AGUEDAL REVUE DES LETTRES FRANÇAISES AU MAROC 3-4 HOMMAGE A LA FRANCE DES ECRIVAINS ANGLAIS CONTEMPORAINS TEXTES INEDITS SPECIALEMENT ECRITS POUR AGUEDAL P O E M E S de Walter de la Mare - Charles Morgan - T.S. Eliot Helen Waddel. MESSAGES ET ESSAIS de T.S. Eliot - John Masefield - Charles Morgan - E.M. Forster Margaret Storm - Jameson - D.L. Murray - Neville Lytton - Richard Church - Rosamond LeHMANN - Raymond Mortimer - Irène Rathbone - Bonamy Dobrée - Herbert Read - B.H. Ljddell Hart - Michel Sadleir - E. Warington Smyth - Cecily Mack- worth - V.I. Longmann - Enid Starkie - Douglas Goldkinc. NUMERO SPECIAL ) COMPOSÉ PAR IGNACE LEGRAND M C M X L I I I ÉDITiOH ORIGINALE LES ' TEXTES INEDITS contenus dans ce N° ont été composés spécialement pour AGUEDAL sauf les suivants : m Charles MORGAN. -— Ode à la France. T.s. ELIOT. — Little Gidding. Ce poème est le dernier que T.S. Eliot ait publié en Angleterre (Faber and Faber, Londres). La traduction donnée par « AGUED,AL » est la première qui ait été faite dans notre langue. Irène RATHBONE.— « To one Banishcd ». « Quelques textes ont été écrits directement en français par leurs auteurs. m : i / ' Les traductions, sauf indication contraire, ont été faites par Madeleine BOSCO. Q, T Tous droits de reproduction réservés AGUEDAL REVUE DES LETTRES FRANÇAISES AU MAROC 3-4 HOMMAGE A LA FRANCE DES ECRIVAINS ANGLAIS CONTEMPORAINS TEXTES INEDITS SPECIALEMENT ECRITS POUR AGUEDAL POEMES de Walier de la Mare - Charles Morgan - T.S. Eliot Helen Waddel. MESSAGES ET ESSAIS de T.S. Eliot - John Masefield - Charles Morgan - E.M. Forster Margaret Storm - Jameson - D.L. Murray - Neville Lytton - Richard Church - Rosamond Lehmann - Raymond Mortimer - Irène Rathrone - Bonamy DobrÉe - Herbert Read - B.H. Liddell Hart - Michel Sadleir - E. Warington Smyth - Cecily Mack- worth - V.I. Longmann - Enid Starkie - Douglas Goldring. NUMERO SPECIAL COMPOSÉ PAR IGNACE LEGRAND M C M X L I I I ÉDITION ORIGINALE 7e ANNÉE N0* 3 ET 4 DÉCEMBRE 1943 5 O M M A IRE LIMINAIRE Henri-Bosco POEMES Walter de la Mare Napoléon Charles Morgan Ode à la France T.S. Eliot Little Gidding Helen Waddel Mort pour la patrie .MESSAGES ET ESSAIS John Masefield Charles Morgan T.S. Eliot .....*. E.M. Forster :. D.L. Murray Rosamond Lehmann Raymond Mortimer Margaret Storm-Jameson Neville Lytton Richard Chtirch Irène Rathbone Bonamy Dobrée Message- Message Message Mon camarade est Anglais La France créatrice A Jean Talva Ce qui est gravé dans notre cœur Le village Saint Jean et Saint George Le cœur de la Reine Marie A une Captive O France, qui dira ton charme inexprimable Cecily Mackworth Lettre à un jeune homme récemment arrivé de France B. H. Liddel Hart Galliéni, la « tête-haute » Herbert Read Le message de Kuskin Michel Sadleir Ville de province E. Warington Smyth La chère présence V.I. Longmann A propos de « Dominique » Enid Starkie Nostalgie de Paris d'une Irlandaise Douglas Goldring La France m'a dit E.L. Woodward France AVERTISSEMENT Des nécessités inéluctables■ (indépendantes de notre volonté et entièrement matérielles) nous empêchent, à notre grand regret, de publier ici, in extenso, la très longue et très belle étude psychologique qu'Ignace Legrand a composée sur l'Angleterre d'aujourd'hui. Nous la publierons plus tard. Elle est digne du romancier de grand talent qui, analyste pénétrant, a écrit « Renaissance », « A sa lumière », « La patrie intérieure », « Virginia », « Héry » (N.R.F.). On y retrouve les mêmes quali¬ tés de spontanéité, d'abondance, de force. Ignace Le- * grand se plaît à peindre, avec une rare pénétration, l'homme. Dans son tableau de VAngleterre, il donne donc une image familière et vivante du peuple britannique, au temps des grandes épreuves. L'Anglais, de toutes les classes, y apparaît héroïque, presque à son insu, sim¬ ple, bon enfant. Il s'émeut vivement des misères d'au¬ trui, et accueille, avec une sorte de tendresse discrète, les exilés. Dans sa très grande majorité, nous dit Ignace Legrand, il aime à manifester une amitié tou¬ chante à ses hôtes de France, écrasés par les malheurs de la guerre. C'est la flamme persistante de cette affection qui éclaire les messages que l'on va lire. Ignace Legrand les a sollicités et réunis avec une ardeur et une foi qui méritent toutes notre gratitude. 3 .->* . -<.■~ • ' ®ï -jr ■ •,^,;v X0 , • I m ', @1? ? s : taM PÉ ' :, \iXX-X:X : ' - "/ -'"- • r . . :. , ■ îÊMÈËêM ■.:--- • ::- ■".' '■ i ■ ' fe.V:U;'V.,-V :• ' V.:r"?: . ■ '48SS&, „ t i-lïîî»; -• •sS- ■% "^-X- -X : '.' - : sis. / s • ; m : - --£ ■ ■ ■ ? %'x- WÊtÊÊÊÊÊÊIi Wé'X-"-::- .'■■■ - s •: - ' - ■ - ■■■■'■-■:. ■ - • 1 " ' - : : ,.. ■ ' ■■■*"::■ ■■.■■■..• .;--s - :■>•:: - r:- ;K: , _ -1 J * ■ . . X'XXi : ; %' I iljjgjPjjg ' * .. '■ ■ - „ ' ,'z ~ ■ • - ' > ' - ■.