JACQUES BOULENGER LES SOIRS DE L'ARCHI ROMAN ' • ■ # nrf ' 'V ; v'"F * > : ■ * , . f V GALLIMARD .S. JP. LES SOIRS DE L'ARCHIPEL DU MÊME AUTEUR ROMANS Les Romans de la Table Ronde : I. L'Histoire de Merlin l'Enchan¬ teur. Les Enfances de Lancelot. — II. Les Amours de Lanceiot du Lac. Galehaut, sire des Iles lointaines. — III. Le Chevalier à la Charrette. Le Chateau aventureux. — IV. Le Saint-Graal. La mort d'Artus. 4 vol. (Pion). Miroir a deux faces (N. R. F.). En Escadrille (N. R. F.). VOYAGES Corfou, l'Ile de Nausicaa (N. R. F.). Au Fil du Nil (N. R. F.). HISTOIRE Les Protestants a Nîmes au Temps de l'Edit de Nantes, thèse (épuisé). Le Grand Siècle (Hachette). L'Ameublement Français au Grand Siècle (épuisé). De la Valse au Tango (épuisé). Histoires vraies (épuisé). La Vie de Saint Louis (N. R. F.). Dans la vieille rue Saint-Honoré (F. Didot). Les Tuileries sous le Second Empire (Calmann-Lcvy). Sous Louis-Philippe : les Dandys (Calmann-Lévy). Sous Louis-Philippe : le Roulevard (Calmann-Lévy). Nostradamus (Editions Excelsior). HISTOIRE LITTÉRAIRE Ondine Valmore (épuisé). Au Pays de Gérard de Nerval (Champion). L'Affaire Shakespeare (Champion). Rabelais a travers les Ages (Le Divan). Candidature au Stendhal-Club (Le Divan). Marceline Desbordes-Valmore, sa Vie et son Secret (Pion). CRITIQUE ET ESSAIS ...Mais l'Art est difficile! 3 vol. (Pion). Monsieur ou le Professeur de Snobisme (Le Divan). Les Soirées du Grammaire-Club, en collaboration avec André Thé- rive (Pion). Renan et ses Critiques (épuisé). Entretien avec Frédéric Lefèvre (Le Divan). Le Touriste Littéraire (épuisé). SPORT Animaux de Sport et de Combat, en collaboration avec. Emile Hen- riot (P. Laffitte). TRADUCTIONS Arrien : Traité de la Chasse, en collaboration avec J. Plattard (Champion). Paris Romantique, Voyage en France de Mrs. Trollope (Fayard). Les Voyages Aventureux de F. Mendez Pinto, 1537-1558 (Pion). Voyage dans les prairies du Far West, 1832. par Washington Irving (Pion). Les Aventures du Capitan Alonso de Contreras, 1582-1663? (Pion). ÉDITIONS Pantagruel, Edition de Lyon, 1533, publ. en collaboration avec P. Babeau et H. Patry (Champion). Comptes de Louise de Savoie et de Marguerite d'Angoulêmei, publ. en collaboration avec Abel Lefranc (Champion). L'Isle Sonante, par M. François Rabelais, publ. en collaboration avec Abel Lefranc (Champion). Œuvres db François Rabelais, édition critique en collaboration avec Abel Lefranc, H. Clouzot, P. Dorveaux et L. Sainéan (Champion). Les Propos Rustiques de Noël du Fail (Bossard). Œuvres de Rabelais (F. Hazan). Voyages de F. Le Vaillant dans l'intérieur de l'Afrique, 1781-1785, 2 vol. (Pion). Le Voyage de René Caille a Tombouctou et a travers l'Afrique, 1824-1828 (Pion). Mémoires du Comte de Forbin, chef d'escadre, 1656-1710 (Pion). Voyages et aventures de François Léguât en deux îles désertes, 1690-1698 (Pion). JACQUES BOULENGER LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ROM A N nrf GALLIMARD Paris — 43, rue de Beaune «!. P. BU LETTRES Il lllll II II 092 2148221 D L'édition originale de cet ouvrage a été tirée à cin¬ quante exemplaires sur velin pur fil des papeteries Lafuma Navarre, dont : trente exemplaires numéro¬ tés de î à 30 et vingt exemplaires hors commerce marqués de a à t. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard, 1935, M5- ÏJ-* Nri xaXi.jj.epa, vX topa xaXl. Le matin n'est plus, le soir pas encore, Pourtant de vos yeux l'éclair a pâli. NX xaXtpiepa, vX topa xaXl. Mais le soir vermeil ressemble à l'aurore Et la nuit, plus tard, amène l'oubli. Gérad de Nerval. PIPI — Et vous, Catherine, qu'avez-vous fait de votre dernière après-midi chiote? dit Taillard. — Chiote? dit Commynes. — Chiote, reprit Taillard, ou, si vous pré¬ férez, sciote. — Je ne préfère pas. Ces propos aigrelets, s'échangeaient sur le Huard au départ de Chio... Chio, où de hautes et vigoureuses tulipes rouges pullulent sous les olivettes et dans les champs de blé comme les coquelicots chez nous : les paysans arrachent en pestant cette mauvaise herbe. Nous y avions goûté les doux et dangereux vins des villages; quant à la mastica f ameuse, nous l'avions cueil¬ lie sous les lentisques, mâchonnée au naturel, bue en liqueur et savourée en confitures où les habitants savent la réduire, comme au reste la rose et l'aubergine, la noisette et la bergamotte, la fleur d'oranger et de citronnier. Nous avions reçu avec délices, parfois dans l'œil, les bou¬ quets que les enfants jetaient dans notre voi- — 11 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ture et nous avions regardé entre les oliviers les franges d'argent du soleil danser sur la mer éblouissante. Ah! Chio, île ravissante!... Après quoi nous n'étions pas fâchés de nous en aller, car nous sommes ainsi faits que nous quitte¬ rions le Paradis même, si le diable nous mur¬ murait à l'oreille les petits mots magiques : partir, changer. Le Huard devait appareiller le lendemain. — Moi, dit Catherine, Thanasidès m'a em¬ menée visiter des maisons de campagne. —■ A Campos, dit-il ; c'est aux portes de la ville. Je voulais qu'elle se fît une idée de nos villas grecques. Médecin, il y a de longues années que Tha¬ nasidès ne pratique plus son art; il ne fait pas davantage de « recherches scientifiques »; mais il est de tous les congrès et il dirige, il organise, il administre. Quoi? On ne sait trop. En tout cas il paraît disposer de quelque argent. Petit, brun et assez fin de visage, quoique rondelet, sa tête aux yeux de flamme paraît faite pour un corps plus grand que le sien, car il a les jam¬ bes bien courtes comme beaucoup de Méditer¬ ranéens. Mais, bâti de la sorte, il est charmant. Ah! quelle adresse!... Catherine l'a rencontré ce matin même, sur la grand'place de Chio d'où il est natif et où il est venu passer quelques — 12 — UN SOIR A C H I O jours de vacances. Il a déjeuné à bord; il y dîne... Hélas! nous partons demain. — Elles sont si désirables, dit Catherine par¬ lant des villas de Campos, que j'aurais été bien capable d'en marchander une... oh! celle-là sur¬ tout où l'on arrive par un torrent!... Heureu¬ sement elle n'est pas à vendre. Pendant toute une période de mon existence, continua-t-elle en riant, il m'a fallu renoncer aux voyages ou peu s'en faut, car chaque fois que je traver¬ sais un pays agréable, je voulais m'y installer pour la vie ou du moins pour quatre-vingt-dix- neuf ans, et je courais chez le notaire pour acheter une maison. Cela finissait par me reve¬ nir un peu cher!... Il y a des femmes qui ont la manie d'épouser leurs amants, après divorce, comme on fait en Amérique, vous savez? Ma passion, à moi, était du même ordre... Bref, j'ai fini par acheter ce bateau pour me guérir de ma manie des installations provisoirement défi¬ nitives. — En sorte que vous errez sur les mers parce que vous avez l'âme casanière, dit Taillard. Catherine haussa ses belles épaules. — Laissez-moi donc vous parler de cette charmante villa où Thanasidès m'a menée aujourd'hui, dit-elle. A un certain moment notre taxi est sorti du torrent (après tout, c'est LES SOIRS DE L'ARCHIPEL peut-être une route?); il s'est hissé je ne sais comment, sur une sorte de berge ou de plate¬ forme longue de quelques mètres: la grille du jardin ouvre là. Thanasidès a sonné, s'est nommé... Les maîtres étaient absents et malgré cela, la femme de chambre nous a aussitôt ouvert : elle était donc sûre d'être approuvée. Elle nous a promenés partout, offert des mézé- dès et en partant elle m'a donné un immense bouquet de cyclamens, d'iris et de tulipes. Tout cela avec un tact et une gentillesse qui pour¬ raient faire envie à bien des femmes du monde. — Mais voyons!... j'avais dit que vous étiez étrangère! s'écria Thanasidès avec une feinte naïveté. Il n'est jamais las de nous entendre louer l'hospitalité grecque. — Et à qui appartient-elle, cette villa irré¬ sistible? demandai-je. Thanasidès. — Aujourd'hui aux Sfiridis. C'est l'ancienne maison de campagne des Boudza. Commynes. — Vous dites Boudza?... J'ai vu au cimetière... Eh oui, au cimetière! On ne connaît pas un pays dont on n'a pas vu le cimetière... J'y ai vu un tombeau presque incroyable. Imaginez une gigantesque pyra¬ mide modèle Chéops, élevée sur un monument UN SOIR A C H I O en rotonde analogue à celui qui sert de porte au parc de Monceau du côté du boulevard de Courcelles; le tout en pierre peinte de manière à imiter le marbre : ce mausolée a dû ressem¬ bler fort, en son beau temps, à un foie gras de Strasbourg un peu âgé; présentement il ne paraît plus guère comestible, car la couleur s'efface. Et sur la façade l'inscription porte : Le barone Elia de Boudza. Quel drôle de lan¬ gage! D'ailleurs les armoiries sont surmontées d'une couronne de comte! Qu'est-ce que c'est que ça? Thanasidès entrevit une histoire à raconter, et il sourit, même des yeux, ce qui lui arrive rarement : il n'a pas le temps. Non qu'il ait le regard fuyant : il le donne volontiers et fran¬ chement, mais pour peu d'instants; parfois, avant même que la bouche se soit refermée, la prunelle a déjà tourné, car tout mouvement, tout geste imprévu qui se font autour de lui l'attirent comme le miroir l'alouette. Si je fai¬ sais sa caricature, je le représenterais comme le sont ces Alexandrins du temps des Ptolémée: avec un œil sur le profil, noir et blanc; c'est ainsi qu'il se stylise dans ma mémoire. — H faut que je commence comme une notice du Dictionnaire des Contemporains, dit-il. Allons-y! LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Budza ou Boudza, b,o,u, comme il écri¬ vait lui-même à la française, c'était le surnom d'un vieux juif de Smyrne, tailleur, fripier et usurier, qui s'appelait en réalité Lévi. Il y a une localité, près de Smyrne, qui se nomme ainsi : peut-être en était-il venu. Le second de ses fils, Elia, continua son métier, surtout l'usure, et finit par se trouver à la tête d'une bonne petite banque. L'aîné, beaucoup plus âgé, était parti pour les Balkans comme tant d'autres de sa race. Il mourut à Salonique, changeur et petit banquier comme son frère. Elia unit les deux maisons sous sa direction et gagna une très belle fortune. C'est lui qui fut anobli par l'empereur Ferdinand. Catherine. — Anobli? Thanasidès. — Oui, il était baron du Saint- Empire, comme beaucoup d'autres financiers de sa race. On raconte qu'il avait rendu cer¬ tains services à l'archiduc Charles-Albert, mais cela n'a pas dû suffire... Il alluma posément une cigarette et atten¬ dit avec coquetterie que Catherine le priât de ne pas se laisser arracher les mots de la bouche, ce qui ne tarda guère. —• Eh bien, reprit-il, en 1890, Charles- Albert fit un pèlerinage à Jérusalem. Quoiqu'il voyageât incognito, on le fit passer par Cons- — 16 — UN SOIR A C H I O tantinople, car on voulait le montrer aux Turcs. Or il avait en horreur l'ambassadeur d'Autriche, un certain Putz von Putzenburg, ou Putzenfeld plutôt, ou quelque chose dans ce goût-là. Bref Son Altesse Impériale paria avec ses familiers qu'Elle couperait, si j'ose dire, au speech que cet honorable diplomate ne manquerait pas d'essayer de lui faire au débotté; et en effet, tandis que Putzenfeld s'avançait tout souriant sur le quai et présentait un bou¬ quet à l'archiduchesse, le prince, qui s'était esquivé avec son aide de camp, appelait un fiacre et filait droit à l'hôtel dont on lui avait retenu un étage, car il avait refusé de loger à l'ambassade. Putzenfeld fut ulcéré, et d'autant plus que diverses personnes avaient observé la scène: il se vengea en célébrant en termes discrets, mais placés avec art dans des oreilles qui l'étaient moins, les déplorables façons du petit-fils de l'empereur. Cependant le prince s'était mis sans délai à ses amusements et divertissements ordinaires. C'est ainsi que le lendemain même de son arri¬ vée, s'étant muni de quelques jeunes personnes aimables, il s'en fut souper et boire abondam¬ ment dans un cabaret réputé; après quoi il se trompa de porte et apparut soudain, nu comme LES SOIRS DE L'ARCHIPEL un ver (sauf ses bottes et son chapeau, soyons justes!), à l'ambassadeur d'Angleterre qui dî¬ nait tranquillement avec sa femme et sa belle- sœur dans un cabinet particulier. Ce n'est pas tout. Vous n'ignorez peut-être pas que les bas-fonds de Constantinople étaient alors assez célèbres par la variété des divertis¬ sements qu'ils offraient aux amateurs : l'archi¬ duc entreprit de les explorer sans retard. Et Putz von Putzenfeld put joindre à ses remar¬ ques sur l'impolitesse de Son Altesse Impériale des allusions à ses mœurs libidineuses... Un soir, que l'archiduc avait bu encore plus qu'à l'ordinaire et saoulé jusqu'à son aide de camp qui était pourtant bien entraîné, il ramena à son hôtel quelques amis de rencontre, les fit entrer dans la chambre de sa femme, réveilla cette chaste princesse et lui ordonna de prendre des poses plastiques après avoir ôté sa chemise. Bref, pour échapper à ce nouveau Candaule, la pauvre créature en fut réduite à se fourrer sous le lit, d'où tous les discours de S. A. I. ne purent la décider à sortir. Le lendemain, elle écrivit longuement ses malheurs à la princesse sa mère, en Wurtem¬ berg; mais on jugea utile que le public les igno¬ rât. Cela paraissait d'autant plus difficile que les amis de rencontre s'étaient prudemment 18 — UN SOIR A C H I O éclipsés sans donner leurs noms et que nul ne savait ce qu'ils étaient devenus; que tout fai¬ sait craindre, en outre, que l'ambassadeur ne montrât pas toute la diligence souhaitable à empêcher l'histoire de se divulguer; et qu'enfin, s'il faut tout dire, le prince manquait un peu d'argent pour cette raison que les banques étaient lasses de lui en prêter. Eh bien, c'est ici que notre Boudza fit mer¬ veille. Il paraît qu'il avança les sommes qu'on voulut, retrouva les témoins de la fâcheuse scène, les paya, leur fit peur et en un mot sauva la situation. Si l'histoire est vraie, ce dont je vous ai dit que je ne saurais répondre absolu¬ ment, il avait bien gagné son titre de baron. Catherine. — Et alors? Thanasidès. — Je vous avertis honnête¬ ment que l'histoire est longue. Nous protestâmes poliment que nous l'espé¬ rions bien. — Sachez donc, reprit Thanasidès enchanté, que le baron Boudza avait deux fils qu'il envoya naturellement à Paris, selon l'usage, pour y achever leurs études. L'aîné, Léon, devint docteur en droit, puis regagna son pays natal et entra dans la bouti¬ que paternelle avec la joie d'un homme qui obéit à sa vocation. Mais Spiridion, le cadet, — 19 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL s'attarda davantage : à vrai dire il fréquentait moins à la Sorbonne qu'au d'Harcourt ou au Vachette, car il était éclectique, mais le Quar¬ tier latin lui plaisait: c'est un endroit si propice à la flânerie! Le Luxembourg est un flemmo- drôme d'été sans rival... Enfin il serait peut-être resté toute sa vie au Quartier latin si son père n'avait fini par lui couper les vivres. Il rentra, mais il parut, hélas! dès son arri¬ vée à Smyrne, que les études qu'il prétendait avoir faites ne lui avaient pas donné le sens des réalités commerciales, car on vit rarement un homme moins doué pour les affaires en général et la finance en particulier. Si bien qu'au bout d'un an son père l'envoya diriger une petite succursale qu'avait la banque Boudza à Chio, en lui déclarant qu'il « était bien le fils de sa mère ». Il faillit même ajouter qu'on ne recon¬ naissait pas en lui le sang des Boudza, car il avait oublié le petit tailleur obséquieux qu'il avait été lui-même trente ans plus tôt, et acquis exactement autant de solennité que d'âge, de ventre, de noblesse et d'argent. Certes Spiro ressemblait plus à sa mère qu'au baron Boudza. A cette époque, celle-ci n'était plus qu'une grosse dame molle et fardée, mais il n'en avait pas toujours été de la sorte et elle avait même été assez belle en son jeune temps, — 20 — UN SOIR A C H 1 O si j'en juge par les photographies. Oh! belle à la mode smyrniote sans doute: la cuisse lourde, le sein vaste, et roulant de gros yeux plus lan¬ goureux que vifs. Mais quoi! ainsi faite, elle avait plu à beaucoup de gens, et l'on raconte que certains le lui avaient fait savoir, notam¬ ment un jeune juif portugais qui tenait une belle boutique de bijoux faux. Cela lui donnait de l'assurance, à ce jeune homme, et la dame était si nonchalante!... Il se peut que le baron Boudza n'eût pas tort de reconnaître son sang en Spiro. Au demeurant, sa femme fut toujours une excellente épouse, placide à souhait et qui, après fortune faite, passait régulièrement qua¬ torze ou quinze heures dans son lit sur vingt- quatre. Spiridion était à peu près aussi actif qu'elle: aussi la sinécure de Chio suffit-elle à combler pleinement ses besoins d'action et il ne sollicita jamais du vieux baron qu'une seule augmenta¬ tion d'appointements dont je parlerai dans un instant. En revanche il lui réclama énergique- ment l'aide d'un fondé de pouvoirs et l'obtint. Grâce à cet homme zélé, il put régler sa vie de la manière la plus agréable pour lui. Le matin il allait au café. Puis, après déjeuner, venait la sieste. Il faisait un petit tour à la banque vers les cinq heures et demie et, ayant — 21 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL signé quelques lettres, il s'en retournait au café jusqu'à neuf heures et demie ou environ, qu'il allait dîner. Le soir nouvelle séance au café. Dans vos pays une pareille vie l'eût mené droit à l'alcoolisme; mais Spiridion, ou plutôt Spiro, ou plutôt Pipi, comme tout le monde l'appelait à Chio, ne buvait guère que de l'eau et de temps en temps une minuscule tasse de café turc : à quoi l'on voit qu'il était pour le moins Grec à demi. Chez nous les terrasses des cafés sont toujours pleines, surtout dans les petites villes, mais personne n'y commande jamais rien. Ainsi mes compatriotes satisfont, si l'on peut dire, à la fois leur sobriété natu¬ relle et leur sociabilité. Il n'y a que les cafetiers qui y perdent, mais ils se dédommagent en ne commandant rien non plus à leurs propres four¬ nisseurs. Et ainsi de suite jusqu'au paysan qui, d'ailleurs, n'a pas grand chose à vendre, le pauvre!... Mais revenons à Pipi. Je vous ai dit qu'il n'avait jamais demandé qu'une seule fois à son père d'augmenter ses ap¬ pointements, à vrai dire considérablement. Ce fut lorsqu'il épousa Euphrosyne Apostolopoulo. Taillard. — Il me semble que je connais ce nom-là. Thanasidès. — Vous pouvez le connaître: il est assez célèbre depuis la révolte et les mas- — 22 — UN SOIR A C H I O sacres de 1822! Les Apostolopoulo, c'était ce qu'il y avait de mieux dans l'île. Tout à fait ruinés d'ailleurs: mévente du vin, mévente de l'huile, mévente de la mastica; les affaires d'ar¬ mement aux mains des étrangers. Mais Euphro- syne était fermement décidée à ne pas vieillir dans la gêne et quand elle voulait quelque chose, celle-là... L'ennui, c'est qu'elle n'était que médiocrement au goût de Spiro. Mais elle prit les moyens de le devenir. Catherine. — Ah! donnez-moi la recette, je vous prie! ThanasidÈs. — Mon Dieu, chère amie, ce sont toujours les mêmes trucs... Commynes. — Beaucoup de complaisance, un peu de chantage. Catherine. — Malhonnête! ThanasidÈs. — D'ailleurs j'ai probablement tort de dire qu'Euphrosyne n'était pas à son goût. Bien rares, les gens qui ont des goûts; au fond la plupart n'aiment ni ne détestent rien, hors ce qu'on leur a enseigné qu'il convient de haïr ou de détester. Or aucun code religieux ni mondain ne parlait d'Euphrosyne : comment voulez-vous qu'il ait su quoi penser d'elle, ce Pipi? Mettons qu'il ne se sentait point porté vers sa personne par une inclination irrésistible, voilà tout. LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Quoi qu'il en soit, elle joua courageusement le tout pour le tout : elle lui fit le coup du grand amour. Flatté, il se laissa faire. Rendez- vous, correspondance... Un beau jour, Apos- tolopoulo père vint lui dire qu'il compromet¬ tait sa fille, ce qui était d'ailleurs la vérité, et qu'il devait l'épouser. Il se résigna très volon¬ tiers à continuer d'être « adoré ». Sa noncha¬ lance était sans bornes, et rompre une habi¬ tude dépassait ses forces. Quant au vieux Boudza, il y avait beaux jours qu'il s'était habitué à l'idée que son second fils n'était qu'un propre à rien, comme il di¬ sait. En outre, ayant pris ses renseignements, il n'ignorait pas que la famille Apiostolopoulo était des premières du pays, donc digne d'une alliance avec les barons Boudza, n'est-ce pas? Joignez que, lorsqu'il vint passer quelque temps chez son fils pour faire la connaissance de sa future bru, il se prit subitement de passion pour l'île de Chio, jura qu'il y finirait ses jours et acheta la propriété des Cotzidichi, à Campos —• c'est celle que vous avez vue, Catherine. — Naturellement il l'acheta pour un morceau de pain... puisque le pauvre homme, même pour son plaisir, n'a jamais su faire que de bonnes affaires! Enfin il écrivit dans son testament qu'il voulait être enterré à Chio, et cela dut lui por- — 24 — UN SOIR A C H I O ter malheur, car il mourut moins de deux ans plus tard, sans avoir jamais eu le loisir de loger dans sa propriété ni même de remettre les pieds dans l'île. C'est Pipi qui a hérité la villa et aussi une partie des actions de la banque; mais Léon, le fils aîné, gardait la majorité et la place de pré¬ sident et d'administrateur délégué: c'était le plus gros morceau, bien entendu. Devenu de la sorte un des richards de Chio, Pipi continua d'aller par les rues en veston d'alpaga et en pantalon de toile fripé, coiffé d'un feutre mou qui, jadis gris, vieillissait en blondissant doucement. Et on lui savait gré de cela. C'était un petit homme bas sur pattes et qui marchait à pas menus; toutefois ses ten¬ dres yeux sémites, noirs et brillants, à reflets dorés, et sa belle moustache — en ce temps- là!... — tout cela aurait bien pu plaire aux femmes, il me semble et, même à la sienne, s'il n'eût été si cruellement ennuyeux. Mais, dieux! qu'il l'était! Sa conversation n'était qu'une sorte de ronronnement; c'était quasi-étouf- fant. Cela peut servir d'excuse à Euphrosyne jusqu'à un certain point, mais elle en a grand besoin. Car, presque au lendemain de son mariage, elle tomba amoureuse de Démétrios LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Castradès et le manifesta avec tant d'éclat que Chio tout entier s'en étonna. Or à Démétrios Castradès succédèrent tant d'autres jeunes gens que le ménage de Pipi devint la fable de la ville. Cependant notre homme ne se doutait de rien. Je suis persuadé qu'il y a bien moins de maris complaisants qu'on ne le croit. Mais la méfiance est si inconfortable! Pipi était résolu¬ ment optimiste par volupté. On m'a raconté qu'un jour Karsaveras, qui avait vraiment de l'amitié pour lui (après tout, est-ce bien sûr?), Karsaveras, dis-je, entreprit de l'avertir. C'était au café Dimodocou. « —• Ecoute, Pipi », dit Karsaveras, « tu vas me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais tu sais que je suis ton ami et j'espère que tu prendras mes paroles en bonne part. « — Dieu te sauve, Stavro! » répondit Pipi. « Si l'on ne trouvait pas de conseils et d'affec¬ tion chez ses amis, où en trouverait-on, sinon dans sa famille? Tu es un vrai ami parce que tu as de l'amitié pour moi, et moi aussi j'en ai pour toi : aussi suis-je ton ami comme tu es le mien. Et l'on doit toujours rendre service à ses amis, parce que, si on ne le fait pas, c'est qu'on n'a pas vraiment d'affection pour eux. Ai-je rai¬ son, oui ou non?... Leur rendre service dans la mesure du possible, naturellement! » ajouta-t- — 26 — UN SOIR A C H I O il en songeant soudain que Stavro allait peut- être lui demander de l'argent. « —■ C'est assez délicat », reprit l'autre, et il se mit à sourire comme pour atténuer l'importance de ce qu'il allait dire. Là-dessus, voilà Pipi qui commence de se méfier un peu. C'est que Stavros Karsaveras avait une réputation de causeur plein d'iro¬ nie; fort anglomane et admiré à cause de cela, il s'était fait une spécialité de cet humour à froid qui passe à Chio pour spécifiquement britannique. Or Pipi faisait profession de goûter passionnément cet humour-là, justement, et d'ailleurs l'ironie en général; malheureusement il ne l'apercevait presque jamais. Alors il se méfiait : mettez-vous à sa place! Quand il croyait en découvrir quelque trait, tant pour s'assurer lui-même qu'il ne se trompait pas que pour avertir les autres (car il était bonhomme), il s'écriait prudemment : « C'est une plaisan¬ terie », sur un ton à demi-interrogatif, mais qu'il accompagnait d'un sourire fin, à tout hasard. « — Je vais te parler franchement, conti¬ nua Karsaveras. Hier j'ai rencontré ta femme... Le bon Dieu ait son âme! Il est vrai qu'elle est assez grande pour sortir sans sa bonne, comme on dit à Paris, mais... — 27 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL « — C'est une plaisanterie », dit Pipi et il but une gorgée de son verre d'eau pour se donner le temps de réfléchir. Mais, à voir la mine étonnée de Stavro, son sourire tout d'abord circonspect ne tarda pas à s'assurer, puis à se changer en un rire plein de confiance et d'autorité. Sur quoi Bakariadès et Scronios, qui causaient à une table voisine, vinrent s'as¬ seoir à la sienne; il leur expliqua que Stavro lui avait déclaré plaisamment que sa femme était assez grande pour sortir sans sa bonne, et Kar- saveras découragé s'inclina devant les décrets du Destin. C'est ainsi que Spiridion Boudza perdit l'occasion d'apprendre ce que savait toute la ville de Chio. A vrai dire les propos de son ami n'avaient pourtant pas laissé de l'étonner un peu et, à la réflexion, il dut se sentir légèrement troublé, car le soir même, en rentrant pour dîner à Campos, il posa à sa femme cette question-ci, et sur un ton presque sévère, ma foi! « — Qu'as-tu fait cet après-midi? Tu es sortie? » Il n'y avait là que Mitsos Argyrostratos, jeune et charmant jeune homme qui était arrivé à Campos peu après le départ de Pipi et qu'Euphrosyne avait retenu à dîner. « —• Moi », dit-elle, « je n'ai pas bougé — 28 — UN SOIR A C H I O d'ici et Mitso non plus. Et toi, qu'as-tu donc fait?... Tâche de marcher droit et de ne pas me tromper, vaurien, ou gare! » ajouta-t-elle coquettement et, tout en riant, elle le menaçait de son ombrelle. « — Tu sais », expliqua Pipi à son jeune hôte, « Euphrosyne plaisante. Elle ne vou¬ drait jamais me battre, tu penses bien! Une femme ne doit pas battre son mari; c'est le mari qui doit garder l'autorité dans son ménage. » Sur quoi Euphrosyne reprit pour achever de détourner la conversation. « — Pourras-tu faire porter demain une robe à moi chez Iaroufalia, afin qu'elle me l'arrange? « — Certainement », répliqua-t-il, « tu n'auras qu'à me la donner et je l'emporterai à Chio. Dis à Vassilo qu'elle n'oublie pas de met¬ tre le paquet dans la voiture, car en partant je pourrais bien l'oublier moi-même, et si jamais je l'oubliais, je ne pourrais faire ta com¬ mission, naturellement. Sitôt arrivé, j'enverrai le cocher chez Iaroufalia avec la robe à arranger et Iaroufalia te l'arrangera: de la sorte tu pour¬ ras l'avoir, la robe, dans une huitaine de jours, si elle est prête à ce moment-là. Mais je pense qu'elle sera prête et alors tu pourras l'avoir. LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Peut-être, pourtant, qu'elle ne le sera pas, auquel cas tu ne l'aurais pas. Je suppose que tu as dit à Iaroufalia comment elle doit te l'arranger, parce qui, si tu ne le lui as pas dit, elle ne le saura pas. Je dirai au cocher de lui demander si elle le sait et il me le dira en revenant. Ou plutôt il te le dira à toi-même, ce soir, quand nous rentrerons à la maison pour dîner, si Dieu le veut. De la sorte tu le sauras. N'est-ce pas? A moins que Christos ne com¬ prenne pas bien lui-même ce que lui dira Iaroufalia... » etc., etc. Ainsi se déroulaient d'ordinaire les discours emmêlés de Pipi. Il continua de la sorte pen¬ dant longtemps encore, mais les explications d'Euphrosyne n'allèrent pas plus loin ce soir- là, ni jamais. A vrai dire certains allèguent que, Pipi s'étant de bonne heure pourvu d'une maîtresse, il est tout à fait impossible qu'elle ne lui ait jamais parlé des libertés que prenait sa femme... Mais c'en est assez sur lui. Il n'a jamais rien demandé hors sa tranquillité; laissons-le donc en paix. Et d'ailleurs... Thanasidès s'interrompit en entendant son¬ ner une clochette. — Voilà Ianni qui nous annonce que le dîner sera prêt dans dix minutes, dit Cathe¬ rine. Je vais me laver les mains. Mais vous — 30 — UN SOIR A C H I O continuerez votre histoire tout à l'heure, Tha- nasidès, n'est-ce pas? Elle se leva la première de sa chaise longue de toile et son beau visage fané nous sourit avec amitié. Les mains jointes sur son giron, ses beaux bras en guirlande révélaient l'épa¬ nouissement amène de son corps. Le soleil dan¬ sait dans ses cheveux savamment dorés et la mer, derrière elle, la vieille Méditerranée des amants, oscillait jusqu'à l'horizon avec une écœurante douceur. J'entendais les petites tapes cordiales qu'elle donnait sur le flanc du vais¬ seau, comme on flatte l'encolure d'un cheval, et j'éprouvais avec délices ce sentiment déli¬ cieux d'irresponsabilité qu'on avait pendant la guerre, en permission, quand on se disait : « Qui sait où nous serons demain? Vivons aujourd'hui! », et que je ne retrouve plus jamais que sur un navire. Mes soucis sentimen¬ taux, artistiques, politiques, pécuniaires, tout le lourd havresac qu'un homme ne pose pres¬ que jamais, je l'avais laissé à terre. J'étais pro¬ tégé par cet étroit fossé d'eau salée qui nous séparait du quai et où flottaient quelques débris de bois pourri, une écorce d'orange, un peu d'écume souillée. J'étais délivré, léger, sura¬ bondant : ô vacances!... Je me sentis parfaite¬ ment heureux. — 31 EUPHROSYNE Dans le petit carré du Huard, je me trouve à l'aise comme dans un habit juste et parfait; aussi bien tout le navire me vêt à merveille : nous coïncidons parfaitement. Le style de la décoration intérieure des bateaux m'enchante... Oh! je ne parle pas de ces paquebots gigan¬ tesques où tout s'efforce à faire oublier aux passagers qu'ils sont sur un vaisseau justement, et à leur donner l'impression qu'ils ont tout simplement changé de palace et de casino; je parle des yachts. J'aime leurs cuirs frais et lisses, leur doux acajou luisant, leurs cuivres étincelants, leurs ponts bien lavés, au plancher net et appétissant. Tout l'aménagement de ces jouets de luxe est commandé par la loi de l'utile, par la nécessité d'économiser la place; la règle c'est de tirer le maximum de commo- 32 — UN SOIR A C H I O dite du minimum d'espace : la beauté y naît de la rigueur. Voilà pourquoi le style « ca¬ bine » nous plaît: il correspondait déjà à notre esthétique présente avant que celle-ci fût née. Je regardais avec sympathie, les gros yeux de poisson-voile de Taillard rouler sous ses lunet¬ tes d'écaillé (il a renoncé par élégance à son lorgnon de fer, lorsqu'il a été nommé à la Sor- bonne et est devenu critique dramatique du Gaulois), pendant que ses fortes mâchoires cou¬ vertes de poils gris mastiquaient les mots et le thon à la tomate de Ianni avec une égale et double énergie. Il contait qu'en se promenant dans l'ancien quartier turc de Chio, cet après-midi même, en compagnie de l'ami Scolopodès, il avait été invité par des ouvriers qui fêtaient le baptême de leur enfant. Pourquoi?... Mais parce qu'il était étranger, tout simplement! Et avec com¬ bien de grâce, de mesure, de politesse il avait été reçu par ces pauvres gens! — Nous aussi, dit Catherine, nous avons été bien accueillis à Campos, dans l'ancienne villa Boudza. La femme de chambre nous a apporté des confitures de je ne sais combien de sortes. J'ai goûté de chaque pot et sali autant de cuil¬ lers. Elle a dû se dire, cette servante, que les barbares du Nord sont bien mal élevés. Je fré- LES SOIRS DE L'ARCHIPEL mis d'imaginer ce qu'aurait pensé de moi votre Euphrosyne! Thanasidès. — Elle était en effet passable¬ ment « collet monté »; au reste elle avait toujours été un peu prude : ne l'imaginez pas du tout comme une créature évaporée. Songez d'ailleurs qu'en 1913 elle avait quarante-quatre ans et une fille de dix-huit ans qu'on appelait Annoula : ses deux autres enfants étaient morts. Elle ne cherchait pas le moins du monde à se rajeunir, toujours habillée de noir, de bleu foncé ou, l'été, de mauve et de gris, et de la façon la plus bourgeoise; j'avoue que je ne m'en souviens plus, mais je parierais que ses jupes n'étaient même pas assez entravées pour l'empêcher de monter un escalier; à cette époque, c'était là beaucoup de pruderie. Sa tournure, ses allures étaient restées assez juvéniles parce qu'elle était mince comme une carte à jouer et qu'elle avait la jambe fine, mais son visage sans éclat était moins frais que son corps. Elle ne le fardait pas, ce qui au reste était alors moins étonnant que ce ne le serait aujourd'hui. Elle le couvrait seulement d'une couche épaisse de poudre de riz, à l'ancienne mode; et dans ce blanc mat ses yeux brillaient d'un feu de malaria, d'un feu triste qu'on eût cru allumé par des pâtres dans un désert. UN SOIR A C H I O Catherine se mit à rire. — Par des pâtres dans un désert!... La belle phrase de roman d'avant la guerre!... Et avec cette figure-là, sa maigreur et ses quarante- cinq ans, elle plaisait encore si fort aux hom¬ mes? Ce qu'elle avait de la chance! Thanasidès. — Que voulez-vous que je vous dise? C'était ainsi. Elle avait quelque chose de très beau : sa chevelure épaisse, vivante, émou¬ vante comme un animal... Et puis moi, vous savez, je ne l'ai jamais trouvée à mon goût, mais il est bien probable que si c'était Papaior- ghis qui vous la peignît, il vous en ferait un portrait tout différent de celui-ci. A cette époque il était son amant depuis quatre ou cinq ans au moins, et il avait l'air de l'aimer plus que jamais. A chacun sa chacune, comme vous dites, et tous les goûts sont dans la nature. Son œil tourna comme un disque de chemin de fer : il voulait voir si nous goûtions sa con¬ naissance des proverbes français. — Peut-être avait-elle des séductions ca¬ chées, dit Commynes, de ces qualités qui ne se découvrent qu'à l'usage? —• Allons, pas d'indécence! s'écria spirituel¬ lement Taillard. Thanasidès reprit : — 35 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL — A cette époque, la longue liaison d'Eu- phrosyne, ses toilettes si sages et ses excellentes façons, tout cela avait sensiblement amélioré sa réputation naguère déplorable. D'ailleurs, quand on possède une fortune immense, qu'on sort d'une excellente famille et qu'on a pour mari un baron, même oriental, on trouve tou¬ jours chez les gens du monde des trésors d'indulgence. Une foule de Grecs qui avaient leurs affaires en Grande-Bretagne venaient user leurs loisirs à Chio; d'autres s'y installaient après fortune faite; au total on y était si anglomane que dans le reste de la Grèce, on appelait en riant les habitants de l'île les Anglo-Chiotes; et c'est dire que le snobisme y florissait. Malgré les potins qui couraient sur elle, la baronne Boudza, qui parlait anglais comme une lady et qui don¬ nait des garden-parties somptueuses dans sa villa, était une des reines du pays... Mais on ne mangeait pas si bien chez elle que sur le Huard, ajouta Thanasidès avec un sourire et un petit salut. En réalité les questions de cuisine ne l'inté¬ ressent pas le moins du monde : il est Grec. Mais il a l'estomac sensible et discourir en man¬ geant, c'est-à-dire avaler tout à la hâte, ne lui vaut rien. Catherine lui offrit naturellement de — 36 — UN SOIR A C H I O reprendre du poulet aux bamiès et son récit se trouva interrompu. Chacun se mit à citer des exemples de dames dont les aventures quasi publiques n'ont nullement atteint la situation mondaine (elles étaient