle était la vraie question ? Le Césarisme. Y aura-t-il oui ou non une Démocratie Césa¬ rienne. Cette question ne peut plus être posée ; le 24 mai l'a tranchée pour toujours. Il a effacé le sceau du Césarisme ancien pour mettre à sa place le sceau de la Révolution française. Le caractère de l'ancien Césarisme a été de noyer l'in¬ telligence des villes sous le flot de l'ignorance rurale, Rome sous les provinces. Ce fut la fin de la civilisation antique. Allons-nous dans cette voie? La même stupeur, le même vote muet se sont-ils étendus d'un bout à l'autre du terri¬ toire, au moindre signe d'un maître? Les villes ont-elles rivalisé d'obéissance, de silence avec les campagnes et les campagnes avec les déserts? Trois millions six cent mille voix déposent qu'il a été impossible de faire rentrer les provinces françaises dans le moule des provinces romaines écrasées par la conquête. Pas une ville qui n'ait pro¬ noncé à son tour son sinon, non. XI. 26 402 LE 24 MAI. Ainsi première conclusion de l'expérience : les pro¬ vinces, même les plus patientes, s'éloignent à grands pas du Césarisme, bien loin de s'y résigner. Secondement, l'événement montre que la loi de la Révolution française n'a pas changé et que Paris aujour¬ d'hui comme alors, entraîne après lui les destinées de la France. Les mornes années que nous venons de traverser ont eu pour effet de maintenir cette loi sans aucune alté¬ ration. En 1788, on disait dans les provinces : « Il faudra voir ce que fera Paris. » Ces mêmes mots se répètent au¬ jourd'hui. Il est clair en effet, que puisque la France veut revivre, le contraste dont on a d'abord été frappé entre le vote de Paris et le vote des provinces doit s'éteindre ; et com¬ ment cela se fera-t-il ? 11 ne reste qu'une seule solution pour rendre à la France son homogénéité et sa vigueur native. C'est que les provinces s'orientent sur ce phare, que Paris vient d'allumer. Ainsi se sont dénouées jusqu'à ce jour toutes les diffi¬ cultés qui se sont amassées sur notre chemin. La nation française chancelait tant que le chemin n'était pas indi¬ qué. Paris a frayé la route nouvelle: plus d'incertitude, plus d'aveuglement. La lumière s'est faite. Il s'agit de sortir du Césarisme pour entrer dans la vie et dans la liberté vraie. Quoi de plus clair? Les yeux se sont ouverts, Il n'y a plus qu'à marcher. LE 7 JUIN Après le vote du 24 mai, Paris s'est-il repenti le 7 juin? a-t-il voulu conclure par un vote de réaction? N'en croyez rien. Paris en tenant en suspens, dans sa balance, les membres principaux de l'ancienne opposition leur a donné un avertissement nécessaire. Il leur a dit : « Le temps a marché, osez marcher avec lui. » Après cette leçon, Paris n'a pas voulu pousser plus loin ses sévérités; il a nommé ceux qu'il avait avertis. Ceux-ci comprendront-ils ce langage? Profiteront-ils de l'enseignement reçu pour faire un pas en avant? ou bien, comme tous les pouvoirs, s'indigneront-ils delà vérité, et repousseront-ils la lumière? Une chose est certaine. Un nouveau terrain s'est formé, étranger ou hostile à l'ancienne opposition. Il dépend d'elle de s'appuyer de ces forces nouvelles ou de les com¬ battre. Dans le premier cas, l'opposition se rajeunira, elle se fetrempera en touchant le sol. Dans le second cas, elle restera sans écho, étrangère, au milieu d'une France nou¬ velle qui grandit à vue d'œil. Si les vieux restent vieux, qtte les jeunes osent être jeunes. Les endormeurs plaideront pouf le sommeil. Bien 404 LE 7 JUIN. / de mieux. Mais pour nous, qui avons fait notre choix entre la torpeur et le réveil, nous saluons cette France nouvelle qui vient de se révéler à l'insu de la presse, de la tribune, de tous les pouvoirs organisés, objet d'éton- nement, œuvre spontanée où reparaît l'instinct de la race française. La vie au milieu de la mort, l'espérance au milieu du marasme : quoi de plus scandaleux ! Oui sans doute, mais ce scandale, c'est l'avenir. Après tout, le 24 mai éclaire le 7 juin. Un change¬ ment s'est fait dans le tempérament de l'opposition. Dès le premier jour, l'avertissement a été donné avec trop de force pour ne pas être entendu de tous. On avoue déjà que les complaisances oratoires tenaient trop de place dans l'éloquence de l'ancienne opposition. Retrouver la parole, après la nuit de décembre, sem¬ bla longtemps un bien inespéré qui dispensait d'agir. Faire passer une vérité timide à travers le réseau et les mailles de mille concessions de langage, c'était un miracle de l'art ; souvent il fallait se demander si l'on gagnait ou perdait dans ce jeu oratoire. Que de fois, je me suis senti, pour ma part, transpercé par ces mots détournés trop habiles, qui frappaient l'ami, sans ricocher sur l'ennemi. C'était, a-t-on répété, une nécessité pour être entendu. On eût dit que l'orateur ne sentait point de peuple derrière lui. Il se croyait seul dans la lutte. Il se trou¬ vait comme entre deux périls, n'être pas suivi par les siens, s'il s'avançait trop; n'être pas écouté des adver¬ saires, s'il parlait de trop haut. Situation fatale pour une opposition : douter de sa force dans le pays ; ne plus croire à cet écho dont parlait le général Foy ; ne compter que sur les habiletés du discours, sur les surprises de l'art et non plus sur le retentissement des vérités hardies et né- LE 7 JUIN. 405 cessaires clans les oreilles et la bouche d'un grand peuple. Voilà quelle était la situation de l'orateur politique en France depuis dix-sept ans. Il ne pouvait faire un pas sans sonder le terrain, craignant à la fois ses amis et ses ennemis. Que de bienséances à observer, que de capitulations à souscrire, avant de faire une incursion dans le camp opposé ! 