-.-> . "■ v-":; ""r >-X:xlÈÊs :1 x rx ' - • ~ !•';• 8g| '*•' ' xjxpïxxmxmmxm; S . •* ÉËi ■ - : ï.V» ^SiSlïSÏS LIMINAIRE : : *B - . '. -• . - . . \ « C'est au romancier Ignace Legrand que nous de¬ vons l'existence de ce message. En juin 40 il a fui devaint .l'invasion germanique. Réfugié sur un croiseur anglais, il a pu atteindre aux rivages britanniques. En Angleterre, il a mené la vie douloureuse et souvent difficile des émigrés. Ce pays a le sens de l'hospitalité. Aussi le nom, l'œuvre, le ta¬ lent d'Ignace Legrand, romancier français en exil, fi¬ rent-ils naître des sympathies parmi des hommes émi- nents dans les lettres anglaises. Ils ont plaint l'exilé, admiré l'écrivain, adopté l'homme. Le message anglais à la France que nous publions aujourd'hui est né de ce faisceau de sympathies. Vingt-trois écrivains anglais, parmi les plus repré¬ sentatifs de leur pays, y ont participé. A l'appel du cœur, c'est le cœur qui a répondu. ï Peut-être n'était-il pas inopportun que le cœur éle¬ vât sa voix en des temps de passion, où le plus juste risque à tout moment de buter contre l'injustice, alors que deux terres illustres, séparées par le glaive du barbare, rapprochent lentement leurs antiques rivages et cherchent les caps et les baies qui, en se mariant, ressouderont une amitié indispensable au monde. C'est l'Amitié, a dit le Sage grec, qui bâtit les cités, qui fonde les Villes. De nos jours elle vit des heures difficiles. L'esprit du siècle n'y convie guère. Les actes de l'homme n'y tracent qu'une figure encore bien confuse, mais san¬ glante de nos destinées. Les grand rassemblements humains se meuvent à travers dés ruines immenses. Les deuils, les douleurs, les travaux, les souffrances multipliées, partout, et souvent même, hélas ! chez les meilleurs, engendrent des fumées qui troublent l'es¬ prit. L'amour et la haine s'y confondent. On se mécon¬ naît et on se méprend; la déception soulève la rancu¬ ne; et c'est l'heure où pourtant les hommes rêvent 6 déjà d'instituer ces grandes communautés de travail et de paix qui doivent assurer leur félicité sur la terre. Mais il est, par bonheur, encore quelques lieux privilégiés. Là ne montent pas ces brouillards. Les ma¬ léfices de la confusion ne sauraient que rarement y atteindre. L'intelligence y est restée limpide, pure de passions médiocres, attentive à saisir le vrai, prête à confesser l'erreur, mais aussi prompte à la combattre; et comme cependant toute idée y naît en image et toute image en émotion, la vue sur l'univers prend, au dessus des horizons, toute l'étendue de l'espace, et l'esprit de l'immensité élargissant l'esprit de l'hom¬ me, l'engage dans les hautes sympathies. C'est de là que vraiment viennent sur nous les souffles. Souffles où enfin le sentiment et la raison forment un tout inséparable, où la connaissance est amour. Mais sans amour est-il de véritable connaissance ? On pense que non. Ainsi qui aime ce qu'il sait, seul le connaît réel¬ lement. Aucun des écrivains anglais dont on va lire les messages n'a cru pouvoir donner son image, à lui, de la France, objectivement, sans amour. Car tous savaient que cet amour, loin de troûbler leur vue, de fausser les traits du dessin, le nourrirait de vie, et qu'ainsi il serait non seulement vrai mais réel. Nous trouvons donc ici non pas le contour épuré d'une France abstraite, mais le corps charnel et l'esprit d'une France vécue. France du passé, nostalgique à ces amis qu'en a séparés temporairement le Barbare. France du présent que l'on plaint et dont on ne saurait douter. France de l'avenir qu'on veut passionnément iden¬ tique à celle d'hier. Trois visages superposés qui ne sont qu'un même visage. 7 Chez tous, ce visage évoque d'abord l'art même de la vie, c'est-à-dire un commerce facile entre la pen¬ sée et le cœur, l'accord des voluptés aux mesures de l'esprit, le souci de comprendre l'homme sans l'am¬ bition de le contraindre, assez de familiarité dans la grandeur pour qu'elle reste supportable et une sorte de génie des dons de la terre. En somme aucun de ces Anglais ne pense un seul instant à nous reprocher (crime absurde !) d'avoir aménagé un peu notre pays en vue du bonheur en ce monde. Peut-être faut-il leur en savoir gré. Tous ont compris en effet que ce sens naturel du bonheur pouvait être à l'origine de quelques qualités de l'esprit et de l'âme; et que la formulation concise et vive des pensées, lâ justesse du ton, la bonhomie dans la noblesse, l'aisance du discours et la pureté de la phrase n'étaient en somme, eux aussi, que des bonheurs. Si nos amis ont été, corps et âme, heureux en France, c'est sans doute que le bonheur est le maître- mot de la France. Mais ils ne s'en tiennent pas à la louange de nos