richissimes), — depuis celle-là dont on s'amusait de voir les familiers porter tous, au bout d'un certain temps, des boutons magnifiques, mais identiques, à leurs chemises de soirée, jusqu'à cette autre qui, pen¬ dant la guerre, emmenait un splendide Anglais qu'elle avait soigné à l'hôpital faire des « pro¬ menades de santé » dans sa voiture : « Et où donc a-t-il été blessé? demandait-on. — Tout en haut de la cuisse », répliquait-elle avec can¬ deur. Enfin nous remontâmes sur le pont. Ianni apporta le café, et nous avalâmes en nous brûlant comme il convient le contenu des tasses minuscules; puis Catherine alluma une cigarette hellène, au goût de tisane, et s'installa dans son transatlantique. Elle y retrouva ses châles, son livre, son sac, son nécessaire, sa boîte à cigarettes, tout l'attirail féminin qui faisait de cette simple chaise longue en toile quelque chose d'aussi intime que le petit divan de son boudoir de Paris. Taillard releva soigneusement le dossier de la sienne, de manière à se trouver assis sur son séant, et non à demi couché : il — 37 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL a en effet grand'peine à se mettre debout quand il est étendu, ce qui l'humilie passablement ; en outre s'il renverse trop sa tête en arrière, la pression du bouton de son col sur sa gorge le congestionne, principalement après les repas. Le mince Commynes, au contraire, s'allongea nonchalamment, tandis que je me plaçais de manière que la fumée de mon cigare ne gênât personne. Nous avions rapproché nos sièges. Thanasidès comprit que nous attendions la suite de son histoire. — Voyez-vous cette maison, là-bas, sur le port, dit-il, celle qui a juste quatre fenêtres éclairées? Il y a vingt ans, elle appartenait à Hellé Karavoglou, la nièce par alliance de Kastolos... Vous le connaissez, n'est-ce pas, Catherine? Je croyais... Nous nous y sommes bien amusés, dans cette maison! Hellé était aussi gaie que son mari et elle recevait plusieurs fois par semaine. Cela pouvait se faire en ce temps-là: la vie était plus facile qu'aujour¬ d'hui... Un jour, à un grand tea, j'y étais en train de causer avec Euphrosyne Boudza, juste¬ ment. Il y avait un monde fou, mais la plupart des gens s'entassaient dans la même pièce, comme toujours, celle où se trouvait le buffet. Je vois encore Euphrosyne assise dans un fau¬ teuil; moi je suis sur une chaise en face d'elle, UN SOIR A C H I O un peu penché en avant pour lui parler. Je dois vous dire qu'en ce temps-là je lui faisais la cour, naturellement... Oh! non, elle ne me plaisait pas! c'était plutôt par politesse. Il fit tomber la cendre de sa cigarette et sourit avec fatuité. — Bref je la regardais dans les yeux... Ses prunelles paraissaient noires comme du jais au milieu de son visage de craie, si larges qu'elles n'étaient bordées que d'une étroite marge de blanc, très brillantes aussi, mais sans profon¬ deur : des petites flaques d'encre, exactement. Soudain le point lumineux de la pupille semble jeter une étincelle, s'échappe et le regard passe au-dessus de ma tête... Comment vous dire? Ce n'était pas une œillade, un coup d'œil coquet, mais scrutateur, presque timide et pourtant appuyé, brûlant, un regard à la fois chargé de curiosité et si femelle, si nu, que je m'en sentis offusqué, presque gêné. Je me retournai d'ins¬ tinct et vis le jeune Grégoire Arena. Un beau garçon, certes, et qui pouvait plaire, quoique un peu lourd. Il ressemblait assez à ces Antinous qu'on trouve souvent dans les galeries d'antiques; il en avait le front pur et borné, les lèvres charnues et roulées, le cou rond, fort comme une colonne, et l'air à la fois mâle et légèrement sournois. A peine hel- — 39 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL lène : son grand-père était venu de Trieste à Athènes comme valet de chambre d'un Alle¬ mand de la cour du roi Othon, et son père avait épousé une Italienne. Quant à moi, je n'avais pas grande sympathie pour lui : je le trouvais renfermé, vaniteux, lourdement rusé comme un paysan, et je crois bien qu'il n'aimait que l'argent, dont au reste il n'avait guère : son père, petit armateur à Volo, ayant eu cinq fils, s'était trouvé heureux de caser Grégoire à Chio comme employé chez son ami le banquier Campobasso... Non, je ne l'aimais pas beau¬ coup, mais vous savez comme vont les choses dans nos petites villes où l'on vit dehors et où l'on se rencontre sans cesse : on fait semblant d'être bons camarades, surtout l'été : c'est tel¬ lement plus commode, et il fait si chaud! D'ail¬ leurs j'étais encore jeune médecin à ce moment- là : il ne s'agissait pas de se brouiller à tort et à travers avec les gens et de perdre sa clien¬ tèle. « — Quel est ce Palikare? » me demanda Euphrosyne avec une moue dédaigneuse. « Vous le connaissez? Présentez-le moi donc. » Mais, au lieu d'attendre que je le lui ame¬ nasse, elle se leva en même temps que moi et se dirigea vers lui. Il venait justement d'accep¬ ter une tranche de tsourek et du thé : un peu — 40 — UN SOIR A C H I O embarrassé de sa tasse et de son gâteau, il avait l'air plus paysan que jamais. Et en face de ce beau gars aux poignets solides, cette Messaline bourgeoise, chaude et salace sous sa décente robe de crêpe de Chine gris, couvrant ses yeux fiévreux d'un face-à-main d'écaillé, c'était plus affligeant que risible, je vous assure. Le lendemain même nous causions, Arena et moi, au café Dimodocou, lorsqu'Euphro- syne traversa la place. Il faut que vous ima¬ giniez bien la scène : le café étend au loin sous les platanes ses tables de bois peint en vert, où le feuillage pose ses découpures d'ombre comme un puzzle en désordre; Arena est installé à l'une d'elles où je viens de m'asseoir à côté de lui, il a ôté son chapeau et une tache de soleil illumine son front blanc, un peu bas, aussi bien taillé qu'une abaque de colonne dorique. Passe à distance Mme Boudza, maigre, bien coiffée, très « dame » sous son grand chapeau noir et son ombrelle claire. Nous la saluons. Elle répond par un petit signe de tête sans y joindre le moindre sourire, puis soudain tourne droit vers nous. Nous nous levons sur¬ pris, car ce n'est pas trop l'usage à Chio, que les dames viennent parler aux jeunes gens assis au café. « — Vous ne voulez donc pas me dire bon- — 41 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL jour, Monsieur Arena? » dit-elle en souriant, les yeux fixés sur lui. Il proteste sérieusement: italianissime, son fort n'était pas le badinage; mais il n'en paraît que plus charmant à Euphrosyne qui prend cela pour une marque de jeunesse et de naïveté. « — Eh bien », dit-elle, « venez faire un tour avec moi à Campos : le cocher m'attend là-bas, devant chez Coscozos. Ce sera une bonne œuvre: je n'ai pas de kief aujourd'hui » (comme vous diriez: j'ai le spleen). « Et vous aussi, Docteur », ajoute-t-elle. L'invitation, bien entendu, ne m'était faite que par politesse; je la déclinai sous prétexte d'un client à visiter. Arena hésita. En ce temps- là les équipages étaient rares à Chio (les autos privées le sont encore) et l'idée d'être rencontré dans une somptueuse Victoria en compagnie d'une dame considérable l'enchantait, car il avait vingt-deux ans; en outre, tel que je le connaissais, il devait calculer que le goût que Mme Boudza semblait avoir pour sa personne pourrait lui procurer divers avantages. Mais d'autre part il venait de me confier qu'il avait rendez-vous avec une jeune personne dont il espérait, ce jour-là justement, obtenir de grandes faveurs. « — Ce serait avec plaisir, mais j'ai un _ 42 _ UN SOIR A C H I O rendez-vous d'affaires dans une demi-heure », dit-il naïvement. « Ah! je n'ai pas de chance! « —• Est-elle brune ou blonde, votre affaire? » demanda Euphrosyne assez gaiement. Il répondit par un sourire niais et fat à miracle. Sur quoi Euphrosyne devint subite¬ ment plus distante que si nous eussions été d'infimes cirons perdus dans la poussière à ses pieds et, après un petit semblant de salut fort sec, elle nous tourna le dos et s'en alla, laissant Arena fort vexé (bien à tort!) Je restai ensuite près d'une semaine sans le rencontrer. J'étais dès cette époque fort occupé. « — Eh bien », lui dis-je lorsque je le retrouvai, « tu l'as revue? « — Qui ça? « — La baronne Boudza, naturellement! » Il me conta que, le lendemain même de la scène du café Dimodokou que je viens de vous dire, il l'avait croisée dans la rue, en sortant de sa banque, et saluée « plutôt sèchement », sans s'arrêter. De même les jours suivants, et là-dessus il avait commencé de se dire qu'il était difficile que ces rencontres fussent l'effet du seul hasard et que, pour le poursuivre de la sorte, il fallait que Mme Boudza eût un béguin pour lui. « — Mais je me suis bien gardé de l'abor- _ 43 _ LES SOIRS DE L'ARCHIPEL der, frère! C'est elle qui a été forcée de faire toutes les avances, tu sais!... Enfin, avant-hier, voilà qu'elle s'arrête net, braque sur moi son face-à-main à long manche et me dit : « Vous « êtes bien froid avec moi, M. Arena! » Je répondis que je ne me serais jamais permis de lui adresser la parole le premier, ignorant si cela lui serait agréable. « Oh!... mais cela me « ferait un plaisir fou, inouï, songez donc! » reprend-elle sur le même ton d'ironie. Cela me blessa; je la saluai, attendis un instant avec une politesse glaciale (mais elle ne trouva rien à ajouter : elle comprenait sa faute, mon cher, elle était désespérée), et je partis. Je n'étais pas mécontent de moi-même, au fond. » (La « politesse glaciale » du genre anglais, c'était une des spécialités d'Arena : il y réus¬ sissait même si bien qu'il y donnait parfois une impression de virtuosité, ce qui d'ailleurs ne manquait pas de réchauffer sur le champ les gens qu'il eût voulu geler, quand toutefois ils étaient assez fins pour s'en apercevoir.) Une semaine plus tard, il dînait chez Mme Boudza en compagnie d'une douzaine de personnes, dont j'étais. Cette antique maison des Apostolopoulo à Chio, je l'ai vue vendre à l'encan et démolir comme tant de nos vieilles demeures. Elle était à cette époque toute pleine UN SOIR A C H I O encore de ses meubles dorés, contournés, tor¬ tillés à l'italienne; elle gardait ses grands salons en fausses boiseries plus rocaille que nature, ses portes et ses glaces à trumeaux — de ces trumeaux où l'on voit des marquis et des dames Louis XV vêtus de nuances trop foncées, bleu marine, chocolat ou vert épinard, — le tout d'un rococo attendrissant, et si visiblement faux, si naïvement pastiché, si évidemment daté de 1850, que cela prenait la saveur d'une œuvre originale. Arena n'était jamais venu dans la maison et j'observais du coin de l'œil quel effet faisaient sur lui ces merveilles alors passablement éblouissantes pour moi; mais son visage restait parfaitement inexpressif, comme d'habitude. ..Euphrosyne ne montra pas plus d'amabilité pour lui que pour les autres, ne le regarda pas davantage et elle ne s'efforça pas le moins du monde de le faire parler, ce qui au reste eût été difficile, car il n'avait rien à dire. Néan¬ moins, telle était l'atmosphère qui se dégageait d'elle, le courant qu'elle émettait (je ne sais comment appeler cela), qu'à la fin du dîner Papaiorghis était blême de fureur. Mais, pour Mme Boudza, il s'agissait bien de lui! Elle ne le voyait même plus. Quant à Pipi, plus Papaiorghis pâlissait, plus il semblait ravi : à la — 45 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL fin il souriait comme une tirelire et ronronnait comme une toupie en se frottant les pattes comme une mouche; c'était tout un spectacle... Et Arena? Je le vois encore, l'air plus « mar¬ bre » que jamais, le front fermé... Je ne suis pas près d'oublier ce dîner-là. Le lendemain, premier mai, Mme Boudza partait pour sa maison de Campos comme cha¬ que année à pareille date, et quelques jours plus tard elle y donnait un nouveau dîner. Arena, invité, répondit qu'il ne pourrait se rendre libre ce soir-là. Or, à peine eut-elle reçu sa lettre, voilà Euphrosyne qui accourt à Chio. « — Mon cher, me racontait plus tard Gré¬ goire, elle a attendu pendant vingt-cinq minu¬ tes à la porte de la banque dans sa voiture, parce qu'elle ne savait pas l'heure de sortie des employés. En me voyant, elle descend, marche droit à moi et me dit: « — J'ai reçu votre lettre. Pourquoi ne voulez-vous pas dîner chez moi? » J'étais littéralement suffoqué, mécon¬ tent aussi qu'elle fût venue me relancer jusque- là... Tu penses si ça se voyait, cette Victoria. Quand on vous monte une scie, dans cette banque, il n'y a plus moyen de s'en dépêtrer... » Sa vraie raison, celle qu'il ne disait pas, c'était, bien entendu, qu'il sentait d'instinct que la dureté, la brutalité même étaient le meilleur — 46 — UN SOIR A C H I O moyen qu'il eût d'attacher à lui cette fière per¬ sonne qui venait de lui faire tacitement l'hum¬ ble aveu de ses sentiments. Il reprit : « — Je lui ai répondu tout d'une traite : « Est-ce que vous croyez que je gagne assez « ici pour avoir de quoi louer des voitures et « me faire conduire à la campagne? Je n'ai « pas d'argent, moi! Et l'on ne peut pourtant « pas revenir à pied de Campos, n'est-ce pas?... « Alors il faudrait garder le fiacre toute la « soirée? » Elle est restée, mon enfant!... » (C'est comme si vous disiez en français: « Ça lui a fait un effet!... ») Quant à cela, je le crois volontiers. Je parie¬ rais qu'elle ne songea même pas à ce qu'il y avait de bas dans cette querelle d'argent qu'il lui faisait et à laquelle elle ne pouvait répondre autre chose que de proposer à Grégoire de lui en donner. Quel soulagement pour son amour- propre, en effet, que de pouvoir se dire : « Il est pauvre. Voilà ce qui l'empêchait! C'est cela seulement! » Il faut avouer que les chemises de soie d'Arena étaient d'ordinaire passable¬ ment jaunies par les lavages, le pantalon qu'il mettait pour aller à la banque un peu marqué aux genoux, son chapeau fort culotté. Peut- être remarqua-t-elle soudain tout cela... J'ima¬ gine qu'en ce cas un flot de tendresse l'envahit: — 47 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL elle appartenait au genre des amantes mater¬ nelles; c'est peut-être pour cela qu'elle n'était pas trop bonne mère. « — Comme si vous ne saviez pas que je vous enverrai chercher quand vous voudrez! » s'écria-t-elle, les larmes aux yeux. Lui, cependant se trouvait comme enivré de sentir son pouvoir sur cette femme si riche, si puissante. Alors elle crut le voir ému. Mais il lui dit durement : « — Ai-je l'air d'un homme qui se laissera entretenir par vous? » Et, l'ayant saluée, il partit sans se retourner. Ce jour-là, elle pleura d'humiliation et de douleur en pleine rue : « Elle en pleurait! » me disait Grégoire. Et les choses continuèrent ainsi durant quelque temps. Il la mettait au régime de la douche écossaise, comme vous appelez cela en français, je crois. C'est le sys¬ tème du dompteur : un morceau de sucre, un coup de fouet. Il me disait : « Je la dresse, celle-là. Et le plus fort, c'est que je ne sais pas pourquoi. J'ai besoin de l'humilier parce qu'elle m'aime, voilà tout. » Catherine. — C'était donc un monstre, votre Grégoire? Je trouve ces derniers mots ignobles. Thanasidès. — Oh! vous savez, un monstre, — 48 — UN SOIR A C H I O des mots ignobles, ce sont là des appréciations morales qui n'ont pas grand sens pour un méde¬ cin. Quant à moi, je croirais plutôt qu'il obéis¬ sait à un complexe d'auto-punition assez bien caractérisé. Notez qu'il était plutôt cupide : pessimiste, comme on dit, et toujours inquiet du lendemain malgré son air endormi, il crai¬ gnait sans cesse de manquer d'argent. C'est pourquoi il était nécessaire qu'il se ruinât pour se punir, et c'est ce qu'il n'a pas manqué de faire par la suite. Une bonne psychanalyse l'eût peut-être guéri... Mais laissons cela si vous vou¬ lez, s'empressa d'ajouter Thanasidès en voyant se peindre sur la figure de Taillard une expres¬ sion d'ironie et de curiosité amusée. (Les prin¬ cipes de la psychanalyse ne sont peut-être pas vrais, mais la vulgarité des objections que leur font d'ordinaire les gens de bon sens qui n'en sont pas instruits est quasi-insupportable.) — Le résultat de la brutalité de Grégoire, reprit notre conteur, c'est que pour la pre¬ mière fois de sa vie Euphrosyne se sentait vrai¬ ment dominée. Il la traitait comme une brute qu'il était. A force d'être fouaillée, elle deve¬ nait humble, elle, l'impérieuse. Un jour, le bien-aimé accepta de dîner à Campos impromptu; le peu gênant Pipi était justement à Smyrne : toutes les joies pour LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Euphrosyne! Dans cette propriété de Cam- pos, la maison est quelconque, vous savez, mais le jardin, Catherine peut vous dire qu'il est agréable. Pendant qu'elle nous expliquait que c'était « un délice », Thanasidès profitait du répit qu'il s'était ménagé pour allumer une nouvelle cigarette. Le logis était banal, paraît-il, « tout à fait une de nos villas de Chatou ou de Ville- d'Avray », sauf la grande noria sous sa pergola peinte de couleurs pimpantes, de bleu, de vert, de jaune, de rose, comme un jouet pour jeune géant sage, et couverte de glycines. Mais le jardin!... — Derrière un antique bosquet de platanes, un bois de citronniers et d'orangers comme on n'en voit chez nous que dans les contes de fées, disait Catherine, transpercé dans son milieu, comme un papillon, par une grande allée droite comme un I, qui s'en va jusqu'au mur du fond entre deux bordures de fleurs larges de trois mètres au moins... Ah! ce n'est pas compliqué quant au plan! Mais l'art du jardinier est bien inutile ici... Thanasidès reprit : — Euphrosyne et Grégoire montèrent donc dans la voiture de la dame, qui attendait comme d'habitude, devant la boutique de Coscozos. En UN SOIR A C H I O route, Arena prit soudain la petite main qui gisait sur la banquette: il glissa son doigt sous le poignet du gant et Euphrosyne frissonna si complètement, pour ainsi dire, que jusqu'à son ombrelle, qu'elle tenait dans son poing droit, en trembla légèrement. « C'était tellement comi¬ que que je ne pus m'empêcher de rire, frère », me disait-il. Il mit nue la main qu'il tenait, la serra, mais ne fit rien de plus. Troublée, les yeux clos, elle se sentait frémir jusqu'au plus intime de sa chair. A Campos, elle l'emmena sous les platanes, à l'écart de la maison. « — Et M. Boudza, comment va-t-il? » pensa-t-il alors à demander. « — Il est à Smyrne! » répondit triompha¬ lement Euphrosyne ; elle s'était bien gardée d'apprendre cela à Grégoire avant qu'il eût accepté de venir dîner. Mais pas un instant il ne s'approcha d'elle. Au dîner parurent Annoula £t son institu¬ trice anglaise. Je ne vous dis rien de la jeune fille : dans le récit qu'il me fit de cette soirée, Arena ne m'en souffla pas mot. Après le café, elle se retira avec sa gouvernante. Le repas avait commencé très tard. La nuit était d'une douceur exquise. Euphrosyne proposa de faire quelques pas au jardin. — 51 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL « — On n'y voit goutte », dit Arena. « — La blancheur de l'allée nous guidera », fit-elle. Ils marchèrent côte à côte, puis il prit son bras et elle s'appuya sur lui, toute troublée. Un rossignol sans génie répétait éperdument ses huit notes. Comme ils traversaient le parfum charnel d'une touffe de tubéreuses, Euphro- syne s'arrêta et leva son visage vers le jeune homme; la lueur d'une étoile y faisait miroi¬ ter ses larges prunelles noires. Il respira l'odeur épaisse des fleurs mêlée à celle de la femme, et soudain il se pencha en enlaçant ce corps défail¬ lant, baisa la bouche... Elle semblait prête à se défaire comme un bouquet. « Attends... Ren¬ trons », murmura-t-elle. Ils revinrent vers la maison. Comme ils péné¬ traient dans le vestibule, Annoula sortait du salon. Vêtue d'une légère et flottante robe d'été, elle avait un air de jeunesse et de fraî¬ cheur printanières. En voyant sa mère rentrer avec Grégoire, elle ne dit rien, ne sourit point, ne salua point : elle se mit soudain à courir, gravit l'escalier de bois si légèrement qu'on n'en entendit pas craquer une seule marche, et disparut. « Une jeune fille... » songea Grégoire obscurément. La chambre d'Euphrosyne était au premier — 52 — UN SOIR A C H I O étage, au-dessous de celle d'Annoula. Mais il faisait si chaud que les domestiques n'étaient pas encore couchés : on les entendait remuer dans la maison. Mme Boudza, nerveuse, con¬ duisit le jeune homme au salon. Ils y trouvè¬ rent une servante qui ôtait les liqueurs. Celle-ci revint peu après, apportant des boissons fraî¬ ches sur un plateau. Tout cela prit du temps. Euphrosyne avait les nerfs tendus. Quand la femme de chambre fut enfin sortie, elle dit au jeune homme : « — Venez vous asseoir un peu auprès de moi. » Mais là-dessus elle dut sonner la servante : elle avait oublié de donner des ordres à Chris- tos, le cocher; il ne fallait pas le laisser se cou¬ cher. « — Dis-lui qu'il attende », commanda-t- elle. « Je le ferai prévenir quand il faudra qu'il attelle pour ramener le kyrié. » « — La voiture est déjà à la grille », répon¬ dit allègrement la fille; sur quoi le visage de sa maîtresse changea de telle sorte qu'elle ajouta dans un murmure : « Christos avait cru bien faire... » (C'était son mari). Grégoire parut tout à coup assiégé de scru¬ pules incoercibles. Il ne voulait pas faire veiller le cocher trop tard. Il craignait que le cheval — 53 — LES SOIRS DE L'ARC EUE EL ne prît froid à l'attendre. Lui-même devait se lever de très bonne heure le lendemain. Bref il lui fallait partir. Et déjà il était debout pour prendre congé. Euphrosyne lui tendit la main machinale¬ ment et, quand il la lui serra, elle eut un accès de fou rire nerveux, inquiétant. De temps en temps elle se calmait un peu, puis elle regar¬ dait la mine que faisait Grégoire et repartait de plus belle. Cela dura deux ou trois minutes, après quoi elle s'arrêta et se tamponna les yeux avec son mouchoir. Il y eut un instant de silence. « — Je ne vois pas... » commença le jeune homme avec dignité. Alors, sans l'écouter, elle se mit à l'injurier doucement. Soudain vieillie, les larmes aux yeux, les traits tirés, comme tordus, toutes ses rides creusées (« Elle avait la figure bonne à repasser, mon petit! », me disait-il : c'est une expression de chez nous), elle lui jetait à mi- voix des mots ignobles dont (selon l'heureuse formule d'Arena encore, parlant à ma per¬ sonne), dont « on se demandait vraiment où elle les avait appris ». Il était si sot qu'il s'offensa, devint digne et reprit la fameuse « politesse glaciale ». Comme il partait, Euphrosyne rouvrit la porte du salon pour lui — 54 — UN SOIR A C H I O lancer, à voix basse, une dernière insulte... Mais le lendemain matin de très bonne heure, au moment où il sortait de chez lui pour se rendre à la banque Campobasso, il la trouva devant sa porte, qui l'attendait, indifférente au qu'en dira-t-on, toute coiffée, avec ses frisettes, cor- setée, le visage poudré à blanc, gantée, tirée à quatre épingles (c'est comme cela que vous dites en français, n'est-ce pas?), son en-cas à la main, — et elle lui demanda pardon! Ensuite, et pendant quelque temps, on la vit presque chaque jour promener sur le port ses yeux de possédée et sa mise si sagement bour¬ geoise; comme par hasard c'était toujours à l'heure où se faisait la sortie des employés de Campobasso. Elle ne parlait pas à Grégoire : il le lui avait sans doute défendu. « Ah! voilà Euphrosyne du Boudza! Il va donc être six heures. Réglez vos montres », nous disait Hellé Karavoglou avec un sourire malveillant. Elle était si bonne langue qu'il n'était jusqu'à sa femme de chambre qui ne sût que Mme Boudza courait après un matelot du port qui ne voulait pas d'elle. « Elle en sèche sur pied ! » constatait Hellé et, ma foi, il y avait quelque chose de cela, car Euphrosyne maigrissait et n'embellis¬ sait pas. Sur ces entrefaites je quittai Chio. Le docteur LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Hausset, mon maître, mon « patron », m'avait toujours promis que, s'il voyait une place pour moi en France, il me le ferait savoir. Il m'écri¬ vit que Perdrier avait besoin de quelqu'un pour le seconder à sa clinique. Il lui avait rap¬ pelé ma thèse et Perdrier était disposé à me créer une situation si je voulais travailler avec lui. J'avoue qu'entre la perspective de continuer à faire de la clientèle à Chio et celle de travail¬ ler avec le professeur Perdrier à Paris, même moins fructueusement, je n'hésitai pas une seconde. Je partis donc en toute hâte... Hélas! je n'étais pas arrivé depuis trois semaines que mon patron mourut. Huit jours plus tard, ce fut le tour de mon vieux maître Hausset. Que devenir? Chez vous la concurrence est dure, car les médecins sont innombrables, et un étranger, ait-il été honoré de la confiance d'un Hausset et d'un Perdrier, n'a malgré tout pas beaucoup d'occasion de réussir. Il fallait vivre: je me décidai à quitter Paris, où j'avais tant espéré pouvoir m'installer, et à regagner mon île natale. Oh! ce ne fut pas sans combat! Mais je dois dire... Enfin j'avais laissé à Chio de ten¬ dres habitudes. J'avais une amie qui... Catherine. — Ça ne m'étonne pas, tel que je vous connais! Je crois même qu'elle ajouta « polisson! » 56 — UN SOIR A C H IO pour lui faire plaisir. La fatuité de Thanasidès qui est naïve, a quelque chose de frais, de puéril, si l'on peut dire, qui lui donne presque de la grâce. Tout le monde jugera sans doute assez naturel qu'un garçon de moins de trente- cinq ans (c'était l'âge qu'il avait alors) eût trouvé dans l'île de Chio une jeune personne qui le distinguât; pourtant Catherine lui eût attribué les mille e tre de don Juan qu'il n'eût pas affiché plus d'ostentatoire modestie et d'inutile discrétion. Il sourit (aux anges), pro¬ testa (avec ravissement) et la naïveté de tout cela le rendait à la fois ridicule et sympathique. (Dans nos vieux pays d'occident, je veux dire en France ou en Angleterre, bien rares ceux qui songent encore à tirer vanité de leurs suc¬ cès auprès des femmes; mais j'ai souvent observé que les Grecs accordent aux leurs une importance énorme. Faut-il conclure de là que les femmes sont plus faciles chez nous? Je n'en crois rien: ce sont plutôt les hommes qui ont changé. Au temps de la république de Méline les messieurs s'enorgueillissaient fort de leurs victoires sur la vertu des dames ; il ne semble pourtant pas que ces victoires fussent plus malaisées qu'aujourd'hui, non vraiment, quoi qu'on dise. Mais les jeunes gens accordent aux divers plaisirs de la vie des prix variables LES SOIRS DE L'ARCHIPEL selon les époques, à quoi l'on voit combien la plupart des plaisirs sont conventionnels. Les jeunes gens d'à présent ne s'amusent plus guère à compliquer l'adultère et ne considèrent plus les cinq à sept ou, pour mieux dire, les six à huit comme une occupation digne de remplir l'existence. Qu'y faire?) Thanasidès continua de la sorte: — En somme je n'avais pas été absent de Chio plus de trois mois. Je retrouvai à peu près mon ancienne clientèle et je repris sans trop d'enthousiasme ma vie passée. Grégoire Arena me parut changé: lui si fat jadis, si indiscret, impossible désormais de lui arracher un mot sur ses amours. Et bien mieux! Vous devinez que, bâti comme il était, beau¬ coup de femmes lui faisaient les yeux doux : que de bonnes fortunes il eût pu avoir, s'il eût voulu! Mais c'est qu'il ne semblait pas vouloir, justement: « Ah! ça! quelle est donc l'heu¬ reuse élue? » me demandais-je, mais je ne la découvrais pas et nul ne lui connaissait de liai¬ son. Je dois même dire que d'assez fâcheuses rumeurs commençaient de courir, tantôt sur ses goûts, tantôt sur ses moyens — lorsqu'éclata comme un coup de tonnerre la nouvelle de ses fiançailles avec Annoula! Sans que rien l'eût fait prévoir, Voilà qu'il cueillait soudain la — 58 UN SOIR A C H I O plus riche héritière de Chio. Certes on avait remarqué qu'il allait souvent chez les Boudza, mais les gens malins croyaient que c'était pour la mère et voilà qu'il allait épouser la fille! Que s'était-il passé? Je n'en sais rien, mais je parierais qu'il ne se fit aucun scrupule de se servir de son ascendant sur Euphrosyne pour la faire consentir à ce mariage si cruel pour elle... Car enfin ce n'est pourtant pas Mme Boudza qui dut lui proposer sa fille, n'est- ce pas? ni même la lui donner de son plein gré!... Annoula l'aimait donc, ce beau garçon? Oui, apparemment. Dans toute cette affaire néanmoins, c'est elle, le grand mystère. Au physique, imaginez une jeune personne d'un maintien assez fier, plutôt jolie en somme, et même assez charmante, quoique sa mince bouche, son long nez, tout son corps subtil et comme sans poids n'inclinassent guère à des pensées voluptueuses. Il n'y avait qu'environ un an qu'elle était à Chio. A quinze ans, son père et sa mère l'avaient envoyée, pour perfectionner son anglais, non dans une pension britannique, mais chez des Gréco-Américains de leurs amis qui vivaient à Los Angeles, et elle avait rapporté de là, outre un accent yankee à donner des vapeurs au séna¬ teur Borah, la science de conduire les automo- LES SOIRS DE L'ARCHIPEL biles, ce qui plongeait les habitants de Chio dans la stupéfaction. Il faut dire qu'il n'y avait encore qu'un nombre minime d'autos dans l'île (les routes étaient d'ailleurs en piteux état) et qu'il ne s'y trouvait pas une femme capable Je les piloter, en sorte que l'adresse d'Annoula faisait grand effet. Elle avait obtenu de ses pa¬ rents une petite voiture (américaine naturelle¬ ment: déjà il n'y en avait pas d'autre dans notre pays) ; mais, afin de ne pas donner carrière aux mauvaises langues, Mme Boudza exigeait qu'on ne l'y vît jamais sans son institutrice, ce qui, en raison du goût naturel de miss Bowley pour le confort et de sa crainte des secousses (elle avait le rein délicat), donnait lieu à des scènes épi¬ ques... Et voilà tout ce que je puis vous dire d'An¬ noula. Elle paraissait toujours gaie, elle souriait, elle avait l'humeur la plus égale du monde, bref elle était « gentille », comme vous dites, on ne peut plus « gentille », et au total si peu attachante que je me demande si personne avait jamais eu envie de causer avec elle pen¬ dant cinq minutes d'affilée. Bref je la trouvais insignifiante et j'ai quelque mérite à l'avouer, car cela ne fait pas grand honneur à ma pers¬ picacité, vous savez. J'imagine donc qu'elle aima le splendide gar- — 60 — UN SOIR A C H I O çon qu'était Grégoire... Et lui?... Oh! lui, la charité nous commande de croire qu'il l'aima aussi; toutefois je le connais assez pour affirmer que la dot et les « espérances » d'Annoula ne durent pas lui être indifférentes. (« Espéran¬ ces », c'est bien comme cela que vous dites en français, n'est-ce pas? Cela m'a toujours paru fort spirituel). Bref les deux jeunes gens, aidés sans nul doute de Pipi qui devait, du coup, se frotter les mains plus énergiquement que jamais, forcèrent Euphrosyne à consentir à leur union. Aussi bien quel prétexte pouvait- elle alléguer, la pauvre femme, hormis son amour que justement elle devait taire? Et vous vous demandez peut-être ce qui me donne à croire que Pipi avait poussé de toutes ses forces au mariage? C'est la joie débordante qu'il fit paraître lorsque les fiançailles furent annoncées: il est à remarquer qu'à l'ordinaire sa joie était en raison inverse des ennuis de sa femme. Le petit homme avait pris du ventre depuis quelques années: rose de bonheur comme on le voyait à cette heure, il avait l'air d'un de ces lampions de papier qu'on appelait à Paris, de mon temps, lanternes vénitiennes. Il fai¬ sait plaisir à regarder, vraiment. Mais c'était un plaisir triste... Catherine. — Et Euphrosyne? — 61 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Thanasidès. — Oh! Euphrosyne, vous savez, elle n'avait pas l'habitude d'aller raconter ses affaires au premier venu. Elle faisait exacte¬ ment ce qu'elle avait toujours fait, rendait les mêmes visites, allait aux mêmes thés et aux mêmes soirées, donnait les mêmes réceptions et s'habillait de la même façon. Seulement, elle avait un peu maigri et ses larges pupilles res¬ semblaient à deux petits cratères : on croyait y voir bouillir et tourner la lave sans flamme ni éclat. Je vous demande pardon: je suis un peu long... Catherine et nous (avec une courtoisie admirable). — Oh! non!... Pas du tout! Thanasidès. — ...Mais je vais aller mainte¬ nant beaucoup plus vite et pour une raison fort simple: c'est que je n'ai plus guère connu les faits que du dehors en quelque sorte... Voici: Le mariage fait, les jeunes époux (lui vingt- trois ans, elle dix-huit à peine) partirent pour un voyage de noces qui dura plus de sept mois, et ils ne revinrent de Paris et de Londres qu'en décembre. Ils s'installèrent dans un bel appar¬ tement qu'ils avaient loué à la ville. Arena s'était fait faire une magnifique série de cos¬ tumes en Angleterre (« On voit qu'il n'a plus peur de la note de son tailleur! » disaient les — 62 — UN SOIR A C H I O bonnes gens) et il était plus beau, plus Anti¬ nous que jamais. Avec les femmes, il avait perdu en fatuité ce qu'il avait gagné en assurance, bref il semblait maintenant fort habitué et je ne pouvais m'em- pêcher de songer qu'il était impossible que ce fût la seule Annoula qui l'eût ainsi changé: il avait dû plaire à beaucoup d'autres durant ces sept mois. Tout porte à croire, d'ailleurs, qu'elle ne s'en était pas doutée, car ni son visage ni ses façons ne décelaient la moindre inquiétude. Au reste je dois dire que Grégoire semblait plein d'attentions pour elle. Un jour, pourtant, que je venais de visiter un de mes malades dans le quartier turc, je me sentis d'humeur à marcher et envoyai ma voi¬ ture m'attendre en un lieu que je désignai au cocher. Soudain je reconnus les larges épaules d'Arena à quelque distance devant moi. Je pressai le pas pour le rattraper, mais ces étroi¬ tes ruelles s'entre-croisent à l'infini, vous le savez : il tourna soudain et, quand j'arrivai moi-même à l'angle de la rue, ce fut pour le voir entrer dans une maison bien médiocre, comme elles sont toutes. L'étroite porte qu'il avait franchie, et devant laquelle je passai un instant plus tard, donnait sur un couloir ter¬ miné i : un petit escalier. Elle était ouverte : — 63 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL sans doute ne la fermait-on jamais. J'eus l'in¬ discrétion de pénétrer dans le couloir et j'en¬ tendis quelqu'un qui ne pouvait être qu'Arena gravir lentement les dernières marches du pre¬ mier étage, faire quelques pas sur un petit pa¬ lier, laisser cliqueter un trousseau de clés, ou¬ vrir une serrure, entrer et refermer une porte. «Tiens! me dis-je voilà donc l'aïmoir de M. Grégoire Arena. Il est fort bien caché, ma foi! Ce n'est pas dans ce quartier qu'on son¬ gerait à le chercher... » Aimoir, c'est bien ainsi que vous dites, n'est-ce pas? Taillard (« parisien »). — Pas toujours! Thanasidès. — Je repris mon chemin, assez amusé de ma découverte. Et dix minutes plus tard, c'est-à-dire assez loin de là, je croisai Euphrosyne et j'eus l'intuition qu'elle allait rejoindre Grégoire. L' « intuition », c'est une manière de parler. Vous croyez beaucoup à l'intuition, vous? Taillard. — Cela dépend de ce que vous entendez par là. Bergson lui-même a varié. Ainsi... Catherine. — Oh! laissez-le raconter! Thanasidès. — Pour moi (mais je ne suis pas très intelligent) l'intuition, c'est une série d'observations et raisonnements subconscients. Sans doute avais-je observé sans m'en rendre — 64 — UN SOIR A C H I O compte quelque gêne qu'Euphrosyne marquait presque imperceptiblement en répondant à mon salut? Ou quoi?... Il se peut aussi que le souvenir d'une impression que j'avais eue quel¬ que temps auparavant fût venu renforcer chez moi celle de ce jour-là. Oh! bien peu de choses!... C'était chez Mme Karsaveras, laquelle