ctyôï àà l LE PAIN BLANC JEAN DE BOSSCHÈRE MORVEN LE GAÉLIQUE MICHEL MANOLL JULES SUPERVIELLE GEORGES HERMENT PIERRE REVERDY Y. DELÉTANG-TARDIF JEAN LE LOUËT JULIEN LANOË Tous les 2 mois Septembre 1937 Abonnez-vous ou PAIN BLANC L'abonnement ne coûte que 20 francs Adressez votre abonnement à Michel LAUMONIER Compte de Chèques Postaux 44-03 Nantes 1 Séduction de l'horloge L'iNTIMITÉ qui s'est établie entre l'horloge et notre personne civile, victime de son individu de chaux et de chair, ne naquit point de la démarche des aiguilles au cadran. Cela surprend, car nous apprécions l'intran¬ sigeance du spirale. Tout mouvement terrestre accompagne la parabole du soleil, et ce qui veut durer dans la substance se met en boule ou en cercle. Ce n'est ni son obéissance mécanique ni son absence d'originalité qui nous l'eût attachée, l'hor¬ loge qui vit enracinée comme un cèdre dans sa sagesse sédentaire. Nous fûmes séduits par ce qu'elle partage avec nous dans le spirituel. L'horloge a inventé toutes sortes d'entités métaphy¬ siques : l'Heure, la Seconde, la Minute, le Tour-de- Cadran, F Heure-Fixe et celles du Crime et du Berger. C'est en évoquant ses dons de mythologue que la voix du balancier séduit l'homme asphyxié de spéculations rationnelles. Car l'homme qui n'aurait trouvé que la parole du géomètre serait resté un échangeur ventri¬ potent et feudataire, un bâtisseur dans les bien verrouillées prisons cartésiennes. Or, comme je prétends que fit l'horloge, l'homme dans l'absurde conçut la fable, au delà des cités infernales et des guerriers microcéphales. Ainsi que l'homme, pour sa soif, prospecta les entrailles des dieux, l'horloge a tiré de rien des êtres fabuleux et de miséricorde. Jean de BOSSCHÈRE. La petite voleuse Mon grand-père est mort on l'a mis dans l'trou qu'est-ce qui restait comme sou ? sa vieille bague en or. Les rats auront ses sabots son jardin aux escargots les puces auront le matelas son armoire les cancrelats. Mon grand-père est mort on l'a mis dehors. L'huissier est dans l'appentis le juge de paix au fournil Sa fille et mon frère seront légataires personne n'ira disputer pour qui devra hériter. 3 L'huissier est dans l'appentis le juge de paix au fournil y avait la tire lire je n'irai pas dire Sous la cendre du foyer et des billets bien pliés et des écus bien tassés c'est moi qu'ai tout ramassé Morven LE GAELIQUE. ♦ 4 TOUJOURS cette lame élancée qui brise le pollen-attise la lumière-rôde sur la peur tenace qui joint les deux pôles du souffle. Cette existence te conduit aux portes ver¬ rouillées où s'usent les épaules, ton cri même rapide comme un phare n'atteint pas le cœur évidé du torrent. La teinte d'une image glace ton doigt lassé — l'issue n'a pas de bords — le matin pas de port. C'est tout ce qui se dit entre le sommeil et toi qui rapproche tes lèvres, attire dans sa glue les mots vifs et coupants. JE t'attends au milieu du tumulte frais qui mousse et s'évapore ; les étendues fertiles où les pierres pourrissent ont perdu les traces du soir mortel où tu comptais les pas avant de les briser ; il reste encore le bruit faux d'un orage qui cernait ta mémoire dans un réseau aveugle. Les tenta¬ tives de retour se heurtent aux paysages inconnus — aux tourbillons coupants — aux flèches abattues ; hissé jusqu'au bord du voyage fermé tu ne retrouves que la nuit sans abîme d'un corps défait. Michel MANOLL. 5 Quel voyage n'a pu s'accomplir par delà ce repos Au devant des chemins tendus et décharnés Au devant des chemins qui sillonnent l'écho Dans le brasier de l'Océan Dans les cratères morts où gît l'adolescence Au fond des jours meurtris qui perdent connaissance Dans le cachot sans ruches où bourdonne l'angoisse Au milieu des déchets croupissants du ciel bas Le battant du tumulte qui grave le diamant Où se serre et se fond la glace des retours Le plus large hémisphère qui tenaille les terres Descend son cours obscur et ronge le nom clair Où l'œil avait plongé son écrm de racines Le soir détend son muscle épais et ruisselant Sur la course abattue et le désir couché Dans la jungle des cris la conscience qui rampe Vers sa couche de ronces et son sommeil de cendres. Michel MANOLL. L'absente C'EST vous quand vous êtes partie, L'air peu à peu qui se referme Mais toujours prêt à se rouvrir Dans sa tremblante cicatrice Et c'est mon âme à contre-jour Si profondément étourdie Par ce brusque manque d'amour Qu'elle n'en trouve plus sa forme Entre la douleur et la nuit Et c'est mon cœur mal protégé y^Cu^i'o Par un peu de chair et tant d'ombre Qui se fait au goût de la tombe Dans