agréments. Ils connaissent aussi une France qui est patiente dans l'étude, scrupuleuse aux labeurs de l'esprit, et tenace. La France de l'intelligence modeste et mal payée, des laboratoires obscurs, des ^recherches aus¬ tères et méconnues, la France sans éclat de la probité spirituelle. Fait étrange, et piquant, il leur arrive de nous louer, pour quelques singulières et fortes qualités dont, nous Français, nous admirons qu'elles soient seule¬ ment et tellement anglaises. Il ne faut s'en plaindre ni s'en étonner. N'est-ce pas preuve d'amitié émouvante ? Dans l'ordre des explorations élevées on découvre toujours de ces carrefours imprévus où l'on se croise avec émer¬ veillement. Mais peut-être dorénavant ne s'agit-il plus de se 8 croiser. Demain ne sera-t-il pas nécessaire de s'atten¬ dre ? Quelques-uns l'ont pensé. D'où cet appel. Si nous l'avons lancé vers l'Angleterre, c'est que nous savions bien qu'en Angleterre l'on nous enten¬ drait. L'Angleterre est sensible aux voix de la pensée, même modeste. La présence du monde y est très vive; et de quelque lieu de la terre, si lointain soit-il, qu'on l'appelle, il se trouve toujours plusieurs de ses fils qui répondent. L'Angleterre, en ces jours, est au centre des messages. Il n'est point d'émissions de l'esprit qui n'y allume les plus belles lampes. C'est ainsi qu'elle resplendit sur l'étendue des mers. Nous connaissons et admirons ses autres gloires. * Et ce sont ses actes d'abord qui légitimement attirent l'attention du monde. Mais ici nous ne voulons pas, surtout au temps de nos malheurs, que s'atténuent en nous ces commu¬ nications d'une pensée si riche dont quelques clairs signaux nous sont parvenus, qui décèlent une atten¬ tive et si amicale présence. Heureuse présence, que rien ne saurait remplacer, et qui nous réconforte, qui nous sert. Celle d'une pensée libre. Cette pensée, sans vouloir s'arroger inopportuné¬ ment sur les événements une puissance immédiate, active, se réserve le droit, comme un devoir sacré, d'en tracer les images éternelles et d'en expliquer les rai¬ sons, même si les tableaux qu'elle compose ainsi sont par eux-mêmes des jugements. Cette pensée, au plus noir des années de fer, peut encore exprimer le regret, le désir, la tendresse, com¬ me aux plus beaux jours de nos amitiés. Cette pensée enfin proclame avec raison que rien de pur, d'indiscutable, ne pourra être édifié sans elle, c'est-à-dire sans le poète et sans l'artiste. Sur les lieux dévastés par la sauvagerie humaine, où se forme obscurément un monde neuf, voilà qu'il reste du passé un monde qui a survécu, et, lui seul - étincelle encore de tous ses feux. Par miracle il résis¬ te; il veut vivre; il le doit. La France, qui a tant perdu, tient encore à ce mon¬ de des esprits par de grandes mains d'une vigueur et d'une beauté intactes. Demain d'autres, qui s'ouvriront, viendront les re¬ lever, et il faudra que, d'une prise aussi vivace, elles saisissent ce qui nous revient de la couronne spiri¬ tuelle. Nous savons qu'elles s'y lieront traditionnelle¬ ment à d'autres mains amies; celles sans doute qui, dès aujourd'hui, par delà les mers, se lèvent vers nous, qui cependant ne leur offrons, ici, en retour qu'une simple hospitalité et ces dons modestes. Mais tous ceux qui ont entendu notre appel, es¬ prits pénétrants, cœurs profonds, savent bien que toute émotion véritablement pure, plus elle vient de loin, des profondeurs, moins Jelle crée de phrases. Pour exprimer ici notre émotion à leur répondre, nous ne pouvons donc leur livrer que l'insuffisante expression d'une grave et presque tacite gratitude. Henri BOSCO 10 NAPOLEON Le monde tout entier, ô mes soldats C'est moi, Moi ! Moi, cette neige inépuisable, Moi, le ciel boréal ! Soldats, soldats, ces solitudes Où se perd notre marche, Moi encore, Moi ! Walter DE LA MARE traduit par Gabriel Germain ODE A LA FRANCE France bien-aimée, te louerai-je surtout pour tes grandes ou tes petites heures ? ah ! surtout pour tes soirs de sommeil doré quand sur la Seine à Vernon une barque attardée flotte vers la rive et que les chalands, à la fin de journée, reposent. Demain, sans doute, à la première aube, ils s'en iront au long du jardin de Monet vers Nantes, vers Paris et derrière eux, la tranquille image des peupliers de l'île se prolonge — jusque dans le cri de mon cœur jusque dans le cours de mon sang jusque dans la terreur brûlante et glacée de cet exil de soi-même, cette prison, cette mort imposée où sa bien-aimée orgueil de la pensée, gloire de tous les rêves gît prostituée au mal. II pour cela aussi, même pour cela Jésus commande le pardon. Qui peut distinguer contre lui ? ou prononcer l'absolue damnation d'un de ceux que sa mort racheta ; il n'existe pas d'infâmie dont le pardon