don¬ nait un goûter-dîner-souper (dans l'anglomane Chio on disait à cette époque cocktail-party). Je n'avais pu rester que peu de temps, car je commençais, Dieu merci, d'avoir beaucoup à faire. Bref je partais déjà, que beaucoup d'in¬ vités arrivaient encore. Comme je descendais, je croisai le minuscule et antique ascenseur: il élevait lentement deux personnes au milieu de la cage de l'escalier ; c'étaient Grégoire et Euphrosyne. Mon Dieu, ils avaient bien pu se recontrer dans le vesti¬ bule, mais ils étaient si absorbés dans leur con¬ versation, encore qu'elle ne parût pas d'une animation extraordinaire, qu'ils ne m'aperçu¬ rent point. Je n'en fus pas d'abord frappé ; mais plus tard je revis en esprit la scène telle que je l'avais enregistrée inconsciemment : Euphrosyne plus fiévreuse que jamais sous ses manières si froides, Grégoire debout auprès d'elle, qui l'écoutait en souriant; et j'eus sou- — 65 — 5 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL dain le sentiment qu'au moins dans les propos qu'ils tenaient ce jour-là, il y avait quelque chose qui n'eût pas dû y être. Et puis le mois de juillet arriva. Un jour, je fus appelé à Campos pour examiner An- noula qui était malade; elle passait en effet l'été chez ses parents avec Grégoire. Je ne pus arri¬ ver qu'à une heure de l'après-midi, si bien que Mme Boudza voulut à tout prix me garder à déjeuner. Je n'avais pas vu Annoula depuis deux mois ; je la trouvai bien changée: tout ce qu'il y avait eu de frais dans ce jeune être en fleur semblait maintenant fané; elle n'avait pas vieilli — je veux dire qu'elle ne s'était pas déformée ni ridée, mais elle avait perdu tout éclat, tout bril¬ lant... Je n'ai jamais beaucoup cru à notre mé¬ decine, à nous docteurs, en tant qu'art de gué¬ rir: seuls, les guérisseurs, les charlatans s'y entendent. En tout cas ce n'étaient pas des drogues qui pourraient rendre la santé à cette jeune femme. Je dis à son mari, tout en des¬ cendant l'escalier avec lui pour aller déjeuner, qu'il faudrait à la malade un changement d'air, un voyage, des distractions. Mais il reçut très froidement mes avis et ne parut pas décidé le moins du monde à quitter Chio. Il répondit — 66 — UN SOIR A C H I O vaguement qu'il songerait à ce que je lui con¬ seillais, parla d'une nouvelle consultation... Bref, je n'obtins aucune promesse précise. Pendant le déjeuner la conversation fut assez peu agréable, du moins pour moi. C'est qu'à chaque instant et presque sans s'en aper¬ cevoir, par un mot, un sourire complice, Mme Boudza et son gendre faisaient allusion à quelque souvenir qu'ils avaient en commun, à des faits infimes, qu'ils étaient seuls à con¬ naître, ou bien ils riaient de quelque plaisante¬ rie clichée et, pour ainsi dire, chiffrée, incom¬ préhensible aux autres, comme il s'en fait entre gens qui vivent ensemble, lorsqu'ils s'accordent bien et s'entendent à demi-mot. Pipi ne sem¬ blait pas mieux au fait que moi de tout cela : de temps en temps il dégorgeait un petit paquet de phrases enroulées et emmêlées comme une pelote de fils, que personne n'écoutait, et c'était tout. Quant aux deux autres, ils avaient vrai¬ ment l'air, en l'absence d'Annoula, d'être par trop heureux. J'en éprouvais presque une sorte de gêne. ...Je vous narre mes impressions avec com¬ plaisance, parce qu'il y a quelque chose de flatteur à se persuader à soi-même que, grâce à sa propre finesse, on a été le premier à percer un secret. Mais je ne fus certainement pas le LES SOIRS DE L'ARCHIPEL seul. Peut-être Arena et Mme Boudza rel⬠chèrent-ils peu à peu quelque chose de la con¬ trainte qu'ils s'étaient d'abord imposée: c'est ce qui arrive toujours; peut-être les rencon- tra-t-on trop souvent ensemble... que sais-je? Quoi qu'il en soit, on commença de potiner vraiment beaucoup sur eux... Catherine. — Au fond, c'est Phèdre que vous nous racontez en ce moment. Taillard. — C'est bien pis que Phèdre. De tous les cas d'inceste possibles, Racine a choisi le plus bénin et à cause de cela le seul probable¬ ment qu'on puisse développer sur la scène. Phèdre a pour rivale une étrangère; Euphro- syne sa propre fille. Phèdre est jalouse d'une étrangère; Annoula de sa mère. Grégoire pou¬ vait engendrer à la fois de la mère et de la fille, et si Euphrosyne lui eût donné un enfant, celui-ci eût été, en fait, matériellement, le demi-frère de sa femme, tandis que dans la pièce, Phèdre n'ayant pas de rejeton, le fils qu'elle eût eu d'Hippolyte n'aurait eu aucune parenté nahirelle qui fût normale: ce n'est que spirituellement qu'il en. eût eu, nullement par le sang. Et tout cela fait une belle diffé¬ rence. — Excellent parallèle! fit Commynes en appuyant ironiquement sur ce mot scolaire. — 68 — UN SOIR A C H IO Taillard haussa les épaules, un peu vexé. Comme tous les universitaires mêlés à la vie lit¬ téraire et mondaine, son principal souci est de faire oublier qu'il est professeur: pédantisme, voilà sans doute le mot le plus redouté en France; son ombre seule fait peur à Taillard. Il est d'ailleurs à remarquer que rien n'est moins pédant qu'un professeur un peu raffiné. Commynes reprit avec le plus grand sérieux: — Ne vous chagrinez pas de ce que disent ces messieurs, Thanasidès. Votre récit est mille fois plus captivant que Phèdre et ce n'est pas un grand compliment que je vous fait là. Taillard (suffoqué). — Vous n'aimez pas Phèdre! Commynes. — Certes non, et si vous voulez le fonds de ma pensée, je vous dirai que votre Racine n'est qu'un polisson. Voilà assez long¬ temps qu'il nous rase avec ses ronds de jambe et ses périphrases. Taillard à ces mots devint si rouge que Ca¬ therine sentit le besoin d'une diversion. Sans bouger de sa chaise longue, levant les bras d'un geste rond et langoureux, elle gonfla la poitrine et étira son corps musclé avec art par la gymnastique du matin; puis elle ne put s'em¬ pêcher de rire. Ses joues n'étaient plus qu'une chute de lignes nobles, mais ses beaux yeux — 69 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ombragés brillaient sous la lumière comme deux gais petits lacs d'eau bleue. — Pauvre Thanasidès! fit-elle de sa voix émouvante, il doit avoir la pépie. Commynes, soyez gentil: allez appeler Ianni et dites-lui qu'il nous apporte à boire. Nous ferons une libation à Calliope pour qu'elle continue d'être favorable à notre ami... Est-ce bien Calliope? Mais il faisait trop doux pour jouer à cher¬ cher les noms des Muses. Et Commynes ne tarda guère à s'en revenir sur le pont, accom¬ pagné du cuisinier qu'il aidait à porter diver¬ ses fioles, des citrons, de l'eau, de la glace et des verres. Chacun fit le mélange qui lui plut, mais Thanasidès ne voulut que de l'eau pure. Il leva son verre de cristal où la fraîcheur mettait une buée exquise à voir et, lorsqu'il eut bu posément la dernière gorgée, il soupira d'aise, sourit et, sur l'invitation de Catherine, il reprit en ces termes : ANNOULA — Où en étais-je? J'ai perdu le fil... Il ne faut pas invoquer Racine ni les dieux à la légère... Ah! oui! Un jour du mois d'octobre, je venais de rentrer chez moi pour ma consul¬ tation, lorsque je fus appelé au téléphone et j'entendis une voix affolée me dire: « Venez tout de suite à Campos, chez Mme Boudza. Elle vient d'avoir un accident d'auto... les jam¬ bes broyées. Vite! » J'accourus en toute hâte et trouvai la pau¬ vre femme en piteux état: le genou gauche écrasé, une très mauvaise fracture de la cuisse droite. Annoula au contraire, qui conduisait la voiture, avait eu la chance de se tirer de la catastrophe sans autre mal qu'une cheville foulée. — 71 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Je fis à la blessée un premier pansement. Hélas! il n'y avait pas dans notre île un seul chirurgien digne de ce nom, de manière qu'il fallut faire venir d'Athènes le docteur Acro- pistratos. Mais un Thierry de Martel n'eût pas été de trop pour sauver les jambes de la mal¬ heureuse, et encore à condition de s'y prendre à temps. Acropistratos amputa la jambe gau¬ che au-dessus du genou et nous annonça que, de l'autre côté, la cuisse ne se consoliderait peut-être jamais assez pour que la malade pût s'appuyer dessus. Après quoi il partit, couvert d'or, car il avait réclamé de beaux honoraires, je vous assure. Naturellement, je m'étais renseigné sur les circonstances de l'accident, mais non pas auprès d'Annoula: enfermée dans sa chambre, où on l'entendait pleurer à travers la porte, elle n'avait voulu voir personne, non pas même moi, qui désirais examiner sa cheville. « —• Madame la baronne était partie dans la voiture de sa fille », me dit Aurelio, le nou¬ veau cocher, un Italien qui était aussi un peu chauffeur. « Cela m'a même étonné: elle qui était si peureuse!... Et elle ne voulait jamais aller en auto ni surtout être conduite par Madame Arena. Elle n'avait de confiance qu'en moi », ajouta-t-il modestement. — 72 — « — Est-ce que Madame Arena conduisait mal? « — Oh! on ne peut pas dire cela: elle avait de l'expérience et elle était assez pru¬ dente; en somme elle n'a jamais eu d'accident jusqu'à présent. Mais les femmes, vous savez... » Aurelio n'était pas féministe. « — Et comment se fait-il qu'elle ne se soit pas blessée, Madame Arena? » demandai-je. « — Elle a pu sauter. La voiture était emballée sur la pente. « — Emballée? « — Madame Arena aimait à faire les des¬ centes, contact coupé: elle disait que c'était délicieux, que ça rafraîchissait le moteur... C'est vrai que ces Dodge chauffent et d'ailleurs, avec toutes ces côtes qu'il y a ici, cela n'a rien d'étonnant. Monsieur est toujours content de la sienne? » J'avais récemment acquis une Dodge, moi aussi, et cette preuve de modernisme avait pro¬ duit un bon effet sur ma clientèle de la ville ; mais j'avais pu constater en effet que les deux cylindres peinaient souvent sur nos mauvaises routes, tout en montagnes russes. Le cocher- chauffeur reprit : « — Les freins n'ont pas fonctionné. Ah! il y a longtemps que j'avais dit à Madame Arena LES SOIRS DE L'ARCHIPEL qu'ils avaient besoin d'être revus! Seulement, les mécaniciens d'ici et rien, c'est la même chose... Je les avais un peu resserrés moi-même; mais il suffit que le frein à pied soit humide pour qu'il glisse. « — Comment se fait-il que Mme Boudza n'ait pas tenté de sauter aussi? « — Elle a dû essayer, mais l'auto était déjà lancée à toute vitesse sur la descente. Ce qui me fait croire que Madame la baronne a essayé, c'est qu'elle a dû poser la main sur le volant instinctivement, puisque la voiture a brusquement tourné à droite: elle avait dû se mettre debout, pour cela... Elle ne connaissait rien aux voitures vous savez. On voit très bien les empreintes sur la route... Si vous voulez vous rendre compte? Ce n'est pas loin d'ici. » J'y allai. La machine gisait, laide et piteuse, au pied du gros olivier où elle s'était fracas¬ sée. Des badauds du village, une troupe d'en¬ fants l'entouraient, et ils avaient pour regarder les coussins arrosés de sang l'œil horrifié et excité à la fois qu'on voit aux spectateurs des corridas au moment de l'ignoble éventrement des haridelles. Un angle du châssis était fort aplati et le moteur en partie détruit, l'autre côté se trou¬ vait un peu moins abîmé. Il me sembla que le — 74 — UN SOIR A C H 1 O levier du frein à main était dans sa position avant: Annoula ne l'avait-elle donc pas tiré à elle, n'avait-elle pas songé à serrer?... Mais il pouvait certes s'être décroché dans un pareil choc. Ce qui m'étonnait pourtant, c'était qu'elle eût sauté: c'est difficile de sauter d'une voiture lancée, il faut prendre sur soi, cela ne se fait pas si aisément qu'on pourrait croire; et puis abandonner son poste quand on est le pilote, laisser sans défense quelqu'un dont on s'est chargé, qui s'est fié à vous, quelle laideur! — et sa propre mère!... Cependant je songeai que la mère d'Annoula était pour elle quelque chose d'autre aussi. Et soudain je ne pus m'empêcher de me dire : « Mais quand elle a sauté, il y a des chances pour que la voiture ne fût pas lancée bien vite encore, puisqu'elle s'est si légèrement blessée. » Une heure plus tôt, elle n'avait même pas voulu me parler à travers sa porte; j'avais vai¬ nement insisté pour entrer: « Choc nerveux, honte, remords, c'est assez naturel », pensai-je. Cependant je revis dans ma tête le levier du frein tout droit. « Et si elle avait lancé exprès la voiture sur la pente, moteur arrêté, sans frein; si elle s'était tout de suite jetée dehors, quand la vitesse était faible encore... » N'a-t-on LES SOIRS DE L'ARCHIPEL pas déjà vu des gens tomber d'un express et se relever presque intacts?... Mais quoi! je n'avais pas à faire le policier ni le juge, n'est-ce pas? Je n'avais qu'à accomplir mon devoir de médecin, et si l'une des malades était aisée à guérir, sauver l'autre promettait déjà d'être assez difficile! Presque chaque jour, je venais voir Euphro- syne. Le membre amputé se portait à merveille, mais le cal de l'autre cuisse ne se consolidait pas et tout donnait à penser, selon la prophétie d'Acropistratos, que la pauvre femme ne pourrait plus jamais se servir de la seule jambe qui lui restât. Lorsqu'après cinq mois et demi, en mars, Mme Boudza fit en ma présence et en celle des siens sa première sor¬ tie au jardin, ce fut dans le fauteuil roulant qu'elle ne pourrait plus quitter que pour son lit. Grégoire n'était pas là: sa belle-mère semblait maintenant souffrir de sa présence et j'avais recommandé qu'il s'abstînt le plus pos¬ sible d'entrer chez elle, indication qu'il sui¬ vait d'ailleurs religieusement. En revanche Pipi accompagnait le fauteuil à roues, égre¬ nant à l'infini des consolations si insupporta- blement banales qu'Annoula agacée ne put s'empêcher de lui faire signe de se taire. Euphro- syne, elle, ne semblait pas même l'entendre. En — 76 — UN SOIR A C H 1 O passant dans l'allée près d'une toufïe de tubé¬ reuses, elle dit à l'infirmière qui la poussait d'arrêter un instant et respira, les yeux clos, le parfum puissant. Et je songeai au récit que m'avait fait Grégoire de sa première visite à Campos. Peu de temps après, les Arena annoncèrent qu'au lieu d'aller passer l'été dans la villa de leurs parents, comme l'année précédente, ils se rendraient dans le Tyrol. Cette décision raviva le souvenir des anciens potins. « Annoula peut-elle abandonner ainsi sa pau¬ vre mère! » soupira la veuve Epistratopoulou en levant les yeux au ciel. La veuve Epistrato¬ poulou était célèbre pour sa méchanceté et ses médisances. Ce qu'elle regrettait, cette vieille peste, c'étaient les noirs et savoureux com¬ mentaires auxquels eût donné lieu le séjour du jeune ménage là-bas. La mère et la fille na¬ guère rivales, l'une infirme aujourd'hui et à la merci de l'autre qui (aurait-on pu insinuer) la torturait; le gendre partagé, amant et mari, en proie à des remords affreux; bref l'adultère, l'inceste, la tragédie morale, la catastrophe, le sang, et là-dessus le trémolo excitant de la souffrance physique, quel beau ragoût, songez donc!... A vrai dire, il était difficile qu'Annoula, — 77 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Grégoire même partissent sans avoir été passer au moins quelques jours auprès de l'infirme, eux qui naguère y vivaient pendant une moitié de l'année. J'ignorais pourtant que je les trou¬ verais à Campos quand j'y allai, ce samedi-là, pour faire ma visite accoutumée à ma malade convalescente. Le temps était terriblement chaud. Je me vois encore descendant de ma voiture brû¬ lante à la grille du jardin. Je sonne en m'épon- geant le front: la femme de chambre vient m'ouvrir, souriante. « — Eh bien, Sapho, comment va ta maî¬ tresse? « — Toujours de même », répond-elle en changeant soudain d'expression et en prenant la mine appropriée à ses paroles, « elle ne dit rien, elle ne se plaint pas, mais elle n'en pense pas moins, la pauvre... Enfin, que ce ne soit pire! » A ce moment précis, de véritables hurle¬ ments, des cris à vous tordre le cœur dans la poitrine jaillissent de la maison: « Au secours!... Ah!... Elle me tue! Au secours! » « — C'est la Kyria! » dit la servante, toute pâle. Je cours comme un fou. Les cris avaient cessé. Je gravis le petit perron, traverse le ves- UN SOIR A C H I O tibule, bouscule involontairement l'autre femme de chambre qui arrivait, et me préci¬ pite vers le petit salon: on en avait fait depuis longtemps la chambre d'Euphrosyne parce qu'il était trop difficile de la porter à bras dans l'escalier. J'entends râler. Je veux entrer : la porte est fermée à clé. Je donne un coup d'épaule, mais je n'ai rien d'un athlète, vous savez : le bat¬ tant ne cède pas. Enfin arrive Aurelio, qui, lui, le force du premier coup. Nous pénétrons... Quel spectacle! Ayant glissé de son fauteuil de telle façon que sa jupe découvrait son moi¬ gnon ridicule et son autre jambe dans un appa¬ reil de cuir et de fer, Euphrosyne râlait encore, la gorge ouverte, au milieu d'une mare, d'un lac de sang, plein de caillots, plein de ces cho¬ ses innommables qui sortent d'un cou tran¬ ché... Dieu vous préserve de voir jamais rien de pareil, car c'est un spectacle abominable, je vous le jure! A côté de la femme gisait, tout sanglant, un de ces couteaux de cuisine à lame mince et effilée, tranchante comme un rasoir, dont on se sert pour tailler des tranches très fines, un couteau à sandwiches, vous voyez ce que je veux dire? Sur un guéridon voisin du fauteuil, un goûter tout préparé dans un pla¬ teau, du thé, deux tasses, deux petites assiettes, — 79 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL et par terre un peu plus loin, une photo de Gré¬ goire Arena, assez belle, ma foi, mais arrosée de sang, auprès d'un portefeuille déplié. Dans un coin de la pièce, le secrétaire en bois de rose était grand ouvert. Enfin, écroulée à deux pas de la porte, Annoula évanouie et serrant dans sa main une petite clé. Voici ce qui s'était passé: Chaque jour, sur les cinq heures, on appor¬ tait à Euphrosyne son goûter. Cet après-midi là, elle s'était un peu courroucée contre la femme de chambre sous prétexte qu'il n'y avait pas de sandwiches et que, quand sa fille prenait le thé avec elle, on pouvait bien en préparer. Annoula protesta d'abord qu'elle ne tenait pas du tout à des sandwiches, mais sachant que sa mère était devenue fort irritable depuis l'acci¬ dent et ses suites, elle jugea inutile de la mettre en colère et se tut. « — Je vais dire à la cuisinière d'en faire tout de suite », répondit la femme de chambre. « — Non, apporte-moi ici le pain, le cou¬ teau et tout. » Puis, quand elle eut ce qu'elle demandait et que la servante fut sortie, elle fit d'abord mine d'essuyer le manche du couteau et le laissa tom¬ ber maladroitement, puis elle pria Annoula de le ramasser. Celle-ci le lui rendit. UN SOIR A C H I O « — Pose-le sur la table, devant moi », dit Euphrosyne. « Merci. Maintenant ferme la porte à clé. « — Mais pourquoi? « — J'ai à te parler sérieusement et je ne me soucie pas d'être dérangée. » Que signifiait tout cela? La jeune femme se méfiait vaguement, mais sa curiosité était fort piquée, et quel mal une infirme quasi cul-de- jatte eût-elle pu lui'faire? « — Maintenant va prendre la clé de mon secrétaire: elle est dans la petite boîte, au fond du premier tiroir de ma commode, le tiroir du milieu... Ouvre le secrétaire. Non, ne laisse pas la clé sur le battant, voyons! elle va tomber: garde-la dans ta main. Maintenant fouille devant toi, là. Tu vois un portefeuille? Apporte-le moi. » Quand elle le tint, elle l'ouvrit et en tira la photo qu'elle baisa; puis elle la montra à sa fille avec un regard de baine mortelle. Là- dessus elle prit le couteau par le pommeau et par le talon de la lame, en le tenant des deux mains, et Annoula s'écarta instinctivement de quelques pas. Alors Euphrosyne se mit à pous¬ ser les appels déchirants, les cris d'assassinée que j'avais entendus en arrivant, et, comme sa fille affolée courait vers la porte, sans hésiter — 81 — 6 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL elle se coupa la gorge en appuyant de toutes ses forces, d'un seul coup, comme on la tranche chez nous aux moutons de la Pâque. Ce que voyant, Annoula s'évanouit. Catherine. — Pas mal!... Mais comment savez-vous tout cela?... Vous venez de nous dire que la scène s'était passée avant votre arrivée: vous n'allez pas soutenir que vous étiez dans la chambre d'Euphrosyne. Ah! l'imagination est une bell^ chose! Thanasidès. — Détrompez-vous, chère amie: je n'invente rien. Ce que je viens de vous dire, tout le monde a pu l'apprendre par les décla¬ rations d'Annoula lors de son procès à Athènes. Car bien entendu elle passa devant la Cour d'Assises et il y avait de lourdes charges con¬ tre elle: Euphrosyne avait bien combiné sa vengeance. Le procureur de la République sou¬ tint qu'après une discussion au sujet de son mari, « provoquée par une jalousie indigne, impie et, faut-il le dire? absolument injusti¬ fiée », Mme Arena avait couru fermer la porte et assassiné sa mère. Quand on la trouva éva¬ nouie, elle serrait encore dans sa main la clé du secrétaire. Le portrait de Grégoire gisait par terre, tout taché de sang, et jusqu'aux em¬ preintes d'Annoula qu'on retrouva sur le manche du couteau!... Par bonheur pour elle UN SOIR A C H I O il y avait quelque chose à quoi Euphrosyne n'avait pas songé: c'est qu'on ne saurait égor¬ ger quelqu'un qui se débat sans se tacher un peu. Et, si l'on admettait l'assassinat, il fallait admettre aussi que, du moment que Mme Boudza avait crié, c'est qu'elle s'était défendue. Or je témoignai qu'Annoula ne por¬ tait pas la plus légère éclaboussure de sang, ce que corroborèrent les experts... Cela lui valut d'être acquittée, d'ailleurs à la minorité de faveur. Pour ma part, comme j'étais intimement persuadé, au fonds, qu'elle avait essayé de tuer sa mère en auto six mois plus tôt, je ne m'api¬ toyais pas à l'excès sur son cas. Néanmoins je fis de mon mieux pour persuader aux jurés la vérité: rien de plus difficile, comme nul ne l'ignore... Et savez-vous? ce procès, c'est lui qui m'a décidé à m'installer à Athènes et qui, par conséquent, m'a valu plus tard le bonheur de vous connaître. En sorte que je ne regrette pas d'avoir quitté Chio, si vous voulez le savoir... Catherine. — Merci de votre histoire. Entre autres mérites, elle a celui de m'ôter toute envie de posséder jamais la maison Boudza. Sachant ce qui s'y est passé, je n'oserais jamais y demeurer seulement une nuit : — 83 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL je craindrais d'y rencontrer trop de fan¬ tômes... Jacques, soyez gentil : puisque vous avez les bouteilles à portée de votre main, versez à boire à notre Thanasidès, voulez-vous? Il l'a bien mérité. Et ne vous oubliez pas vous- même! Les récits altèrent et Thanasidès avait grand soif. C'est une de ses manies que de gémir sur l'état de son foie à chaque gorgée d'alcool qu'il avale, et je l'entendis se lamenter si sou¬ vent, ce soir-là, qu'il me paraît impossible qu'il ne fût pas légèrement ému lorsqu'il quitta le Huard pour regagner son logis à Chio. C'est peut-être pour cela qu'il prit congé de nous d'une manière si pathétique. LA MÉCHANTE Le lendemain, sur les onze heures du matin, les passagers du Huard se trouvaient à nouveau réunis sur le pont du yacht, mais en pleine mer. Nous avions devant nous le collier des Cycla- des dénoué sur les vagues, et je souffrais pres¬ que de la brutalité avec laquelle notre petit vaisseau moderne taillait sa route dans cette vieille chair liquide et vénérable. Les mouettes calligraphiaient sur l'azur des huit invisibles, dont elles encadraient le long tapis d'écume que le navire déroulait sur les flots. Une fois de plus le soleil emplissait le ciel silencieux de sa morne fête. La mer était déserte jusqu'à l'im¬ pudeur: il la possédait, la couvrait pleinement entre ses rives aux courbes pures, jusqu'au fond de ses vieux golfes languides et chauds. L'azur était plus pur que la poésie pure; seul un petit nuage rond comme une pomme, sus¬ pendu dans un coin, lui conférait une utile et délicieuse imperfection. Catherine, la main en — 87 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL abat-jour sur les yeux, le considéra avec ami¬ tié. —■ De quelle énorme pipe est-elle sortie, cette bulle de savon? fit-elle. — Vous me rappelez M. Longet (en mieux!) dit Commynes. C'était mon précepteur. Un jour qu'il venait me chercher pour prendre ma leçon, il me trouva installé à côté d'un bol d'eau savonneuse, passionnément occupé à souffler dans un chalumeau et à y faire naître de ces bulles fragiles : « Regardez, petit, me « dit-il : ces bulles de savon que vous produi- « sez donnent une image exacte de la figure « appelée sphère. » Je lui ai dédié le plus beau de mes recueils de poèmes, celui que j'ai appelé l'Amour sans rossignol. O femme sans « poé¬ sie », Catherine délicieuse, c'était en un temps où je ne vous connaissais pas encore. —• Quand j'étais professeur au lycée d'Or¬ léans, dit Taillard, j'avais parmi mes collègues l'auteur d'une grande découverte : cet homme ingénieux avait inventé que de toutes les figu¬ res la sphère est la plus parfaite. A vrai dire, je le soupçonne d'avoir emprunté cette remar¬ que aux Alexandrins. Il ajouta un petit développement à la fois érudit et galant qui lui semblait « fort pi¬ quant », et qui d'ailleurs l'était en effet. J'en — 88 — UN SOIR A AT H ÈN ES ferai néanmoins l'économie pour vous conter comment je me trouvais cette année-là sur le Hîiard. Car je ne vous l'ai pas encore dit. En arrivant à Athènes, j'avais pris à l'hôtel, comme de coutume, une de ces chambres dont les terrasses donnent sur la place de la Consti¬ tution et sur le Parthénon. L'avouerai-je? J'ai une passion pour le Parthénon. Je sais que je ne manifeste point par cet aveu une puissante originalité, mais cela m'est égal. Le Parthénon a ce teint justement que font les bains de soleil à certaines blondes, et qui donne tant de valeur à leurs yeux clairs. J'ai toujours imaginé que c'est à sa douce influence que les Athéniens d'aujourd'hui (ceux du peuple) doivent leur gaieté, leur mesure, leur simplicité légère au cœur, leur élégante gentillesse... Bref, cette année-là, je le trouvais plus séduisant, plus désirable que jamais. Hélas! impossible de l'ap¬ procher : l'Acropole était fermé. J'étais arrivé à la fin de la semaine sainte des Grecs : les « monuments » comme les musées devaient res¬ ter clos depuis le « grand jeudi » jusqu'au mardi matin. J'en pris mon parti sans trop souffrir. Je suis de ce peuple de Paris qui est « tant sot, tant badaud, tant inepte de nature », qu'un came¬ lot vendeur de babioles, un bel embarras de — 89 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL voitures, un automate dans un étalage, un ivro¬ gne aux prises avec un agent, assemblera plus de gens dans ses rues qu'on n'en voit aux séances de l'Académie des Inscriptions. Et à Athènes, où les monuments mêmes sont si bien pris dans le paysage qu'ils ont l'air de rochers harmonieux et de charmants accidents natu¬ rels, on découvre le Parthénon à chaque tour¬ nant de rue, assis sur sa colline comme un prince sur son trône. Non seulement il n'y a pas d'horloges publi¬ ques dans cette aimable ville, comme pour mieux marquer que le temps n'y existe pas, mais les trottoirs y sont de ce même marbre pentélique où l'on taille des statues, en sorte que leur pous¬ sière abondante est vénérable, esthétique même: quelle heureuse chance pour le badaud qui doit en respirer les nuages! Bref, que vous dire? Chaque objet semble précieux; la rue est pleine de reflets de cristal, d'étincelles de mica, de cha¬ toiements argentés, fugitifs comme ceux de l'ablette dans la rivière. Les loustri (qui sont les cireurs de chaussures aux paroles ailées), les midinettes aussi conservent quelque chose de campagnard; mais les campagnards grecs sont ces bergers minces et solides comme des cour¬ roies qui gardent les chèvres sur les collines, ou ces élégantes créatures, aux yeux splendides, — 90 — UN SOIR A ATHÈNES qui portent sur leurs têtes des bidons de quatre litres d'eau avec autant d'aisance qu'un pâtis¬ sier sa manne d'éclairs et de cornets à la crème. Et pendant la semaine de Pâques tout s'orne d'oeufs rouges, depuis les gâteaux jusqu'aux agneaux écorchés, blancs et roses, satinés comme du papier de soie, que des bouchers illu¬ minent en leur farcissant le ventre de lampes électriques. Le vendredi saint, sur les huit heures et demie du soir, mille chenilles lumineuses se mirent à serpenter par les rues noires (car Athènes n'est qu'à peine éclairé la nuit) : c'étaient les pro¬ cessions. Je vis de ma terrasse la principale d'entre elles, partie de la cathédrale, ramper sur la place de la Constitution au milieu de la foule sombre, hérissée de lumières. Sa tête bril¬ lante était faite de papas dont les barbes étalées, les chignons huileux, tout le poil noir, surmonté de l'austère mortier, noir aussi, en forme de colonne tronquée, faisait paraître les chapes dorées plus somptueuses encore. Suivait le long corps à mille pattes. Les ministres figuraient à leur rang, portant leurs cierges, et aussi des officiers en uniforme, des fonctionnaires, car il n'y a point d'anticléricalisme en Grèce. Dans le peuple même qui le regardait passer, chacun tenait selon l'usage un bâton de cire allumée... — 91 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Le vrai jour de pénitence pour les servantes d'Athènes, ce n'est pas le « grand vendredi », c'est le samedi, quand il leur faut ôter les taches de bougie! J'aime la foule; j'aime y coudoyer mes sem¬ blables et y être coudoyé par eux. Qu'y faire? Je suis grégaire. Dieu sait pourtant si je suis averti contre la bassesse de cette âme collective que nous contribuons à former sitôt que nous nous mêlons à une masse de gens! Au reste je ne suis pas trop sujet aux paniques absur¬ des, aux colères bestiales, aux enthousiasmes irraisonnés par lesquels l'âme de la foule se manifeste; mais j'aime à me fondre parmi ces passants anonymes qui forment le flot. J'y dé¬ file à mon tour de goutte d'eau, examinant avec un intérêt passionné les gens qui m'entourent sans jamais parler à personne. Dans la foule les instincts se déchaînent sans remords : c'est admirable à regarder. J'y ai vu voler. J'y ai vu... non, cela ne peut se dire. J'y ai entendu, coudoyé, flairé des gens appartenant à des mi¬ lieux où je n'aurais jamais pu pénétrer. La foule, c'est comme un bain qui nous débarrasse de nous-mêmes. Nous nous y sentons allégés de notre individu, de notre responsabilité... Bref, je l'aime et tant pis si l'on m'en blâme! Tout cela pour vous faire entendre com- UN SOIR A ATHÈNES ment, après avoir considéré la procession du haut de ma terrasse, j'éprouvai le besoin d'aller me mêler aux gens qui la regardaient, amassés sur la place. Hélas! leur langage m'était incom¬ préhensible et cela nuisait beaucoup à mon plai¬ sir; bref je ne m'amusais guère et je me pré¬ parais à rentrer, lorsque mon attention fut attirée par un spectacle assez surprenant. A côté de moi, dans le clair obscur de cette forêt de lumignons, une petite fille, qui portait un cierge s'efforçait subrepticement de mettre le feu à la robe de sa voisine. Je la vois encore : grande et vigoureuse, elle pouvait avoir treize ans. Elle portait un cos¬ tume d'enfant : une jupe plissée qui ne dépas¬ sait pas le genou, avec une blouse flottante en drap bleu, à grand col marin, des chaussettes blanches, des petits souliers, les cheveux flot¬ tants sur le dos. Elle était au dernier rang de la foule en compagnie d'une femme et d'un petit garçon de sept ou huit ans; la femme, montée sur une sorte de tabouret pliant qu'elle avait dû apporter, avait pris l'enfant dans ses bras, car, même avec le secours du tabouret, il était trop petit pour dominer les gens qui se trou¬ vaient devant lui. La fillette, dépossédée de l'observatoire du tabouret en faveur de son frère, en éprouvait sans doute quelque ran- — 93 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL cœur... Bref, je la vis se dresser sur la pointe des pieds pour essayer d'apercevoir encore quel¬ que chose du spectacle par-dessus l'épaule de ceux qui l'en empêchaient, et en même temps, comme par maladresse ou distraction, incliner son cierge allumé vers le bas de la robe de sa mère. Je dis bien : « comme par distraction », car elle le fit à dessein : je surpris en effet le coup d'œil qu'elle jeta à la dérobée, sans baisser le menton, en faisant seulement glisser sa pru¬ nelle, vers l'endroit que la flamme allait tou¬ cher. Dans le même instant son regard remonta, mais il croisa le mien au passage et elle rougit tout en remettant son cierge dans la position verticale : c'était un aveu muet. Un instant plus tard, elle me regarda une fois encore et je fus frappé du contraste entre sa mise, ses façons, tout son aspect d'enfant, et cette œillade de femme qu'elle me jeta... Œil¬ lade? Si l'on entend par là un coup d'œil plein d'intentions conscientes, décoché à dessein, le mot traduira mal ce que je veux dire, car il n'y avait là rien de tel. C'était un regard sé¬ rieux, nullement aguichant, innocent peut- être, chargé de volupté pourtant, et grave, un peu triste, vieux comme Adam et Eve. Le con¬ traste savoureux de cette apparence de fillette et de ce regard de femme, la curieuse méchan- — 94 — UN SOIR A ATHÈNES ceté aussi que j'avais surprise, cela faisait une assez attirante énigme. Je songeai un instant à suivre la petite fille, sa mère et son frère. Mais à quoi bon? Ces impressions fugitives si excitantes pour l'ima¬ gination, on les gâte d'ordinaire à vouloir les poursuivre. Je rentrai à l'hôtel sans chercher à me renseigner davantage. COMMYNES Le jeûne des Grecs pendant la Semaine sainte est plus sévère que le nôtre. L'usage veut qu'on s'y abstienne, non seulement de viande, de beurre et d'œufs, mais de sucre, voire de pois¬ son, et qu'on ne se nourrisse guère que de pain, de légumes et d'herbes assaisonnées d'huile. Il dure toute la semaine, en outre. Joignez qu'à cette heure il y a infiniment plus de gens pour le respecter à Athènes qu'à Paris; c'est pour¬ quoi les Grecs ont l'habitude de réveillonner dans la nuit du samedi au dimanche : il semble trop dur d'attendre jusqu'au déjeuner de Pâques pour se réjouir et rompre ce jeûne cruel. Donc le samedi saint, à minuit, tout le monde se précipite hors des églises, allume un cierge plus ou moins orné, mais blanc en tout cas, et non plus marron comme était celui du grand vendredi; puis toutes les bannières, tou¬ tes les lumières, tenues à bout de bras, exécutent une sorte de rigodon en signe de joie. Après — 96 — UN SOIR A AT MÈNES quoi il s'agit de rentrer chez soi sans que le vent éteigne le cierge qu'on porte, le vent ni les bai¬ sers, car il paraît qu'on risque fort d'être embrassée, quand on est une jeune femme, en l'honneur de la brillante et du Christ ressus¬ cité. C'est là un risque que je ne courais guère, quant à moi, pour diverses raisons dont la moindre était que je me faisais conduire chez Laïnis en taxi. Cette guinguette était alors charmante, et d'abord parce que c'en était vraiment une. Dans une rue lointaine une sorte de jardinet en gravier, de cour plantée d'arbres, où s'élève une baraque biscornue, peinte en vert, voilà Laïnis. On entrait. A droite la cuisine grande ouverte, à la porte de laquelle toutes les vic¬ tuailles, bien appétissantes, étaient étalées sur une table: on choisissait ce qu'on voulait man¬ ger et l'on répondait au sourire du cuisinier; puis on passait dans une des trois petites salles en planches, meublées de tables en bois blanc à bon marché, et l'on s'installait sur une grosse chaise de paille du genre de celles qu'on trou¬ vait jadis dans nos jardins publics. La sobriété des Grecs est proverbiale et, à Athènes, les gens du monde trouvent à peine de bon ton, aujourd'hui encore, qu'on prenne LES SOIRS