ce rien de jour étouffé Tombant des astres goutte à goutte, Miel secret de ce qui n'est plus Qu'un peu de rêve révolu. Julss SUPERVIELLE. Rien ne reste du ciel sur toute la terre il a pompé toute la sueur d'août on butte à ce qui n'est ni d'air ni d'eau après les cales de laves jaunes chargé à bloc, il entre où l'œil s'y perd adieu la ligne d'ombre où la chaleur se cabre ce n'est plus rien c'est toi nageant sous ton sourire quels grands espaces entre ce qui n'est pas nous le froid glace la moindre chute on attend le printemps qui n'a pas encore tourné quand j'entendrai les roues quand nous pressentirons les eaux quand le nœud du soleil se desserrera de lui-même il y aura à couper la lame à se prendre encore à niveau de vie pour que la mousse bout sans dommage pour ne pas dépasser les herbes pour lâcher le radeau avec tous les vivres. Georges HERMENT. 8 Main morte Lentement la mort regagne son allure A rebrousse poil de la nuit Entre le départ et l'heure sans ressort La gymnastique du littoral qui se déplie sous le couvert Dans les pulsations intermittentes des deltas Les poignets débordés par la crue de la fièvre Il est temps de ne plus revenir Critique d'or de la misère Quand les vagues du sort ne suivent plus le train Mon tourment se déroule à peine Dans les à-coups de la colère Bobine du cœur sur la main La tempête écharpée aux mâts de la croisière Dans l'amour désuni par la moindre fêlure Je repousse ta main de lierre sur ma main Le grain de la douleur sur mon épaule Le signal du détour au bout du lendemain Je refuse l'élan qui souffle vers le mien Plaques de marbre Les flaques sont à plat ventre des orties 9 Il n'y a plus de marge entre mon ombre et ta lumière Un rêve écaillé d'or me barre le chemin Dans les remous du temps ma mémoire exploite son filon La prunelle accrochée à la couleur naissante Plus basse que ton cœur et que ta vie Plus forte à la montée qu'à la descente La couleur que personne ne voit Dans les parties les plus profondes de son être Si je jette la sonde qui traîne aux fonds marins Aucune pierre ne s'émeut. Aucun souffle ne vient caresser la lumière Les jeux de fards qui masquent les grimaces jaunes du [matin Dans les rues devenues trop courtes Dans les ruelles de la santé où se concerte le malheur Avenue de partir avant le temps des autres Revenus de tous temps que l'on ne revoit plus Coups de reins sourds de l'aventure Souvenirs des circuits refermés au loin Tout est vide L'esprit prend l'air Le cœur a dégorgé ses pires sentiments Le vent passe partout à travers les rainures Qui me séparent des servitudes de mes sens Le désert sans lumière où s'étire la caravane des silhouettes [désirées Le ciel pesant d'où tombe la neige noire de l'oubli La mer sans profondeur où mon orgueil perd pied Et les voix sans écho dans les montagnes transparentes 10 A travers les chemins qui ne sont tracés qu'en arrière En marchant vers les pays connus qui deviennent mécon- [naissables Les visages sans nom qui se précisent Et les êtres chéris qui se dédisent Tout ce que l'on croyait être et qui n'est pas Tout ce dont on avait toujours douté qui vous fait vivre Contre le courant trop rapide de nos forces La chaleur qui se perd Le sang se décolore Il est difficile de tenir debout contre cet autre vent Le vent qui vient de loin Derrière les palissades Sous les murs écroulés couverts de repentirs Tant d'échos déformés par les vicissitudes Tant de mensonges plus forts et plus vivants que la réalité Pleins des tremblements savoureux de la crainte Quand les mains en avant protègent les secrets Quand on se fuit à travers l'écheveau perdu des fils cassés Les rochers aux lames acérées de la discorde Quand on referme violemment la porte sur la nuit Il n'y a plus à placer là que le murmure La seule clef sans bruit qui force la serrure Entre l'aveu confus et le lien du mystère Les mots silencieux qui tendent leur filet Dans tous les coins de cette chambre noire Où ton ombre ni moi n'aurons jamais dormi Pierre REVERDY. Il Jour VISITÉ par des chansons ton cœur Au carrefour des yeux revoit le chemin qui lui chante La même fête profonde et tendre. Tu n'hésites pas devant l'appel Que tu jetas toi-même dans le temps d'avant ta vie Et que tu reconnais Dans les yeux remplis de mer chantante Où femme je deviens ta vision. Je suis plus seule avec ton regard Que jamais solitude ne fut rêvée par les hommes Mon silence éblouit ton espace Ils s'enfantent l'un l'autre jusqu'au cœur de leurs tempêtes Dans l'île des calmes. 