ne soit en germe contenu dans la graine du temps. Pourtant, au-dessus de la douce terre où cette graine lentement mûrit, la race des combattants et des rêveurs, issue du chêne de Domrémy mène sa vie persistante et tous, du gouvernail à la charrue, de la forge à la roue des machines dans leur premier cri et leur dernier soupir tous, en ton nom, Allemagne, maudissent une corruption abhorrée, cancer dans la chair du printemps et la matrice des années sans cesse acharné à la possession du vierge et vivace avenir et toujours, oui toujours stérile sauf des fruits du désespoir. France bien-aimée, garde l'espérance ton destin n'est pas achevé entre tes mains sacrées l'Esprit de l'Homme repose sois toi-même sois la France devant les deux écroulés reste l'étoile du monde et guide sa destinée. III - * Par un jour de fin d'Octobre, jaune de pluie pareil à ceux dont les enfants redoutent le poids de solitude et le frisson d'hiver, debout de nouveau dans Chartres sans vitraux sous un ciel tremblant du bruit des machines, j'ai vu l'absence de la Vierge frapper les murs d'un éclat glacé j'ai vu les lignes périlleuses dans leur nudité exaltée bondir plus libres vers la voûte et comme des ailes d'anges unir au sommet des airs leurs nervures convergentes. Combien de fois, ô ma France, suis-je depuis revenu par l'esprit à ce derni.r écho d'amour avant que tombe le silence ; car tu es belle, ô France, toi dont certains des fils nient la fidélité qu'un jour encore le monde va frémir du bruit d'ascension de tes ailes. IV , Consacre donc aux larmes et au deuil juin, le premier jour, premier de tant de mois empoisonnés et stériles fais-en le Jour Néfaste de tes provinces reperdues de Strasbourg à nouveau voilée de Verdun même trahie — et que ta seule pénitence soit de t'en souvenir. Au crépuscule de ce jour, sonne les cloches ennemies, sonne à travers les ans, au coucher du soleil, regarde vers le Rhin et regarde en ton cœur — et toi-même Angleterre, regarde dans le tien, en ce premier jour de juin souviens-toi de la France et sonne le glas de la Liberté. Mais l'avenir nous cache encore le jour rayonnant de gloire où tu te lèveras, France, d'entre les morts — pour rebâtir. Vernon, pour illuminer Chartres, Paris de nouveau sera tien et tes prisonniers revenus brûleront, leurs cierges à St Léonard, de ce jour-là aussi, sache te souvenir non par les cloches cette fois, mais en silence, quand tes fils si longtemps divisés seront réunis au foyer, et que tu verras lés enfants de ta race -— en silence alors bénis cette victoire à laquelle ils devront leur vie. 15 Heureux qui comme TJlysse, revient en sa maison après un long exil et retrouve sa place revoit la paix de ses rivières et collines entend de nouveau le langage des siens et les petits mots de tendresse qui n'ont de sens que pour lui. Heureux qui, les traîtres chassés, la paix revenue, voit enfin, les grands mots avilis recouvrer leur souverain prestige et qui dans le chant silencieux des souvenirs revécus comprend que l'amour est sans âge, et la foi sans limite. Tu es, ô France, la sagesse dans la connaissance, le sel de toute joie. Qui meurt pour toi meurt pour la rédemption de l'homme, et nul en toi ne peut vivre s'il n'a connu la mort des saints et des amants et par la haine et par la sainteté subjugué l'Esprit des Ténèbres. Septembre 1942. Charles MORGAN. 16 LITTLE GIDDING i Ce printemps, au cœur de l'hiver, est la vraie saison de ces lieux, Sempiternelle, et pourtant gonflée des eaux, de crépuscule, Suspendue dans le temps, entre pôle et tropiques. Quand d'un jour bref parait plus vive la lumière, au temps du [gel, au temps du feu, Un rapide soleil enflamme l'étendue glacée des étangs, des flaques. Dans ce froid sans vent, qui est chaleur du cœur, Il réfléchit, sur le miroir des eaux, Un rais éblouissant qui nous aveugle, dans le jeune après-midi. Alors, plus vive que brasier ou que feu de branches, une lueur Anime l'esprit muet : pas de vent, mais le feu. de la Pentecôte Aux jours les plus sombres de l'année. Entre gel et dégel Le suc même de l'âme frissonne. La terre est sans parfum. Nul parfum de chose vivante. C'est le printemps Mais un printemps hors de saison. La haie qui clôt le jardin Connaît, pour une heure, l'épanouissement blanc et fragile De la neige ; une éclosion de fleurs plus rapide Que celle de l'été, et qui, sans les• bourgeons et sans les fleurs N'a pas suivi le cycle de ce qui est engendré. [fanées, Où est l'été, l'inimiginable Eté pur ? Si vous étiez, venu dans ce chemin. Par la voie que vous deviez prendre Venant d'où vous deviez venir Si vous étiez venu dans ce chemin, en mai, Vous auriez trouvé ces haies, Blanches de nouveau, au mois de mai, d'une douceur voluptueuse. Et c'eut été pareil à la fin du voyage Si vous étiez venu, le soir, en. roi dépossédé^ Si vous étiez venu, le jour, sans plus savoir, pourquoi, C'eût été pareil, après avoir quitté le sentier difficile, Contourné l'angle de l'étable et marché vers l'insensible façade Et la pierre du tombeau. Ce lieu d'où vous croyez venir, N'est qu'une enveloppe, qu'un signe, D'où le dessein essentiel ne s'échappe en brisant sa coque, qu'après [son. accomplissement, Si jamais il peut s'accomplir. Ou bien vous étiez sans dessein Ou bien ce dessein est là-bas, plus loin que cette fin imaginaire Et il s'est altéré dans son achèvement. Il y a d'autres pays Qui marquent les confins du monde, sur le bord des gouffres [marins. 