DE L'ARCHIPEL de l'intérêt à la cuisine. Ils en sont restés au point où l'on était chez nous jusqu'environ 1905, quand le comble de l'élégance était de commander son menu au maître d'hôtel sans même regarder la carte, et d'aller avaler chez Voisin deux œufs sur le plat et une côtelette aux épinards, avec des biscottes, le tout arrosé d'eau d'Evian. Il y a pourtant trois ou quatre jolis plats hellènes. Mais il va de soi que le di¬ manche de Pâques, même à une heure du ma¬ tin, quand la Grèce entière commence à se par¬ fumer de l'odeur des agneaux qui rôtissent en plein air sur la longue broche de bois, bien frot¬ tés d'huile au rigani, on ne saurait guère com¬ mander autre chose que cela. Tout en mangeant de l'agneau que je m'étais fait servir, j'écoutais un homme qui chantait des airs populaires dans la salle voisine en s'ac- compagnant sur une guitare, et je songeais à la scène muette dont le hasard m'avait rendu témoin la veille. Je m'amusais à imaginer cette fillette aux yeux de femme que j'avais entre¬ vue. Elle s'animait dans ma tête, agissait : le livre que je me proposais d'écrire sur la Grèce afin de pouvoir penser plus longtemps à ce pays allait-il donc devenir un roman? Je n'y tenais pas. J'aime à peindre des portraits, des paysa¬ ges, des « intérieurs », à cadencer mon langage UN SOIR A ATHÈNES avec autant d'art que je peux, et enfin à « expliquer le coup », comme on dit vulgaire¬ ment. Or, tout cela n'est pas de mise dans un roman : un roman n'est pas une galerie de ta¬ bleaux, ni un musée de phrases et de « pen¬ sées » piquées dans des vitrines comme des insectes rares, n'est-ce pas? Dieux! on nous l'a assez dit : c'est un art de suggestion; il faut y laisser une certaine liberté à l'imagination du lecteur et se contenter de lui proposer des thè¬ mes, de lui indiquer l'atmosphère des êtres et des choses. Je me demandais par quels traits rendre sen¬ sible à des lecteurs celle du cabaret de Laïnis, par exemple? Dans la salle où je soupais, il n'y avait qu'une société de quatre ou cinq petits bourgeois, discrets et fins: athéniens des deux sexes, hellènes. Dans l'autre, où l'on chantait, et qui était en contre-bas de la mienne, on devi¬ nait qu'il ne se trouvait pas plus de monde, mais la porte, qui était ouverte, ne me laissait apercevoir qu'une partie de la pièce et deux tables vides et nues, plus le coin d'une autre où quelques personnes venaient de s'ins¬ taller. Je n'avais sous les yeux qu'un seul de ces nouveaux arrivants : c'était un Français sûre¬ ment, et qu'il me semblait connaître de vue. Imaginez un long jeune homme dégingandé, LES SOIRS DE L'ARCHIPEL dans un veston assez fatigué. Sa chemise bleue, d'un ton un peu trop vif, rendait plus terne encore son teint brouillé. Il était blond, maigre et amer, et fumait sans arrêt, avec une animation fiévreuse, en creusant la poitrine. Ses cheveux sans éclat, assez rebelles, formaient un épi enfantin au bout de la raie qui les par¬ tageait. Je songeai qu'il avait assez bien l'air d'un étu¬ diant intelligent, et je me demandai où j'avais pu rencontrer ce jeune homme sans fraîcheur. Certainement un intellectuel; peut-être un écrivain. Ses yeux froids et légèrement bilieux regardaient avec curiosité. Soudain il m'aper¬ çut et en même temps son nom me revint : « Allons bon! Bertrand de Commynes! » pen¬ sai-je; — ou plutôt je ne pensai pas : « Allons bon! » car ces mots ne servent qu'à manifester, grâce au ton qu'on y met, des sentiments dont on n'a nul besoin de se faire part à soi-même au moment qu'on les éprouve; mais je sentis si vivement mon antipathie pour ce garçon que mon plaisir d'être à Athènes et d'écouter des chansons grecques (ou pour mieux dire des paroles grecques sur des airs napolitains), tout en mangeant de l'agneau rôti, s'en trouva sen¬ siblement diminué. Bertrand de Commynes a débuté dans les — 100 — UN SOIR A ATHÈNES lettres d'une façon éclatante en 1920 par un poème de deux cent cinquante pages. Imaginez des mots cueillis au hasard dans un lexique, et disposés de manière à former des dessins géo¬ métriques : carré, rectangle, cercle, triangle inscrit dans un carré, carré inscrit dans une circonférence, circonférence inscrite dans un polygone, etc. Chacun comprit sur-le-champ que cela exprimait avec génie la stupidité de la raison humaine; et cela fut fort admiré. Un grand nombre de jeunes gens marchèrent sur les traces de Bertrand qui devint ainsi chef d'école. Il publia lui-même quelques autres poè¬ mes dont les dessins étaient plus beaux en¬ core (on voyait là jusqu'à des polyèdres, songez donc!) et comme ils parurent dans des revues peu répandues et d'une excellente tenue artis¬ tique, la notoriété du jeune Commynes devint grande dans les milieux littéraires. N'allez pas croire, au moins, que le nom illustre qu'il porte fût là pour quoi que ce fût. Qu'un Bouchart de Commynes ait pris part à la première Croisade et qu'un certain Philippe de Commynes ait composé au xve siècle un livre tellement célèbre qu'il n'est pas tout à fait impossible que Bertrand lui-même l'ait lu, voilà qui a pu permettre au marquis, père de notre poète, d'épouser en son temps la fille — 101 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL d'Upton Levysohn et ses soixante mille dollars de rente, et à tous les Commynes actuels d'être membres de droit en quelque sorte de l'Agri¬ cole et du Jockey, ce qui est beau. Mais cela n'a aidé en rien Bertrand à pénétrer dans les revues et les salons littéraires. Au contraire son nom l'a beaucoup gêné; du moins, c'est lui qui le dit. « Rien de plus incommode pour un écrivain que de porter un nom historique », a-t-il déclaré aussi souvent qu'il a pu dans les jour¬ naux. Pourquoi?... Il ne l'a pas dit : s'expliquer, n'est pas « dans sa manière ». Il avait sûre¬ ment d'excellentes raisons. Toutefois, comme un grand nom s'accompagne neuf fois sur dix d'une grande fortune, on peut penser que, s'il présente des inconvénients, celui qui le porte garde en tout cas la possibilité de les corriger. En 1923, notre homme publia ses Vies de Saints. Il les faisait précéder d'une retentis¬ sante préface où il rompait avec ses derniers disciples en les couvrant d'invectives, et procla¬ mait sa foi chrétienne en même temps que sa volonté de vivre désormais en fils humble et soumis de l'Eglise. Comme bien vous pensez, cela fit sensation. Dans son ouvrage, Commy¬ nes s'inspirait du style des légendes qu'on lit sous les anciennes images d'Epinal et qu'il ve¬ nait de découvrir en feuilletant un album qui — 102 — UN SOIR A AT H ÈN ES appartenait à sa petite nièce de cinq ans. Cela parut d'une fraîcheur, d'une poésie, d'une nou¬ veauté proprement irrésistibles. Le petit François d'Assise était fils de parents très riche». Bien loin d'en être fier et orgueil¬ leux, il était simple et bon. Les oiseaux du parc le connaissaient si bien qu'ils venaient familiè¬ rement se percher sur son épaîde, lui bécoter les joues et lui manger dans la main. Tous les matins il descendait au jardin et courait de parterre en parterre pour y cueillir des fleurs; il en com¬ posait des bouquets qu'il apportait à sa maman. En hiver les petits oiseaux venaient frapper du bec à sa fenêtre et il leur donnait des graines et des miettes de pain. Puis il allait porter aux pauvres tantôt un pot de confiture, tantôt une botiteille de bon vin vieux, etc... Car — faut-il le dire? — Commynes ne se souciait pas le moins du monde de la vérité historique : et qui donc aurait osé prononcer des mots si lourds à propos de ce nouvel Ariel? Ce ne fut que deux ou trois ans plus tard qu'il publia son troisième ouvrage et ce délai parut la marque d'une vétilleuse conscience artistique. Cette fois, Commynes avait rompu avec la foi catholique; il s'était même rallié au bolchévisme. Dans son livre on lisait des phra- — 103 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ses de ce genre : « Tous les crachats, Foch les a sur sa poitrine ». On jugea cela d'une espiè¬ glerie ravissante. En outre, comme son père était mort, il eut soin de signer ces grossières injures de son titre de marquis de Commynes : quelle savoureuse drôlerie, n'est-ce pas? Grâce au petit scandale que causa tout cela, on eût certainement vendu au moins sept ou huit mille exemplaires de l'ouvrage s'il eût été moins en¬ nuyeux. En tout cas, on en parla beaucoup. Mais ce qui mit le comble au succès de l'auteur, ce fut l'invention du trapèze volant. Comme un critique s'étonnait qu'il eût pu passer de l'indifférence religieuse à la piété la plus vive, puis de celle-ci au bolchévisme (car il avait proclamé dans sa préface aux Vies de Saints que c'était en méditant sur la querelle des universaux qu'il avait retrouvé la foi de son enfance, j'ai oublié de le dire, puis en médi¬ tant sur le thomisme qu'il s'était trouvé porté au marxisme), il lui écrivit une lettre dont il demanda l'insertion : « Je suis si fort sujet à l'ennui, disait notre nouveau Rolla, et je me dégoûte si vite des idées qui m'ont plû davantage qu'il m'en faut changer souvent. Aussi, je vole d'un extrême à l'autre. C'est comme ces acrobates dans les cir¬ ques, vous savez? J'arrête au passage le tra- — 104 — UN SOIR A ATHÈNES pèze qui se balance mollement au bout de ses longues cordes, je m'élance à travers les airs et je me retrouve là-haut, sur la petite plateforme suspendue, exactement à l'opposé... » Cette comparaison fut reprise avec commen¬ taires ironiques ou admiratifs dans tous les cour¬ riers littéraires, et c'est alors que Commynes adopta son attitude de dandysme. Comme elle lui est en somme commode, il l'a gardée jus¬ qu'à ce jour et je suppose qu'il la conservera quelque temps encore. Et après?... Cela dépen¬ dra de la mode, et qui sait ce qu'elle nous ré¬ serve? Grâce à cet élégant cynisme qu'il affiche pour le moment, il peut en effet se livrer à des grandes manoeuvres de réclame qui chez tout autre choqueraient, mais qui chez lui semblent charmantes. N'a-t-il pas trouvé moyen il y a deux ans, de se faire fêter et célébrer dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne? Tout le monde ne sait pas que c'est là une salle qu'on loue pour de l'argent. Joignez que, dans cha¬ cun de ses livres, il publie non seulement la bibliographie complète de ses oeuvres, qui sont au nombre de cinq exactement (leur énuméra- tion, pourtant, ne laisse pas de tenir de la place, car elles ont jadis été débitées en détail dans un nombre infini de plaquettes de luxe), mais — 105 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL encore celle de toutes les études auxquelles elles ont donné lieu et dont beaucoup sont des « échos » de journaux. Presque tous les gens que je connais déclarent qu'il a « de l'aplomb », voire « du culot », et trouvent cela pittoresque et amusant; il y a des chances pour qu'ils aient raison, mais moi, cela m'agace. C'est peut-être parce que je jouais déjà au dandysme quand j'avais dix-sept ans. Ou bien parce que je suis un être bassement envieux. Ou encore parce que Commynes blesse ma vanité : quoiqu'il n'ait jamais ouvert un de mes livres, il me regarde comme un écrivain inexistant pour cette raison que quel¬ ques-uns d'entre eux se sont un peu vendus. Je ne sais. Mais le fait est que je n'eus aucun plai¬ sir à le trouver chez Laïnis. Nous ne nous étions jamais parlé, mais il devait me connaître de vue, lui aussi, car, à peine eut-il tourné les yeux de mon côté, j'ob¬ servai que ses lèvres prononçaient mon nom pour les gens invisibles qui étaient assis en face de lui. Immédiatement l'un d'eux, une femme, se pencha en avant pour m'apercevoir et le beau visage las de Catherine Sommery m'apparut. Comment résister au sourire d'accueil de Catherine?... Notre amie est un peu pareille à — 106 — UN SOIR A ATHÈNES ces beaux jours de décembre, où tant que brille le chaud soleil, semble se prolonger l'automne doré. De temps en temps, quand l'arrivée de quelqu'un ou l'annonce de quelque chose lui fait plaisir, ou quand elle récite un trait, une anecdote, une remarque aiguë qu'on lui a faite ^et qui l'amuse, elle s'enflamme d'un enthou¬ siasme léger; ses yeux semblent noyés de bon¬ heur; sa belle voix de contralto vous atteint au cœur, et pourtant cette émotion reste fine, spirituelle, française. Ah! les jolis moments! C'est la créatrice des pièces de Donnay, c'est l'actrice légère et poignante, humaine qui vit là devant nous... Et puis tout s'éteint : le visage se met au repos et, avant de revêtir son expres¬ sion coutumière d'amabilité, durant un très fugitif instant, il passe par l'aspect qu'il doit avoir quand Catherine est seule : un égoïsme surhumain s'y peint, une indifférence à tous et à tout qui donne froid; c'est l'hiver qui reprend soudain... J'aime Catherine, non seulement pour son appétit inlassable de regarder vivre les gens, mais pour ce défaut de son armure que je viens de dire, et qu'elle ne voit pas. Au reste la poli¬ tesse ne m'eût point permis de m'évader, l'eussé-je voulu. Je me levai pour aller la saluer et serrer la main du bon Taillard qui était là aussi. — 107 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL — Vite, faites apporter votre couvert et ' venez souper avec nous! me dit-elle. Vous imaginez la suite et comment je me laissai séduire et entraîner sur ce charmant navire... C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Bertrand de Commynes, et c'est de lui que je veux vous parler. Assurément, la sagesse des nations devrait proclamer qu'il faut toujours juger les gens sur la mine; mais il serait nécessaire qu'elle ajou¬ tât : « Ne jugez pas de leur mine par leurs photos ». Les images de Bertrand de Commy¬ nes donnent de lui une idée à peu près aussi juste que celles d'une star de cinéma donnent de la femme qui en est le modèle (les instanta¬ nés sans prétention qu'il communique aux journaux sont les plus préparés, je veux dire choisis entre cent comme les plus propres à s'accorder avec sa légende). Tout d'abord, ce bolchevik a les meilleures façons et les domestiques le servent en quelque sorte sans le faire exprès. Or plus je vieillis, plus les gens impolis me deviennent difficilement tolérables... Oh! je sens bien mon injustice : une excellente éducation est coûteuse, elle sera tou- — 108 — UN SOIR A AT H ÈN ES jours un privilège... Mais tant pis! en prenant de l'âge, on prend aussi du goût pour le con¬ fort. D'autre part, je ne crois pas que Commynes soit bien habile à enchaîner les idées pures; je suis sûr en outre qu'il ne sait rien de rien, et je me demande même s'il a le minimum de vertu nécessaire à un artiste... Pourquoi néanmoins accordé-je d'emblée plus de prix à ses juge¬ ments sur la vie, sur l'art, qu'à ceux de l'intel¬ ligent, du sage, du cultivé, du compétent Tail- lard? C'est qu'il y a sans doute une certaine qualité de la sensibilité, du tempérament même, que nous sentons d'abord chez les êtres, et qu'aucun autre mérite intellectuel ou moral ne supplée. Commynes, presque grossier intel¬ lectuellement, n'est jamais vulgaire. J'ajoute que, pour achever de m'intéresser, il n'a pas du tout, quand il parle, le ton confi¬ dentiel, attentif et soigneux qui est propre aux milieux littéraires. Sa diction négligente, son ton haut, sa voix nonchalante, légèrement nasil¬ larde, sa manière de prononcer quéqu'un, qué- qu'chose, Maame, Mamselle, que sais-je? toutes ces vieilles façons de dire qui sont pleines de bouquet, et jusqu'à ses belles fautes de français, le rattachent à son Faubourg Saint- Germain natal, comme son accent provincial — 109 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL rattache encore un ouvrier, après toute une longue vie citadine, à tel village bourguignon, picard ou limousin. En somme, à connaître Commynes, mon antipathie pour lui diminua sensiblement... Il faut vous dire que, pendant toute une partie de ma vie, je me suis fort honnêtement efforcé de ne pas me laisser conduire par mes sympa¬ thies et antipathies. Rien ne me paraissait plus honteux, fût-ce pour apprécier un être vivant, que de ne pas contrôler les sentiments qu'il m'inspirait. C'était l'effet d'une tournure cri¬ tique de l'esprit qui m'est naturelle et qui m'a souvent fait commettre bien des gaffes, car je la prête facilement aux autres. Seulement un jour je me suis aperçu que nous ne sommes en définitive jamais menés par nos idées, attendu que nous avons le système intellectuel que notre tempérament nous fait et que, comme dit Aldous Huxley, il est vain de discuter avec Car- lyle parce que c'est discuter avec la digestion de Carlyle. En me retirant beaucoup de mes scru¬ pules, cette « découverte » n'a pas été sans porter quelque trouble dans mes relations de camaraderie. Bref, je commençais à penser dès la fin de cette première soirée chez Laïnis, qu'après tout il n'est pas donné à tout le monde de — 110 — UN SOIR A ATHÈNES plaire à ses lecteurs précisément parce qu'on les traite avec le plus souverain mépris, ni de faire passer pour admissibles, louables même et de bon goût chez un artiste, par le seul fait qu'on les emploie, les procédés de réclame les plus commerciaux. « Il faut à cela du don, du tem¬ pérament, une singulière autorité », pensais- je... Et d'autre part j'en venais à me demander si en réalité Commynes ne croyait pas à la valeur absolue de son agaçant dandysme moral. Au fond il était plein de naïveté comme tous les écrivains, et il lui est arrivé d'en donner devant moi quelques preuves que je conterai plus tard, si j'ai le temps. On m'excusera seulement si je fais un peu l'école buissonnière. MONCADE ET PHRANGOPOULO Sur les trois heures, le Huard mouilla devant la petite ville blanche de Naxie qui, agréable¬ ment étagée au pied d'un rocher et retirée au fond de sa baie ouverte, s'offre comme une blanche amande dans sa coque. Peu après un canot vint accoster le yacht et un personnage qui s'y trouvait monta à bord. Il se découvrit du plus loin qu'il aperçut Catherine et, s'avançant dignement, il lui offrit un gros bou¬ quet de violettes en lui disant avec bonne grâce, dans un français hésitant : — Permettez, Madame, à un modeste habi¬ tant de Naxos de vous souhaiter la bienvenue... Je suis M. Achilleas Phrangopoulo, ajouta-t-il comme si son nom devait faire disparaître la surprise légère qui se peignait sur nos visages. A vrai dire, sa mise seule eût suffi à nous étonner. Pour nous faire honneur sans doute, — 115 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL il avait revêtu un costume de cérémonie, à cette heure plus rare encore dans les pays méditer¬ ranéens que partout ailleurs : c'est à savoir une redingote à longue jupe et à revers de soie, fort pincée à la taille, assez semblable à celles que je décrivais vers 1910, lorsque je dissertais des modes masculines dans le journal Excelsior. Il est vrai qu'il n'y joignait ni le col « cassé », ni la cravate plastron, ni le chapeau haut de forme qu'elle eût paru appeler; il portait comme tous ses compatriotes un col mou, serré par un modeste nœud marin; ses rudes mains, marquées par le travail manuel, sor¬ taient sans manchettes de son vêtement; et sa tête était coiffée d'un feutre qui avait pris avec les années une couleur moyenne entre le gris, le beige et le verdâtre. Ainsi fait, M. Phrango- poulo était insolite, mais son honnête visage paysan, couleur de pigeon aux petits pois, sa tête maigre, mais ronde comme une boule de buis, et couverte d'une calotte de cheveux blancs coupés ras, lui composaient une physio¬ nomie parfaitement respectable et sympathi¬ que. — Mon ami le docteur Thanasidès m'a télé¬ graphié votre arrivée prochaine et j'ai tenu... Brave Thanasidès, c'était donc lui qui nous valait cette surprise!... Déjà le sourire de gala, — 116 — UN SOIR A NAXOS les yeux noyés de gaieté heureuse, tout le grand pavois du bon accueil (si j'ose dire) était tendu sur le visage de Catherine. Certes, si l'épithète d'affable a un sens, c'est bien quand on la lui applique. Pas une femme au monde ne sait mieux qu'elle l'art de faire entendre aux gens, en moins de cinq minutes, qu'ils sont parfaitement intelligents, beaux, spirituels et charmants, c'est-à-dire de les ren¬ dre heureux. On a parlé de « son charme » : c'est vague. Je puis dire qu'il consiste essentiel¬ lement à suggérer à ses interlocuteurs qu'ils sont eux-mêmes tout pleins de charme. La Bruyère, au reste, a dit sur l'art de causer et de recevoir quelque chose qui s'accorde assez bien avec ce que je note ici. Dix minutes à peine après avoir mis le pied sur le pont du Huard, M. Achilleas Phrangopoulo se trouvait allongé dans un fauteuil de toile à côté de nous, et la redingote déboutonnée, un verre de samos dans une main, un beau morceau de gâteau dans l'autre, il discourait brillamment sur lui-même, ce qui est pour la plupart des Méditerranéens une des conditions du bonheur. Il nous apprit ainsi que sa famille était d'ori¬ gine occidentale et apparemment française, comme l'indique son nom (Phrangopoulo, que j'orthographie de cette façon compliquée parce — 117 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL qu'ainsi faisait avant moi quelqu'un dont je parlerai plus tard, signifie Fils de Franc) : aussi éprouvait-il une sympathie particulière pour nos compatriotes. Il s'adressait particulièrement à Commynes qu'il appelait « Monsieur le mar¬ quis » et dont c'était évidemment le titre plus que le nom, qui l'avait frappé, car sa culture était mince selon toute apparence; et il lui expliqua que la famille Phrangopoulo remon¬ tait aux croisades et qu'il possédait encore le « château » de ses aïeux, « oh! une... spitaki, comment dites-vous? une bicoque ». Au reste, il espérait que nous lui ferions l'honneur de loger chez lui, quoique sa demeure fût bien modeste et primitive en comparaison du con¬ fort que nous avions sur cet admirable bateau... Je dois dire que Catherine, en dépit de son affabilité, déclina cette offre sans hésiter : l'idée qu'elle se forma sur-le-champ (et d'ailleurs à tort) d'une maison sans eau, mais avec punaises, lui souriait vraiment trop peu. M. Phrango¬ poulo ne s'en montra nullement affecté; j'eus même le sentiment qu'il n'avait pas compté un instant que son invitation de nous héberger tous quatre serait acceptée. Il espérait du moins que nous lui permettrions de nous servir de guide dans la promenade que nous voudrions sans doute faire à terre. — 118 — UN SOIR A NAXOS Il n'était guère possible de refuser. Cathe¬ rine ne mit pas plus d'un quart d'heure à se préparer, et nous gagnâmes la jetée dans la barque même qui avait amené notre hôte. Quelques enfants aux yeux de feu et des loqueteux plus noirs et plus ridés que l'olive nous attendaient en haut du débarcadère. — Avez-vous remarqué qu'aucun d'eux ne nous a demandé l'aumône ? me dit Taillard comme nous avancions côte à côte sur la jetée. En Grèce, ce n'est guère que dans les grandes villes, où la tradition se perd, où le tourisme fait ses ravages ordinaires, que j'ai vu des men¬ diants. Ailleurs, à la campagne surtout, on ne tend pas la main : on vous offre quelque chose, un humble objet, quelques fleurs, puis on attend silencieusement que vous fassiez à votre tour un cadeau. Et ne dites pas que cela revient au même, car il y a là une nuance morale très im¬ portante. Je ne lui dis pas que cela revenait au même, mais je pensai qu'il devait exagérer un peu, car il me semblait bien avoir vu dans les villages quelques mendiants, malgré qu'il en eût. Tout ce qui dans la petite ville se trouvait de loisir (et cela faisait un bon nombre de gens) était descendu, sur le port pour examiner les étrangers du yacht, mais on restait discrète- LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ment à se promener sur la petite place, sans avancer sur la jetée, et j'étais frappé de la bonne humeur et de la bienveillance du popu¬ laire, de sa propreté aussi. « Quelle différence de... parfum, pensais-je, entre cette plèbe des îles hellènes et une foule nordique, hollandaise par exemple (la plus fétide de toutes les foules, car les réputations sont parfois bien injusti¬ fiées) ! Le Grec de l'Archipel se lave-t-il plus qu'un homme d'Amsterdam ou de Tromso ? Sans doute, et la chaleur l'y oblige. Mais sur¬ tout il est sec et maigre comme un sarment, peu vêtu, et le soleil, la brise marine assainis¬ sent tout ». Çà et là, sur la place, quelque drapeau hellène pendait à une fenêtre, et on l'eût cru fait de lés de ciel coupés à des heures diverses du jour. Nous commençâmes de gravir les rues en la¬ cets où parfois nous croisions un pappas fier et barbu jusqu'aux yeux, son chignon luisant de pommade, son ombrelle d'alpaga sous le bras ; parfois un petit âne à ce point chargé de rameaux feuillus, qu'à peine si le bout de ses oreilles et de ses jambes en émergeait, et qu'il devait se ranger contre le mur pour nous laisser passer. Enfin M. Phrangopoulo s'arrêta devant une porte voûtée, que surmontaient des armoi¬ ries. — 120 — UN SOIR A NAXOS — J'ai pensé, dit-il à Catherine, que vous voudriez bien faire à mon ami M. de Moncade le plaisir de vous reposer quelques instants chez lui. — Moncade!... Un Espagnol? demanda Tail- lard. — Oh! non, répondit le digne homme qui nous conduisait : sa famille est grecque depuis des siècles. Pourtant elle sort comme la mienne d'une souche française. — Moncade est pourtant le nom d'un Espa¬ gnol assez célèbre dans l'histoire, reprit Tail- lard. —• Il me semble que je l'ai déjà rencontré en Grèce, ce nom, fis-je. Mais où? Phrangopoulo dit : — Sa maison est un véritable musée. Il est d'ailleurs archéologue : personne ne vous ren¬ seignera mieux que lui sur notre fameuse porte antique, dans l'îlot de Palatia... Comment? Vous n'avez pas remarqué en entrant dans le port? Oh! elle est célèbre!... Et M. de Moncade est un vrai Parisien ajouta-t-il en clignant de l'œil, vous verrez! A vrai dire je ne sache pas que Catherine soit fort curieuse d'archéologie, et je parierais que ce n'est point de « vrais Parisiens » qu'elle souhaite le plus de rencontrer à Naxos... Mais — 121 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL nous n'eussions pu refuser de bonne grâce d'aller chez celui-là : déjà la porte s'entr'ou- vrait, on avait dû nous guetter. Passé le seuil, nous nous vîmes dans un lieu singulier. C'était une grande salle crépie à la chaux, comme une sorte de cellier, mais voû¬ tée. Les trois fenêtres qui l'éclairaient étaient posées l'une au-dessus, les deux autres de cha¬ que côté de la porte d'entrée, qu'elles flan¬ quaient. Le sol était de plain pied avec l'a rue et dallé comme elle, si bien qu'on avait l'impres¬ sion que, pour faire la maison, on s'était borné à en prendre un morceau, à l'entourer de qua¬ tre murs et à le couvrir d'un toit. Et j'avais étrangement le sentiment, moi, d'avoir déjà vu tout cela, quoique je ne fusse jamais venu à Naxos. C'était vraiment saisissant. On avait pourtant posé sur la plus grande partie du dallage une sorte de plancher volant que je ne « reconnaissais pas, — une manière de basse estrade, haute comme une marche d'es¬ calier à peu près, qui commençait à quatre mètres de l'entrée ou environ et qui s'allongeait jusqu'au fond de la vaste salle, bordée au pied des murs par une banquette couverte de moles¬ kine noire. Une table ronde d'acajou, à rallon¬ ges, née vers 1860 selon toute apparence, et poussée dans un coin, puis une sorte de buffet UN SOIR A NAXOS en sapin colorié en noir, une bergère genre Louis XVI et un fauteuil Voltaire de la même époque que la table formaient tout l'ameuble¬ ment de la partie dallée. Quant au plancher que je viens de dire, il ne portait, outre la banquette qui en faisait le tour, qu'un piano droit, tout au fond, et une douzaine de chaises dorées du modèle le plus banal. Le « musée », lui, se composait de deux icô¬ nes enfumées, dont l'une était fendue; de deux toiles, l'une terriblement « président Carnot », signée d'un nom français et qui représentait la bataille de Navarin, l'autre, romantique et où l'on voyait la bataille de Lépante (« les deux pendants », nous dit notre hôte) ; de deux por¬ traits cruellement officiels, l'un figurant la reine Victoria, l'autre le prince consort; d'une pietà italienne et d'une vingtaine de peintures noirâtres, le tout accroché au mur. En sorte que ce qu'il y avait de plus intéressant dans tout cela, c'était M. de Moncade lui-même. Son aspect physique était étrange en effet. Il portait sur un corps bref et maigrelet la plus terrible tête de pandour : noir d'encre quant à la prunelle et de suie quant au poil, brun de peau comme un Arabe, l'œil injecté de sang, la moustache relevée en un double crochet bien ciré, et sur le front les deux rides verticales du LES SOIRS DE L'ARCHIPEL vieux militaire. N'oublions pas la voix caver¬ neuse d'un traître de mélodrame. Heureusement l'impression pacifique qu'on tirait de sa petitesse et de la partie inférieure de son corps compensait en quelque sorte celle qu'en laissait la partie supérieure. Il était vêtu d'un veston d'alpaga où manquait un bouton, d'une cravate noire qui faisait paraître son teint plus sombre encore et d'un pantalon foncé à fines raies grises; joignez qu'on voyait passer sous les manchettes de sa chemise les manches d'un gros tricot de laine brute, qu'il portait sans doute à même la peau comme les paysans des îles Ioniennes. Ainsi fait, il s'avança au-devant de Cathe¬ rine avec la majesté d'un Louis XIV, et lui fit, le pied droit en avant et la main sur le cœur (ou presque), une sorte de révérence, que suivit un compliment cérémonieux sur notre arrivée dans « l'île de Bacchus ». Il s'exprimait en un français suranné et légèrement emphatique, plein d'expressions démodées: c'était un plaisir de l'entendre. D'ailleurs à chaque geste, on sen¬ tait qu'il pensait à l'effet qu'il produisait sur les personnes présentes, et qu'il comptait que cet effet serait grand. Il débuta par une petite conférence sur les fouilles récentes de M. Welter à l'îlot de Pala- — 124 — UN SOIR A NAXOS tia et au bout d'un instant nous commençâmes de nous ennuyer si fort qu'à peine si nous pou¬ vions distinguer les mots les uns des autres. C'est tout juste si d'apprendre qu'il y avait une ruine qu'on appelait le « tombeau du Désir » réus¬ sit à me réveiller un peu. — Le Délion construit par Diognète pour Polycrite..., disait le petit homme. Catherine hochait la tête. — Oui, oui, faisait-elle avec conviction. Et elle semblait suspendue aux lèvres de l'ora¬ teur : c'était une femme admirable, je l'ai dit. Le soleil, cependant, brillait aux trois fenê¬ tres. « Comment, songions-nous tous avec mé¬ lancolie, comment diable échapper à la voix profonde de ce brave petit raseur? » Sa con¬ férence archéologique finie, il entreprenait maintenant de nous montrer sa « modeste ga¬ lerie de peinture », et il fallut passer en revue les croûtes enfumées et même écouter une petite histoire sur chacune d'elles, car c'étaient là tous tableaux de famille et portraits d'ancê¬ tres, à l'en croire... Je dis « à l'en croire » parce que les modèles étaient, sans aucune exception, blonds comme les blés ou roux comme le feu, et qu'on avait peine à admettre que ce petit homme noir à tête de roi des Montagnes pût être sorti d'une pareille lignée. — 125 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL — Ici, mon arrière-grand-père... Un pur Aryen comme tous les Moncade, disait-il. C'est celui dont parle un des plus grands Français qui aient jamais tenu la plume : j'ai nommé le comte de Gobineau, ajouta-t-il avec emphase. Ce mot me rappela soudain où j'avais ren¬ contré un Grec du nom de Moncade : c'était dans une nouvelle de Gobineau que j'avais lue récemment. Voilà donc où se trouvait décrit le décor où nous nous trouvions justement et que je croyais avoir déjà vu! On n'y avait fait que peu de changements, à part cette sorte de plancher mobile. — C'est sans doute d'Akrivie Phrangopoulo que vous parlez? fis-je. — Akrivie Phrangopoiilo? dit Commynes. Est-ce que cela n'a pas paru dans les Souvenirs de voyage? —• Quoi! vous connaissez tous deux cet admirable ouvrage! s'écria notre hôte avec une visible satisfaction. Ah! je devine que vous êtes des admirateurs de Gobineau! Touchez là, Messieurs! A ces mots il bondit de sa chaise avec une prestesse qu'on n'eût pas soupçonnée à son petit corps replet, et vint en effet nous donner une poignée de mains. Taillard la lui rendit d'au¬ tant plus volontiers que ce « Touchez-là, — 126 — UN SOIR A NAXOS Messieurs! » l'avait ravi : il se croyait à l'Odéon. Cependant, Moncade courait ouvrir le buffet de bois noir à l'autre bout de la pièce. Nous y aperçûmes quelques bouquins. —• J'ai dans ma bibliothèque les œuvres de cet incomparable génie, reprit-il. Voici l'Essai sur l'inégalité des races humaines. (Il tira avec respect un volume débroché). Quand donc rendra-t-on justice à ce grand livre? (Il s'adres¬ sait à Catherine sur un ton de reproche bien indû, car j'aurais juré qu'elle ne voyait aucun inconvénient à ce qu'on rendît justice à Gobi¬ neau). Il est si mal connu chez vous qu'on y croit trouver une apologie du peuple alle¬ mand... alors que le penseur démontre longue¬ ment qu'il est peu de populations plus mélangées, moins purement aryennes, moins germaniques même, que celles de l'Allemagne actuelle ! Commynes craignit une nouvelle disserta¬ tion. Il interrompit pour demander si la famille Phrangopoulo qui joue un rôle dans la nou¬ velle n'était pas celle de notre aimable guide. — Nouvelle? s'écria Moncade avec sur¬ prise. Comment l'entendez-vous? Certes il ne s'agit nullement d'une fiction! Le volume s'in¬ titule Souvenirs de voyage et vous ne croyez pas que le grand Gobineau était capable — 127 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL de se livrer à des mystifications, n'est-ce pas ? Si! Commynes le croyait. Et moi aussi. Nous croyions que Gobineau était tout à fait homme à se livrer à des mystifications. Mais ce n'était pas le cas ici, car il n'avait certainement pas prétendu faire prendre ces nouvelles pour des souvenirs... Toutefois nous négligeâmes de dire cela à M. de Moncade. A quoi bon? En pronon¬ çant ce mot de mystification, il laissait tomber les coins de sa bouche en signe de dédain, mais si bas que sa moustache de pandour en prenait soudain un aspect humble et modeste. Car il avait oublié sa solennité; maintenant il accom¬ pagnait ses moindres paroles d'une ardente mi¬ mique et nous n'avions plus devant nous qu'un aimable nabot tout plein de gentillesse hellène et de naturel. — Gobineau a sûrement connu nos arrière- grands-pères, à M. Phrangopoulo et à moi, et ce qu'il en dit est même ce que nous savons de plus clair sur eux. Hélas! il n'est resté à Naxos nul souvenir du Commodore Norton, grand-oncle de mon cher ami. L'insécurité des temps, la chaleur, les insectes et les Turcs n'ont pas permis que nos archives de famille fussent conservées. Et d'où donc, en ce cas, tirait-il tous ces détails sur ses ancêtres, et jusqu'au plus lointain — 128 — UN SOIR A NAXOS moyen âge, qu'il nous avait prodigués?... Au reste je me gardai de poser la question. Nous ne cherchions tous depuis longtemps qu'un pré¬ texte pour prendre honnêtement congé de notre hôte. Un nouvel arrivant vint nous le fournir. Une arrivante plutôt. On entendit en effet le bruit d'une clé qui ferraillait dans la lourde et antique serrure de la porte et, celle- ci s'étant ouverte enfin, nous vîmes entrer une petite femme vieillotte et ancienne, qui s'ar¬ rêta un instant sur le seuil dans une attitude d'une grâce affectée et pleine de mièvrerie. — Madame de Moncade, dit son époux. Avec ses cheveux bouclés incolores et ses frisettes de poupée, toute fluette dans sa robe noire qu'ornait une grosse « berthe » de den¬ telles, elle avait l'air d'une antique petite fille desséchée. Elle salua sans mot dire (je crus même qu'elle ne savait pas le français), mais avec un sourire de théâtre, mort et épinglé sur ses lèvres comme un