12 Il n'y a plus de jours, il n'y a plus de nuits Nous avons blessé le temps à mort Il ne crie pas mais le sang coule Et nous le recueillons bouche à bouche, Jusqu'au baiser de notre sang épuisant la blessure. Enfin l'univers est nu sous nos lèvres Alors un astre tremble Tous les mots sont perdus. Yanette DELÉTAMG-TARDIF. Ode élémentaire L'eau cèle un corps ; et plie le nuage. La masse des eaux sans bords Est une épaule qui succombe. L'eau cèle un corps Dont la chair fuit les propres bords Tachés d' écume qui s'étage. L'eau cèle un corps qui la saccage, Visage tourmentant la plage Que font les eaux entre deux bords Issus du plein jour, de l'alliage Des branches aux ombres du rivage Tissés du front de ce visage Qui tantôt plonge et tantôt sombre ; Les joues d'aube et d'air convoitées Souillées au souffle des nuages. L'eau cèle un corps, comme un cubage Du plein couchant réverbéré Tasse les bois et marécages. Or les narines respiraient. L'eau cèle un corps Fait d'un visage Et de membres brisés, Parfois mêlés à l'eau qui coule. Mais, non! il nage terrassé Et secoue lentement la houle, Hanches meurtries, et doigts liés Pour saisir les roseaux, qu'ils couvrent Sa bouche anxieuse sous les nuées. O, il s'approche pour se taire, Pour panser sa lèvre saignée D'appliquer aux statues de pierre Le baiser avide de chair. Il a lutté seul. Pour se taire, Et guérir ses membres frappés A la solitude de l'air, II monte l'eau qui le menait. Pour se taire, Et ses yeux vous ont fixé. Jean LE LOUÊT. 15 L'impossible poésie OUR avoir réclamé, dans le Pain Blanc, une poésie substantielle, honnête et sans condiments, les cri¬ tiques m'ont accusé d'obscurité : une telle poésie est, paraît-il, inconcevable. Ils me font aussi remarquer que je me contredis en souhaitant que la poésie vienne à la simplicité si je lui demande aussi d'être l'interprète du « centre mystérieux par où l'homme tient à l'univers et aux autres hommes. » Je reconnais que j'ai été sommaire et que ces plaignants, dont l'attention m'honore, ont droit à quelques précisions. Je les prie d'abord de considérer qu'il n'y a pas forcé¬ ment antinomie entre la simplicité et le mystère. Une chose à l'état simple est justement une chose qui ne peut plus s'analyser ni s'expliquer : il faut l'accepter et la con¬ sommer telle quelle. D'autre part ce qui est mystérieux n'est pas forcément obscur : la Vie, la Mort sont des phénomènes simples, évidents et mystérieux. La Poésie a pour mission d'évoquer dans leur réalité concrète les flammes de ces paradis et de ces enfers inté¬ rieurs qui composent le rythme de l'existence humaine. Elle doit se réserver jalousement pour traduire les joies et les souffrances de l'âme, ses sommeils et ses élans, ses tribulations qui échappent aux influences accidentelles et qui ne tiennent qu'au destin propre à chaque personne. 16 La Poésie est donc anti-intellectuelle : elle ne peut même imaginer un enchaînement entre deux idées ; elle ne saisit que des correspondances directes. La Poésie est anti-sentimentale : son affaire n'est pas de refléter des impressions passagères et de se laisser émouvoir par des apparences de sentiments. Elle existe pour affronter l'incurable, par exemple cette douceur et cette violence inexorablement attachées à notre nature... La Poésie est anti-artistique : c'est un travail difficile qui ne permet pas de faire des grâces, ni de se complaire en son sujet. Et cependant la Poésie n'est qu'un effort inutile, si les éclats ramenés de cette mine obscure en nous, n'ont pas la forme ni les arêtes vives, ni cet air intrigant qui accrochent l'attention et défient le temps. Cette forme, ces arêtes, cette allure, c'est ce qu'on appelle le style. Le premier élément du style poétique, c'est le rythme, car le rythme est la chaleur même de la vie. Si maintenant l'on m'objecte encore que je demande l'impossible, je répondrai que toutes les cimes n'ont pas besoin d'être gravies ; il suffit qu'elles brillent au soleil du désir et qu'il y ait toujours des hommes prêts à toutes les extrémités. Avec un ennui grandissant, je reçois tous les jours des recueils de poèmes. Bien rares ceux qui sont dénués de talent et même d'une certaine inspiration. Hélas ! la poésie cède à la facilité, et si je lui parle aujourd'hui un langage dur, n'en doutez pas, c'est par amour. JuJien LANOÊ, LE PAIN BLANC Cahiers de poésie paraissant tous les 2 mois sous la direction de Michel Manoll 8, Place Bretagne, NANTES La première série du Pain Blanc comprendra 6 numéros Abonnement ordinaire 20 fr. Abonnement de soutien 40 fr. Effectuer tous versements : Michel LAUMONIER, c/c postal 44.03 Nantes. 3 francs