17 Au-dessus d'un lac noir, dans le désert, dans une ville. Mais celui-ci est le plus proche, dans le temps et l'espace, Maintenant et ici, en Angleterre. Si vous étiez venu dans ce chemin, Quels que fussent la voie et le point de départ En n'importe quel temps, quelle saison, Rien n'eût été changé : il vous eût fallu dépouiller Tout sentiment, toute raison. Vous n'êtes pas ici pour vérifier, Vous instruire, assouvir vos curiosités, Rendre des comptes. Vous êtes ici pour, tomber à genoux Là où puissante est la prière. Plus haut que l'ordre rtiuel des mots Plus haut que la réflexion d'un esprit en prière conscient de son [labeur, Et plus haut que le son des voix en oraison, s'élève la prière ; Ce que les morts, de leur vivant, n'ont pu vous dire, Ils peuvent vous le dire, maintenant qu'ils sont morts. Il s'inscrit en lettres de feu, le message' des morts, bien au-delà \du langage des vivants. C'est là, au point où l'on rencontre ce moment, hors du temps C'est là et nulle part ailleurs qu'est l'Angleterre. Jamais et Toujours. II Des cendres sur l'habit d'un, vieillard C'est tout ce que laissent les roses consumées. Des poussières dans l'air suspendues D'une histoire qui a pris fin marquent la place. Un peu de poussière et d'air : c'était une maison, Le mur, les lambris, la souris. La mort de l'espoir et du désespoir C'est la mort de l'air. Le flot et la sécheresse sont là Sur les yeux, dans la bouche. Des eaux mortes des sables morts Qui se disputent l'avantage. Desséchée, éventrée, la glèbe bouche béante devant la vanité des labeurs Rit sans joie. C'est la mort de la Terre. L'eau et le feu ont succédé A la cité, aux pâturages, à l'herbe folle, L'eau et le feu, tournent en dérision 18 Le sacrifice que nous avons nié. L'eau et le feu décomposeront Les fondations ruinées et oubliées Du sanctuaire et du chœur. C'est la mort de l'eau et du feu. C'était à celte heure incertaine qui précède le matin Tout près de la fin d'une nuit interminable, Cette fin éternellement renouvelée de ce qui est sans fin, Après que la sombre colombe à la voix frémissante Eût volé plus bas que son horizon habituel. Tandis que roulaient sur l'asphalte les feuilles mortes Avec un bruit de boîtes d'étain, seul bruit Entre trois districts d'où s'élevait de la fumée. J'ai rencontré un promeneur. lent et pressé Comme poussé vers moi avec les feuilles métalliques Par l'irrésistible vent des villes, à l'aurore. Et tandis que je fixais son visage incliné vers le sol Avec cette attention aiguë qui provoque Le. premier étranger rencontré dans le crépuscule finissant. J'eus soudain la vision d'un ancien maître mort Que j'avais connu. puis oublié presque, tout à la fois un et mul¬ tiple ; Dans le sombre visage hâlé Les yeux d'un esprit familier, composé de plusieurs. A la fois intime et inidentifiable. Aussi bien assumant deux rôles je criai Et j'entendis une autre voix crier « Quoi, Vous, ici ? » Encore que nous ne fussions pas, j'étais toujours le même Et je savais pourtant que j'étais un autre Et qu'il était, lui, une forme en formation perpétuelle. Pourtant les mots avaient suffi A sceller la reconnaissance qui les avait précédés Et ainsi, emportés par une même souffle L'un à l'autre trop étrangers pour nous méconnaître, Accordés en ce point de conjonction Insituable et qui n'a ni avant, ni après;. Nous foulions le pavé, patrouilles de la mort. Je dis : « Je suis émerveillé mais sans trouble. Et c'est, d'être sans trouble qui m'émerveille. Donc parlez. Je lie pourrai ni comprendre, ni me souvenir. » il dit : « Je n'ai aucun désir de vous redire Ce que vous avez oublié : ma pensée, ma doctrine. Ces choses ont accompli leur destin : laissons-les. Les vôtres laissez-les aussi. Et priez que les autres Vous les pardonnent, comme je vous prie de pardonner Et le bien et le mal. Les fruits de l'autre saison sont màngés. La bête rassasiée repousse du pied le seau vide Car les mots de l'an passé appartiennent au langage de l'an passé, 19 Et les mots de l'an neuf attendent une voix nouvelle. Mais comme, en ce