11 fallait se couvrir, de loin, comme dans un siège. Tant d'art accumulé faisait souvent oublier le but ; on se consolait de perdre le fond, si l'on sauvait la forme. Tout cela, ai-je dit, a été changé en un jour, le 24 mai. L'orateur français ne peut plus ignorer qu'il a derrière lui des masses profondes qui lui permettent d'oser; il ne peut plus se demander s'il est suivi, s'il est cinq ou quinze, ou vingt. Il sait qu'une tête de nation le pousse en avant et l'acclame s'il la précède. Il a retrouvé l'écho qui a fait les grands jours féconds/Qu'il parle donc, qu'il ose; qu'il ne craigne plus de ne pas être entendu. Ce changement dans la parole en produira d'analogues dans la vie publicpie. La sincérité dans le langage ramènera la sincérité dans les mœurs. L'art de l'orateur ne sera plus seulement de s'insinuer dans une assemblée, mais d'électriser un peuple. Dégagé du bagage des précautions oratoires, il pourra combattre plus ouvertement. Le discours quel qu'il soit, s'éloignera de l'artifice, il se rapprochera de l'action. Plus de paroles stériles. Des caractères, des actes. Veytaux, 10 juin 1809. LE PLÉBISCITE ET LE CONCILE LE PLÉBISCITE Où sommes-nous? Où allons-nous? Dans quel désert avons-nous été conduits, les mains liées derrière le dos, la corde au col, comme les peuples de Ninive dont on exhume aujourd'hui les bas-reliefs? Dans cet égarement où l'on nous a plongés, y a-t-il encore une issue, une étoile sur laquelle nous puissions nous orienter, pour retrouver notre chemin. Voilà ce que je veux chercher ici. La Constitution nouvelle qui va s'imposer à la France est renfermée dans ces mots : « Le Prince a toujours le droit de faire appel au Peuple. » 410 LE PLÉBISCITE. Les articles qui précèdent ou qui suivent ne servent qu'à envelopper celui-là. Deux lignes, rien de plus. Mais elles contiennent tout l'esprit de l'Empire libéral ; elles lui donnent son carac¬ tère, elles en trahissent la pensée; surtout, elles en marquent la date; et cette date n'est pas de nos temps. Où trouver en effet l'analogue de ce prince qui a tou¬ jours le droit de faire appel au Peuple? Tous ne le ren¬ contrez dans aucune des constitutions de nos jours, chez aucun peuple et chez aucun prince. Il est trop manifeste que rien de semblable ne s'est vu ni dans la Révolution, ni dans les Principes de 89. Re¬ noncez à en découvrir la moindre trace dans le monde moderne, ni même dans le moyen âge. Où faut-il donc reculer pour apercevoir cet analogue que nous cherchons dans l'histoire du pouvoir personnel ou absolu? Il faut reculer de près de deux mille ans en arrière. Dans le Ras-Empire? Oui, et même plus loin encore. Revenez au pur césarisme antique. C'est là qu'est attaché le premier anneau de cette chaîne de fer dont vous allez vous lier. Pour qu'il ne puisse vous rester au¬ cun doute sur ce point, voyez au moins comment s'est formée cette chaîne. Il y avait, dans la république romaine, un magistrat qui avait toujours le droit de faire appel au peuple. Ce droit sacré se nommait provocalio ad populum, et c'est pour cela que le magistrat qui en était investi se nommait le tribun du peuple. Ce privilège, tout républicain, âme de la république, avait été créé comme une citadelle de la Liberté ; voilà sur quelle base elle a vécu jusqu'à l'avènement des Césars. Mais quand il s'agit de changer la liberté en servitude, I LE PLÉBISCITE. 411 remarquez le faible changement qu'il fallut pour cela. Ouvrez les yeux sur cette fraude où toutes les libertés se sont abîmées à la fois. Ce n'est qu'un premier crime des Césars, et il va tout engloutir. Il se trouva un prince, un premier César, qui s'attribua à lui-même le droit tribunitien de faire appel au peuple. L'effet fut soudain ; tout le tempérament du monde ro¬ main fut dénaturé en un moment. C'est, à peu près, comme si le prince, selon le vœu de l'un d'entre eux, eût décapité le peuple ; il en tenait la tête dans ses mains, et la faisait parler à sa guise. Hors de lui, il ne resta qu'un tronc inanimé ; voilà l'Empire. Le droit de provocatio adpopulum, d'appel au peuple, renfermé sous le nom de tribun, c'est l'outil avec lequel a été forgée, de prince en prince, la barbarie du césa- risme romain. Quand l'initiative tribunitienne de la na¬ tion, c'est-à-dire sa vie, fut concentrée en une seule per¬ sonne, cela produisit les monstres qui ont effrayé la terre sous le nom des Douze Césars. Suivez-les ; vous verrez que les plus méchants ont tou¬ jours été les plus avides de ce droit tribunitien, plébis¬ citaire, comme il vous plaira de l'appeler. Auguste reçoit, avec les prémices de la servitude universelle, ce droit à perpétuité. Puis vient l'excellent, l'honnête Caligula ; nul n'a montré plus de zèle pour les comices et les suffrages du peuple. Lui aussi pouvait dire : « Vous déliez-vous donc de la sagesse du peuple? » C'est par là que commencent tous les Césars antiques. Ils s'octroyent ce droit d'appel, ou bien ils se le trans¬ mettent par adoption de l'un à l'autre, comme un poison de famille. Auguste le communique à Tibère, Tibère à 412 LE PLÉBISCITE. Drusus, d'autres à de meilleurs encore qui méritent toute confiance, à Commode, à Caracalla, à