papillon dans une vitrine. Et elle semblait intimidée comme une vierge de quinze ans. Inutile de dire que, d'un commun accord, nous profitâmes pour nous lever de l'excel¬ lent prétexte que son arrivée nous offrait; et nous prîmes congé de M. de Moncade d'une manière littéralement irrésistible. — 129 — 9 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL — Qu'est-ce donc que Mme de Moncade? demandai-je au digne Phrangopoulo, tandis que nous descendions par les petites rues escarpées et pierreuses. Elle a l'air un peu étrange, je ne sais pas... — Oh! c'est une ancienne danseuse. —• Une danseuse de ballet? demanda Cathe¬ rine. — Mais certes!... Mme de Moncade a été une grande étoile en Russie, paraît-il. —■ Sous quel nom dansait-elle? — La Wiaszezkaya. Vous devez connaître ce nom, Monsieur le marquis. Evidemment, pour lui, un marquis devait s'intéresser particulièrement aux danseuses. — Elle était à l'Opéra de Saint-Pétersbourg, reprit le bonhomme. C'est la révolution bol- chévique qui l'a chassée. On raconte qu'elle a passé par Salonique; ne trouvant pas à y gagner sa vie, elle a fini par échouer ici. C'est même à cause d'elle que M. de Moncade s'est mis à donner des leçons de danse... Un esprit si remarquable! Vous avez pu voir s'il est cultivé! —• Il donne des leçons de danse? — Eh!... oui. Ou, pour mieux dire, c'est sa femme qui en donne; lui, il tient le piano. Vous n'avez pas remarqué le plancher qu'il a fait poser sur les dalles? — 130 — UN SOIR A NAXOS — Et cela leur rapporte de l'argent? — Hélas! pas beaucoup, je crois. A Naxos, vous savez... Certes nous n'en étions pas autrement sur¬ pris!... Mais nous aurions voulu savoir par quels avatars cette danseuse russe était venue échouer ici. Phrangopoulo ne put nous l'ap¬ prendre. Il était de la race de ceux qui ne remarquent que les choses sont extraordinaires ou amusantes que lorsqu'on les leur raconte. C'est bien plus tard, par mon ami Gatza- nidès, ancien maire de Naxos et présentement député, que je sus, pour ma part, ce que je vais maintenant conter ici au risque d'interrom¬ pre le récit de notre séjour (mais cela importe assez peu). Je répéterai fidèlement ce qu'il m'a dit. C'est un brave homme, Gatzanidès, très intelligent, il me semble, et qui aime passion¬ nément son pays, mais c'est aussi un député ; bref, sa nature... comment dire? sa qualité n'est pas d'une extrême distinction... Si je le fais remarquer, c'est pour qu'on ne m'attribue pas sa manière de sentir: elle n'est pas assez grossière pour qu'on puisse penser que c'est moi qui la souligne, ni assez délicate pour que je ne fusse pas ennuyé qu'on pût me la prêter. — 131 — LA DANSEUSE DE SAINT-PÉTERSBOURG Gatzanidès me conta donc qu'un jour du mois de mars 1924 le bateau du Pirée débarqua à Naxie une petite bonne femme sans âge, ou d'une quarantaine d'années peut-être, légère comme une marionnette et si fluette qu'un souffle, un cri imprévu, que sais-je? « un rayon de soleil par le visage » eût suffi à la renverser. De son chapeau-cloche en feutre noir sor¬ taient deux longues guiches de cheveux défri¬ sés, d'un blond pâle et terne, qui encadraient une petite figure d'oiseau, au nez pointu comme un bec et aux yeux bleus, tout ronds. Elle portait dans le tuyau de son oreille gauche un petit tampon d'ouate coquettement rose. Malgré la chaleur elle était couverte d'un man¬ teau suranné, bleu paon, à taille, bordé de four¬ rures un peu mangées aux mites, et ses souliers de daim noir blanchissaient légèrement à la pointe et le long des coutures. Comme Maroulla s'approchait curieusement (c'est un pauvre — 132 — UN SOIR A NAXOS homme un peu innocent, qui passe ses journées sur le port et qu'on a surnommé ainsi), elle l'appela et lui demanda timidement s'il vou¬ lait porter à l'hôtel sa grosse valise de cuir jaune, toute tachée et éraillée. Elle parlait le grec avec un fort accent étranger et tous les souhaits de la langue hellène, qui sont pourtant nombreux, ne lui suffisaient pas pour rendre grâces aux gens. — A l'hôtel? fit Maroulla. L'innocent la conduisit au café Karastratou, près de la mer. Elle y demanda une chambre. Le patron n'était guère aubergiste, mais il dis¬ posait d'un assez vaste grenier où avaient cou¬ ché ses deux filles aînées avant de se marier. Il le lui montra; elle l'accepta. Il ne s'y trouvait d'autres meubles que deux petits lits de fer, deux chaises, l'une dépaillée, l'autre boîteuse, un antique fauteuil aux res¬ sorts usés, une table portant la cuvette et une minime armoire de bois blanc. La voyageuse déclara qu'elle s'appelait Tamar Wiaszezkaya et réclama « un verre de thé, s'il y en avait par hasard ». De son nom et de cette demande d'un verre au lieu d'une tasse, M. Karastratos con¬ clut immédiatement qu'elle devait être... an¬ glaise : il avait gardé une tendance très ancienne en Grèce à regarder tous les étrangers comme — 133 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL des Anglais. Mais il n'avait pas de thé. Mlle Tamar se contenta d'une petite tasse de café amer et d'une gorgée d'eau pure. Elle ne voulut rien de plus : le mal de mer, à ce qu'elle disait, l'avait fort éprouvée... Le mal de mer? C'étaient plutôt ses finances qui l'étaient. Tel fut du moins l'avis de M. Karastratos. Le lendemain, sur les neuf heures, sa femme monta, par curiosité autant que par obligeance, pour demander à la cliente si elle avait besoin de quelque chose. C'était une bonne personne, Mme Karastratos, mais peu cérémonieuse : elle frappa deux coups et ouvrit la porte dans le même moment. Le spectacle qu'elle surprit ainsi la laissa stupéfaite et sans voix. L' « Anglaise », sa tête aux cheveux courts toute hérissée de papil- lottes, chaussée de chaussons de danse et cu¬ lottée d'un petit caleçon de travail qui lui laissait les cuisses et les mollets nus, faisait des grâces devant la glace, hissée sur ses pointes à la façon des danseuses ; et le contraste entre cette mise, cette attitude et son humble visage de vieille fille avait, il faut l'avouer, quelque chose d'indécent. Scandalisée, la cabaretière re¬ ferma la porte et s'en vint déclarer à son époux qu'il logeait sous son toit une fille perdue qui était acrobate; mais il haussa les épaules : en. 134 — UN SOIR A NAXOS Grèce les profits des cabaretiers sont relative¬ ment médiocres, car le peuple ne boit guère; ce qui intéressait Karastratos, c'était le loyer de la chambre, pour minime qu'il fût. Sur les dix heures et demie, Mlle Tamar des¬ cendit. Elle était vêtue du même manteau que la veille, chaussée des mêmes souliers mats, d'un noir blanchissant, et coiffée de la même cloche de feutre râpé; mais elle la portait maintenant un peu en arrière et l'on voyait ses cheveux tout frisottés qui formaient sur son front comme une boule de gui, tandis que ses guiches se tordaient en boucles engageantes. Ainsi faite, avec ses yeux ronds et son allure modeste, elle avait l'air plus falote, plus vieillotte que la fée Carabosse. Néanmoins Mme Karastratos, qui tricotait dans le café vide de clients, appela instinctivement son petit garçon de sept ans qui jouait à quelques pas d'elle, comme pour le préserver des séductions de cette Dalila. Mais Mlle Tamar ne s'aperçut de rien; elle s'appro¬ cha de la cabaretière et lui demanda le chemin de la mairie. C'est ainsi que le surlendemain le jeune Costaki, à qui l'on s'adressait à l'ordinaire pour ces sortes d'annonces, s'en vint au marché sur les onze heures, puis devant le café à l'heure de la plus grande affluence, tira de sa poche — 135 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL un papier et se mit à hurler de toutes ses forces que Mlle Tamar Wiaszezkaya, ex-danseuse du ballet impérial de Saint-Pétersbourg, s'offrait à donner des leçons de danse classique, de danse de salon et de maintien aux personnes qui en désireraient prendre, enfants (garçons ou filles), messieurs et dames. Le prix en serait de six drachmes, mais les personnes qui s'abonneraient pour vingt-cinq leçons n'en paieraient que cent-quarante-cinq en tout, et une remise de dix pour cent serait faite à celles qui s'inscri¬ raient avant la fin du mois. Des prix spéciaux, enfin, pourraient être accordés aux familles nombreuses ou aux sociétés qui se formeraient pour prendre des leçons en commun. Il y avait longtemps déjà que l'arrivée de la danseuse était connue. La nouvelle de l'ouverture d'un cours de danse n'en fit pas moins sensation. Songez donc : à Naxie!... Tout le monde se sentait flatté. Mais platoniquement, si je puis dire. Il ne fut pas question un seul instant que des « sociétés » ni des « familles nombreuses » s'inscrivissent, nul ne demanda de leçons particulières et il n'y eut que quatre personnes qui s'abonnèrent avant le 1er avril, dont trois étaient les fillettes de Rodocopoulo, « l'Américain » et la quatrième, le petit garçon de Theodakis, fonctionnaire de la douane. — 136 — UN SOIR A NAXOS Le 31 mars, Mlle Tamar Wiaszezkaya ne s'en mit pas moins en route pour aller rendre ses devoirs aux « parents des élèves ». Elle avait revêtu sa toilette de gala : une robe de soie bleue, ornée de « dentelles » blanches, et dont la longueur témoignait de la décence de celle qui la portait, mais aussi que la jupe avait été faite en un temps où les modes étaient encore loin de leur hardiesse de 1924. Sur la tête bou¬ clée un frivole chapeau de paille jaune, où se trouvait plaqué un camélia blanc (ou à peu près), faisait le plus étrange contraste avec le visage humble et effaré de la pauvre Tamar. Rodocopoulo était revenu d'Amérique de¬ puis peu. D'abord simple cireur de souliers à Charleston, il avait fini par s'y trouver à la tête d'une boutique où, devant douze sièges élevés, douze ouvriers comme il l'avait été, tous grecs, faisaient reluire les chaussures de douze gentlemen lisant leur journal. La modeste for¬ tune que cela lui avait rapporté le faisait riche dans son île natale et il voulait que ses enfants fussent élevés avec magnificence. Aussi n'hési- ta-t-il pas à recourir aux bons offices de Mlle Tamar. Mais il exigea d'elle une réduction qu'elle n'osa pas lui refuser. Theodakis fit de même. Et c'est peu après que mon ami Gatzanidès, alors maire de Naxos, s'en re- — 137 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL vint d'Athènes, heureusement pour la pauvre fille, car on se demande comment elle se fût arrangée, sans lui, pour ne pas mourir de faim. Il l'avait connue au lendemain de la guerre à Constantinople. — Dieu sait comment elle était venue échouer là! me dit-il. Je n'étais pas encore dé¬ mobilisé : officier de l'état-major grec, j'étais chargé de la liaison avec le haut-commissariat français. « Vous êtes allé à Constantinople en 1919?... Ah! que je m'y suis déplu! Vos écrivains nous la baillent belle : Dieu sait, s'ils vous en ont raconté des histoires sur ces fameux restaurants russes, par exemple, servis par des femmes du monde réfugiées!... De drôles de femmes du monde! Fardées jusqu'au cœur, l'air grande grue au possible, visiblement à la recherche du miché, et pour la plupart tout à fait à la coule, quoique fort peu à la page... Ici Gatzanidès me regarda du coin de l'œil pour voir quel effet produisait sur moi sa con¬ naissance de notre langage et si je l'admirais d'être parisien à ce point. —• Franchement, continua-t-il, des manne¬ quins de la rue de la Paix auraient eu l'air plus femme du monde que ces dames-là. Elles auraient été plus fraîches aussi, et surtout — 138 — UN SOIR A NAXOS mieux arrangées, même! sans argent... Avec cela, on attendait l'addition trente-cinq minu¬ tes montre en main. Ces restaurants, s'ils étaient mondains, c'était surtout par leur prix, qui passait vraiment l'imagination. « Et la vie qu'on menait à Constantinople, à ce moment, n'avait rien de bien excitant : c'était celle que nous avons tous connue pen¬ dant la guerre dans les grandes villes proches du front. Ni plus ni moins. Tous les trois cents mètres un de vos gendarmes bleuâtres, un cara¬ binier verdouillard, un agent de la police anglaise à casquette rouge. Les hôtels! Impos¬ sibles. Les dancings? Affreux. Les cinémas? Comme à Montélimar. Et le couvre-feu, les rues sales... D'ailleurs, pour ma part, la seule vue de ces Turcs assis dans leurs boutiques aussi paisiblement que s'ils n'avaient pas été battus me mettait en colère. Quand je pense que nous, qui avons si longtemps défendu la chrétienté contre ces brutes d'Orient, vous nous avez empêchés de reprendre Byzance et vous l'avez rendu à ces fanatiques qui n'ont jamais été bons qu'à voler leur propre Etat, à enlever des femmes, à organiser des massacres et à récla¬ mer des pourboires!... « Une nuit, avec Dubard... Le chirurgien, vous savez?... Ah! je croyais que vous le con- — 139 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL naissiez... Une nuit nous entrons dans un caba¬ ret grec, une sorte de beuglant populaire, dans le bas de la ville, assez près de la mer. Je le vois encore : on avait peint les drapeaux des alliés sur la porte... Il est vrai que ce n'était pas une marque fort distinctive : les cafés grecs en avaient tous, des drapeaux alliés, et représen¬ tés en peinture, par économie. Imaginez la salle en longueur, les tables en rang par trois de front, tout cela plein de soldats vert purée d'épinards, caca d'oie, bleu horizon sale. Joi¬ gnez trois ou quatre filles de la dernière caté¬ gorie, des Russes, je pense, pas plus de trois ou quatre, les cheveux roses à force d'être décolo¬ rés (on aime le blond en Orient, parce qu'il n'y existe pas). « Les hommes riaient un peu du côté des putes, mais pas un ne leur parlait : c'était décent, un vrai foyer familial... Le spectacle, d'ailleurs, n'avait rien de choquant non plus. La gommeuse succédait au comique, et la chan¬ teuse à voix au diseur de monologues. C'était elle qui avait le plus de succès, naturellement. « Tout à coup le patron paraît à côté du piano et fait une annonce que je n'entends pas; il faut vous dire que j'étais un peu excité : que faire chez ces Turcs, sinon boire pour se consoler de les voir?... On débarrasse la scène — 140 — UN SOIR A NAXOS infime des deux plantes vertes qui l'encadraient par devant; après quoi l'orchestre commence. Et au bout de quelques mesures je vois une dan¬ seuse classique, en tutu, qui entre en tournoyant sur les pointes, puis qui s'arrête net, vlan! la cuisse tendue. Le public éclate en applaudisse¬ ments : le côté esthétique de ce spectacle le frappait peu, je le crains, mais c'était pour lui une acrobatie inédite et il n'en avait jamais tant vu. « La danseuse continue : ses jambes raides et rapides battaient la charge sur les planches comme des baguettes sur un tambour; ses pieds pointus picotaient le sol; son buste maigre et plat, au-dessus de ses jupes de gaze, avait l'air d'une allumette en papier dans un porte-allu¬ mette; sa tête éperduement frisée couronnait le tout d'un sourire aux dents gâtées; et voilà qu'elle se met à sauter sur place, faute d'espace, à faire des grâces, les bras en anse de panier, à virer comme une toupie, plus vite, toujours plus vite : « Allez donc! » soufflait-elle au pianiste. « Après le dernier accord, quand elle revint, les pieds bien en dehors, comme il* convient, et qu'elle plongea pour saluer, offrant sa maigre poitrine et ses frisettes, elle fut littéralement acclamée. Le patron n'avait jamais vu un — 141 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL numéro obtenir chez lui un pareil succès. Son sourire écartait ses lèvres molles et faisait re¬ monter ses bajoues : il était affreux à regarder. « Elle devait danser maintenant un « solo de Coppelia », à ce qu'il annonça. Vous imagi¬ nez ce solo dans un espace de quatre mètres carrés!... Elle reparut donc. Et alors ce qui devait arriver arriva. « Presque tout de suite, comme elle s'élan¬ çait hardiment, toute à son art, enivrée de son récent succès, elle retomba trop près du bord de la petite scène, faillit choir sur le piano, se rejeta en arrière et s'étala tout de son long, en pirouettant, le derrière découvert, de la façon la plus ridicule du monde. « Ces mêmes spectateurs qui venaient de l'acclamer se mirent aussitôt à se tordre de rire et à siffler. Déjà elle s'était enfuie, tenant d'une main son bras droit; mais les cris de joie et les lazzi durèrent longtemps après son départ. Vous savez que les sentiments de charité sont si vifs chez les hommes, que de tous les spec¬ tacles le plus irrésistiblement comique et attrayant pour eux, c'est celui de leur prochain se flanquant "par terre et se cassant la figure. « Quelques minutes plus tard, le patron demanda s'il se trouvait un médecin dans la salle. Dubard se leva. Je l'accompagnai. — 142 — UN SOIR A NAXOS « On nous mena dans la cave où l'on avait aménagé un box, un compartiment en guise de loge pour les femmes de la troupe. Le tempé¬ rature était glaciale là-dedans en comparaison de celle d'où nous sortions. Une cloison en planches d'emballage grossièrement clouées séparait cette loge de celle où s'habillaient les hommes. Quatre tablettes de bois, au-dessous de quatre mauvais miroirs, et portant des vieux pots de fard et de vaseline, de la poudre, des serviettes souillées, etc. ; puis, fixés au mur, une demi-douzaine d'accrochoirs ronds — des patères, vous dites, je crois; — quatre chaises et enfin plusieurs cuvettes de métal empilées dans un coin l'une sur l'autre, voilà tout l'ameublement. Et quelle odeur! Sueur, cold cream, linge sale... Monstrueux. « La vieille danseuse était assise sur une chaise et son bras enflé reposait sur une des tablettes qu'on avait hâtivement débarrassée. La gommeuse, la chanteuse à voix et l'un des deux hommes qui formaient la troupe (le second était en scène) s'empressaient autour d'elle. « — Il faut lui mettre le poignet sous un robinet, savez-vous? » disait en français la gom¬ meuse, une bonne grosse Belge. « — Montrez, » dit Dubart. — 143 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL « Il réduisit la fracture immédiatement et fit un pansement provisoire avec ce qui se trouva, du vieux linge, des morceaux de plan¬ ches et de la ficelle qu'on lui avait apportée. Cependant la danseuse poussait des petits gémis¬ sements d'enfant (en français, par politesse, la pauvre!) : « Mon Dieu, mon Dieu. » « — Ça ira très bien. Rentrez chez vous et mettez-vous au lit. J'irai vous voir demain... Si! on vous en donnera à l'hôpital : il suffira de montrer ce papier... Quelle est votre adresse? « Elle logeait près du port, avec la gom- meuse. Je donnai quelque argent... C'est ainsi que j'ai entretenu la future Mme de Moncade durant une quinzaine de jours. Je lui ai même sauvé son tutu et ses chaussons, que le patron du beuglant voulait garder pour se dédomma¬ ger, disait-il, du tort qu'elle lui avait causé. Moi. — Vous êtes retourné la voir? GatzanidÈs. — Bien sûr!... C'était sordide, et pire. Oh! cette chambre, avec sa porte cras¬ seuse!... et cette affreuse odeur de friture et de w.-c. qui régnait dans le couloir! Je frappe et crie mon nom. « — Attendez, je vais ouvrir. » « Elle vient tourner la clé en effet et m'ap- paraît dans une chemise de nuit couleur de saumon, et transparente, couverte de fausses — 144 — UN SOIR A NAXOS dentelles, que la Belge lui avait prêtée. Sous ses frisettes écrasées, on lui voyait encore des traces de noir, aux yeux, qui dataient de la veille. Et ces pauvres petits seins, — comme des paupières, mon cher!... Et ces dents gâtées!... Elle croyait que je venais réclamer ma... commission, vous comprenez? Et elle avait toujours son bras dans les éclisses! « Je lui demande : « — Où est votre compagne? « —• Elle est allée chercher la quinine. « — Est-ce qu'elle vous a bien soignée? « — Oh! oui », fait-elle. « Et de se confondre en actions de grâces encore, à moi, au docteur, à tout le monde. Ses pommettes étaient rouges de fièvre et elle parlait sans cesse, en attendant sa camarade qui ne rentrait pas. Elle me conta qu'elle avait appartenu à la « rue du Théâtre » de Saint- Pétersbourg. Moi. — Qu'est-ce que c'est que ça?... Un music-hall? GatzanidÈs. — Mais non! C'était l'école de danse de l'Opéra au temps du tzar. A ce qu'elle me dit, elle y était entrée grâce au maître de ballet, le fameux Marius Petitpas... Moi. — Beau nom de danseur, Petitpas. GatzanidÈs. — Un Français, vous savez, et — 145 — 10 LES SOIRS DE L'ARCHIP EL qui, quoiqu'ayant vécu je ne sais combien de temps en Russie, ne savait pas un mot de russe. Ce qui d'ailleurs ne le gênait pas le moins du monde. L'enseignement était encore donné tout entier dans votre langue à l'Institut Smolny et vers 1895 les dames du monde ne savaient qu'à peine écrire leur propre langage; c'est depuis le triomphe de vos nouveaux amis les bolché- viks que le français a cessé... » Mais je résume, car nous n'en finirions pas : c'est un parleur intrépide, ce Gatzanidès. La mère Wiaszezkaya était une ancienne danseuse et ne roulait pas sur l'or. Il est croyable qu'elle avait eu jadis des bontés pour Petitpas, car le vieux maître de ballet ne dédaignait pas de s'occuper quelque peu de Tamar. Il lui avait même inculqué à la vieille mode, c'est-à-dire à coups d'archet sur les mollets, les premiers principes de son art; et cela cingle bien, un archet. A ce trait, Gatzanidès croyait recon¬ naître un cœur paternel. Admise à l'école de la rue du Théâtre, la petite avait été tout d'abord bien notée pour sa bonne volonté, son application à apprendre et à exécuter les ennuyeux exercices du début, à la barre et sans barre, les positions et tout le reste. Elle était au surplus souple et solide. « Les pieds en dehors... encore... allons, encore — 146 — UN SOIR A NAXOS un peu! » commandait de sa voix mourante le vieux danseur séraphique, à la chevelure frisée, qui enseignait les enfants, et elle s'efforçait si bien qu'il s'écriait ensuite : « Bravo, Tama- rouchka! » Il ajouta même, une fois : « Peti¬ tes, si vous vous donniez toutes autant de mal qu'elle, vous apprendriez votre métier! » Elle croyait encore l'entendre dire cela... Il s'appelait Karov, et Tamar « l'adorait ». Car il fallait « adorer » quelqu'un : « Qui adorez-vous? » se demandait-on. Mais Tamar « adorait » également Sophie Naroukova, une des grandes, qui venait chaque soir s'asseoir quelques minutes sur son Ht et lui parler. Et puis elle « adora » le frère de Nathalie Somo- rovna. Il était à l'étage supérieur, à l'école de danse des garçons. Ceux-ci on ne les rencontrait que rarement, quand il fallait étudier les quadrilles, menuets, etc., et les gouvernantes surveillaient la leçon de près : non seulement il était inter¬ dit d'échanger un seul mot avec son cavalier, mais en dansant de lever les yeux sur lui. L'obéissante Tamar n'avait donc jamais regardé le frère de Nathalie, mais, quand celle-ci fut venue lui dire que Serge « l'adorait », sur-le- champ elle « l'adora » aussi, elle ne pouvait faire moins. « Si tu l'aimes, bois ce pot d'eau! » — 147 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL disaient ses amies. Et, sans voir qu'on se mo¬ quait d'elle, elle vidait le pot courageusement... « La pauvre créature souriait, me dit Gatza- nidès, en se remémorant ces idioties. » Les après-midi ne valaient pas les matinées. Quand elles avaient quitté la robe de danse en toile grise et revêtu la robe brune, les petites filles se rendaient en classe et là Tamar était moins brillante. « J'ai si peu de tête! » disait- elle naïvement. Que de peines pour apprendre la grammaire, le calcul, la géographie! Par bon¬ heur on accordait peu d'importance à ces étu¬ des. Mais la musique même, Tamar avait du mal à s'y mettre et c'était plus grave. Bah! pen¬ sait-on, avec le temps... La grande joie pour les élèves, c'étaient les représentations. Celles qui étaient désignées pour y prendre part s'entassaient dans une des antiques calèches de l'école, sinon dans un des omnibus où l'on s'empilait à quinze, sous la surveillance des gouvernantes et femmes de chambre. Un valet de pied grimpait sur le siège. Et en route pour l'Opéra. On y pénétrait par l'entrée des artistes, ce qui était impressionnant; on montait par des escaliers poussiéreux, en rangs, deux par deux, sagement, comme il sied à un pensionnat bien tenu; on suivait un corridor où clignotait sous — 148 — UN SOIR A NAXOS son globe un bec de gaz toussotant, et il fallait encore attendre plus ou moins longtemps dans un vestiaire. Mais enfin des femmes apportaient les costumes et elles vous habillaient : quels délices, de se voir en Polonaise, avec une jupe de taffetas bleu, un joli manteau blanc souta- ché d'or et des gants de coton; ou en paysanne, en bohémienne, que sais-je? Les petites, une fois vêtues, se présentaient l'une après l'autre à la maîtresse française, Mlle Virchault qtâ leur mettait à toutes, au passage, un peu de rouge sur la joue avec une patte de lièvre. Et après cela que c'était amusant de se regarder dans la glace, costumée, fardée!... Tamar croyait encore sentir la caresse de la peau sur sa joue, respirer l'odeur du fard à bon marché de son premier soir. On descendait l'escalier qui menait à la scène, en rangs tou¬ jours, comme pour aller en classe ou au réfec¬ toire. On arrivait ainsi dans le domaine des machinistes impersonnels, qui circulaient, silen¬ cieux comme des ombres, sur leurs semelles de feutre. On attendait tout en écoutant la musi¬ que maintenant proche, et enfin, au signal de Semen Semenovitch, on entrait sur la vaste scène en pente, le cœur battant. Là-bas au-delà de la rampe éblouissante, d'où montait la musique, dans une fosse sombre, — 149 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL l'animal aux mille visages, la bête innombrable, le redoutable public. Mais les petites s'en sen¬ taient loin, très loin, du public; ce n'était pas lui qui les intimidait : c'était bien plutôt le chef d'orchestre inexorable, tel dans le clair obscur une bouée lumineuse. Elles voyaient pendre au- dessus de leur tête, à une hauteur vertigineuse, mille cordages enchevêtrés, mille appareils poussiéreux. La scène leur semblait immense. Tout était solennel, quasi-religieux. Elles se ser¬ raient les unes contre les autres autant que possible. Elles étaient dans une sorte d'incons¬ cience. Plus tard elles s'habituèrent, et Tamar comme les autres. Elle aussi, elle figura tout d'abord dans les foules; puis on lui fit agiter les bras dans les apothéoses ou défiler en exé¬ cutant un pas très simple; enfin elle fit partie des groupes dansants. Tandis que les petites ballerines attendaient dans la coulisse, en première position, avec le corps de ballet, elles entendaient le bruit sourd de la première danseuse qui retombait sur les planches en exécutant les derniers sauts de son solo et parfois, quand la femme se rapprochait, sa respiration haletante. Enfin leur tour venait. Au signal, elles par¬ taient sur la large scène, non plus dans cet ano- — ISO — UN SOIR A NAXOS nymat, cette passivité, cette irresponsabilité des figurantes, mais en comptant éperdument der¬ rière leur sourire figé : Un, deux, trois, quatre, et en cédant à la musique qui commandait leurs mouvements comme le fil ceux des marion¬ nettes. Cependant Tamar n'avait pas été des élues qui formaient les seize couples de la mazurke de Vaqtiita. Et elle ne fut pas de celles, plus tard, qui valsèrent dans Faust. Dieu sait qu'à la salle de danse elle travaillait de son mieux pourtant, les orteils brûlants, les muscles des cuisses et du séant endoloris, tout son corps à ce point brisé de fatigue que souvent, au réfec¬ toire, elle ne pouvait manger! Mais le temps n'était plus des exercices quasi-mécaniques du début : maintenant il fallait vraiment danser. Et cela, c'était justement ce qu'elle ne pouvait pas. Oh! tous les gestes elle les faisait. Mais danser, danser... Elle ne « comprenait », ne sentait même pas... Et à vingt ans de distance, elle croyait entendre encore le maître s'écrier avec agacement devant toute la classe : « Mais non, Wiaszezkaya, ce n'est pas cela, voyons!... Un peu de nerfs, que diable! Tu n'as donc pas envie d'arriver?... Tu ne danseras jamais, si tu continues ainsi ». A quoi il ajoutait quelques instants plus tard, d'une voix changée : — 151 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL « Voyons, à toi maintenant, Annouchka! » Car il était fier de Pavlova, sa jeune élève, comme Karov l'était à la première classe de la petite Karsavina. A force de travail, la pauvre Tamar parvint à se maintenir à l'école. Mais combien de fois lui fallut-il entendre les mots cruels : « Tu fais l'exercice, tu ne danses pas! » Et jusqu'au jour de ses débuts au théâtre Mariinsky, quand elle fut si peu applaudie après ses fouettés... Non, je ne suis pas absolument sûr que Gat- zanidès m'ait dit qu'elle avait été peu applaudie après ses fouettés au théâtre Mariinsky, et il se peut au reste que j'aie un peu ajouté ci-dessus à ce que Tamar lui avait conté. Mais elle ne dut jamais briller beaucoup puisqu'au début de la guerre elle n'était plus au théâtre : elle tenait un modeste cours de danse et de maintien à Odessa. Elle s'enfuit de là au moment du bol- chévisme et elle dut vivre ensuite comme tant de ces malheureuses épaves. « Quels métiers, fit-elle? Elle ne me l'a pas raconté, mais je crois le deviner », dit Gratzanidès finement... Après son accident il retourna la voir plu¬ sieurs fois chez la Belge, soit avec Dubard ou seul, puis il fut rappelé en Grèce. — Le bras s'était bien remis... Bon! Près de cinq ans passèrent là-dessus; je devins maire de — 152 — UN SOIR A N AXOS Naxos, député, et un beau jour que je rentrais d'Athènes où j'étais allé pour mes affaires, la première personne sur laquelle je tombai en débarquant dans mon île, ce fut Tamar dans son manteau à taille, avec son petit bouchon d'ouate rose dans l'oreille. Je lui demandai ce qu'elle faisait là. « — Je vais donner ma leçon de danse. « — Quoi? « — J'ai ouvert un cours de danse... « — Comment cela », dis-je stupéfait, « un cours de danse? « — Eh bien », répond-elle timidement, « polka, valse, mazurka, quadrilles et toutes « les danses modernes, comme le fox-trott, le « tango, etc... » « Je n'en croyais pas mes oreilles. « — Vous voulez apprendre à danser aux paysans de Naxos? » fis-je à la fin. « Mais c'est de la folie, voyons!... Dabord ils ont leurs dan¬ ses à eux!... Quel est l'idiot qui vous a donné cette idée saugrenue? » « Elle était moins effrayée par mes paroles que par le ton un peu brutal que j'avais pris. Elle n'était pas d'une intelligence admirable, vous savez. Les intonations avaient pour elle presque plus d'importance que les mots : elle était un peu comme les animaux. — 153 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL « Je lui expliquai que, si elle avait trouvé quatre élèves, c'était bien beau. Et les religieu¬ ses françaises, d'ailleurs, chez qui beaucoup d'enfants font ici leurs études ne devaient pas être bien favorables à la danse en général ni, en particulier, à une ancienne ballerine. « — Bref vous vivrez de quoi? » « Elle protesta en rougissant qu'il lui fallait peu; sur quoi je haussai les épaules et elle s'en alla après m'avoir fait son sourire mécani¬ que... » Voici comment elle vivait, la pauvre Tamar. Elle payait le loyer de sa soupente en aidant la cabaretière. Aussi se levait-elle dès l'aube, et s'étant coiffée à grand renfort de fers à friser, son ménage fait, elle descendait et servait les clients pendant que Mme Karas- tratou allait au marché et préparait le repas. La pauvre fille n'était pas nourrie : elle ache¬ tait de son propre argent son minime fricot. Il est vrai qu'elle avait le droit de le faire cuire sur le fourneau; mais cela ne lui servait presque à rien, car elle se nourrissait à peu près exclusivement de pain, d'olives et de fromage de chèvre. « Mais non pas d'oignons crus natu¬ rellement ! me fit observer spirituellement Gatzanidès. Line dame qui professe la danse, — 154 — UN SOIR A NAXOS il va de soi que certains parfums lui sont inter¬ dits, hein? » Trois fois par semaine, Tamar mettait son manteau bleu bordé de fourrure jaunâtre, coif¬ fait sa « cloche » de feutre noir, remplaçait ses savates par ses souliers de daim râpé, et elle allait donner sa leçon de danse, non sans prendre grand soin, afin de ménager sa chaussure, de choisir dans la rue des endroits bien plats pour y poser le pied. Le cours se faisait dans le minime salon de Mme Rodocopoulo dont on avait préalable¬ ment ôté le guéridon central et roulé le tapis dans un coin. Mlle Tamar trouvait là, non seulement les trois fillettes de la maîtresse du logis, mais le petit garçon de Theodakis. Elle avait représenté à ses clients qu'en réunissant le « cavalier » et les « dames », il serait plus facile de montrer à l'un et aux autres les manières seyantes à un « homme du monde » et à des « jeunes filles bien élevées ». Et l'ancien cireur de chaussures avait consenti volontiers à recevoir le fils du fonctionnaire des douanes. Il était même question que celui-ci amenât au cours l'un de ses camarades. Mlle Tamar poussait fort à cette solution qui équilibrerait un peu mieux les sexes et son budget tout ensemble. — 155 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Mme Rodocopoulo assistait à toutes les leçons. La bonne dame aimait la danse de passion. En Amérique sa science chorégraphique était restée nulle, car elle vivait à sa caisse, mais maintenant qu'elle était riche, elle rêvait d'ap¬ prendre le fox-trott et même le tango. Un jour elle se risqua à demander quelques conseils à Mlle Tamar; alors on entendit cliqueter les pen¬ deloques du lustre de cristal et tinter dans l'armoire les verres du service de gala, car la dame n'était pas plus légère au propre qu'elle ne l'avait été au figuré, n'ayant jamais eu le temps de tromper son mari. C'est ainsi que la vieille ballerine conquit une nouvelle élève, sans que son salaire, au reste, s'en trouvât nullement augmenté. —■ Un, deux, trois, quatre!... En mesure, Evanghelia!... Ne saute pas, glisse!... Tourne maintenant, tourne!... Un, deux!... Allons, je vais vous montrer le pas encore une fois Elle se précipitait et, pinçant sa robe, tendant sa jambe de coq et faisant saillir sa poitrine pauvre, elle « décomposait » le pas et dépla¬ çait en cadence ses minables souliers, devant les enfants qui la regardaient sans voir. — Evanghelia, c'est toi qui vas faire le cava¬ lier, cette fois. Dommage que nous n'ayons pas ici un autre jeune homme!... Pose ta main — 156 — UN SOIR A N AXOS sur son épaule, petite Morpho... Non, pas comme cela : comme je t'ai dit... Tino, ne serre pas Uranie si fort, voyons!... Allez! Un, deux, trois, quatre!... En arrière, maintenant... Tour¬ nez!.. Du rythme, voyons, de la langueur! Là-dessus on entendait un cri perçant que suivait un déluge de larmes : Tino Theodakis, qui manquait de langueur, venait sans le vou¬ loir d'écraser le pied de sa jeune danseuse. Mlle Tamar se précipitait. — Ce ne sera rien, s'écriait-elle en souriant aimablement du côté de la mère. Tu vois, Uranie, il faut toujours suivre le cavalier, pres¬ sentir ses intentions... Reprenons... Un, deux, trois... Et lorsque enfin les enfants commençaient d'être las, elle disait à Mme Rodocopoulo, avec une chaleureuse gaieté : — A vous, Kyria, venez essayer un peu... Mais si! La grosse dame minaudante se faisait prier un instant, puis, souriant comme s'il s'agissait d'une plaisanterie sans conséquence, elle s'ef¬ forçait à son tour de marcher en cadence au son d'un phonographe nasillard, qu'on déclan- chait après l'avoir remonté avec des soins infi¬ nis. En revenant d'Amérique, M. Rodocopoulo l'avait dissimulé dans ses bagages et passé en — 157 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL contrebande avec une douzaine de disques, car l'importation de ces instruments coûte en Grèce un argent fou. Au bout de deux heures ou davantage (la leçon n'était en principe que d'une heure mais, pour plaire, la