moment, le passage est libre Pour l'esprit, pèlerin: inapaisé, Entre deux mondes devenus si pareils l'un à l'autre, Des mots me viennent que jamais je n'avais pensé dire Dans ces rues où jamais je n'a,vais pensé revenir, Quand je laissai mon corps sur une rive lointaine. Puisque notre mission est de parler et que la parole nous impose De donner un sens plus pur aux mots de la tribu Et contraint l'espjrit à voir ce qui fut et ce qui sera. J'userai des dons réservés à l'âge Pour poser une couronne sur les labeurs de votre vie. Et d'abord, ce glissement glacé des sens qui expirent Sans enchantement, ne laissant point d'autre promesse Que celle amère de l'ombre insipide d'un fruit, Tandis que corps et âme commencent de se séparer. Viennent ensuite la colère consciente de son impuissance Devant la folie des hommes et la blessure Du rire devant ce qui a cessé d'amuser. Enfin, la douleur déchirante de re-présenter Tout ce que nous avons fait, et été ; la honte Des mobiles reconnus trop tard et la conscience prise De choses mal faites et faites pour le malheur d'autrui Alors qu'elles nous semblaient des exercices de vertu, Puis cet aiguillon : l'acclamation des niais, et la tache faite à D'erreur en erreur l'esprit exaspéré procède [l'honneur, A moins que ne le régénère le feu de purification Où se mouvoir selon, le rythme tel un danseur. Le, jour paraissait. Dans la rue méconnaissable Il me laissa, ■avec une sorte d'adieu, Et s'évanouit au son de. la trompette. III Il y a trois états qui souvent se ressemblent Et qui diffèrent tout à fait : ils fleurissent au même enclos * : L'attachement à soi, aux; choses et aux êtres, et le détachement De soi, des choses et des êtres .Entre ces deux états l'indifférence Qui ressemble à ces deux, comme la mort ressemble à la vie, Etant entre deux vies, plante sans fleur entre La vie et l'ortie blanche de la mort. Tel est l'emploi de la mémoire : Pour la libération — pas moins d'amour ; mais l'amour qui [s'épande Au-delà du. désir et ainsi la libération. Du .futur aussi bien que du passé. Ainsi l'amour, d'un pays N'est d'abord pour nous qu'attachement à notre propre champ [id'action 20 c Puis l'on en vient à juger l'action comme n'ayant pas grande [importance, Sans jamais être indifférente. L'Histoire peut être servitude, L'Histoire peut être liberté. Voyez, maintenant s'évanouissent Les lieux, les visages, avec ce moi qui les aima comme il a pu, - Pour être renouvelés, transfigurés, sur un autre modèle. Le péché est ce qui convient, car Tout sera bien, et Toute forme sera bonne de toute chose. Si de ces lieux, il me souvient El de ces hommes peu louables Que ne lient parenté ou affection proches Mais quelque sorte de particulier génie, Tous touchés par un commun génie, Unis dans la lutte même qui les divise ; Si je songe à un roi à la tombée du jour, A trois hommes, ou davantage, sur un échafaud, A quelques-uns qui sont-morts oubliés Ailleurs, ici et au loin, Et à l'un qui mourut aveugle et tranquille Pourquoi donc les célébrerais-je Ces morts-.là plutôt que les mourants ? Je ne sonnerai pas la cloche vers le passé Et je ne ferai pas d'incantation Pour évoquer le spectre d'une Rose. Nous ne pouvons ranimer les vieux conflits, Nous ne pouvons restaurer les vieilles doctrines Ni répondre à l'appel d'antiques tambours. Ces hommes et ceux qui luttaient contre eux Et ceux contre lesquels ils ont lutté Acceptent le régime du silence Tous parqués dans un même parti. Quoi que ce soit que nous héritions des fortunés Nous avons pris en legs des dénués Ce qu'ils avaient à nous laisser : un symbole, Un symbole qui, dans la mortf se parachève. Et tout sera bien, et Toute forme sera bonne de toute chose Par la purification de la cause Sur la terre de notre imploration. IV La colombe, en descendant, déchire l'air De l'éclair d'une terreur ardente Dont les langues de feu proclament 21 La libération hors du- péché et de l'erreur. Le seul espoir ou le désespoir Repose dans le choix, de ce brasier ou de ce brasier, D'être racheté du feu par le feu. Qui, alors, nous donna la souffrance ? L'Amour. L'Amour, nom peu familier Voilé par les mains qui tissent L'intolérable tunique de feu Qu'aucun pouvoir humain ne peut arracher. Nous ne vivons, nous ne respirons Que consumés par ce feu ou par, cette flamme. V Ce que nous appelons commencer, souvent n'est que finir. La fin n'est qu'un commencement. La fin, c'est notre point de départ. Et chaque phrase, Chaque proposition, lorsqu'elle est juste (chaque mot « chez lui » A la place où il étaie les autres, Le mot ni timide ni arrogant, D'un commerce facile avec ce qui, fut et ce qui sera, Le mot ordinaire, exact, sans vulgarité, Le mot correct, précis sans pédanterie) — Tous dansant harmonieusement