ce pauvre Géta. Tous sont tribuns du peuple au même titre, des le premier jour de leur avènement. C'est leur sacre, leur droit divin ; et, dès qu'ils l'ont reçu, ils sont tranquilles; ils savent qu'il n'y a plus même de peuple. Ils l'aiment tant, qu'ils le portent en eux ; le reste n'est qu'une ombre. La formule est connue par laquelle se faisait l'appel du tribun au peuple : « Voulez-vous, ordonnez-vous que telle chose se fasse ? » Rien de plus simple sous la république au milieu des discussions du Forum. Mais quand au lieu du tribun, ce fut le prince, tout disparut ; il ne resta que le prince. Alors fut véritablement découvert l'instrument de mort pour étouffer l'espèce humaine ; elle ne put s'en relever. Chaque mot de la langue humaine devint un mensonge ; il ne se proféra plus une parole qui ne fût le contraire de la vérité. Le droit plébiscitaire était l'arme de la liberté ; on donna cette arme au maître; tout le monde resta nu et sans droit devant lui. Il n'eut plus même besoin d'inter¬ roger des peuples qu'il avait étouffés. Il s'interrogea et se répondit lui-même ; ce fut la forme accomplie du plé¬ biscite césarien. Voilà comment se firent les Césars. Voilà l'engin qui a servi à fabriquer la servitude universelle. Rien n'a pu lui résister; il a détruit, non pas seulement un peuple, mais un monde. De tout ceci, faites l'application à vos propres affaires ; un simple article de loi, inséré dans la Constitution si forte du monde romain, a produit l'effet d'une infiltra¬ tion du poison du curare dans les veines de la société an- LE PLÉBISCITE. 413 tique ; elle en est morte ; et c'est ce même article que froidement, et tranquillement, vous proposez de répandre dans les veines de la France. — Vous craignez donc le peuple? nous dit-on. Je crains le sophisme de Caligula qui a déjà une fois anéanti le peuple par le César. Je crains que la même cause ne produise le même effet; et je ne voudrais pas voir deux fois le césarisme masqué avilir l'espèce hu¬ maine. De quoi s'agit-il? De retremper le césarisme dans son droit divin; de refaire le tribun du peuple à perpé¬ tuité. Mais ce tribun-là, sacro-saint, nous le connaissons de vieille date. 11 s'appelle Tibère, Caligula, Commode, Ca- racalla. Sous des noms différents, il est toujours le même. La liste est assez longue. Je ne veux pas l'augmenter en 1870. Sur cela, beaucoup de gens disent : Laissez-nous au moins faire l'expérience. Mais quoi ! Quelle expérience voulez-vous donc plus grande, plus terrible que celle de la plus puissante des sociétés qui en est morte? N'est-ce pas assez de ce grand cadavre qui s'appelle le Bas-Em¬ pire ? Ne jouez pas, je vous en prie, avec de pareils poisons. Et que vous a fait cette malheureuse France pour la soumettre à pareille épreuve, in anima vili, quand vous savez comme moi, que l'esclavage et la mort sont au bout ? Ainsi, vous nous faites reculer au-delà de tous les peuples modernes. Nous voilà remontés avec vous, d'un seul bond, aux sources mêmes de la servitude. Et, quand vous nous avez ainsi séparés de toute la société humaine vivante, vous 414 LE PLÉBISCITE. cherchez quel a été le premier anneau de la servitude antique. Vous le ramassez dans la poussière des Thermes de Caracalla, et vous le forgez de nouveau pour nous en lier les mains. Ici les mots me manquent. D'ailleurs j'en ai dit assez our qui veut entendre. I! LE CONCILE Il y a trente ans, je suis parti de cette évidence que le catholicisme romain est incompatible avec la liberté mo¬ derne, et qu'entre elle et lui il faut choisir. Cette vérité qui m'a servi de guide m'a été disputée, avec la dernière violence, par des esprits qui se croyaient modérés. Ils réclamaient pour eux seuls le droit de repré¬ senter la liberté et ils se faisaient fort de concilier avec elle l'absolutisme du saint-siége. Nous avons vu tout le grand parti constitutionnel, plein de promesses, se river par ses expéditions et par tous ses actes à l'Église romaine. Il cachait notre drapeau dans le Labarum. II promettait, il affirmait, il jurait que de ce nuage sortirait la liberté, non pas celle que nous demandions, mais la liberté sage, régulière, honnête, que lui seul pou¬ vait donner par son alliance avec la théocratie. Quant à nous, qui répétions que là servitude seule pouvait sortir de cette intimité, nous étions deux fois hérétiques au point de vue religieux et Civil. Lé parti libéral, par toutes ses voix, nous criait : Anathèrtte. 416 LE CONCILE. Voilà comment nous avons vécu pendant trente ans sous l'interdiction. Et maintenant, qu'arrive-t-il? Pour qui se fait l'expérience? De tous les points du monde se réunissent les repré¬ sentants du dogme catholique ; ils forment le nouveau concile, l'assemblée que l'on n'avait pas vue depuis trois siècles, devant laquelle il ne reste qu'à se taire et obéir. Le Concile et le pape ont même doctrine, même pensée, même voix. Ils ouvrent la bouche, c'est pour jeter l'ana- thème. Mais sur qui? Sur tout le parti libéral. Où sera le refuge de ce parti, dans la situation qu'il a choisie? De quelque côté qu'il se tourne, vers le pape ou le Concile, la réponse est semblable : Anathème sur toutes les promesses qu'il a faites, sur ses projets de conciliation, sur les droits, les garanties, les franchises dont il nous berçait. Il s'est faussement en¬ gagé ; il a promis ce qu'il savait ne pouvoir tenir. S'il a voulu nous jouer, il s'est joué lui-même. Espérances, alliances, doctrines libérales, tout cela est impie et exécrable. Anathème, malédiction. Voilà ce qui reste du contrat d'alliance entre le libéra¬ lisme et l'Église. Il faut bien que j'ajoute ce que je pense. Cette sincérité dans la réprobation fait honneur à l'Église. On s'atten¬ dait à ce qu'elle ne frapperait que nous, tant on est accoutumé à voir frapper ceux que l'on croit désarmés et qui ne représentent que la justice. Si la théocratie romaine eût concentré ses foudres, ses damnations, ses enfers contre nous, amis du droit commun, qui s'en serait offensé ? Qui n'aurait approuvé? Tout eût été digne de la sagesse apostolique. Mais voyez où est le mal. L'Église condamne égale¬ ment les libéraux et les démocrates, les royalistes consti- LE CONCILE. 