danseuse la prolongeait beau¬ coup), Mlle Tamar était éreintée : elle avait commencé son travail dès l'aube au cabaret et n'était qu'à peine nourrie. Alors elle se plaignait un peu, mais en souriant gaiement, comme si l'enseignement du fox-trott et du tango eût été pour elle le plus grand plaisir de la vie. Ce qui la fatiguait le plus, c'étaient les com¬ mandements, les observations continuelles qu'il lui fallait faire tout en continuant de s'agiter. Quand elle s'en revenait au café Karastratou, tout enrouée, elle prenait une casserole d'eau tiède à la cuisine et montait dans sa chambre pour se gargariser longuement; mais ensuite elle devait descendre en hâte pour donner un coup de main, car c'était à cette heure-là, vers le soir, que les clients étaient le plus nombreux. Et dans son lit elle était parfois si lasse qu'elle ne s'endormait qu'au matin. Elle était éveillée par son hôtesse qui ne tardait guère à frapper à sa porte : « Tu ne descends pas pour balayer? Tu n'es pas malade? » Elle se reposait les jours où elle n'avait pas — 158 — UN SOIR A NAXOS de leçons, qui n'étaient que trop fréquents. Alors aux heures creuses de l'après-midi, quand les clients étaient rares, elle tricotait dans le cabaret en rêvassant et sa songerie lui retraçait les moments les plus tristes de sa vie: quand sa mère l'avait laissée seule avec ce monsieur qui, après l'avoir prise sur ses genoux, lui avait donné un bonbon en l'embrassant et qui avait... ah! qu'elle avait pleuré!... Et plus tard, quand on avait voulu la renvoyer de l'école et que sa mère était venue faire devant elle cette scène honteuse dans le cabinet du directeur, et sup¬ plier qu'on la gardât « par pitié »; ou encore quand Oursikiévitch l'avait quittée; quand elle avait dû dans la prison, à Odessa, faire ses né¬ cessités devant les hommes; quand il lui avait fallu subir les deux matelots ivres... Par bon¬ heur, Mme Karastratou venait s'asseoir à son côté pour causer. La conversation de Tamar n'était pas brillante : le monde se réfléchissait dans sa tête en images peu explicables et, en dehors de la danse « classique et de salon », elle ne comprenait presque rien. Mais la cabaretière avait besoin d'auditeurs plus que de partenai¬ res, et la ballerine, souriant agréablement et hochant avec grâce sa tête frisée, approuvait toujours. Le soir enfin, dans son grenier, après avoir — 159 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL usé un temps infini à poser ses papillottes, la vieille fille enfilait sa culotte de travail, mettait ses chaussons de danse et répétait ses exercices. Car le premier principe qu'on lui avait incul¬ qué à la rue du Théâtre, c'était de ne jamais laisser passer un jour sans travailler. Une seule chandelle posée sur la table l'éclairait et son ombre, où la tête empapillotée ressemblait à quelque prodigieux manche de contrebasse, exécutait une mimique fantastique sur le mur crépi à la chaux. A la fin, elle s'élevait sur ses pointes et parcourait en chantonnant la cham¬ bre minuscule à petits pas rapides et caden¬ cés. Elle ignorait qu'elle avait un public invisible, mais enthousiaste. Chaque soir, la cabaretière et son époux gravissaient en tapinois l'escalier et l'observaient, avec un intérêt qui ne se lassait point, par le trou de la serrure, lequel était large parce que la clé était antique et grosse. Plus tard, d'ailleurs, M. Karastratos fit adroite¬ ment au villebrequin une ou deux autres ouvertures à des endroits commodes de la cloison. Ce que sa femme et lui admiraient davan¬ tage, c'était quand Mlle Tamar en équilibre « sur les ongles des pieds », comme il disait, faisait des grâces et des minauderies devant son — 160 UN SOIR A NAXOS miroir brisé, puis parcourait le plancher à pas rapides, ses bras anguleux disposés en candé¬ labre au-dessus de sa tête. Bien entendu Calliope Karastratos veillait à ce que son homme ne mît l'œil au trou qu'une fois Tamar revêtue de son pantalon court ; encore craignait-elle que les maigres cuisses de la vieille fille ne lui donnassent « des idées ». Mais quand Lemoni, la fille aînée et son mari étaient là, on les invitait à regarder. Même Naf- sika et Costaki, quand ils avaient été sages, pouvaient jeter un petit coup d'œil. Une fois on convia une voisine, après lui avoir fait jurer d'être discrète; puis d'autres. De manière que toute la ville aurait fini par voir par le trou de la serrure Tamar faisant des pointes, si l'amour n'avait secouru la pauvre fille. « — Oui, l'amour! me disait Gatzanidès. A chacun sa chacune. Au reste n'exagérons rien: Tamar n'était pas si vieille — quarante ans! — elle n'était pas si laide non plus. Ce qui la rendait peu appétissante, c'était sa peau sans éclat, ses ternes cheveux blonds, je ne sais quoi de fané qui se trouvait répandu sur toute sa personne; mais les fards et le coiffeur pou¬ vaient améliorer cela. Ses dents n'étaient pas très bien soignées, mais le dentiste pouvait les blanchir. Si sa gorge était humble à l'excès, on — 161 — 11 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ne s'en apercevait pas quand elle était vêtue, car elle n'avait guère plus de seins qu'un homme gras, et c'est un avantage en pareil cas. Quant au ridicule qui se dégageait d'elle, n'en parlons pas, puisqu'il devenait inexistant pour son amoureux du moment où celui-ci ne l'aperce¬ vait pas. Sa maigreur même lui faisait une sil¬ houette à la mode: ne croyez pas que nous ne recevons pas les journaux illustrés à Naxos. Et d'ailleurs... Gatzanidès sourit. —• ...Si même son mari avait des goûts moins ascétiques que ceux que la pauvre Tamar pou¬ vait satisfaire, eh bien, il n'avait qu'à la nour¬ rir, n'est-ce pas? Malheureusement, cela jus¬ tement... « Vous m'avez dit que vous aviez fait visite à M. Constantin de Moncade dans sa maison de Naxie: je crains que vous ne lui ayez pas rendu justice: c'est un grand idéaliste, un autre don Quichotte; du moins il n'est pas beaucoup moins fou que le chevalier de la Manche. Seu¬ lement sa manie, c'est la noblesse. Je parie qu'il vous a montré sa galerie d'ancêtres... Eh bien, sachez qu'il a lui-même acheté ces croûtes pour quatre sous chez des antiquaires. L'a-t-il oublié? Le fait est qu'il s'est suggestionné au point de croire vraiment qu'elles représentent — 162 — UN SOIR A NAXOS ses aïeux. Ou du moins de se persuader à lui- même qu'il le croit. Il ne se trouve qu'un petit fossé entre l'homme d'une grande ima¬ gination et le demi-fou, un fossé que certaines gens passent et repassent... Ah! comme j'admire les aliénistes: il faut vraiment du génie pour tracer les frontières... « Il y a une nouvelle de Gobineau qui a joué un rôle immense dans la vie de notre Mon- cade. Cela s'intitule... voyons... Moi. — Akrivie Vhangopoulo. Gatzanidès. — Comment diable le savez- vous? Moi. — Il m'en a parlé. — Gatzanidès. — Ah!... Enfin vous con¬ naissez cette nouvelle. Vous savez donc qu'elle se passe à Naxos et qu'il y est question d'un Moncade, agent consulaire anglais dans notre île, lequel est d'une pure et antique noblesse. C'est là ce qui a commencé de brouiller la tête de notre homme. Le plus comique, c'est que l'agent consulaire d'Angleterre à Naxos entre 1850 et 1863 ne s'appelait pas Moncade, mais Asklopis. D'ailleurs aucun Moncade ne se trou¬ vait dans l'île à l'époque où s'y déroule l'action de la nouvelle. Ou, pour mieux dire, je n'ai pas retrouvé dans les archives de la mairie la moin¬ dre allusion à un Moncade. Il est vrai que les — 163 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL archives, dans nos îles, autant n'en point par¬ ler: avec ces Turcs, vous savez... » Gatzanidès n'aime pas les Turcs, on l'a déjà vu. — Enflammé par Akrivie Phrangopoulo, reprit-il, Constantin de Moncade s'est mis à lire les autres livres de Gobineau. Un jour il est tombé sur... vous savez bien? le grand ouvrage, si célèbre... j'ai le titre au bout de la langue... Moi. — Il doit y peser lourd. L'Essai sur l'inégalité des races humaines. Gatzanidès. — Ah! oui! Eh bien, les idées de Gobineau sur la noblesse ont littéralement assoté notre homme. Il s'est d'abord persuadé que les Moncade, étant évidemment nobles, doivent être aussi de souche purement aryenne, et lui qui ne savait même pas très exac¬ tement ce qu'avait fait son grand-père dans la vie, il n'en a pas moins commencé par établir une généalogie de sa famille. C'est co¬ mique!... « Vous demandez comment? A peu près par les mêmes moyens, je suppose, qui lui ont per¬ mis de retrouver les portraits de ses aïeux dans des toiles fumeuses, achetées par lui-même au décrochez-moi ça; bref à grand renfort de rêveries et d'imagination. Il a de la sorte dé¬ couvert qu'il remontait à un Wisigoth ou à un — 164 — UN SOIR A NAXOS Vandale, je ne sais plus au juste, établi dans le midi de la France au moment des invasions bar¬ bares, et dont les descendants sont parvenus à Naxos au temps des premières croisades... Ce n'est déjà pas mal, il me semble, mais attendez. « Bien entendu, ce sang germanique s'est toujours maintenu pur: il n'y a jamais eu la moindre mésalliance dans la famille Moncade depuis les origines. Vous vous demandez peut- être par quel miracle elle a pu éviter non seu¬ lement les mésalliances, mais ces accidents, qui faussent tant de lignées. « C'est qu'un être de race vraiment noble a, paraît-il, une sorte d'instinct, d'intuition, qui lui permet de reconnaître à première vue ceux qui le sont aussi, et il se sent porté vers les pur-sangs comme lui, tandis qu'il éprouve une répugnance naturelle à s'unir à des individus de petite origine ou d'origine trouble, des métis, des esclaves, comme dit Moncade (il a dû lire quelque chose de Nietzsche aussi). Voilà pourquoi les Moncade femelles n'ont jamais pu fauter, si elles l'ont fait, qu'avec des êtres de grande race. Notre homme nous a expliqué cela bien souvent... « Lui-même, bien entendu, est capable de distinguer à vue de nez la noblesse vraie, comme il dit, celle qui tient à la pureté du sang — 165 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL et qui n'est pas toujours en rapport avec le nom... Il est un peu sourcier, quoi! » Là-dessus Gatzanidès se mit à rire. Puis il reprit : —■ Bref il lui a suffi d'un coup d'œil pour reconnaître dans la pauvre Tamar l'Aryenne cent pour cent... Il est complètement fou, je vous dis. « Elle avait d'ailleurs un autre puissant attrait pour lui: c'était d'être une « danseuse », d'être « la Wiaszezkaya », comprenez-vous?... Songez à don Quichotte, voyons... songez à Brummel déchu, faisant allumer toutes les chandelles dans sa médiocre chambre d'hôtel, à Caen, et s'annonçant à lui-même de brillants visiteurs: « Son Altesse Royale le prince de Galles... Lord Yarmouth... Lady Conin- gham... » Vous y êtes?... De même Moncade baptise portraits d'ancêtres des croûtes quel¬ conques; de même il est un vieux gentilhomme au nom illustre, retiré à Naxos, qui fait une dernière folie en épousant « la Wiaszezkaya », danseuse illustre. Vous voyez? « Enfin, comme il n'a jamais voulu se livrer, bien entendu, à des travaux serviles, convena¬ bles à des roturiers de mon genre, tels que le commerce, l'industrie etc., il se trouvait dans une misère noire, n'ayant guère hérité de son — 166 — UN SOIR A NAXOS père que la maison où il habite. Si bien qu'il n'a pas fait, en épousant la pauvre Tamar, une aussi mauvaise affaire qu'on pourrait croire. Quant à elle, il est vrai que Mme de Moncade à beaucoup plus d'élèves que n'en avait la Wiaszezkaya, mais elle a d'autre part son mari à faire vivre, et ceci compense cela. Pendant qu'elle s'agite, lui, il tient le piano. « Pourquoi elle a plus d'élèves?... Eh bien, tout d'abord parce qu'elle est Mme de Moncade, femme d'un notable d'ici. Et ensuite, si vous voulez le savoir, parce que nos vieilles danses paysannes disparaissent à vue d'œil et que les jeunes gens commencent à introduire le fox- trott jusque dans les paneghiri... Depuis l'an¬ née 1924, que Tamar a débarqué ici, bref en moins de dix ans, le fox-trott a gagné beau¬ coup de terrain. Je vois bien que cela vous cha¬ grine, mais qu'y faire? Comment empêcher le monde de s'uniformiser? Moi. — Ah! comme mon fils va s'ennuyer!... Et alors? Gatzanidès. — Quoi : et alors? Moi. — Eh bien, la suite. Continuez. Gatzanidès. — Mais j'ai fini. Moi. — Fini?... Vous ne m'avez pas dit un mot de ce que j'aurais pourtant bien voulu savoir : c'est comment nos deux personnages — 167 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL s'étaient connus et ce qui s'était passé entre eux; la cour de M. de Moncade à la pauvre Tamar, les rapports de cet illusionniste et de cette tête faible, cela ne ferait pas mal dans l'histoire. Car je ne vous cache pas que j'ai l'intention d'écrire ce que vous m'avez dit. Gatzanidès. — Ma foi, mon cher, croyez- vous que je leur aie tenu la chandelle? Ils ne m'ont pas invité... Je vous ai narré tout ce que je savais. S'il vous faut quelque chose de plus, vous l'inventerez. Mais je ne saurais pas. Et d'ailleurs il faut que je continue l'histoire que j'ai commencée. AKRIVffi A Roger Vitrac J'ai oublié de dire que, lors de la visite que nous lui avions faite à notre arrivée à Naxos, M. de Moncade n'avait pas omis de nous apprendre que son ami M. Achilleas Phrango- poulo était « bon gentilhomme », lui aussi, et issu d'une lignée non moins antique et aryenne que la sienne. Il y a trente-cinq ans, les hobe¬ reaux naxiotes vivaient maigrement de leurs vignes, de leurs oliviers, de leurs orangers, de leurs grenadiers et de quelques moutons, ainsi, ou plus petitement, devait vivre Phrangopoulo et nous n'attendions pas que sa demeure fût bien fastueuse. Mais nous avions grande envie de connaître le « manoir de sa famille », comme parlait Moncade, expression dont la solennité m'avait valu un coup d'œil ironique de Taillard, toujours « à la page », comme on dit. — C'est loin? demanda Catherine avec un sourire exquis. Un Grec, fût-il le dernier des paysans, ne se — 169 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL trompera jamais sur un pareil sourire accom¬ pagnant une pareille question. — A sept ou huit kilomètres, répondit notre hôte en hésitant un peu, et je compris sur le champ qu'il fallait entendre une quin¬ zaine pour le moins. Une petite camionnette Citroën nous attendait sur la place; on y avait posé trois planches en guise de sièges. Catherine est beau¬ coup trop intelligente pour ne pas se montrer une compagne de voyage accommodante ; néanmoins je la vis jeter sur ce dur petit char à bancs un regard timide. Mais, à peine y fûmes-nous installés, il fut envahi par une foule d'inconnus souriants, dénués d'arrogance comme d'obséquiosité, évidemment peu munis d'argent, mais vêtus avec une propreté appé¬ tissante, et qui étaient des paysans des environs. Ces aimables gens s'empilèrent avec politesse dans la voiture que nous avions louée, jusqu'à ce que nous fussions serrés comme des harengs en boîte. Deux d'entre eux s'étaient installés à la place libre à côté du chauffeur; d'autres montèrent sur les marchepieds, d'autres encore s'agrippèrent aux ridelles; après quoi la petite auto se mit en marche vaillamment, et nous nous aperçûmes que nous étions parfaitement calés. — 170 — UN SOIR A NAXOS Ornée de sa guirlande humaine, elle grimpa comme elle put sur les petites montagnes sau¬ vages. Les chemins étaient passablement dé¬ foncés. Peu ou point de culture, et que faire pousser sur cette terre où partout les os per¬ cent la peau? Derrière et bien au-dessous de nous s'étendait la mer plate et unie comme un dallage ; de larges taches d'un bleu sombre et de grands morceaux de lumière s'y juxtapo¬ saient jusqu'à la mince ligne vitreuse qui sépa¬ rait le ciel de l'eau; et sur cet horizon la fumée dense et microscopique d'un navire gros comme une épingle semblait plaquée en relief comme un petit morceau de plomb. A notre droite, sur la montagne, s'élevait un gros dé d'une blancheur immaculée, percé d'assez rares fenêtres et surmonté d'un parapet crénelé. — Mais c'est une maison forte! s'écria Taillard. — Contre les pirates! fit Commynes en pro¬ nonçant ironiquement le p comme s'il eût été triple. — Je ne savais pas qu'il y eût encore de ces châteaux dans les îles, reprit Taillard en se tournant vers Phrangopoulo. C'est un pyrgos, n'est-ce pas? Mais celui-ci ne semblait pas très bien ren¬ seigné et se contenta de répondre en souriant LES SOIRS DE L'ARCHIPEL / d'un air entendu que c'était la maison des Panaghioti. La camionnette bondissait de trou en trou: elle galopait et, assis les uns en face des autres, nous sautions gravement sur nos bancs, tels des cavaliers novices sur leurs chevaux. Le che¬ min continuait d'escalader, de dévaler, de gra¬ vir encore les âpres montagnettes interrom¬ pues par des vallons où parfois un ruisseau fai¬ sait jaillir les lauriers-roses. Mais plus souvent il ondulait à travers des landes jaunes, où de petits murs de pierres sèches traçaient un da¬ mier sans régularité. —• C'est tout à fait comme... disait Com- mynes. Il décollait soudain, faisait un petit voyage dans les airs et achevait en retombant assis: — ...Comme en Bretagne. Enfin la camionnette s'arrêta à la lisière d'un village, le premier que nous eussions encore rencontré dans l'intérieur de l'île: elle eût d'ailleurs été bien empêchée d'y pénétrer par l'étroitesse des rues. Il s'étageait au flanc d'une colline. Sa petite place descendait vers nous, ombragée par des platanes, presque trop char¬ mante avec ses deux cabarets d'opéra-comique. Ses modestes maisons montraient l'une quel¬ ques marches en marbre de Paros, l'autre son — 172 UN SOIR A NAXOS seuil seulement, fin et brillant comme un mor¬ ceau de sucre. Et par ses minces rues sèches et ensoleillées passaient des piétons et de petits ânes, comme des sourires. M. Phrangopoulo nous fit traverser la place, gravir une de ces ruelles qui était peut-être la grand'rue, et nous arrivâmes au sommet de la colline, devant un cube de pierre blanc comme neige et couronné d'une terrasse crénelée, un pyrgos semblable à celui des Panaghiotis. On n'en atteignait le rez-de-chaussée surélevé que par un escalier et une passerelle. — Jadis elle devait être mobile, cette pas¬ serelle, dit Taillard. On l'ôtait et on se trouvait là-dedans à l'abri d'un coup de main des corsaires chrétiens ou autres. Ils ne songeaient qu'à enlever des esclaves et du butin et se souciaient peu d'entreprendre des sièges. — Brr! Je crois voir les corsaires hurlants courir autour du château, dit Catherine de sa voix poignante. Des armoiries surmontaient la porte. Tail¬ lard nous fit un clin d'ceil. — Les armes de votre famille? demanda-t- il à Achilleas Phrangopoulo. —■ Oui, répliqua l'autre naïvement. C'est M. de Moncade qui me l'a dit. — 173 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Mais Taillard semblait sceptique. Il me dit tout bas : —• Que pensez-vous de ce bonhomme qui croit dur comme fer que les armoiries sculp¬ tées sur cette porte sont celles de sa famille parce que « M. de Moncade le lui a dit »? Qui sait si ce toqué ne lui a pas tourné la tête? Un fou persuade à des braves paysans qu'ils sont des héros, des saints, et il le deviennent. Voilà un bon sujet de roman russe... Il faudra que je relise cette fameuse nouvelle de Gobineau dont vous parlez à tout bout de champ, et que je voie si la description qui y est faite du manoir Phrangopoulo colle bien avec ce que nous voyons ici. Non, cela ne « collait » pas très bien: les « guérites », par exemple, qui dans le livre flan¬ quaient la plate-forme crénelée, elles man¬ quaient... Nous nous trouvions, passée la porte, dans un petit vestibule de pierre. On y voyait à main gauche l'entrée d'un escalier pris dans la muraille et si étroit qu'à peine une personne y pouvait passer à la fois. Comme c'était le seul moyen de communiquer avec le premier étage, les défenseurs réfugiés là-haut avaient encore la partie belle. Du vestibule nous entrâmes dans une salle dallée, voûtée et blanchie à la chaux comme le — 174 — UN SOIR A NAXOS reste du logis dont elle tenait toute la largeur, et en somme assez semblable à celle où nous avions été reçus à Naxos chez M. Constantin de Moncade, mais percée de fenêtres à ses deux bouts. Les sièges qui la meublaient étaient ornés de coussins voyants et à bon marché, de goût très villageois. La pierre des murs et de la voûte avait été si souvent recrépie à la chaux qu'à l'œil elle semblait molle comme une neige légè¬ rement prise sur le dessus. Un panier d'oranges, posé près de la table, gagnait une valeur savou¬ reuse dans ce blanc si pur qu'il lui fallait bleuir pour exister. Une vieille femme en noir, sèche et basanée comme une paysanne, se tenait de¬ bout près de la table, ses dures mains de travail¬ leuse occupées à arranger sur des assiettes la confiture de mastika et les fruits ; c'était la femme de notre hôte, Mme Antigone Phran- gopoulo. Sa nièce Anna, beaucoup plus jeune, trente-cinq ou trente-huit ans, était assise à côté. Un petit garçon aux yeux de feu, âgé de cinq ou six ans peut-être, se cachait derrière elle; deux autres, dont l'aîné pouvait avoir quinze ans et l'autre sept ou huit, nous atten¬ daient assez intimidés. C'étaient les petits-fils des maîtres du logis, des orphelins, les enfants du fils Phrangopoulo. — 175 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL La nièce, Anna, semblait être d'une classe plus relevée que son brave homme d'oncle et surtout que sa tante. Elle était pourtant vêtue, elle aussi, d'une robe à bon marché, noire et sans mode. Mais, quoique ses mains passable¬ ment rêches et dures montrassent qu'elle n'était point exempte de travaux ménagers, toutes ses façons, sa contenance réservée, son aisance, son air d'égalité, le soin qu'elle avait eu d'être assise à notre entrée, de ne se lever que lente¬ ment et comme pour ne pas se singulariser, quand sa tante s'empressait si fort à notre ren¬ contre, je ne sais quel jeu de regards avec Catherine (peut-être un mouvement de l'oeil de haut en bas, puis de bas en haut, quasi-imper¬ ceptible bien entendu, sinon elles se fussent toi¬ sées, ce qui eût été insolent), tout cela mar¬ quait qu'elle avait reçu une autre éducation que les gens avec qui elle vivait. Avouons pour¬ tant que sur elle aussi le titre de Commynes produisit peut-être un peu trop d'effet, mais non pas du même genre: « Elle est snob », me dis-je, tandis que sa tante était en quelque sorte au-dessous de ce mot. Mme Antigone Phrangopoulo ne savait pas le français; Anna elle-même ne le parlait guère, en revanche elle s'exprimait couramment en anglais, en américain plutôt. Mais ni son oncle — 176 — UN SOIR A N A X OS ni sa tante ni Catherine n'entendait ce langage, ce qui rendait la conversation plutôt difficile. Le bon Taillard, un doigt en l'air, montrait la voûte à Mme Antigone en hochant la tête, en faisant rouler ses gros yeux injectés et en ouvrant légèrement la bouche, afin de mar¬ quer une admiration qu'elle approuvait naïve¬ ment. Commynes, fort animé, causait à la fenêtre avec Anna, qui lui donnait sans doute des renseignements topographiques. Et Cathe¬ rine, pour inspirer à notre hôte l'idée de nous faire sortir de là, lui demandait : — Vous avez beaucoup d'autres chambres? M. Achilleas Phrangopoulo se contenta pour toute réponse de faire son sourire paisible et paysan; il était assis sur une chaise qui, enve¬ loppée par les deux pans de sa belle redingote (qu'il avait soigneusement écartés), prenait la majesté d'un de ces tabourets drapés en usage dans nos pompes funèbres. Je surpris pourtant un regard interrogateur qu'il lança à sa femme. Mais juste au moment où celle-ci se levait pour aller voir à ce qui préoccupait son époux, la porte s'ouvrit et une petite fille parut : c'était elle qu'on attendait. Elle pouvait avoir treize ans ou environ; elle portait deux assiettes, l'une pleine de minus¬ cules tartines de taramasalata, l'autre de — 177 — 12 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL lamelles de fromage. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque je reconnus en elle l'étrange fillette que j'avais vue tenter de brûler la robe de sa mère, à Athènes, le soir de la procession du vendredi saint! Il n'y avait pas à s'y tromper : elle avait jus¬ qu'à ces chaussettes blanches, jusqu'à cet enfan¬ tin costume marin qui m'avait frappé ce soir- là par le contraste qu'il faisait, non point tant sans doute avec ce corps encore puéril et à peine « formé », qu'avec ce regard de femme, si lourd... Oui, c'était bien elle, et le petit gar¬ çon qu'Anna tenait alors dans ses bras, c'était celui-là qui, embusqué présentement derrière une chaise, me considérait attentivement un doigt dans la bouche. —• Voici la fille d'Anna, ma petite-nièce Akrivie, dit notre digne hôte avec une fierté secrète. Et il ajouta en souriant, comme si ce nom eût pu étonner les étrangers que nous étions : —• C'est M. de Moncade, son parrain, qui l'a nommée ainsi. Sa femme, elle aussi, semblait fière d'Akri- vie. Quant aux jeunes garçons, ils avaient pris de l'assurance depuis l'entrée de leur cousine : telle une équipe de sportsmen à l'étranger après l'arrivée de son champion. La mère seule, — 178 — UN SOIR A NAXOS on le sentait, restait indifférente à ces senti¬ ments. ... Curieuse, cette importance, cette autorité, qui s'attache ainsi à certains êtres. Akrivie, je m'en rendis compte plus tard, était parfaite¬ ment naturelle; elle était la naïveté même. Elle ne faisait ni la jeune fille ni l'enfant; elle était ce qu'elle était avec une fraîcheur surprenante. Nulle affectation dans aucun sens. Son sérieux imperturbable était celui des êtres simples et sincères. Son grand charme lui venait juste¬ ment de ce qu'elle était restée très proche d'un enfant à peine conscient, d'un animal. Toute soumise à l'instinct, elle était au-dessous des sentiments de la conscience morale, comme Mme Antigone, sa grand'tante, était au-dessous du snobisme. Méchante, la petite fille que j'avais vue, sans doute par jalousie, tenter d'en¬ flammer les vêtements de sa mère? Non. Ou oui, comme vous voudrez. Les épithètes mora¬ les étaient à peu près aussi propres à qualifier sa conduite que celle d'un petit chien. Elle était proprement diabolique. A la détailler, elle n'avait rien d'extraordi¬ naire. C'était une grande et robuste fillette aux beaux cheveux flottants. Son regard troublant même (dont je n'ai que trop parlé), elle le devait à sa paupière supérieure trop longue, — 179 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL qui lui laissait l'œil mi-clos; et c'est exacte¬ ment la mimique par laquelle beaucoup de femmes expriment la volupté. Joignez que ses cils faisaient à chaque battement un immense voyage, ce qui attire l'attention de l'homme comme ferait un battement d'aile de papillon tout près de ses yeux. Enfin ses prunelles vi¬ raient tout naturellement avec cette lenteur et cette gravité que les stars de cinéma apprennent à grand peine... N'était-ce vraiment que cela, ce regard? Je le crois... Oui, je crois bien que je le crois. Cependant elle nous avait servi le mézé avec sa grand'mère; nous avions bu, goûté et, le ouzo aidant, l'atmosphère s'était détendue. Mais la conversation continuait à ne pas marcher, comme il était assez naturel. Nos hôtes sem¬ blaient ne s'en soucier que fort peu. C'est pour les Grecs que le moraliste a écrit : « Etre avec des gens qu'on aime, cela suffit. Rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, pen¬ ser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal »; aussi, lorsqu'ils se veu¬ lent réciproquement du bien, s'accommodent- ils à merveille de passer des heures ensemble sans échanger dix mots. Les Français, en revan¬ che, croient toujours que, si l'on ne se parle pas, c'est qu'on est fâché. C'est pourquoi nous — 180 UN SOIR A NAXOS nous efforcions d'entretenir nos hôtes. Et de quoi? De la beauté de leur logis, parbleu! C'est pour les gens de notre pays un thème qui cor¬ respond à peu près à celui du temps qu'il fait, qu'il a fait ou qu'il fera pour les Anglais (je tirerai de cette remarque mille déductions tou¬ tes plus ingénieuses les unes que les autres sur le caractère des deux peuples dès que j'en aurai le loisir). Cependant Commynes s'était remis à l'écart en compagnie d'Anna et tous deux conti¬ nuaient de rire, de parler avec animation, par¬ fois tout bas... Jusqu'au moment où, comme Akrivie était une petite fille — n'est-ce pas? —• elle vint arracher Commynes à cette sorte de fleurte, le prit par le petit doigt en signe d'amitié puérile et l'entraîna, suivie de nous tous et de ses parents souriants: elle voulait nous montrer le logis. Au sommet du petit escalier tournant, le second étage répétait la disposition du premier: une longue pièce voûtée, où donnaient deux petites chambres à coucher. Cela ne concor¬ dait plus du tout avec la description de Gobi¬ neau, qui nous montre une seule salle au rez- de-chaussée, occupant toute la hauteur du pyr- gos, et portant une galerie au premier étage, où s'ouvrent les autres pièces du logis et où — 181 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL l'on accède de la salle par un escalier volant en bois. Je regardai Commynes pour voir ce qu'il en pensait, mais Akrivie l'avait tiré dans sa chambre pour lui montrer un coussin de soie flamboyant dont elle était fière. Je les suivis et m'aperçus que les quatre jambes du petit lit de fer reposaient dans des godets de verre sem¬ blables à ceux dont nous nous servons pour immobiliser les roulettes des pianos; mais les godets étaient pleins d'huile. « Utile précau¬ tion contre les insectes », pensai-je. L'enfant surprit mon regard et ma pensée, et sortit de la chambre sur-le-champ avec sa dignité et sa noblesse ordinaires, que je ne pus m'empêcher d'admirer. Se souvenait-elle de m'avoir vu le soir de la procession du vendredi saint, à Athè¬ nes? Se rappelait-elle que je savais? Ou plus simplement craignait-elle que je ne fisse quel¬ que remarque déplacée devant Commynes?... Je n'ai jamais pu le deviner. L'escalier s'arrêtait à cet étage ; seule une échelle mobile permettait d'avoir accès sur le toit en plate-forme, entouré d'un parapet cré¬ nelé. Un peu de sable et de terre apportés par le vent s'étaient accumulés là par endroits, et il y poussait des fleurs sauvages. Dans un coin eisait un fragment de colonne en marbre de UN SOIR A NAXOS Paros, aux angles amortis par l'usure : on le faisait rouler pour aplanir le sol quand la pluie l'avait amolli. — De quelle ruine antique vient-elle et qui sait depuis combien de temps elle a été hissée ici, cette colonne? dit Taillard. Et il se mit à méditer avec ostentation. Les femmes de la maison n'étaient pas mon¬ tées; seul M. Phrangopoulo nous avait accom¬ pagnés avec les trois garçons. Il montra à Ca¬ therine de beaux bois d'oliviers, de cyprès, d'orangers, à quelque distance. Une maison forte, semblable à la sienne, les flanquait. — A qui est-elle? — Aux Chrysostavro, répondit-il. Ils sont riches : Dieu sait combien ils possèdent d'ar¬ bres! Us ont quatre fils : c'est de quoi les soi¬ gner... Il se tut. Peut-être songeait-il au fils unique que lui-même il avait perdu. Soudain Akrivie apparut au sommet de l'échelle. Je remarquai qu'elle s'était poudré la figure, et assez maladroitement, comme un enfant. Elle apportait un objet précieux : une boîte de chocolats en carton, illustrée de chro¬ mos. Il y restait une quinzaine de bonbons blanchissants, ménagés sans doute depuis des mois. Elle nous en offrit à chacun, puis elle — 183 — Le lendemain, nous dénichâmes, Catherine et moi, une vaste auto Cadillac qui datait de la guerre pour le moins. Son propriétaire la con¬ duisait lui-même. Les coussins avaient beau perdre leur crin et la suspension faire sentir — 184 referma sa boîte avec précaution et vint s'ados¬ ser au parapet, à côté de Commynes. Il sem¬ blait s'amuser de cette préférence enfantine, si naïvement marquée; au fond il en était ravi. Il pliait son grand et maigre corps pour appuyer ses avant-bras sur le parapet et mettre à la hauteur de la fillette son visage bilieux et ses yeux bleus sombres; le vent léger faisait voleter un épi blond au bout de sa raie. Il essaya de faire parler Akrivie, mais à peine si elle savait quelques mots de français. Où les avait-elle appris? —■ Chez les religieuses, à Naxie. Sa mère devait révéler à Commynes le len¬ demain qu'elle en avait été renvoyée... Peut-être me reprochera-t-on d'accumuler tant de minces détails, mais, puisque je ne sau¬ rais donner à ce qui suivit qu'une explication probable, mais non pas évidente, il faut du moins que je dise jusqu'aux moindres choses que j'ai vues : c'est ainsi seulement qu'on pourra juger de la conclusion que j'en ai tirée. UN SOIR A NAXOS son piteux état, elle était plus confortable que la camionnette. Nous la louâmes pour faire un tour dans l'île, mais au bout d'un instant nous reconnûmes la route que nous avions prise la veille et la promenade nous conduisit tout droit au village où nous étions allés : il se peut qu'il n'y eût pas d'autre chemin bien carrossable; le chauffeur en tout cas paraissait décidé à oublier ses vingt mots de français, sitôt que nous voulions lui dire de nous mener ailleurs. Nous prîmes notre mauvaise fortune de bon cœur et Catherine résolut d'inviter nos amis du pyrgos Phrangopoulo à dîner le soir même sur le Huard avec les Moncade. Leur porte était ouverte selon l'usage campagnard; nous entr⬠mes jusque dans la salle sans rencontrer per¬ sonne... Et nous y trouvâmes Commynes en train de causer d'assez près avec Anna. —• Quel lâcheur! Vous nous aviez dit que vous vouliez rester à Naxie! s'écria Catherine. — J'en ai eu assez au bout de peu de temps et j'ai vu sur la place la camionnette d'hier; le chauffeur m'a lancé un regard séducteur : je l'ai arrêté et je me suis rendu ici en un temps de galop. Qu'y avait-il de vrai là-dedans?... D'ailleurs ça nous était égal. Puisqu'il avait la camion- LES SOIRS DE L'ARCHIPEL nette, il fut convenu qu'il transporterait la fa¬ mille Phrangopoulo dans son véhicule. Quant à nous, nous regagnerions le yacht tout à l'heure pour commander le dîner et faire invi¬ ter les Moncade. Anna me sembla plus détendue. Elle s'était mise debout pour accueillir Catherine et je fus frappé de la ressemblance que son long nez au bout un peu charnu, flanqué de longues joues, et ses yeux aux paupières légèrement gonflées lui donnaient avec la Vierge de l'Adoration des mages sur la châsse de Bruges. Ces visage froids et verticaux me sont à l'ordinaire bien antipa¬ thiques (je ne parle pas peinture, bien en¬ tendu!); par bonheur, Anna n'avait pas le teint plombé des modèles de Memling, mais chaud et doré, et ses cheveux ardemment som¬ bres réchauffaient son visage. Sans doute sa conversation en anglais avec Commynes avait-elle découragé les Phrango¬ poulo, qui les avaient laissés. Mme Antigone toutefois n'était pas loin, car elle arriva, de la cuisine, je pense, sitôt qu'elle nous entendit. Son époux aussi, qui errait dans le village, ren¬ tra quand il apprit notre venue, ce qui ne tarda guère; il ne portait plus sa redingote de cérémonie, mais un vieux veston et son visage dur et rond sous les cheveux ras, tout blancs, 186 — UN SOIR A NAXOS perdait de son caractère à ne contraster plus avec les luisants, mais gras revers de soie. Akri- vie n'était pas là; nous demandâmes de ses nou¬ velles: « Elle boude. Elle n'a pas voulu rester avec le marquis et moi », dit sa mère en haus¬ sant les épaules. Je ne demandai pas pour¬ quoi. Le soir le ciel s'était assombri de nuages. La mer offrait une gamme très variée de couleurs, depuis le vert amande jusqu'au violet presque noir; et les ruines de l'îlot de Palatia, minées, mangées en partie par l'âcreté des sels marins, étalaient là-dedans des gris d'une exquise finesse. Mme de Moncade ne vint pas : souf¬ frante, nous dit l'Aryen cent