unis — Chaque phrase, chaque proposition, est une fin et un. cotnmen- Chaque poème une épitaphe. Et tout acte [cernent, Est un pas en avant dans la masse Ver a le feu, dans les abysses de la mer Ou vers la pierre indéchiffrable : et c'est de là que nous partons. Nous mourons avec les mourants : Voyez, ils partent et, avec eux, nous partons aussi. Nous naissons avec ceux qui sont morts : Voyez, ils reviennent et, avec eux, ils nous entraînent. Le moment de la rose et le moment de l'if Ont la même durée. Un peuple sans histoire Est l'enclave du temps, car l'histoire hors du temps Rassemble^ses moments. C'est ainsi qu'au déclin du jour Par un après-midi d'hiver, dans une chapelle isolée, C'est ainsi que sont là l'Histoire et l'Angleterre. Par l'attrait de cet Amour et la voix de cet Appel Nous ne cessons pas de chercher Et nous finirons nos recherches 22 Quand, tious aboutirons-au, lieu d'où nous sommes partis, Et nous connaîtrons ce lieu pour la première fois, Par de là la porte inconnue et remémorée Quand ce qui reste à découvrir du monde Est ce qui était le début. Et le bruit de la cascade cachée À la source de la si longue rivière ; Et dans le pommier, les enfants inconnus, Que nos yeux ne virent jamais Mais que nous avions cru entendre Ou à demi-entendre, dans le calme, Entre deux vagues de la mer. Ah ! que vienne maintenant, ici. maintenant, à jamais, Un état de pleine simplicité (Plus chèrement rien ne s'acquiert) Et tout sera bien et Toute forme sera bonne de toute chose, Quand les langues de feu se replieront sur elles-mêmes Pour former le nœud de feu, la couronne Où la flamme et la rose sont un. T.S. ELIOT traduit par André Gide et Madeleine Bosco 23 MORT POUR LA PATRIE D'après un chant funèbre du IXème siècle. C'est la France qui parle. Tu es arrivé sauf au port, Je suis en haute mer. La lumière tombe sur ta tête, En moi, les ténèbres. Cueille dans les prés du ciel Les violettes, les asphodèles. Moi, dans ces prés mortels, Je sème la verveine. 0 fleurs qui parfumeront ta tombe, O mon fils, Veillez pour moi... Tandis que tu dormiras, Chéri, Dans ton long repos. HELEN WADDELL. . Ce poème a été écrit en français: A un Anglais, point n'est facile d'expliquer aux Français son admiration pour leur littérature. Vous disposez d'une netteté élégante et d'une clarté de l'es¬ prit qui à votre gaieté donne de la grâce et de la poésie à vos vérités. On peut avoir de la littérature anglaise une connaissance parfaite et cependant ne pas connaî¬ tre l'Angleterre. Mais qui connaît intimément la litté¬ rature française connaît intimément la France et de¬ vient, en quelque sorte, un de ses citoyens. De temps à autre, il court le bruit, en Angleterre, que nos écrivains devraient aller en France pour y fai¬ re leurs écoles et y apprendre leur métier. Aussitôt de tout notre zèle nous nous mettons à l'ouvrage et com¬ posons quelques magnifiques imitations. Puis notre naturel remonte et nous faisons un retour magnifique à notre génie propre. Mais en tout temps, nous envions la clarté de vo¬ tre intelligence et votre légère, votre inimitable gaie¬ té ; et nous admirons votre langue qui permet de dire les riens avec tant de charme et les choses de gran¬ deur ave une telle majesté. La douleur de la France est notre douleur ; l'es¬ poir de la France est notre espoir. Avec la France en esclavage, l'esprit humain est en prison. John MASEFIELD. 26 Cher Monsieur Ignace Legrand, Je sens l'honneur que vous me faites en m'invi- tant à contribuer à ce « message » que vous préparez pour le prochain numéro d' « Aguedal ». Message qui, hélas, ne peut être qu'un témoignage. En effet, même les écrivains, comme tant d'autres hommes plus utiles, voient leurs temps pris, pendant la guerre, par des obligations étrangères à celles qu'ils subiraient avec plaisir et auxquelles ils accorderaient plus volontiers toute leur attention. Puisse ce message exprimer au moins l'espoir d'u¬ ne collaboration future pour cette oeuvre restauratri¬ ce de la culture européenne dans laquelle les écrivains ont de grands devoirs à remplir, quoiqu'ils soient, eux, « les écrivains » les moins en vedette de tous ceux qui prennent la plume. Parmi ces devoirs en voici un (et il n'est pas des moindres, mais des plus impor¬ tants) : nous devons rappeler aux hommes qu'il existe d'autres valeurs que celles de la politique et des luttes pour le pouvoir. Et pour accomplir ce devoir, l'un des instruments le plus fort est le périodique littéraire. En ce qui concerne la maintenance (je la culture européenne, j'ai toujours affirmé qu'une association et une amitié étroites entre les hommes de lettres fran¬ çais et anglais étaient d'une importance capitale. J'ai toujours lutté (car j'ai été aussi un éditeur) pour cette compréhension et cette sympathie mutuelles. C'est le retour à ces relations, que, moi et beaucoup d'autres avec moi, à Londres, nous avons attendu pendant ces années où l'on ne pouvait rien faire qu'attendre. Je puis vous assurer que, pour nous, la cessation de ce commerce a été fort grave. Et j'attends avec impatien¬ ce « Aguedal » comme l'oiseau annonciateur d'un printemps heureux. T. S. Eliot. 