417 tutionnels et les républicains, les conservateurs et les socialistes, les bleus et les rouges. « Passez à ma gauche, « maudits. Allez former tous ensemble un même enfer. » On espérait que la haine ecclésiastique userait de diplo¬ matie, qu'elle donnerait au moins le privilège d'un pur¬ gatoire modéré aux constitutionnels, aux honnêtes libé¬ raux, et qu'elle réserverait l'extrémité gauche de l'abîme aux damnés de la république, aux rouges que leur nom seul désigne assez aux flammes. Mais non ! la condamnation est la même pour tous. Elle s'étend à nous tous, qui prétendons avoir en nous une parcelle quelconque de l'esprit moderne. Et c'est de quoi je ne puis m'empêchcr de remercier l'Église. Je la félicite d'avoir été sincère dans un temps de mensonges. Je la loue d'avoir osé publier qu'elle nous hait également et de la même haine. Car ce seul éclair de franchise doit nous aider à nous reconnaître. Qui l'aurait cru ? C'est l'Église qui ôtc le masque aux partis politiques. Elle les oblige, par la sincérité de ses haines, à être sincères un moment. Déjà le libéralisme constitutionnel ne peut plus se cacher dans le temple. Le rideau est déchiré ; et voici l'alternative où les résolutions de l'Église ont placé cc grand parti : S'il conserve ses doctrines de liberté, il n'est plus catholique, puisque l'Église se fait désormais un dogme de les maudire. S'il reste catholique, il se maudit lui- même. Dans cette alternative, que prétend-il faire ? Y a-t-il bien songé? Les termes ambigus où il s'enveloppait ne sont plus possibles. Il est mis en demeure d'être franc à son tour : absolutiste s'il se dit croyant, impie s'il se dit XI. 27 LE CONCILE. libéral ; tout à la fois absurde et impie, s'il parle encore de concilier la liberté et l'Église. Voilà le défilé où il est arrivé. Toute son habili té vient expirer ici ; car il faut de tou te nécessité qu'il reconnaisse que sa sagesse s'est trompée et qu'il perd la société mo¬ derne en continuant de s'attacher à l'Eglise, ou l'Église en s'attachant à la société moderne. Moment critique, s'il en fut jamais. C'est la fin de cette savante tactique, admirée depuis un demi-siècle. Et, encore une fois, je demande ce que prétendent faire nos sages sous l'anathème qu'ils ont de commun avec nous? Que comptent-ils décider sous l'événement qui les presse ? Séparer l'État de l'Eglise ? Mais c'est là ce que nous demandons depuis trente ans. Et ils nous le reprochaient comme un scandale. Se fermer les oreilles, faire semblant de ne pas en¬ tendre les condamnations parties de Rome et du monde catholique? Se donner encore comme la brebis du pas¬ teur, quand tout le monde entend la réprobation qui vient du Vatican ? Non ! ce jeu du bout des lèvres n'est plus possible. Et qui pourrait supporter un libéralisme moins franc que le jésuitisme? J'ai dit quelle est aujourd'hui la situation du parti ibéral et constitutionnel vis-à-vis de l'Église en 1870. Voyons maintenant ce qu'il fait du pouvoir politique. m 18 7 0 Pour se soustraire à la liberté vraie, le constitutionna- lisme français a commencé d'abord à se tourner vers l'Église romaine. 11 a fait alliance avec elle. Il s'est enfui avec elle dans le moyen âge, et il a cru par là se dérober à la démocratie, qu'il appelle le déluge. A mesure que le flot a monté, nous avons vu les sages, les infaillibles tacticiens, même incrédules, se réfugier à l'ombre du pape et du Concile. Mais la malédiction les a accueillis sur ce roc, par la voix de l'Eglise ; et mainte¬ nant voyez leur détresse. N'osant ni embrasser l'Église, ni rompre avec elle, ils savent seulement que ce qu'ils ont pris pour un refuge est un abîme. Leurs doc¬ trines sont lapidées à la fois par le pape et par le Con¬ cile. Et cependant la vérité du siècle, je veux dire la liberté démocratique, les poursuit. Que faire pour y échapper? Ils cherchent partout des 420 1870. yeux un autre allié plus sûr ou moins scrupuleux que l'Église catholique. Cet allié, où peut-il être ? Admirez alors ce qui se passe. Ce même grand parti constitutionnel, monarchique, modéré, toutàcoup éperdu, depuis qu'il a vu face à face la démocratie s'éveiller dans les élections de 1869, rencontre le césarisme, qui lui- vnèrne se cherche un sauveur. Deux naufragés qui se tendent la main. Ils s'étaient juré une haine éternelle ; le libéralisme surtout avait répété cent fois qu'il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et le régime césarien. El à la première caresse du César, sans se donner un moment de réflexion, sans examiner s'il s'agit de masques ou de réalités, sans se souvenir de ses ressentiments et même de sa dignité, il embrasse