pour cent, son époux; trop timide, comprîmes-nous; et je le regrettai bien fort, car j'aurais donné gros pour causer un peu avec l'ancienne danseuse de Saint-Pétersbourg. Le plus jeune des Phran- gopoulo était demeuré au logis sous la surveil¬ lance d'une voisine, comme il convient à un garçon de sept ans. Grâce à quoi nous ne fûmes que dix à table dans le petit carré du Huard. C'est un problème que d'y trouver place pour dix personnes; mais Ianni n'en avait pas moins fait son étalage ordinaire de fourchettes, — 187 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL couteaux, cuillers, verres et instruments variés. Catherine aime l'argenterie, la verrerie, la por¬ celaine de table. En outre elle a la manie de collectionner les minimes inventions pratiques, les commodités de l'exposition des Arts ména¬ gers et les petits outils à manger des marchands anglais de la rue Auber ou de la rue de la Paix; elle en accable d'une part son maître d'hôtel et sa cuisinière, qui philosophiquement les ran¬ gent dans un placard sans même les regarder, et de l'autre ses invités qui n'ont point la même ressource. Notez que ces babioles l'amusent si fort qu'elle en emporte jusque sur le Htiard où pourtant le personnel domestique est rare, puis¬ qu'il se compose en tout et pour tout d'un cuisinier-stewart, aidé d'un mousse-marmiton... Bref, il était impossible de trouver seulement la place de poser les doigts au milieu de cet attirail dont la table était couverte. Or je dois dire que, si Anna se reconnaissait avec aisance dans ce dédale d'instruments de bouche, il n'en était pas de même de nos autres invités. Soyons justes. M. de Moncade se tirait passablement d'affaire, mais M. Phrangopoulo y réussissait beaucoup moins bien, et quant à sa femme, quant à Akrivie, quant au garçon, je m'amusais de les voir jeter à la dérobée un coup d'œil sur Anna, observer comment elle UN SOIR A NAXOS faisait, de quelle sorte de couverts elle usait, et l'imiter scrupuleusement. Tout alla bien de la sorte jusqu'aux oranges de Jaffa (nous en avions une grosse caisse sur le bateau). Mme Antigone, qui n'en avait jamais mangé, en prit une sans choisir, selon toutes les règles de la civilité puérile et honnête : pour un peu elle eût fermé les yeux; de même cha¬ cun des trois enfants. Ayant posé les fruits dans leurs assiettes, ils lèvent les yeux sur Anna, sur les autres convives : aucun n'en avait voulu. Drame! Comment peler ces boules dangereu¬ ses?... Pouvait-on vraiment procéder avec les doigts? Ou sinon... Ils se décidèrent finalement à les mettre intactes dans leur poche, car c'est un précepte de la politesse populaire en Grèce, qu'il est incivil de laisser ce qu'on vous offre et que vous devez conserver avec gratitude les friandises que vous ne pouvez manger sur-le- champ. C'est ainsi que la grand'mère serra toute la soirée une grosse orange dans ses doigts durs, Akrivie et les enfants de même... Je ris en me remémorant ces faits minimes, mais au total je me demande si des paysans espagnols, italiens, allemands, que sais-je? auraient su se tirer d'une pareille épreuve avec autant d'adresse et de tact que ces paysans grecs, et franchement j'en doute fort. — 189 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL Paysans?... Oui. Il était facile de voir que le bon Phrangopoulo n'était pas autre chose; que sa femme pareillement était une digne et charmante villageoise hellène; et qu'Akrivie et les garçons avaient été élevés comme de pe¬ tits campagnards aisés... Mais Anna, en ce cas, où avait-elle vécu avant que d'échouer dans ce village naxiote? J'imaginais une histoire de fille séduite, de courtisane revenue au ber¬ cail comme l'enfant prodigue... Je me pro¬ mis d'obtenir quelques éclaircissements de M. de Moncade, dès que l'occasion s'en pré¬ senterait. En attendant la conversation n'allait pas fort, tant à cause de la confusion des langues que parce que nous n'avions rien à nous dire : enchaînés à notre table, forcés à nos usages, les Phrangopoulo n'étaient plus que des paysans contraints et sans couleur. Aussi un ennui épais pleuvait-il sur la nappe, et Catherine en souf¬ frait, non seulement en tant qu'hôtesse, mais encore parce qu'elle a bon cœur et qu'elle sen¬ tait bien que ses invités étaient humiliés de le faire naître, eux pour qui ce dîner sur le yacht était une fête sans pareille et qui mangeaient en souriant, littéralement, tant ils auraient voulu plaire. Mais son affabilité faiblissait mal¬ gré qu'elle en eût. 190 — UN SOIR A NAXOS Que dire de la nôtre! Nous commencions à être presque de mauvaise humeur; je m'aga¬ çais, pour ma part, de ne pouvoir faire un geste sans rencontrer le bras, la hanche ou la jambe de mon voisin, tant nous étions à l'étroit autour de cette table minuscule. Le bon Tail- lard semblait las d'écarquiller ses gros yeux, de hocher sa rude tête grisonnante, de sculpter dans l'air de ses mains aux ongles plats, des idées pour Mme Antigone qui approuvait à tout hasard, et il blâmait visiblement le laisser- aller de Commynes qui ne faisait pas le moindre frais de conversation. Assis le long d'Anna plutôt qu'à côté d'elle, celui-ci mangeait à peine et de cet air préoc¬ cupé qui ne trompe pas... Sa voisine ne parlait guère plus que lui; visiblement heureuse d'être désirée, aimée peut-être, les traits de son visage détendus, elle semblait à cent lieues de nous. Je vis Akrivie, qui la surveillait, lancer à Com¬ mynes un regard lourd comme un verre de porto. Enfin le dîner s'acheva. Quel soulagement ! On visita le bateau. La petite chambre des mo¬ teurs et l'ingénieux agencement des cabines (on pense si Catherine y avait donné carrière à son goût des petits trucs commodes!) enchan¬ tèrent la famille Phrangopoulo. M. Constantin — 191 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL de Moncade remonta sur le pont le premier. Je le pris à part et je débutai classiquement : — Quelle charmante personne, cette Mme Anna!... (etc.) — N'est-ce pas? — Au fait, comment s'appelle-t-elle? — Eh bien... Anna. — Je demande son nom de famille. Il ne répondit pas directement à ma ques¬ tion. — Mon ami Phrangopoulo était le cousin germain de sa mère. Elle est sa nièce, si l'on veut. — A la mode de Bretagne, comme nous appelons cela. Mais son nom, encore une fois quel est-il? Je ne crois pas que M. Phrango¬ poulo nous l'ait dit. — C'est qu'elle a été mêlée jadis à une affaire devant les tribunaux, répondit mon interlocu¬ teur avec embarras, une horrible affaire de meurtre... Oh! elle a été acquittée! Pourtant je préfère ne pas vous raconter cela... Elle est de Chio. Elle s'appelle Mme Arena. — Arena!... Grégoire Arena? C'est la fille de la baronne Boudza? Moncade me regarda, étonné. —■ Mais comment le savez-vous? Je lui dis que l'histoire tragique nous avait été contée à Chio même. — 192 — UN SOIR A NAXOS — Eh bien, reprit-il, c'est elle. Après le pro¬ cès, à Athènes, ni le père Boudza ni les Arena n'ont voulu s'en retourner à Chio: le scandale avait été trop grand. La maison de ville, la pro¬ priété de Campos, tout a été vendu, et très mal. Là-dessus Pipi est mort et son frère en a profité pour couper la pension qu'il faisait... Non, il n'y était pas obligé : il paraît que les papiers n'étaient pas en règle; je ne sais pas trop. D'ail¬ leurs je n'entends rien aux affaires... C'est une question d'hérédité, vous ne croyez pas? Il faut avoir le commerce dans le sang et, je puis le dire puisque vous n'avez rien vous-même d'un commerçant, je suis persuadé que seuls les mé¬ tis y réussissent bien. Mes ancêtres aryens... J'interrompis le plus tôt que je pus et le ramenai à Anna, Annoula, comme on l'appe¬ lait jadis. — C'était un assez vilain personnage, ce Grégoire Arena, dit-il, mais rien d'étonnant à ce qu'Anna l'ait choisi, puisqu'elle était de race croisée elle-même. Il a perdu dans je ne sais quelles spéculations ce qui restait d'argent à sa femme, et après cela il l'a quittée. Si bien que la pauvre créature s'est trouvée toute seule à Athènes dès 1920, enceinte de sa fille et sans un sou. C'est alors que les Phrangopoulo l'ont prise chez eux... Vous savez que c'est moi qui ai — 193 — 13 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL donné son nom à Akrivie, en souvenir de la belle Naxiote de Gobineau?... Nous causions ainsi depuis quelques minutes, tout en nous promenant lentement et sans aller plus loin que la chambre des moteurs qui s'ou¬ vre à peu près à la moitié de la longueur du pont, parce qu'il y a là une sorte de défilé où l'on ne saurait passer commodément à deux de front. Il faisait nuit noire : le ciel devait être hermétiquement couvert et la lourdeur du temps orageux tendait les nerfs à les briser. Les hommes de l'équipage étaient en train de dîner dans leur poste ou à la cuisine; Catherine et les autres, du moins à ce que je croyais, étaient tous en bas à visiter les logements; je pensais qu'il n'y avait sur le pont que Moncade et moi. Soudain je vis vaguement le buste d'Akrivie émerger par une écoutille étroite qui servait d'accès secondaire aux cabines (elles étaient des¬ servies à l'autre bout par un escalier un peu plus confortable que cette échelle). La petite fille sortit tout à fait, enjamba le panneau et partit vers l'avant; nous la suivions à quelque distance, en causant et en marchant très lente¬ ment; à quelques pas, je ne distinguais déjà plus sa silhouette, tant le petit navire, sauf l'arrière, était peu éclairé. — 194 — UN SOIR A NAXOS Elle venait sans doute de dépasser le rouf de la cuisine, lorsque j'entendis un léger cri de femme, un petit cri de surprise, qui fut suivi d'un mot, un seul mot grec, sangloté à pleine voix plutôt que hurlé par l'enfant furieuse. Puis celle-ci revint vers nous en courant malgré l'obscurité et nous adressa quelques paroles dans sa langue, avec une véhémence extraordinaire; derrière elle je voyais s'approcher de nous les silhouettes d'Anna et de Commynes qui la sui¬ vaient plus lentement. M. de Moncade parut vivement ému par ce que disait Akrivie et fit un pas vers elle. Mais soudain elle traversa le pont d'un saut, enjamba le bordage, un simple gardefou, et nous entendîmes le bruit de son corps tombant dans l'eau avant que d'arriver nous-même à l'endroit d'où elle s'était jetée. Les matelots, tout le monde s'était précipité sur le pont au premier cri, mais il fallut quel¬ ques minutes pour débarrasser le youyou de sa housse et le mettre à l'eau; on ne l'avait point paré parce que Catherine avait commandé une barque de Naxie pour ramener à terre ses hôtes trop nombreux, laquelle n'était pas encore arri¬ vée. Le minuscule canot fit vainement le tour du bateau, puis élargit ses cercles, bientôt aidé par des embarcations venues du rivage, et long¬ temps des fanaux errèrent sur l'eau noire — 195 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL comme des âmes en peine, mais ce fut en vain: on ne trouva rien. Si, pourtant! Un des mate¬ lots rapporta une grosse orange de Jaffa qui était peut-être celle qu'avait prise Akrivie à la fin du dîner et qu'elle n'avait pas lâchée. Je ne conterai pas l'enquête des autorités : nous nous trouvâmes naturellement plusieurs à avoir vu l'enfant, « à la suite d'une répri¬ mande de sa mère », se précipiter dans la mer. Je voudrais seulement noter ici le sens des paro¬ les qu'elle nous avait adressées, à M. Constantin de Moncade et à moi, et que je demandai à celui-ci de m'apprendre. Le mot qu'elle avait jeté à Anna en la trouvant dans les bras de Commynes, il suffira de dire qu'il a son équiva¬ lent dans toutes les langues et que dans aucune il ne passe pour être de bonne compagnie. Mais, à nous, voici exactement ce qu'elle avait dit : — C'est la p... (ici à nouveau le gros mot susdit) qui me tue. Qu'elle vienne voir le corps de sa fille quand il sera repêché! Ainsi son suicide était en somme une ven¬ geance. C'est ce que les suicides sont sans doute le plus souvent. Le plaisir d'imaginer le cha¬ grin, les remords que causerait à sa mère haïe sa disparition dramatique et, aussi, le blâme qu'encourrait celle-ci pour avoir été la cause de son malheur, l'avaient emporté de beaucoup — 196 — UN SOIR A NAXOS dans l'esprit d'Akrivie sur le déplaisir d'ima¬ giner sa propre mort. Encore une fois tel est le plus souvent, je crois, l'état d'esprit de ceux qui se tuent. Ils le font par bouderie, dans le même sentiment puéril que l'enfant qui se prive de manger pour ennuyer ses parents. Ce sont pour la plupart des êtres mal évolués, qui ont insuffisamment refoulé le sentiment infan¬ tile d'être le centre du monde. Rien de plus clair à mes yeux que le suicide d'Akrivie. Mais comment ne pas être frappé par le destin tragique de cette Annoula, dont la mère et la fille avaient tiré, en somme, la même affreuse vengeance? Qu'avait-elle fait pour être ainsi châtiée? Je ne pus pas même essayer de le savoir. Thanasidès était persuadé qu'elle avait jadis tenté d'assassiner sa mère; qui sait ce qui la séparait de sa fille?... Il se peut d'ailleurs qu'elle n'eût jamais commis aucun crime, ni contre l'une ni contre l'autre. Nous partîmes néanmoins sans l'avoir revue et sans avoir le mot de cette tragédie vraiment antique, dont le premier acte s'était déroulé à Chio et qui venait de trouver son dénouement sur notre bateau. Il y a des êtres qu'on croirait mau¬ dits et ceux-là, ce ne sont pas leurs semblables qui peuvent les consoler. 197 — Les petites maisons carrées de Mykonos rou¬ lent, comme un jeu de dés tombés d'un cor¬ net gigantesque, le long de la montagne aride, jusqu'au bord de la mer. Elles sont d'une éblouissante et épaisse blancheur, et crépies de tant de couches de chaux que leurs arêtes s'émoussent à l'œil et qu'elles ressemblent à ces petits gâteaux orientaux qu'on sert noyés sous le sucre en poudre. Comme le soir tombant les bleuissait déjà, Taillard apparut sur le pont: il avait passé une fois de plus sa journée à écrire. — A-t-on idée de cela? lui dit Catherine. Ecrire quoi? Des lettres? — Oh! non. J'ai poussé un peu ma traduc¬ tion des mémoires d'Angelo da Sornizella. Je voulais voir ce qu'il dit des pirates de l'Archi¬ pel. Tel (selon Barrés) M. Taine sur le lac de Côme, enfermé tout le jour dans les sombres flancs du bateau qu'éclaire l'électricité, s'occu¬ pait à terminer sa description de Venise : au crépuscule tombant, et lorsque le vapore ren¬ tre dans Côme, il monte enfin sur le pont, — 201 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL frotte ses yeux fatigués, jette un coup d'oeil rapide et compose mentalement la première phrase de son chapitre : « Toute la journée, sans fatigue, sans pensée, j'ai nagé dans une coupe de lumière ». Tel, devant Mykonos, Taillard traduisait dans sa cabine de poussié¬ reux mémoires italiens du xvif siècle sur l'Ar¬ chipel. —■ Oh! vous nous lirez cela après le dîner! s'écria Catherine avec enthousiasme. Nous nous regardâmes, Commynes et moi... Taillard était ravi. Il expliqua pudiquement qu'il avait eu à peine le temps de se relire et qu'il n'était pas toujours certain d'avoir bien traduit les mots d'argot provençal, espagnol et italien dont Angelo use de temps en temps. Toutefois après le dîner, et le café servi, il n'eut garde d'oublier d'aller chercher son manuscrit et il nous lut inexorablement ce qui suit : LES PIRATES DE L'ARCHIPEL ... A Livourne je logeais avec un Génois, Sa- viniani, qui était soldat dans ma compagnie et nous n'avions pas voulu d'autres camarades avec nous. C'était un grand gaillard avanta¬ geux, sec, un peu fripé, noir de poil et de pru¬ nelle, tel en un mot que les femelles les aiment: de fait il en avait bien quatre qui travaillaient pour lui, et des belles marcones, comme il di¬ sait. On l'appelait Bel Viso. Un soir, dans la rue (nous sortions de chez Biffi), il me dit : — Attends, mettons-nous là. — Pourquoi faire? — Tu vas voir. Marche doucement. Nous nous blottîmes dans un renfoncement qui ne sentait pas la rose. — Ça mouscaille, dis-je. — Tais-toi donc, fit-il. On entendait des gens marcher. Je risquai un œil par delà l'arête du mur et vis deux hommes qui arrivaient, dont l'un avait une — 203 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL lanterne. A mesure qu'ils avançaient la clarté devenait plus blanche et la monture en fer du falot dessinait plus nettement sa raie noire sur le sol; mais, au moment où ils passaient devant nous, le valet qui portait la lumière s'arrangea pour la masquer, si bien qu'on ne nous vit pas. —• Allez! dit Bel Viso. Nous sautons sur le passant, qui avait assez l'air d'un gentilhomme, pendant que le valet s'enfuit en douce, sans pousser un seul cri. « Aah! » fait l'homme et il se courbe, les mains sur son ventre. « Hâte-toi, quoi! » me dit Bel Viso en essuyant son épée au pourpoint du blessé. Déjà les bourgeois se mettaient aux fenê¬ tres. Mais nous eûmes tôt tourné le coin de la rue. Chez nous, Bel Viso me montra la cape, le chapeau et l'épée; les plumes seules du chapeau valaient bien cinquante piastres. —• Pas une tache! dit-il. Tu vois, il faut être deux pour que le sang ne gâte pas les frusques: l'un fouille les poches pendant que l'autre se charge de la dépouille... Tu as la bourse? Je la lui donnai; à peine s'il s'y trouvait quelque monnaie. Le lendemain, à six heures du matin, arrive le valet. — Et la bourse, tu ne l'as pas? — 204 — UN SOIR A MYKONOS — Non, répond Bel Viso, on n'a pas eu le temps. Ce n'était pas vrai, mais l'autre n'osa rien dire. Bel Viso cria, subitement en colère : — Je t'ai promis que tu aurais ta part, porco Dio! Le valet lui jeta un mauvais regard et sortit. « Il va nous donner », pensai-je. J'étais ennuyé d'être mêlé à cette histoire. Je m'empressai d'aller prendre l'air. Dans l'après-midi, chez Biffi, je rencontrai Les Grouilles, un Provençal qui avait servi à la compagnie des galiottes de Toulon. Les Grouil¬ les, c'était son nom de guerre... Taillard interrompit sa lecture: —• J'ai idée que c'est le même mot que grolles, qui en argot parisien veut dire soidiers, croquenots. — Non, pieds, fis-je. — Pourtant... — Continuez, T aillard, je vous en prie, dit Catherine. Il reprit: ... C'était son nom de guerre; s'il en avait un autre, je ne l'ai jamais su. Un bon drille, — 205 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL plus large que haut, mais déjà vieux : il avait plus de trente-cinq ans. —'Tu fais triste mine, franzin, me dit-il en rigolant. Aurais-tu estourbi un pante? Taillard s'arrêta encore : — Il y a dans le texte escapouché un ri- pault : je suppose que cela doit se traduire dans le présent argot parisien comme j'ai fait. —• Si vous vous interrompez toutes les deux minutes potir nous soumettre vos doutes sur le sens des mots, comment voulez-vous que nous suivions l'histoire? dit Catherine. T aillard frémit : ne venait-il pas de se mon¬ trer quelque peu pédant, en effet? Il se pro¬ mit de ne plus s'arrêter pour rien au monde et continua de la sorte : Quelle brute!... Je n'étais pas trop en hu¬ meur de causer. Il appela la servante pour com¬ mander une chopine et s'assit auprès de moi; le fourreau de son épée racla le banc. Quand la fille se pencha pour poser la cruche, il lui sai¬ sit une cuisse de sa large patte; elle se dégagea d'une tape vigoureuse. Puis elle alluma le lumi¬ gnon qui pendait au plafond et elle cria parce — 206 UN SOIR A MYKONOS qu'un plaisant secouait son escabeau. Les ombres doublèrent le nombre des buveurs, les déformèrent. Je ne me sentais pas bien à mon aise. — Si tu as des ennuis ici, me dit Les Grouil¬ les, pourquoi n'embarques-tu pas sur la San- tissima Madré? C'est la bonne vie. Et le voilà qui se met à m'en dégoiser de toutes les couleurs : que la Santissima Madré est le mieux armé des corsaires, que les volon¬ taires y sont nourris d'ortolans exclusivement, que la part de prise y sera de mille piastres pour le moins, qu'au reste le navire ne restera en mer que deux ou trois ans au plus, et que sais- je?... Il vit que j'hésitais : — Viens toujours voir le capitaine, dit-il. Quel pivaste tu fais! Ça ne t'engagera à rien, quoi! Et l'argent basi entre si man (lui meurt dans les mains). — Allons, fis-je. Nous nous fîmes mener au vaisseau par une barque. Le capitaine était de Naples : un petit homme fluet, chafouin, qui avait plutôt l'air d'un commis que d'un homme de guerre, tel¬ lement qu'à le voir seulement, je perdais toute envie de naviguer avec lui. Il avait des ferrets de diamants aux oreilles et il sentait l'écorce d'orange à plein nez : aussi en avait-il les po- — 207 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ches bourrées; c'était sa manie. Son nom était Costizzi. — Voilà un camarade qui a servi naguère sur les navires de la Religion, dit Les Grouilles. —• Oh! oh! Malte... fait le Costizzi. Mais c'est un autre service ici. Et vous êtes volon¬ taire? Là-dessus il nous fait descendre dans sa ca¬ bine fort civilement. Je donne un coup de coude à mon compagnon; mais il me glisse tout bas : — Que le rabouin t'emporte! Tu as vu ses boucles d'oreille? Laisse-toi donc faire: tu quit¬ teras Livourne en sûreté et à la première escale tu pourras lever le piquet. Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'il voulait faire sa cour au Costizzi en lui amenant des recrues et toucher sa commission sur mon engage¬ ment. En bas celui-ci appelle de sa voix de fausset : « Cocolo! » Au bout d'un instant s'amène un mousse bien nippé. —' Va chercher du vin, pivo, lui dit le capi¬ taine en lui tapotant la joue. C'était sa bredache, naturellement. Le vin arrivé, il m'explique que comme vo¬ lontaire je mangerai à la table du contremaî¬ tre; que la Santissima Madré porte vingt canons — 208 UN SOIR A MYKONOS et vingt-cinq pierriers; que c'est le plus beau des navires qui font la course; qu'on y est nourri comme des princes; que tout le monde reviendra riche en moins de trois ans de croi¬ sière; bref il recommence le boniment des Grouilles. Il avait l'air de considérer mon enga¬ gement comme fait. Finalement je traçai une croix sur le papier et nous trinquâmes avec le contremaître qu'il avait fait descendre pour servir de témoin. En m'en revenant à terre pour prendre mes pauvres hardes, je ne m'en disais pas moins : « Du diable si j'embarque sur ce rafiot-là.1 » Je savais qu'à Gênes on faisait des recrues pour Royal-Italie : « Je vais m'esbigner (Le texte porte svignar, dit Taillard presque malgré lui) en sourdine, et tout de suite. J'en ai assez, de ce pays! » Tout en pensant à ces choses, je sui¬ vais machinalement mon chemin, lorsqu'en tournant au coin de la rue où nous avions notre logement, moi et Bel Yiso, j'observai qu'il y avait un attroupement devant notre maison et un peu partout une émotion peu habituelle. J'interroge une commère qui était sur le pas de sa porte. — Je ne sais pas trop ce qu'il y a, répond- elle : j'étais à écumer la marmite. On dit que les sbires viennent d'emmener un soldat tire- — 209 — 11 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL laine et meurtrier. Mais je vous connais... est- ce que vous ne logiez pas dans sa maison? Je fais un signe de dénégation, touche mon chapeau poliment et tourne les talons comme à la manœuvre. Vingt minutes plus tard, j'étais à bord de la Santissima Madré, d'où le diable ne m'aurait plus fait bouger jusqu'au départ. Au reste, j'y étais bien tranquille : les sbires n'avaient garde d'y mettre le nez. Nos volon¬ taires étaient tous, comme moi, des déserteurs et fugitifs corses, génois, espagnols, siciliens, marseillais et autres, ou bien des criminels et débauchés que le capitaine avait tirés de la prison ou trouvés aux étuves; et, pour qu'il les eût eus, il avait fallu que la police s'y prêtât, n'est-ce pas? Mais l'armateur de la Santissima Madré avait de quoi payer. On disait qu'il possédait au moins quatre cents esclaves mâles et femelles, qui travaillaient pour lui à divers métiers dans la ville et jusque dans la maison des fillettes communes, — sans compter ses autres biens, naturellement. Aussi les déserteurs de notre vaisseau n'avaient-ils pas beau jeu: sitôt partis, sitôt arrêtés par ces bons sbires et ramenés à bord où on les mettait aux fers, c'est-à-dire qu'on UN SOIR A MYKONOS les attachait à une longue chaîne dans la cale, tout nus. Or sachez que là-dedans on se serait plutôt cru dans l'enfer qu'au paradis, pour ce qu'on ne risquait pas d'y avoir froid : il y fai¬ sait même si chaud qu'on voyait sortir de ces pauvres diables une vapeur aussi épaisse que d'un four où l'on a jeté une potée d'eau. Il est vrai que les jours de vent, chaque fois que le navire embarquait, ils se trouvaient dans un bain, ce qui les rafraîchissait. Ils gisaient là sur les galets qui servaient de lest pour le moment, et le plafond n'était pas à quatre pieds de hau¬ teur, de manière que c'est tout juste s'ils pou¬ vaient se tenir sur leur séant. La SantisSima Madré appareilla le deuxième jour d'avril par une belle petite brise. On mit toutes les voiles dessus. Mer calme, vent en poupe : rien à faire. Le capitaine parut sur le tillac et, en voyant ce noiraud aux lèvres ser¬ rées, qui avait tout l'air d'un notaire malgré ses belles boucles d'oreille, je ne pus m'empêcher de cracher dans l'eau. « Si tu comptes faire fortune, me disais-je, tu es mal tombé sur ce bateau ». Il était midi ou environ et le soleil tapait d'aplomb : pas une ombre sur le pont. — Assemblez l'équipage et amenez les dé¬ serteurs, commande le notaire en se frottant les mains, ce qui faisait un léger bruit, tant il — 211 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL avait de bagues de cuivre à ses doigts maigres. Le diable m'emporte si les sept pauvres bou¬ gres noirs de crasse qui arrivèrent sous la con¬ duite du quartier-maître ne me faisaient pas pitié! Comme ils ne pouvaient pas seulement se mettre à genoux dans leur prison, ils étaient tout embrenés. Quelle civette! Le capitaine prit dans sa poche des écorces d'orange et se les tint sous le nez avec affectation. — Otez vos puantes chemises, truccanti ! crie-t-il de sa petite voix. Cela fait, il ordonne de les attacher par les talons aux leviers de fer du cabestan et, comme il n'y avait pas encore d'esclaves, naturelle¬ ment, ce furent des matelots qui durent pren¬ dre les garcettes ou matafions, comme nous disons. Ils n'y allaient pas de main morte : leur pre¬ mier coup fit venir des bourrelets rouges, gros comme le pouce ; en deux minutes nos gens étaient cerclés comme des tonneaux. L'un d'eux pliait sur les jarrets, si bien qu'il fallut l'amar¬ rer par les épaules. Un autre pleurait et gémis¬ sait à la manière des marmots, tellement qu'à l'entendre on ne pouvait s'empêcher de rire et de le contrefaire. Mais celui qui semblait se ré¬ jouir le plus du spectacle, c'était le capitaine Coscozzi! Per Baccho, vous ne l'auriez pas re- — 212 — UN SOIR A MYKONOS connu! Quand les dos commencèrent de ruis¬ seler de sang, sa petite figure jaune d'usurier devint toute rouge de plaisir et d'excitation. « Hardi! Tue-le! » criait-il aux fouetteurs, exactement comme on fait au combat des do¬ gues et du taureau. Et soudain le voilà qui saute sur le patient le plus proche et le bourre à coup de canne; après quoi il charge l'un des fouet¬ teurs que la fatigue faisait mollir. Il avait l'air d'une fouine qui va saigner des poules. Il n'est pas de jouissance qui dure éternelle¬ ment: lorsque les patients furent pâmés, il fal¬ lut s'arrêter. On leur flanqua un seau d'eau salée sur leurs plaies, qui les fit tressauter, et vous les réveilla, et ils regagnèrent la cale pour des semaines avec un demi-biscuit par jour et par homme, tout moisi. Quand nous passâmes le golfe de Venise, la brise fraîchit et nous prîmes une forte houle par le travers, si bien que les novices commen¬ cèrent d'écorcher le renard. Certes un navire n'est jamais un endroit de délices surtout par gros temps et quand chacun doit tartir... Taillard ne put s'empêcher de lever les yeux, mais il reprit aussitôt: — 213 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL ... Partir où il se trouve, sans se soucier d'aller grimper sur le bordage comme on fait les jours de beau temps. Mais c'est lorsqu'il fallut payer tribut à Neptune que l'ordure et la puanteur vinrent à bout des plus patients. Ce jour-là un matelot rendait sa gorge tout debout sur le pont. Le maître canonnier vint à lui passer sous le vent et se trouva souillé. C'était un gros brutal qui portait toujours un bonnet de linge sous son chapeau et qui ne quittait guère sa pipe à pétun. Il court sus au drôle et vous le gourme d'autant mieux que l'autre se trouvait chancelant et mal assuré sur ses jambes... Bon! Mais le lendemain, la mer s'étant calmée, voilà qu'une poulie lui tombe sur le chef avec exactitude. « Bien visé », pensai-je en voyant jaillir de son crâne claqué comme une noix une curieuse bouillie grise et rouge. Son bonnet gisait au milieu. Dix minutes après j'entends les misérables matelots qui étaient venus ôter du tillac les derniers reliefs de la tête se disputer le bonnet! Qu'auriez- vous fait à ma place? Je cours... Mais le bosse- man fut plus prompt que moi : c'est lui qui le prit, et il le garda. C'était trop bon pour ces gens-là. Quant à celui qui avait fait le coup, le capi- — 214 — UN SOIR A MYKONOS taine le fit pendre haut et court, mais ne lui donna pas l'estrapade: il n'y eût pas pris son plaisir: ce n'est que le fouet qui l'amusait. Au fond il n'était pas méchant homme. Et je vais maintenant vous en dire un mot, de ces matelots. C'est cette canaille que l'on charge, à bord des navires, de manier les voiles, tirer la rame et faire toute la manœuvre; c'est elle qui, au mouillage, doit porter les ancres dans les chaloupes, changer les amarres, les faire sécher, puis charrier le bois, les barils d'eau, toute la cargaison, retirer le ballast, le remet¬ tre, et que sais-je? Ce sont des gens de rien, incapables d'être soldats, quoiqu'il leur faille combattre comme nous, naturellement. Us couchent sur des plan¬ ches de bon bois, vêtus de haillons sordides, plus crasseux que des mouches à m..., et le quart d'entre eux, pour le moins, ne sait pas seule¬ ment ce que c'est que souliers et bas. D'ailleurs ils crèvent de faim. Sur la Santissima Madré, ils n'avaient guère qu'un peu de pain à manger, que leur distribuait le maître-valet, un man¬ chot, et qui n'avait pas la main si lourde pour faire les parts de vivres que pour appliquer des coups de bâton. A vrai dire, le dimanche et le jeudi, quand il faisait beau et qu'on avait beau¬ coup de provisions, on leur faisait cuire une — 215 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL chaudière de fèves bien salées, où l'on versait même quelquefois un demi-setier d'huile. Nous autres les volontaires, les soldats, nous n'avons rien de commun avec cette engeance, faut-il le dire? Nous étions une quarantaine, tous bons dril¬ les, dont une bande mangeait avec le capitaine, l'autre avec le lieutenant, l'autre avec le con¬ tremaître, la dernière avec le maître-valet, et nous étions nourris, outre le pain et le biscuit, de fèves et de riz tous les jours, du moins quand il y en avait et qu'on avait le temps de les faire cuire. Comme les matelots étaient bien quatre fois plus nombreux que nous, on appréhen¬ dait toujours une mutinerie. Heureusement ils se dénonçaient les uns les autres par jalousie et haine, comme il faut toujours qu'il y en ait entre tant d'hommes assemblés; et nous-mêmes, nous faisions les mouches et rapportions au capitaine les moindres propos qui nous venaient aux oreilles. Il se chargeait de punir les mau¬ vaises têtes : trois cents coups de matafion, c'était pain bénit avec lui. Après avoir fait aiguade aux îles de la Sapienza, nous arrivâmes en vue de Cerigo, qui est l'île que les païens de l'ancien temps appelaient Cythère et où Vénus venait avec Mars faire Vulcain cocu, pendant que les nym- — 216 — UN SOIR A MYKONOS plies tenaient la chandelle. Il faut savoir que ce détroit est comme la porte de l'Archipel : tous les navires y passent. Mais nous y trou¬ vâmes un traître de vent et un si fort courant contraire, qu'après avoir tiré des bordées toute la journée sans avancer, le capitaine prit le parti de virer de bord et d'aller se réfugier au port aux Cailles, sous le cap Matapan. Imaginez une crique en fer à cheval, dont le goulet est si resserré qu'à peine si deux navi¬ res y pourraient passer de front, et gardé d'ail¬ leurs par des rochers escarpés sur lesquels il suffirait de vingt gaillards bien armés pour assassiner (basir) tout un équipage. A peine avons-nous mis le nez dans ce coupe-gorge, voilà que la montagne se met pour ainsi dire à suer des hommes : ils sortaient comme des fourmis de leurs fourmilières, car ils logent dans des cavernes sur le mont et n'ont point de maisons. Ils étaient là des milliers, plus sem¬ blables à des sauvages qu'à des chrétiens. C'est les Maïnotes qu'on les appelle. Le mouillage est bon, au moins du côté du cap, car il y a en face un grand vilain rocher qui n'est point plus rassurant que ces Maïnotes. Mais le fond n'est pas de très bonne tenue, de manière qu'il fallut porter une amarre en terre pour ne pas dériver. Là-dessus — 217 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL la nuit tombe, noire comme de l'encre... Bon! Tant que l'obscurité dure, rien ne bouge, mais dès le point du jour voilà que des coups de feu nous sonnent l'aubade, et qu'une grêle de balles nous tombe dessus pour nous réveiller; en même temps nous nous apercevons que les gueux de Maïnotes ont coupé l'amarre et que nous acculons sur le rocher! Les corsaires n'aiment guère de se battre, vous savez, surtout quand il n'y a pas d'argent à gagner. Nous préférâmes nous en aller. « Haut le fer! » hurle le contremaître de sa grosse voix. Cette fois, il n'y eut pas besoin de canne pour hâter les matelots: en un clin d'oeil l'ancre à quatre branches était remontée et les avirons de galère bordés. Mais plus de six cents de nos Maïnotes nous attendaient à l'en¬ trée, sur une plate-forme de rochers, et notre canon était trop bas pour les atteindre; heureu¬ sement cette canaille n'avait pas beaucoup de mousquets, ce qui empêcha point que nous ne dussions essuyer deux décharges à bout portant. Ce n'était pas là un combat, n'est-ce pas? c'était une boucherie : qu'eussions-nous pu faire sur le pont, nous autres soldats? Nous demeurâmes en bas. En sorte qu'il n'y eut que des matelots qui fussent tués, je ne saurais dire combien au juste, et dix-sept blessés. — 218 UN SOIR A MYKONOS Dans le canal de Cerigo, il nous fallut serrer le vent de si près que le haut de la grand vergue plongeait bien de quatre palmes dans la mer et que l'eau pénétrait sous la cou¬ verte. Enfin nous passons malgré le courant contraire et nous fîmes route vers Stampalie. Le lendemain, Dieu voulut qu'une fûte chargée de poissons frais vînt nous tomber dans les mains, et elle nous fut certes d'un bon secours, car nous n'avions plus guère que du biscuit. Elle avait un équipage de seize hommes, dont nous retînmes onze pour le service de notre navire. C'est le lieutenant qui les choisit: « Toi!... et toi!... et toi!... » Il prit aussi le mousse pour lui servir de bredache. L'enfant criait un peu parce que son père était resté sur la fûte, et par la suite les autres mousses se moquèrent tellement de ce pleurard qu'il finit par se jeter à l'eau. Le lieutenant n'était pas content! Nous étions bien loin d'avoir autant de monde qu'il en eût fallu pour la manoeuvre : au lieu de cent soixante matelots, à peine si nous en avions cent quinze ou cent vingt, et l'on en perdait beaucoup par maladie ou autre¬ ment. Aussi retenait-on toujours des hommes sur les prises qu'on faisait. Et pourtant à Livourne ceux de nous autres, les volontaires, — 219 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL qui pouvaient aller à terre sans péril, s'étaient donné bien du mal, dans les cabarets, pour récolter les niais, fainéants et autres gobe- mouches, vu que sur chaque engagement le Coscozzi leur payait une belle commission. Et croyez que M. le capitaine s'empressait de donner à chacun de ces pigeonneaux qu'on lui amenait un verre de vin avec une serviette pour s'essuyer les lèvres, et qu'il avait tôt fait de conclure le marché, soit par devant témoins ou non, ce qui revenait au même, car suppo¬ sez qu'après cela il eût besoin de quelqu'un pour jurer, il en trouvait toujours autant qu'il en voulait parmi nous. Mais cette canaille dont on fait les mariniers est si lâche qu'elle aime mieux crever de faim à terre que s'exposer comme nous au péril des combats! Nous longeâmes Stampalie, où l'aiguade est facile, et mouillâmes sous une montagne, au sud-est de la ville. Le capitaine se fit aussitôt apporter de bon pain frais, pour quoi ceux de cette île sont renommés. Bien entendu, il en fixa le prix à sa guise : les corsaires font ainsi dans tout l'Archipel pour ce qu'ils achè¬ tent et vous pouvez croire que les Grecs qui le trouveraient mauvais, on ldur ferait tôt savoir qu'ils ont tort. L'eau fraîche surtout fut la bienvenue, car la nôtre était déjà toute — 220 — UN SOIR A MYKONOS croupie et fleurait si fort la charogne que j'étais forcé de me boucher le nez pour la boire. En partant nous enlevâmes un petit caïque chargé de riz et de quelques tonneaux de vin, qui transportait un bœuf vivant. Un bœuf, songez donc! ils savent à peine ce que c'est, dans ces îles! Le Coscozzi fait venir le patron, un vieux tout cassé. « A qui est le bœuf? •— A moi. — Où est ton argent? — Je n'en ai pas. » Il fallut user des matafions pour lui faire livrer son magot et avouer qu'il me¬ nait le bœuf à Santorin pour le mariage d'un riche Turc. Grâce à quoi son bateau se trouva de bonne prise. Au reste le Coscozzi s'en souciait peu : il pillait aussi bien les chrétiens que les Turcs. Et quand il avait pris quelque caïque grec, le patron ignorant eût été bien empêché de se plaindre et de réclamer à Livourne, ne sachant pas seulement ce que c'était qu'un connaisse¬ ment et n'ayant pour écrivain qu'un vieux radoteur, muni d'un état en gros de la cargai¬ son, qu'on lui ôtait d'abord. Comme la Santis- sima Madré avait presque toujours besoin de mariniers, pour ce que la peste et la variole ne cessaient jamais, nous en prenions une douzaine sur le caïque et, quand il s'y trouvait quelque — 221 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL charpentier ou calfat, nous ne le lâchions plus. Non seulement nous abandonnâmes les entrailles du bœuf aux matelots, mais encore la viande, sitôt qu'elle devint trop puante pour nous. En outre plus d'un parmi eux réussit, dans le transbordement du riz, à en escamoter une mesure ou deux : quel trésor pour ces gueux! Le vin même nous n'en usâmes point, car il se trouva tout poussé et gâté. Aussi, chaque fois que nos mariniers avaient manié les voiles, tiré l'aviron, durement peiné pen¬ dant au moins vingt-quatre heures (un giorno natural), on leur en faisait donner quelque peu, trempé d'eau. A vrai dire, ils en avaient moins que de coups de corde. Dès que l'esclave qui les appliquait se trouvait las, un Grec renégat qui servait de maître des esclaves le relayait. Cependant le Coscozzi les injuriait tous deux à force, en respirant ses doigts qui puaient l'orange, et à la fin il ne manquait jamais de courir sus au Grec et à l'autre, la canne haute, sous prétexte qu'ils ménageaient les coupables. S'ils les ménageaient, cela ne s'entendait guère, à vrai dire, car le corps des pauvres dia¬ bles sonnait sous les coups comme un tambour, mais quoi! il aimait de passion la musique, le Coscozzi! Le crime le plus durement châtié, UN SOIR A MYKONOS c'était d'être allé à terre ou d'y être resté sans permission, tant on craignait les désertions. Nous fîmes escale à Patmos, qui n'est qu'un fort méchant rocher sans bois, où il n'y a guère d'eau, quoique l'île soit pleine de per¬ drix, de cailles, de becfigues et de lapins. Mais le Coscozzi avait eu nom Giovanni à son bap¬ tême, aussi avait-il grande dévotion à saint Jean qui fit là son Evangile et il voulut que notre aumônier dît la messe sur le rivage. Le contremaître, un Marseillais, nous emmena, moi et tous ceux qui mangeaient à sa table, visiter la caverne du saint, ce qui nous édifia fort. Elle est doublée de planches en dedans et ten¬ due de drap noir, et l'on y voit reposer un corps très beau, dont la chair est aussi ferme que celle d'un homme vif et sans aucune marque de pourriture, quoiqu'elle ne soit pas embaumée. On appelait le contremaître Limaço (c'est-à- dire limasse, liquette, chemise, expliqua Tail- lard), parce qu'il disait toujours : « Je vous gage ma limaço que... » Il était fort dévot. Le voilà qui s'agenouille, et les mains jointes du mieux possible (cela ne lui était pas trop aisé parce qu'il avait perdu le petit doigt et l'annu¬ laire), il se met à réciter à haute voix la prière pour nous tous. Comme il en était à dire : Que — 223 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL 10 boun Diou et la Madone et San Nicolas bêné- diquent la nave de la popo à la proe, mesi touttï 11 marinari et la valiente. compagnie, il entend un de nos volontaires s'écrier à mi-voix, en ju¬ rant comme un païen, qu'il se ferait bien tailler un haut de chausse dans ce beau drap de ten¬ ture. Il se retourne et l'admoneste, puis il re¬ prend son oraison. Mais il n'avait pas dit Amen, que les Porco Dio et les Puta Madonna repar¬ taient de plus belle. Sur quoi il s'écrie, furieux: lo te va mater, canaillo! puis il vous empoigne son pistolet et sans se lever, tout à genoux comme il était, il se retourne et vous loge une balle dans la tête de l'homme, en jurant par le nom de Dieu à son tour qu'il en fera autant à tous ceux qui manqueront de respect à notre sainte religion. Comme le moine qui gardait la caverne paraissait légèrement troublé, la Limaço de lui dire tout doucement : « Ne vous troublez pas, mon Père; c'est un birbo que j'ai puni pour lui enseigner son devoir ». Par malheur le moine, qui n'entendait que le grec, n'y com¬ prit rien du tout. Le Coscozzi fut très mécon¬ tent : il avait beaucoup de goût pour ce volon¬ taire. Mais le contremaître en imposait à tout le monde. Il avait l'air d'un coquin avec ses yeux goguelus. Par la suite, il devint lieutenant. — 224 UN SOIR A MYKONOS De Patmos nous gagnâmes des îles qu'on appelle Fournos, à quinze milles de là ou envi¬ ron. Elles sont toutes trois désertes et accores, de manière que nous mouillâmes entre elles à cinquante brasses, bien amarrés aux rochers. Nous mîmes des vigies sur la montagne, char¬ gées de nous signaler les vaisseaux en agitant un petit pavillon dont elles étaient munies. Le quatorzième de mai, nous ayant ainsi avertis qu'elles apercevaient une voile, nous courûmes nous mettre en travers du canal de Samos (qui est fort sain, hormis une petite île) et nous vîmes arriver un beau caïque qui amena sa toile au premier coup de fusil. Il était chargé de soie tant grège qu'écrue ou retorse, et il portait deux femmes et quatre Turcs qui s'en allaient à Smyrne. Une des femmes, qui était la dame de l'autre, héla notre capitaine en italien et lui cria qu'elle était chrétienne et maltaise. Elle avait été enlevée avec sa servante par un bri- gantin à rames et les Turcs qui étaient avec elle la menaient à Constantinople pour la vendre au sérail du Grand Seigneur. Le Coscozzi cria au lieutenant de la faire passer à bord de la San- tissima Madré avant les ballots. C'était une très belle femme, même dans le désordre où elle était, et, quand elle parut sur le tillac, nous — 225 — 15 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL eûmes grande vergogne d'être vus par elle avec nos barbes longues et pouilleuses, pleins de ver¬ mine, couverts de loques puantes! Antonio, à côté de moi, avec son visage vert de Portugais, était tout crispé d'humiliation. Il me dit tout bas: « Je la tuerais, si je pouvais! » Il voulait toujours qu'on l'appelât senor, comme les sol¬ dats de son pays. La femme supplia le Coscozzi de la renvoyer à Malte, jurant que ses parents paieraient n'importe quelle rançon pour la ravoir. Mais il n'usa même pas d'elle: c'est le lieutenant et la Limaço qui la confisquèrent! Et trois jours après il la revendit aux Turcs, cet usu¬ rier, car il ne voulait pas courir le risque de perdre de l'argent. C'est qu'il ne rendait jamais compte à ses armateurs des esclaves qui se rache¬ taient en Turquie et il y en avait bien une cinquantaine tous les ans : c'était grand béné¬ fice pour lui. Les autres, il les expédiait à Livourne. Au surplus, il n'était rien sur quoi il ne volât : s'il faisait une prise de deux cent cin¬ quante ou trois cents tonneaux, il la faisait marquer pour cent; s'il mettait la main sur cent balles de café, il en faisait noter dix, et ainsi de suite. C'était un vrai compte d'apo¬ thicaire : item pour le suif, item pour la poix, — 226 — UN SOIR A MYKONOS item pour les cordages, item pour la toile, item pour la poudre, item pour les dragées, etc. L'écrivain y trouvait son compte aussi, par¬ bleu! Quant au lieutenant, il ne disait rien, parce que le Coscozzi lui laissait faire ses friponne¬ ries : sur les prises il avait droit à tout ce qui se trouvait dans la principale cabine, hors l'ar¬ gent, mais il en escamotait tant et plus, et l'au¬ tre faisait semblant de ne rien voir; au reste ce n'étaient que les armateurs qui en souf¬ fraient quelque dommage, après tout. L'écrivain devait partager la chambre des vivres qui se trouve à l'avant des Caïques avec l'aumônier, le maître-valet, le chirurgien, le charpentier et le calfat. Mais ceux-ci n'y gagnaient que peu, car il arrangeait les comptes à sa mode: aussi étaient-ils toujours en bisbille. Les voiles de perroquet, la grande ancre et le gros harpon revenaient au contremaître, au bosseman et à son aide. Quant au maître- canonnier, il avait droit sur tous les pierriers, mais on ne lui en laissait guère. Et nous?...^On nous dépouillait de tout, mais nous savions tou¬ jours grappiller quelque chose et les dés allaient leur train. Au reste le bosseman et le sergent y tenaient la main, car ils recevaient trois doubles par piastre qu'on mettait en jeu, — 227 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL et l'un avait le privilège de nous fournir les cartes depuis le grand mât jusqu'à la proue, l'autre entre le grand mât et la poupe. Nous passâmes à Necaria où il n'y a que des Grecs. Une vieille tour ruinée sur un cap servait de guérite à nos vigies. La rade est bonne, mais ouverte à tous les vents de l'Ouest au Sud-Est, de manière que nous la quittâmes pour bour¬ linguer auprès de Lipso. Et de là, vers la mi- juillet, nous rangeâmes la côte de Chypre. Un jour voilà notre aumônier qui sursaute : tout en lisant son bréviaire, il avait aperçu une voile à vingt milles de nous. Et la diablesse de vigie en haut de Y arbre n'avait rien vu! — Descends, ghigno, truccanteï crie le lieu¬ tenant à ce misérable. Et toute une bordée d'injures que mieux vaut ne pas rapporter ici pour n'offenser point Dieu. Le coquin descend du panier et le lieutenant lui saute d'abord dessus à coups de canne: c'était un acompte sur les deux cent cinquante coups de corde qui lui revenaient; puis il com¬ mande qu'on le mette à la cadène, dans la cale, tout incontinent. Sur quoi l'autre le regarde d'une drôle de façon. — Gare à la jettatura! dis-je tout bas à mon voisin en faisant les cornes à cette canaille. — 228 — UN SOIR A MYKONOS Le lieutenant n'avait rien vu. Il pouvait être dix heures de la matinée. Nous étions sous le vent de l'autre vaisseau avec nos basses voiles seulement. Nous hissons tranquille¬ ment nos huniers, puis soudain nous virons de bord et le prenons en chasse. Il fallait que les pauvres gens fussent affolés, car ils ne pensèrent même pas à ôter les riz qu'ils avaient pris! Avec cela, ils serraient médiocrement le vent, en sorte que nous gagnions sans cesse sur eux : bientôt nous hissons le pavillon blanc en l'ap¬ puyant d'un coup de canon. Là-dessus les voilà qui jettent à la mer leurs canots, leurs agrès, tout ce qu'ils peuvent, pour s'alléger. A trois heures, comme nous arrivions presque à portée, nous arborâmes la bannière flessinguoise en lâchant quelques boulets. Et eux, c'est à ce mo¬ ment qu'ils se décident à établir leurs papasi- ques : il était bien temps! Avant même d'être à portée de fusil, nous tirons une salve de nos mousquets et aussitôt tous leurs matelots de glisser du haut en bas de la mâture comme des lézards le long d'un mur. Quelques autres salves leur font amener bas leur grand hunier; ils n'avaient pas seulement riposté une fois, quoi¬ que ils eussent sept ou huit canons et une dou¬ zaine de pierriers. Ce que voyant, le Coscozzi met en panne et fait descendre la felouque, où — 229 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL notre lieutenant embarque avec trente-cinq hommes pour arraisonner la prise. Ces gens s'étaient montrés si timides que nul ne se méfiait. Voilà donc notre felouque qui s'éloigne, enlevée par ses rameurs à qui des tambourins donnaient le rythme, à l'ancienne mode. Elle arrive sous la hanche noire du vais¬ seau. Personne au bordage. Le lieutenant crie en jurant qu'on envoie l'échelle. Pas de réponse. Il se met debout... Deux têtes parais¬ sent et deux coups de mousquet éclatent, suivis de deux coups de pistolet, qui le tuent lui-même et nous blessent deux hommes. Et là-dessus tout l'équipage de notre felouque, volon¬ taires et mariniers, se couche sous les bancs, terrifié! De son bord le capitaine Coscozzi les hèle, mais il avait beau hurler de toute sa petite voix, en tripotant ses peaux d'orange dans sa poche, pour les conjurer de ne pas demeurer sous le navire où ils étaient en grand danger, ils restaient là, stupides sous leurs bancs. Sur ces entrefaites quatre nouveaux coups de feu blessent ou tuent encore plusieurs de ces moutons... Le Coscozzi n'aimait pas les abordages, en sorte que cela aurait pu durer longtemps de la sorte si, poussé à bout, il n'avait lâché toute sa — 230 — UN SOIR A MY KO NOS- bordée, tirant à couler. A cette distance les coups portèrent tous en pleine coque, et la prise s'enfonça à pic avec notre felouque qui avait reçu un boulet de plein fouet. Nous eûmes quelques raisons de regretter la cargaison, lorsque nous apprîmes par les ma¬ riniers qu'on repêcha qu'elle était toute de satin, de musc et de porcelaines fines. Les deux hommes qui avaient tiré étaient deux passa¬ gers honteux de la lâcheté du nacoiida (c'est ainsi que les Turcs appellent leurs capitaines). Quant à notre lieutenant qui fut tué, il n'était pas beau! Il avait le nez qui pointait en avant comme la barre d'une felouque èt tout troué de petite vérole; ses cheveux se dressaient, raides comme des soies de porc. C'était un Grec. A dix-huit ans il était parti sur un petit brigantin avec deux ou trois gar¬ çons de son village, aventureux comme lui et habiles à la marine. Us n'avaient d'autres instru¬ ments qu'une mauvaise boussole, avec quelques armes et un peu de poudre, ni d'autres vivres que deux ou trois sacs de farine, une outre d'huile, du miel et quelques liasses d'aulx et d'oi¬ gnons, le tout pour un mois. Quand le temps était mauvais, ils tiraient leur barque sur le rivage et la cachaient sous des branches; puis ils coupaient du bois à la cognée, l'allumaient avec — 231 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL leurs pierres à fusil et, ayant placé au-dessus du feu sur deux cailloux quelque tuile ou pla¬ que de fer battu, ils faisaient cuire un tourteau de leur farine. Quand il faisait beau, ils par¬ taient à l'aventure et écumaient la mer de tout le menu fretin de pêcheurs qu'ils pouvaient trouver. Toutefois, après trois ou quatre ans de ce métier, le lieutenant, comprenant qu'il n'y ferait jamais fortune, s'engagea sur un grand corsaire, volontaire comme nous autres. Il avait perdu le lobe d'une de ses oreilles : aussi mettait- il une fort grosse boucle à l'autre, disant qu'il fallait qu'elle en portât pour deux. Ayant eu nouvelle de l'arrivée à Rhodes de deux galiottes du Grand Seigneur, nous gagn⬠mes la côte d'Alexandrie où nous ne fîmes que peu de profit. Et comme nous remontions vers la Syrie, une tempête nous fit dévier de notre route; une bonace succéda et nous fûmes accalminés durant trois jours; puis vint une brise si faible que nous n'avançions guère; bref nous finîmes par avoir faute de vivres et d'eau. Nous ne faisions plus que deux repas par jour, et d'un biscuit moisi, si bien farci de vers et d'insectes, qu'il était de toutes les couleurs. Dur avec cela, et tellement qu'il fallait le trem¬ per pour le manger. Mais on nous dispensait tout juste un verre d'eau le matin et un verre — 232 UN SOIR A MYKONOS le soir; encore puait-elle si fort que j'avais beau me serrer le nez de la main gauche, je pensais rendre ma gorge à chaque coup que j'avalais. On y mêlait pourtant du vin, car nous en avions en abondance. Par malheur ces vins grecs sont trop chauds pour désaltérer et trop épais pour se pouvoir avaler tout purs; ils ne sont pas à comparer aux nôtres! Enfin nous abor¬ dâmes à l'île de Candie où nous bûmes tout notre saoul d'une bonne eau qui nous semblait couler du Paradis et mangeâmes d'un pain dont nous ne pouvions nous rassasier. De Stampalie, où nous fîmes escale ensuite, nous allâmes ranger la côte de Syrie, car l'été commençait de tirer sur sa fin. Là, nous nous mettions de temps en temps dans une felouque à douze rames et six gaffes, laissant le vaisseau au large; puis nous allions aborder en quelque point désert, où nous cachions la barque, et là nous tâchions d'enlever quelques passants ou de surprendre quelque habitation proche de la marine; après quoi nous regagnions notre bord en grande hâte. Quand par malheur quelque maudit pêcheur apercevait notre felouque qui longeait le rivage, il se hâtait de hisser sa voile en forme d'aileron de requin, que nous voyions trancher le ciel devant nous, et d'aller donner l'alarme. Après — 233 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL quoi l'on nous tirait tant de coups de faucon¬ neau et de mousquet en criant Alarga! Alarga!, qu'il nous fallait faire force de rames pour nous éloigner. Mais il ne nous arrivait guère de malencontres, car nous prenions garde de ne débarquer qu'en pays plat et découvert et de ne point nous enfoncer trop avant dans les terres. Et quand nous avions conduit les escla¬ ves à bord de la Santissima Madré, elle cinglait vers Tripoli, Jaffa, Saint-Jean d'Acre ou Bey¬ routh; et là, ayant arboré le pavillon blanc en l'appuyant d'un coup de pierrier, le Coscozzi traitait de la rançon avec les familles. Il advint un jour que je faillis être pris non loin de Jaffa, voici comment. A la faveur d'un petit bois qui nous cachait, nous avions poussé jusqu'à une maison qui était bien à deux milles de la marine. Mais elle était misérable et nous n'y trouvâmes âme qui vive ni rien qui fût de prix. En partant nous jetâmes un brandon dans la paille de l'étable qui se mit à flamber incontinent, et les camarades s'en allaient déjà, lorsque je vis un monceau de cette paille remuer dans un coin et une fille en sortir épouvantée. Je la saisis par le poignet et la tire rudement dehors; puis, l'ayant regardée, de l'autre main je lève sa jupe. De peur, sa bou¬ che s'ouvrit sans qu'il en sortît un son et ses — 234 — UN SOIR A MYKONOS yeux devinrent ronds comme des ducats. A ce moment des coups de feu éclatèrent. Je tres¬ saillis, lâchai la garce et me mis à courir. Les gens de cette maison qui s'étaient enfuis avaient donné l'alarme; quelques Turcs, ras¬ semblés d'abord, s'étaient embusqués dans le bois, où ils avaient tiré sur mes camarades qui le traversaient bonnement, et de leur première salve ils en avaient couché plusieurs. Ce que voyant, les nôtres de se précipiter tout éperdus à travers les arbres pour gagner la marine, croyant leur dernière heure venue. Comme les Turcs étaient trop peu nombreux pour les arrêter, ils les chassaient et tiraient comme des lièvres et des conins. J'étais naturellement le dernier et du diable si je ne faisais diligence! A un moment j'en¬ tends une détonation proche et Espalmas sort des feuilles un peu en avant de moi, sur la gauche, plié en deux, une grimace de douleur sur le visage, tenant son avant-bras gauche dans sa main droite, comme s'il avait reçu un coup de bâton à toute volée dessus. Sans viser, je lâche mon coup de pistolet sur la fumée blan¬ che qui s'élevait à vingt pas de là, et je cours vers un buisson pour m'abriter. Hélas! Je m'y trouvai à l'improviste devant un grand diable de Turc à turban noir, tout — 235 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL vêtu de laine blanche, comme ils sont dans ce pays-là, qui chargeait son mousquet! A cette vue, je sentis mes jambes mollir, mais j'étais si bien emporté par mon élan, qu'il s'imagina que je lui courais sus et recula contre le buisson impénétrable en laissant tomber son arme. Il aurait pu le tourner et s'enfuir : ce n'est pas moi qui l'aurais poursuivi; mais, à mon avis, la peur l'empêchait de juger de rien et l'acculait aux branches pointues. Il me décharga d'une main débile et mal assu¬ rée un coup de son cimeterre, mais je le parai très aisément et répondis par une estocade machinale, que je portai sans allonger le bras à fond, contrairement aux bonnes règles, et qu'il esquiva facilement à son tour. Nos mouvements manquaient d'amplitude et ils étaient lents et mous comme si nous nous fussions battus sous l'eau : c'est qu'en vérité nous nous contrai¬ gnions si fort que la lutte était entre nos deux volontés plutôt qu'entre nos deux corps. Pour ma part, je faisais d'instinct les gestes d'escrime que j'avais appris, ce qui, à courage égal (c'est plutôt peur qu'il faudrait dire), me valait un grand avantage sur ce Turc qui n'en savait guère. Comme il levait le bras et se découvrait sottement, je lui poussai d'instinct une botte des plus molles, mais qui toucha, et mon épée — 236 — UN SOIR A MYKONOS entra dans son épaule sans plus de peine que dans une motte de beurre. Il cria et laissa choir son sabre. Alors moi, je redoublai deux ou trois fois et le laissai là, sans prendre seulement le temps de le fouiller. Et il faut que notre duel n'eût guère duré qu'une ou deux minutes, car je retrouvai à la sortie du bois ceux de mes compagnons qui restaient, et les aidai à pousser en grande hâte la felouque sur la petite plage brûlante, et à la mettre à la mer. Peu après nous surprîmes la nef de la nation française d'Acre. Son capitaine, qui était turc, aperçut à temps derrière le mont Carmel la pointe du mât de notre felouque : il fit mettre aussitôt son caïque à la mer et se sauva à force de rames. D'ailleurs, comme le rivage était plein de Turcs, tant à pied qu'à cheval, qui hurlaient et nous tiraient force coups de fusil hors de por¬ tée, à peine eut-il abordé, il fut dépouillé par eux et, l'un halant par devant, l'autre par der¬ rière, celui-ci souquant par en haut, celui-là par en bas, il se vit nu en un tournemain. Il ne l'eût pas été plus tôt sur la Santissima Madré, et Dieu sait pourtant s'il en était parmi nous qui s'entendaient à tirer la laine! Cependant le Grec qui tenait la barre de la nef gouvernait en plein sur nous, et nous ne 237 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL pouvions nous empêcher de rire en voyant deux capucins et divers passagers qui, penchés au bordage, nous criaient de toutes leurs forces : « Nous sommes français! Nous sommes fran¬ çais! » Nous leur tirâmes un coup de notre pierrier pour les effrayer; puis nous montâmes sur le navire en jurant à force qu'ils n'étaient pas plus français que les Turcs d'en face. Ce disant, nous leur mettions le pistolet à la gorge et l'épée au ventre et les faisions déshabiller; ceux qui protestaient, nous les mettions nus de notre main en un instant. Après cela il n'y avait plus qu'à pousser quelques coups d'épée devant ceux à qui l'on voyait encore quelque bague, et ils avaient tôt fait de la jeter. Un valet ne pouvait ôter un anneau d'or qu'il avait : on lui fait poser la main à plat sur une écoutille, Marciaguerra lui place son couteau sur le doigt et d'un coup de poing se procure la bague, et le doigt par dessus le marché. Nous devions suivre la Santissima Madré avec la prise, mais cela ne put se faire qu'au bout de plusieurs heures, car le pillage n'était pas fini. Les cabines vers la proue et le demi- pont, sous la poupe, appartiennent aux mate¬ lots, après toutefois que nous y avons passé, nous autres volontaires. Oh! ils n'ont pas le loisir de s'en faire grand bien ni nous non plus, — 238 — UN SOIR A MYKONOS car deux ou trois jours après qu'on a fait quel¬ que belle prise, le Coscozzi ne manque jamais de rassembler l'équipage sur le pont; puis le lieutenant, en compagnie du second contre¬ maître et du chef des esclaves, s'en va en bas renverser tous les sacs et paniers, et il apporte au capitaine ce qu'il y a découvert. Car per¬ sonne n'a de coffre; il n'y en a qu'un seul pour tout le vaisseau. Aussi ne peut-on guère étotif- fer qu'un peu d'argent et de joyaux. Pour ma part je gagnai une bague assez belle que je cachai sans en parler à personne. Sitôt qu'il nous avait vu accoster la nef d'Acre, le capitaine Coscozzi avait mis à la voile et, comme la nuit était tombée lorsque nous pûmes le suivre, nous ne l'apercevions plus. Le nouveau lieutenant qui nous comman¬ dait fit tirer plusieurs fusées à la proue, quoi¬ qu'elle fût toute pleine de balles de coton; mais quoi! au cas que le feu eût pris, nous nous sauvions dans notre felouque et tant pis pour la nef et ceux qui étaient dedans! La Santissima Madré finit par répondre et un quart d'heure après nous l'accostâmes. Le Coscozzi fit amener les prisonniers fran¬ çais tout nus en chemise comme ils étaient, et il faisait bon le voir avec sa figure de vieille femme chafouine, ses diamants aux oreilles, et — 239 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL puant l'orange à plein nez malgré la brise, leur annoncer de sa petite voix de gratte-papier qu'il n'avait plus de provisions et qu'il serait forcé de les mettre à terre le lendemain. —* Rendez-nous la nef, disaient-ils : la car¬ gaison appartient presque toute à des Fran¬ çais. Il répondait qu'il en était responsable envers ses armateurs. — Mais nous débarquer, c'est nous exposer à être brûlés vifs comme corsaires, si la fantai¬ sie en prend aux Turcs! reprenaient-ils. Il se débarrassa de ces criailleries en regagnant sa cabine, et les prisonniers couchèrent en plein air sur le tillac, munis à la vérité de quelques haillons, mais sans souper. Le lendemain la felouque fut parée pour les débarquer en deux voyages. Mais elle eut beau arborer la bannière blanche, on lui tira dessus tout le long de la côte, depuis Caïpha jusqu'au mont Carmel, en sorte qu'elle s'en revint avec ses passagers. Il fallut aller les déposer le jour suivant à plus de cinquante milles de là, quasi- nus comme ils étaient. Ensuite nous nous en retournâmes croiser sur les routes de l'Archipel jusqu'à l'approche de l'hiver. Un jour, à Délos, nous trouvâmes la Santa Barbara, commandée par le capitaine — 240 — UN SOIR A MYKONOS Sicar, de Marseille et dont les propriétaires étaient français, mais qui naviguait dans l'Ar¬ chipel, sous le pavillon de Venise, depuis huit ans d'affilée. Si forte était la puanteur de latri¬ nes et de pourriture qui en sortait, que nous la sentîmes presque avant que de l'aper¬ cevoir. Aussi bien, tout donne à croire que nous ne devions pas répandre une meilleure odeur, car c'est là le parfum naturel des vais¬ seaux. Délos est un vilain îlot, sans bois, plein de bâtisses ruinées, défaites au point qu'on ne pourrait même plus s'y abriter de la pluie, et l'on n'y trouve qu'un bon puits. La Santa Bar¬ bara était occupée à mettre en pièces une de ses prises pour se radouber, car l'usage des cor¬ saires est de gagner durant l'hiver quelque havre secret avec un navire qu'ils démolissent pour se refaire eux-mêmes, et ils savent se réparer de telle manière qu'après vingt ans leur propre vaisseau se trouve parfois meilleur qu'il n'était en partant. Ils sont cinq ou six dans l'Archipel qui s'entendent si bien entre eux, que celui-là même qui n'aurait fait qu'ouïr le bruit du canon de l'autre partagerait la prise, s'il arri¬ vait à temps. Cependant, il y avait longtemps que pour ma part je me sentais las de ne boire que de — 241 — 16 LES SOIRS DE L'ARCHIPEL l'eau fétide et de ne manger que du pain moisi, avec quelque peu de fèves ou de lentilles pour régal, que leur dureté faisait plus propres à charger les mousquets qu'à nourrir les honnê¬ tes gens; et j'avais bien compté profiter de notre retour dans les îles de l'Archipel pour échapper à cette vie de misère et prendre la poudre d'escampette : une assez belle bague que j'avais attrapée sur la nef d'Acre, devant le mont Carmel, devait me donner le moyen de m'en- fuir sur quelque barque du pays. Hélas! il me fallut déchanter. Dès qu'ils s'aperçoivent qu'un des leurs s'est sauvé et caché dans quelque île, les corsaires ont accou¬ tumé de saisir dix ou douze prêtres grecs, et ils menacent de ne les rendre que lorsqu'on leur aura ramené leur homme. Aussitôt deux à trois cents habitants d'entrer en campagne et le dé¬ serteur repris subit l'estrapade du haut de la grande vergue; après quoi on le met aux fers dans la cale pour neuf ou dix mois. Il n'y a guère qu'à Milo qu'on peut se touver en sûreté, à cause que cette île est fréquentée par beau¬ coup de navires. Il me fallut donc attendre une occasion favorable. Enfin, étant arrivé à Naxos avec une prise que nous allions vendre, j'eus l'occasion d'aller à terre et je trouvai une chaloupe qui me passa — 242 — UN SOIR A MYKONOS à Milo avec un jeune garçon à qui je m'étais attaché... — J'en suis resté là, dit Taillard; le reste ne regarde plus guère les corsaires. Catherine le complimenta sur sa traduction. — Alors ce sont là vos fameux pirates? Ils n'étaient pas bien méchants! dit-elle toutefois d'un ton qui révélait qu'elle était un peu déçue. Taillard protesta avec chaleur que leur indif¬ férence à toute justice, leur égoïsme sangui¬ naire, leur lâcheté, leur vicieuse crapulerie et jusqu'à leur crasse faisait d'eux les êtres les plus ignominieux du monde. Il y mettait tant de zèle qu'il avait l'air, en quelque sorte, de les défendre. — Ce qui me frappe, dis-je à mon tour, c'est leur misère. Quel ennui lugubre dans cette caserne flottante, écœurante de puanteur et de saleté, dévastée par les maladies! Et point d'imprévu, pas même de combats : en somme on ne se battait, pour ainsi dire, jamais... — Je crois bien que vous avez raison, dit Taillard. Angelo nous montre la Santissima Madré suivant tous les ans le même itinéraire : de la mi-décembre à mars, on la trouvait aux environs de Paros, Antiparos, Nio et Milo; de — 243 — LES SOIRS DE L'ARCHIPEL là elle allait à Fournos, puis au printemps et dans les premiers mois de l'été à Necaria, vers la mi-juillet alentour de Chypre, à la fin de l'été ou au début de l'automne sur la côte de Syrie; après quoi elle regagnait l'Archipel. C'était une sorte de cabotage, et bien mono¬ tone... Ah! on nous en a fait des romans sur les pirates! Les « orgies » classiques, je me demande où elles auraient pu avoir lieu : à part trois ou quatre, ces îles n'avaient point de res¬ sources, et même à Milo, où fréquentait la flotte vénitienne, la fête ne devait jamais être bien grandiose... A bord, les officiers eux-mêmes étaient nourris exclusivement de pain sec la moitié du temps. Quant aux matelots, les galé¬ riens étaient aussi heureux qu'eux... Ce qui m'ennuie, c'est qu'Angelo ne parle pas du tout de Mykonos où nous sommes justement, mais qu'y faire? —• Il n'y avait qu'à ajouter un ou deux épi¬ sodes, dit Commynes. Une belle descente, par exemple, dans la maison des Boudza à Campos, avec viols (quelle occasion pour une Euphro- syne!), pillage, torture et introduction de petits bouts de bois dans les oreilles. — Je n'aime pas les biographies romancées ni les traductions truquées, répliqua Taillard avec sécheresse. — 244 — UN SOIR A M.YKONOS Catherine rejeta ses châles et se mit debout. Son grand corps épanoui devint présent; son visage, où les pommettes bien fardées fleuris¬ saient doucement, répandait une luxueuse sua¬ vité; elle sentait bon : quelle belle proie pour un autre corsaire que le capitaine Coscozzi! Elle bâilla en riant et déclara qu'elle allait se mettre au lit. Je fis comme elle quelques ins¬ tants plus tard, de sorte que j'ignore comment la conversation finit. FIN I. UN SOIR A CHIO 9 Pipi 11 Euphrosyne 32 Annoula 71 II. UN SOIR A ATHÈNES 85 La méchante 87 Commynes 96 III. UN SOIR A NAXOS 113 Moncade et Phrangopoulo ... 115 La danseuse de Saint-Péters¬ bourg 132 Akrivie 169 IV. — UN SOIR A MYKONOS 199 Les pirates de, l'Archipel 203 achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie moderne, 177, route de chatillon, a montrouge (seine) le premier juillet mil neuf cent trente- cinq. 04.257 ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE ROMANS, NOUVELLES 1934 (Extrait du Catalogue) JEAN AJALBERT, de l'Académie Goncourt. Sao Van Di "... 18. » MARCEL ARLAND (Prix Goncourt 1929). Les Vivants 12. » MARCELLE AUCLAIR. Naissance précédé de Changer d'Étoile 12. » MARCEL AYMÉ KPrix Thèophraste Renaudot 1929)~.- L'è 'Nain .. 15. » MAURICE BEDEL (Prix Goncourt 1927). La nouvelle Arcadie . 15. » MARC BERNARD. Anny (Prix Interallié 1937/) .. 15. » GASTON BONHEUR La mauvaise Fréquentation 12. » LÉOPOLD CIIAUVEAU. Grelu 12. » JOSETTE CLOTIS. Une Mesure pour rien .. .. 15. » MARIE-ANNE COMNÈNE. L'Ange de Midi .. .. 15. » — — — Arabel le .. 15.» JEAN COSSART. Lé Cran aux QEu's .. .. . . . . .. .. 15. » EUGÈNE DABIT (Prix Populiste*1930). Un Mort tout neuf .. 15. » — — L'Ile.. .. .. .. . 15. » DRIEU LA ROCHELLE. La Comédie de Cliarleroi (Prix de la Renaissance 1931'i) .. .. .. 15. » HENRI DROUIN. *Comédies de la Mort, II : Service de Nuit .. 12. » PAUL D'ESTOUENELLES. ^N'ienta 12. » CLARISSE FRANCILLON. Chronique locale .. .. 18. » LOUIS FRÀNG1S. Blanc (Prix Thèophraste Renaudot 1937/)............ 15* » ROBERT FRANCIS. La chute de la Maison de Verre. Le Bateau- Refuge (Prix Fèmina 1937/) 15. » JEANNE GALZY (Prix Fémina 1923). Jeunes Filles en Serre chaude 15. » .ANDRÉ GARGET, D'un ancien Amour .. 15. » 0. P. GILBERT. Nord-Atlantique .. .... .. ..- .. .. 15. » JEAN GIONO. Le Chant du Monde .. .. .. ... 15. » JULIEN GONNET. Gonnet déserteur 12. » PIERRE HAMP. La Peine des Hommes. Gluck auf I .. .. 15. » MAX JACOB. L'Homme de Chair et l'Homme Reflet 15. » MARCEL JOUIIANDEAU. Chaminadour 15. » — — Images de Paris 12. » J. KESSEL. Les Enfants de la Chance 15. » HUBERT DE LAGARDE. Le Soupçon 15. » IGNACE LËGRAND. A sa Lumière 15. » JACQUES LEMARCIIAND R. N. 234 12. » MICHEL MATVEEV. Les Traqués 15. » GUY MAZELINE (Prix Goncourt 1932) Le Capitaine Durban .. 15. » MAURICE MEUNIER. Les Idoles 15. » PAUL MORAND. France-la-doulce .. .. .. 12. » PIERRE NEYRAC. La Mort de Frida. 15. » JULIETTE PARY. Les Hommes sont pressés.. .. . . .. .. 15. » HENRI POLLÈS. (Prix Populiste 1933) L'Ange de Chair .. .. 15.5) JEAN PRÉVOST. Le Sel sur la Plaie .. . . 15. » RAYMOND QUENEAU. Gueule de Pierre 12. » ELIE RICHARD. Clainadieu 15. » MAURICE RUÉ. La Route aux Embûches 15. » ROBERT SÉBASTIEN. Olivier ou les Parfums de la Nuit . .. 12. » ANDRÉ SÉVRY. Cavalerie 15. » ALBERT SOULILLOU. Les Temps Promis. Nitro 12. » EDITH THOMAS. La Mort de Marie (Prix du Premier Roman) 12. » — — L'Homme Criminel 12. » RENÉ TRINTZIUS. La Bête écarlate 15. » PIERRE VÉRY. Clavier Universel .. .. 15. » — — Le Meneur de Jeu .. .. 15. » LOUISE DE VILMORIN. Sainte-Unefois 12. » NOËL VINDRY. Le C^njuers 15. » L'Imprimerie Moderne, Montrouge. m s* GALLIMARD