tout ce qu'il a détesté. Il ne cherche pas si derrière les mots sont les choses. Le maître a souri. Cela suffit; il faut se rendre. Peut-être qu'en tardant quelques jours à se rallier, on eût obtenu une capitulation réelle au moins sur certains points. Mais non ! L'impatience est trop grande de se donner, de rentrer en grâce. Point d'hésitation. Jetons-nous tête baissée dans ce que nous avons appelé cent fois le gouffre. Après tout, ce gouffre, n'est-ce pas le salut ? Sans doute, le plébiscite, ce droit princier d'appel au peuple, est chose effrayante ; les meilleurs d'entre nous le repoussent avec horreur. Cependant n'écoutons pas leurs scrupules. Prenons le plébiscite par ses bons côtés. Il nous trans¬ porte en dehors de notre époque. Il nous fait reculer de deuxmille ans. Rien déplus vrai ; et c'est là précisément ce qui nous plaît. Si quelque chose de plus antipathique à notre siècle, de plus contraire à la vie moderne nous ■1870. 421 était offert, avec une chance de succès, nous l'accepte¬ rions de même. Car la démocratie nous fait peur. Pour l'éviter, nous retournerons volontiers en arrière chez les papes, chez les Césars, partout où nous ne ver¬ rons pas le spectre de la République ou des élections de 1869. Ainsi la peur de la liberté fait tout accepter, les yeux fermés ; et le libéralisme français marche désormais flanqué à droite de l'ultramontanisme, à gauche du césarisme. Entre ces deux murs de fer, où peut-il aboutir? il s'est librement fermé toutes les issues par lesquelles une âme libre peut s'échapper. Quel nom faut-il lui donner ? Libéralisme ultramon- tain ou libéralisme césarien? Il a échoué, aux yeux du monde entier, dans son alliance avec le pape, Que pouvoz-vous attendre de son alliance avec César ? Évidemment un désastre semblable. Il aura refait les deux têtes de l'Aigle et lui aura donné la liberté en pâture. Mais quand il aura ainsi sacrifié la vie moderne au pape et au prince, ne craint-il pas que les hommes ne se lassent de ce jeu ? Les honnêtes gens qui, par peur ou par docilité, se prêtent à ce qu'ils nomment une expérience, ne craignen.- ils pas que le libéralisme n'achève de se ruiner et de se dénaturer dans cette union intime avec la servilité? Ne craignent-ils pas que, dans ces épousailles adultères de la royauté constitutionnelle et du césarisme, la pre¬ mière ne se charge des attentats du second, et que le monde ne pouvant plus les distinguer soit mis dans la nécessité de les rejeter l'une et l'autre ? 422 1870; La royauté ayant usé le césarisine et le césarisme la royauté, que restera-t-il ? Précisément la République, qui est pour eux la tète de Méduse. Veytaux, 17 avril 1870. NOTE P;ice 52. « Constituante et Concile, voilà, dit Mazzini, le Prince et le Pape de l'avenir. » La vérité veut que je joigne ici, en partie, la lettre clans laquelle Mazzini répondit à la question que je lui avais adressée dans l'Enseignement du Peuple. Cette lettre re¬ marquable, où il se défend du sens littéral que j'avais donné à ses paroles, contient en germe dès 1855 son récent ouvrage « du Concile à Dieu, » 1870. « Monsieur, « Vous m'avez cru enclin à transiger, peut-être par politique, avec le passé : je ne le suis pas. Je suis l'homme le moins politique du monde. « On le sait fort bien en Italie ; et c'est pourquoi tous les opportunistes de l'intelligence, depuis Gioberti jus¬ qu'à Mamiani, m'ont fait la guerre, « J'ai écrit, avant l'insurrection sicilienne et les jour¬ nées de Milan, une lettre à Pie IX. Veuillez, si le hasard vous met encore cette lettre sous les yeux, la relire ; vous y trouverez que lé conseil que je lui donne est celui d'ab- 424 NOTE. cliquer la Papauté pour se faire homme, celui d'enterrer avec dignité une vaste croyance morte. J'ai poussé le cri, dans une autre brochure « du Pape au Concile. » « Mais comment avez-vous pu croire que c'était pour moi du Concile catholique, du Concile chrétien qu'il s'agissait? Je ne suis ni catholique, ni chrétien. Le cri du Pape au Concile, était pour moi identique à celui du Pape à l'Église, du Pape atix croyants, du Maître aux sujets, du Tyran au Peuple, de l'interprète privilégié à l'Humanité. Lorsque, dès 1852, j'inscrivis sur mon dra¬ peau « Dieu et le Peuple, » formule adoptée depuis à Rome, à Venise, c'était bien déclarer la mort d'une croyance qui disait : Dieu, le Christ et le Peuple; c'était bien supprimer tout terme intermédiaire, le génie et la vertu exceptés, entre Dieu et sa loi, et le Peuple, l'Homme. « Je sens toute la grandeur du passé. J'ai un immense respect pour la tradition. J'ai le plus souverain mépris pour tout le dévergondage de médiocrités qui ont cru dans ces derniers temps, et surtout parmi vous, faire monter l'âme en lui coupant une de ses ailes. « Je ne crois pas aux hommes qui prétendent créer l'Humanité; nous n'avons qu'à la continuer.,Mais Jésus voulait bien continuer le mosaïsme ; et cependant c'était un nouveau dogme, un nouveau culte, une nouvelle mo¬ rale, une nouvelle société qu'il intronisait. « Je ne crois plus au dogme chrétien ; ni, par consé¬ quent, au culte chrétien. Je crois la morale chrétienne incomplète. « Je crois à l'unité, et je repousse une société qui no représente que l'antagonisme. Je crois à un nouveau ciel et à une nouvelle terre. Je crois que Jésus répondrait aujourd'hui au Tentateur, non, en repoussant les royau- v NOTE. 425 mes de la terre pour le royaume du ciel, mais en lui di¬ sant : « Oui, je les accepte, je m'en empare pour te les enlever, pour en faire le marchepied des choses célestes. Mais comment cette croyance peut-elle se réaliser? Par des livres? Ils ne renferment que l'expression de nos in¬ dividualités ; ils nous laissent tous à l'état de 'philosophes. Par des décrets ? Nous pourrions les faire que nous n'en ferions pas : nous avons, vous et moi, trop de respect pour l'humanité collective. « Je crois qu'il nous faudra, passez-moi l'expression, tâter le pouls à la religion. Supposez qu'un peuple se lève, qu'il se lève, non pas seulement au nom d'un droit, mais d'un principe ; qu'il se lève pour tous ; qu'il se lève non pas pour la solution d'un problème économique, comme le voudraient vos socialistes, mais pour celle d'un pro¬ blème moral. « Supposez que ce peuple convoque chez lui les grandes assises de l'humanité, qu'il veuille interroger les croyants, les penseurs qui savent que la question du monde n'est autre chose quvune question de croyance et qui en cherchent une. Que sortira-t il de ce véritable Concile œcuménique ? La déclaration de décès du dogme chrétien, par la dissection que les sectes contraires en feront ; et le cri, le programme de la nouvelle Église lancé par une minorité, condamnée, lapidée peut-être d'abord, mais forte et triomphante le jour après, par cela seul qu'elle l'aurait lancé à l'humanité rassemblée, commu¬ niante, émue, frémissante de liberté, puissante par la conscience d'un grand progrès accompli. Aujourd'hui, c'est à des individus, que dis-je? à des cadavres d'in¬ dividus que notre parole s'adresse. « J'ignore si cela se fera. J'ignore si je n'étais qu'un rêveur, en croyant que Rome, laissée pendant une année m NOTE. à-elle-même, aurait pu donner ce spectacle au monde. « Mais, quoi qu'il en soit, c'est là le sens que je don¬ nais à cette expression « du Pape au Concile, » que vous avez critiquée dans un de vos livres. Et j'avais depuis longtemps à cœur de vous le dire. Vous êtes de ceux des¬ quels on aime à être compris. « Mazzixi, « là mai 1855. » AUX PAYSANS AUX ÉLECTEURS DE L' AIN Mes cheiis Compatriotes , Vous m'avez nommé Jeux fois votre représentant, dans la Constituante et la Législative. Je suis resté fidèle au mandat que vous m'aviez donné. Vous savez que je ne vous ai jamais ni leurrés ni flattés. ,1e vous dois au¬ jourd'hui de vous dire ma pensée ; je le ferai avec d'au¬ tant plus de confiance que je veux vous solliciter non pour moi, mais pour vous. Souvenez-vous des jours où je vous visitais, dans vos villages, avec Baudin. Vous aviez alors la liberté entière de parler ou de vous taire. A chacune de nos paroles vous répondiez par vos acclamations ; nos espérances étaient les vôtres. Quelques jours après, unis et serrés autour de l'urne, vous alliez y déposer nos noms. C'était là un grand acte; jamais il n'en fut de plus libre. Qu'est-il arrivé depuis ce jour-là? Comment tout a-t-il été changé en vingt-quatre heures? Est-ce un tremble¬ ment de terre qui a tout enseveli, promesses, espérances, paroles, droits, serments? m AUX PAYSANS. En nous nommant vos représentants, était-ce votre volonté de nous envoyer dans une embûche? Etait-ce votre volonté, en nous serrant les mains, en votant pour nous, en nous choisissant pour mandataires, de nous désigner, Ilaudin, à la mort, et moi, à l'exil? Certes, vous auriez raison de vous indigner que cette question pût vous être faite ; et vous avez déjà répondu avec moi : « Tout s'est fait malgré nous, contre nous. En frappant traîtreusement nos mandataires, on nous a frappés nous-mêmes; l'embûche n'a pas été seule¬ ment pour nos représentants, elle a été pour nous; et depuis ce moment, nous sommes dans la nuit. Quand tout a été consommé : enlèvement de l'Assemblée, rapt de la volonté nationale, massacres, proscriptions, quand les événements homicides ont été accomplis, et qu'il ne restait plus rien à faire, quelqu'un a promené un bulletin dans nos campagnes. Écrasés par ce qui ve¬ nait de se passer et qu'on ne nous laissait pas le temps de comprendre, ne voyant que pièges, menaces autour de nous, poussés vers l'urne en silence, terrifiés, nous ne pouvions savoir ce que nous faisions. Mais soyez sûrs que jamais nous n'avons été homicides dans nos cœurs. Ja¬ mais nous n'avons été complices ni de la mort, ni de l'exil de nos représentants. Si l'on a fait dire pareille chose au bulletin jeté dans l'urne, on vous a trompés, comme on nous a trompés nous-mêmes. Ne croyez pas que nous ayons voulu tuer ou proscrire nos amis. Cette pensée fait horreur. » Voilà votre réponse, mes chers compatriotes; elle m'est déjà venue de cent côtés ; avant de la connaître, je la devinais. Non, on ne fera jamais de vous des homici¬ des ou des proscripteurs, tout en prétendant que vous AUX PAYSANS. 429 avez ratifié l'homicide et la proscription, ce cpii est impossible. Mais voyez comment, nous entendant si bien sur ce point qui date de vingt ans, nous ne pou¬ vons manquer de nous entendre sur la question d'au¬ jourd'hui. Écoutez-moi, je vous prie. D'où est venue la confusion dont je viens de parler, qui vous a ôté ce qui est le premier bien de l'homme, la liberté du choix ? Cette confusion vient de ce que l'on a accompli, au 2 Décembre, des actes monstrueux, auxquels vous n'auriez jamais consenti si vous aviez été consultés avant leur perpétration. Vous n'avez paru devant l'urne que lorsque tout était consommé, et que votre vote ne pouvait rien devant l'irrévocable. Car vous ne pouviez pas ressusciter les morts. Or, que vous demande-t-on aujourd'hui ? On vous de¬ mande de donner à perpétuité à votre maître le droit de recommencer de pareils actes irrévocables, de sa propre autorité, autant de fois que cela lui plaira, sauf à vous réclamer un Oui ou un Non, quand les choses seront accomplies et qu'il ne dépendra plus ni de vous, m de personne, de faire qu'elles ne soient pas. Que diriez-vous d'un homme qui, commençant par raser votre maison, couper votre forêt par le pied, écor- cher vos bœufs, saigner vos moutons, vous demanderait après la dévastation achevée : « Répondez franchement ; cela vous plaît-il, oui ou non ? » Vous penseriez qu'après vous dvoir fraudés du meil¬ leur de votre bien, il veut encore se jouer de vous ; votre indignation n'aurait pas de bornes. C'est pourtant là, exactement, cè que le gouvernement du Deux-Décembre attend de vous. 430 aux pays \ns. 11 y a, clans le monde, deux manières d'être : ou Libres ou Esclaves. Voyez dans quelle catégorie vous voulez vous placer. Les peuples libres font eux-mêmes ou par leurs mandataires la Constitution qui les régit. Ils la discutent ils la corrigent, ils la votent article par article ; ils en ont l'initiative, et c'est ainsi qu'elle est leur propre image. Chez les peuples esclaves, la Constitution est faite par leur maître ; ils n'ont pas à l'examiner en détail, mais à la subir en masse, ils ne délibèrent pas, ils ne corrigent pas. Les yeux fermés, ils acceptent. Ils disent comme Ponce Pilate : Ce qui est écrit est écrit. Ils n'y changent rien; à tout, ils répondent : Oui; et cela devient leur loi. Tel est le plébiscite. Vous ne l'avez pas fait, ni vous, ni vos représentants. Vous rie pouvez, avec vos trente- huit millions de volontés, y changer une syllabe. C'est parole d'airain, inflexible, irrévocable. Et il s'agit de vous lier, vous et vos fds, à cette fatalité dans laquelle vous n'êtes pour rien. Mais pourquoi mettre vous-mêmes ce joug d'airain sur vos épaules, sans même examiner combien il pèse? Pour¬ quoi reprendre le mot de Ponce Pilate et le clouer sur votre bulletin et sur le front de vos enfants? Non, ce qui est écrit ne sera pas écrit, si vous voulez. Effacez-le, déchirez-le. Mettez non à la place. De bonne foi, que gagneriez-vous à vous refaire les serfs d'un homme, d'une famille, qui n'aura à compter avec vous, que lorsqu'il sera trop tard pour lui mar¬ chander votre argent et votre sang? Tout sera dépensé; il ne vous restera qu'à vérifier et approuver votre ruine. AUX PAYSANS. 431 Un roi coûte gros, me disiez-vous dans vos heures de liberté. Que devez-vous donc dire d'un empereur ? Et quel avantage est-ce pour vous de faire de vos enfants de la chair à canon, quand vous vous ôtez le droit de discu¬ ter si la guerre est juste ou injuste, si elle est une néces¬ sité ou un caprice? Rappelez-vous le Mexique, où peut- être votre aîné est enterré. Voulez-vous que votre plus jeune périsse sans raison et de la même manière? — Ré¬ pondez : Non. Je vous ai vus autrefois dans les jours qui ont suivi la grande Révolution. Vous aviez encore les haillons du serf. Vous étiez nus, vous étiez affamés. La Révolution vous a vêtus, elle vous a nourris, elle vous a faits ce que vous êtes. Et les gens qui ont intérêt à votre abaissement vous poussent à voter contre la Révolution sans laquelle vous n'existeriez pas ! — Répondez : Non. On veut vous brouiller avec les villes, parce que les villes, où l'on peut causer plus aisément avec son voisin, voient de plus près le jeu. Voulez-vous, comme, au temps du servage, ne connaître que le hameau, n'écouter que le seigneur du lieu et le curé du château? Voulez-vous vivre séparés de la France? — Répondez : Non. On veut vous brouiller avec les ouvriers, parce qu'ils marchent en avant, et que l'on veut vous faire retourner en arrière. Ce serait la dislocation de la nation fran¬ çaise. Vous êtes frères, vous avez mêmes intérêts, même avenir. Ne laissez pas se brouiller la grande famille. — Répondez : Non. Ne croyez pas aux épouvantails que l'on dresse devant Vous ; les spectres rouges ont fait leur temps. Nos adver¬ saires vous demanderont en vous montrant le fantôme qu'ils ont habillé ! N'avez-vous pas peur? — Répondez : Non» 452 AUX PAYSANS. Voici, mes chers compatriotes, la dernière raison que les plus avisés gardent pour vous arracher le vote du plé¬ biscite. Ecoutez-moi encore, je ne serai pas long. Ils vous disent : Dans cette constitution composée do quarante-cinq articles, il en est un certain nombre, peut- être dix, peut-être quinze, qui ne sont point malfaisants, et sont même profitables. Prenez donc le tout en bloc ; les bons feront passer les mauvais ; et ce sera un avan¬ tage pour vous. Croyez et prenez, ce sera pour votre bien. A cette invitation, qui vous est faite sur tous les tons, avec douceur, avec emportement, voici ma réponse : J'ai très-soif après une longue course, et quelqu'un me présente un verre à boire rempli jusqu'au bord. Dans le fond, il y a de la ciguë, et elle est mélangée avec du vin de nos coteaux et de l'eau de nos sources. Que ferai-je? Dirai-je follement : Le vin me fortifiera, l'eau me rafraîchira ; avalons donc le tout d'une gorgée et profitons de l'occasion. Non pas certes ! je rejetterai le breuvage, tout mélangé qu'il est, je sauverai ma vie, et j'irai me désaltérer à la vraie source. De même, mes chers concitoyens, je vous le dis, la main sur la conscience N'acceptez pas cette Constitu¬ tion. Rejetez loin de vous ce breuvage. Il y a, au fond de cette coupe, quelque chose qui fait périr les peuples. N'espérez pas que le poison sera corrigé par le miel. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, c'est la mort qui est au fond de ce vase. Rejetez-le. Brisez-le. Répondez : Non. Edgar Quinet. Ancien représentant du Peuple. Yej'taux, 1" mai 1870. TABLE Avant-propos • Préface de l'édition de 1860 L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE I. — Une cause de servitude volontaire II. — L'expérience III. — Problème social et religieux IV. — Illusions. . . V. — Les religions d'État VI. — Quelle doit être la politique du catholicisme?.. . VII. — Que peut être la liberté pour le catholicisme?.. . VIII. — Vérité de la situation IX. — L'État et l'individu X. — Que faut-il faire pour vaincre la démocratie?.. . XI. — De l'autorité. — A qui appartient le droit d'en¬ seigner XII. — Du domaine ecclésiastique et du domaine civil. . XIII. — Catholicisme et protestantisme dans l'enseigne¬ ment XI. 28 i iii I 3 11 20 29 38 47 49 52 59 62 66 71 75 434 TABLE. XIV. — Quelle est la raison d'être de l'enseignement laïque? XV. — Qu'il faut élever un sauveur XVI. — La liberté. . XVII. — Qu'est-ce que l'Université? XVIII. - Solution. . XIX. — De la direction morale de l'Europe LEl'TRE SUR LA SITUATION RELIGIEUSE ET MORALE DE L'EUROPE LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE I. — Un réformateur radical II. — La liberté, est-ce le droit de détruire la liberté?. III. — Comment l'Église catholique a détruit le paga¬ nisme IV. — Quelle a été la jurisprudence du catholicisme contre le paganisme V. — Comment une religion finit VI. — De la religion de la force VII . — Première solution VIII. — Seconde solution IX. — Si un nouveau dogme est nécessaire pour sortir de la servitude s . X. — Qu'attendez-vous ? XI. — De ceux qui attendent une solution finale. . . . XII. — Un sophisme XIII. — Autre sophisme. Si toutes les religions sont égales. XIV. — Deux voies restent ouvertes. Laquelle choisir?. . XV. — Quel sera l'héritier du catholicisme? XVI. — Ce qui arriverait de la chute du catholicisme.. . XVII. — Si l'industrie peut sauver l'Europe XVIII. — Ce qui arriverait de la victoire du catholicisme. . XIX. — Conclusion. Ce qu'il faut faire. . DISCOURS PRONONCÉ AU COLLÈGE DE FRANCE LE 8 MARS 1848., 81 96 101 106 110 125 157 -165 165 170 174 177 186 -192 -193 196 198 202 205 210 212 214 219 225 226 251 236 259 LA CROISADE AUTRICHIENNE, FRANÇAISE, NAPOLITAINE, ESPAGNOLE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE, . 255 TABLE. 435 POLOGNE ET ROME 299 I. — Prière au clergé catholique. . 501 II. — Première réponse à Mgr l'évèque d'Orléans.. . . 505 III. — Seconde réponse à Mgr l'évèque d'Orléans. ... 510 LE PANTHÉON 315 L'ÉTAT DE SIEGE 337 DISCOURS PRONONCÉ A L'ASSEMBLÉE NATIONALE.. 509 PROTESTATION CONTRE L'AMNISTIE 373 LA MORT DE LA CONSCIENCE HUMAINE.. . . 379 RENAISSANCE DE LA CONSCIENCE HUMAINE.. . 389 LE RÉVEIL D'UN GRAND PEUPLE 595 Le 24 mai 391 Le 7 juin 405 LE PLÉBIC1STE ET LE CONCILE 407 I. — Le plébiscite 410 II. — Le concile 415 III. — 1870 419 Note. — Lettre de Mazzini 423 AUX PAYSANS 427 PARIS. — IMP. SIMON MAÇON ET COJtr., ItGE D'ERFURTH, i. OEUVRES COMPLÈTES EDGAR OUÏNET KRE CËDK'ES DE EDGAR OU INET, . S A AIE ET SOxN ŒU VRE Par Charles-Louis CIÏASSIN un fort volume PUBLIÉES EN DEUX FORMATS Jf dont l'un in-8 et l'autre in-18 (format anglais) i ! y .... Crttc édition,' revue par l'auteur, a été publiée sous la surveillance île Mes- Jdlcs 3HC11ELET. Alfred tilUlliSfilL. Armand LEVA'. Paul liA PAILLARD. Eugène NOËL, lill,PAO (du Chili). Henri MARTLN. Ary SCUE'-FER. AimUsfè PRLAULT. CAL VAIA'I TA. J. DU ALENCAR (di ltio-de Janeiro). M A MM . MOMTANELLI. Paul MÊUiilGE. GOOi.CHAUX. CAHMOT. GOLESCO (de Valachie) MARTlM(deStrasbourg). 1 h'Jrirs KEST.NElî. Théophile DUFOU1Î. Augu.-te Marie. Rll.l.ETO, ; ex-ministre moldave. PHILOSOPHIE RELIGIEUSE ET PHILOSOPHIE SOCIALE 1er Volume. Génie des Religions. — De l'Origine des dieux. IIe Volume. Jésuites.— lltramontanisme. — Introduction à la Philosophie de l'histoire de l'Humanité. — Essais sur les œuvres de Herder. 111" Volume. Le Uiristianisme et la Révolution française. — Examen de la Vie de Jésus. — Philoaoplîie de l'histoire de France. HISTOIRE - LES NATIONALITÉS 1V° Volume. Les Révolutions d'Italie. "V° Volume. Màrnix de Sainte-Aldegonde. — La Grèce moderne et, ses rapports avec l'antiquité. VI" Volume. Les Roumains. — Allemagne et Italie. — Mélanges. POEMES VII0 Volume. Ahasvérus. — Les Tablettes du Juif-Errant. VHP Volume. Prométliée. — Napoléon. Les Esclaves. VOYAGES — CRITIQUE LITTÉRAIRE — ŒUVRES POLITIQUES 1X° Volume. Mes Vacances en Espagne. — De l'Histoire de la Poésie-. — Les Epopées françaises du xii° siècle. Xe Volume. Histoire de mes idées. —1815 et 1840.— Avertissement au Pays. — La France et la Sainte-Alliance en Portugal. — Œuvres diverses. XP Volume. Politique et Religion. — France et Rome.— L'Enseignement du A; Peuple.—-La Révolution religieuse au-xix° siècle. — La Croisade romaine. — Le Panthéon. — Plébiscite et Concile. — Aux Paysans. Chaque volume se vend séparément : in-8, 6 fr.; — in-18, 3 fr. 50 c. PAiUS. — l.MP. SIMON IUÇON ET COMP., HUE D'EllFUliTlI, 1. s POLIT ET RELIGION