27 Cher Monsieur Ignace Legrand, Je,ne dispose que d'une matinée par semaine pour écrire toutes mes lettres et m'occuper de mes affaires personnelles. Le reste du temps, je travaille sans in¬ terruption de dix heures du matin à quatre heures du matin, Ma matinée libre tombe le mardi. J'ai tenté, mardi dernier d'écrire quelques pages qui auraient pu former un message à « Aguedal », Mais en vain. En ce moment, je suis tellement à bout, (« épuisé » (1) n'est-il pas le mot qui convient ?) qu'il m'est impos¬ sible de concentrer mon esprit, tant il est sous pression. Dites-leur bien que ce n'est pas un manque de bonne volonté. Jamais un Anglais n'a mieux aimé la France que je ne l'aime moi-même. Aucun homme n'a jamais exécré la politique, et française et anglaise, plus que je ne l'exècre moi-même ; ou n'a cru plus passion¬ nément que la santé du monde dépend du fait que les artistes restent en dehors des partis et des coteries. Je crois, en vérité, que je n'ai pas d'autre message à la France que celui-là. On ne sermonne pas, on ne dis¬ cute pas quand on aime. Si la France est perdue, la civilisation est perdue, et tout ce à quoi je tiens dans le monde est perdu, irrémédiablement. C'est étrange. Moi, qui ai servi comme officier de la marine anglaise et qui travaille maintenant à notre Amirauté, je tien¬ drai toujours, comme le seul souvenir heureux de cet¬ te guerre, le travail que j'ai fait pendant quelque temps, en automne 1939, à l'Amirauté française, à Maintenon ; et je ne serai jamais délivré d'un désir enfantin, romantique et impossible, celui de porter un uniforme français avant de mourir. Quel motif peut bien pousser un Anglais à éprouver un pareil sentiment ? Je pourrais donner, — (et dans mon « Ode à la France et dans d'autres écrits, j'ai tenté de donner) — de bonnes raisons ; mais il n'y a pas de raisons d'aimer. Je crois que ce sont Baudelaire et Ro- manée Conti qui m'ont pris et captivé ! A la très chère ! A la très belle Qui remplit mon coeur de clarté, A France, à l'idole immortelle, Salut en immortalité. (1) Très sincèrement votre, Charles Morgan. (I) En français dans le texte. 28 ESSAIS MON CAMARADE EST ANGLAIS L'époque ? c'était il y a presque vingt ans. La scè¬ ne ? Une petite gare de campagne, au bord d'une rou¬ te. La terre était couverte de vignes, d'oliviers, de cy¬ près, de fleurs des champs ; quelques pins ; des asper¬ ges sauvages ; dans le ciel, un soleil éclatant. Je des cendis du train d'intérêt local, appelé « La Gaston- nière » du nom de Gaston, son conducteur ; et je fus accueilli par un Français et une Française qui allaient devenir mes amis très chers. Nous étions tous leS trois un peu intimidés. J'avais fait le voyage pour discuter avec Georges d'une projet littéraire, et nous ne sa¬ vions pas, alors, s'il réussirait. Quant à Lau.re, elle était inquiète, car elle avait entendu dire que ies An¬ glais préfèrent le confort au bonheur. C'est un bruit fâcheux, mais qui n'est pas sans contenir, hélas î beaucoup de vérité. Elle songeait, j'imagine, tandis que nous nous dirigions vers la maison, que cette sim¬ ple demeure n'avait pas le chauffage central, mais seulement les rayons du soleil ; pas de tapisseries, seu¬ lement des badigeons à la chaux et des papillons ; pas de vitamines, seulement de la nourriture et des bois¬ sons. En ce qui me concerne, je n'avais jamais aimé la France, et ce nom de « France », pour aussi étrange qu'il sonnât, ne m'avait jamais retenu. J'avais donné mes premières amours à l'Italie et aux Indes. La Fran¬ ce ? Je la jugeais un excellent pays de bons livres et de bons vins, mais je ne savais pas ce que j'étais tout près d'apprendre : qu'elle est la civilisation. Je n'avais pas encore ressenti cet enthousiasme qui s'empare de moi lorsqu'elle apparaît, cette angoisse qui m'étreint lors¬ que je reste trop longtemps sans la revoir. « Toutes les autrs morts n'ont mérite ni marque; « Celle-ci porte seule un éclat radieux « Qui fait revivre l'homme et le met de la barque « A la table des Dieux. » (1). Cependant la « Gastonnière » s'était éloignée en (1 ) En français dans le texte. 30 crachotant des bouffées de fumées dans le vert et le bleu, et il se fit un grand silence, interrompu seule¬ ment par nos échanges de politesse et le gloussement de quelques poules à demi-endormies. Bientôt ce si¬ lence allait être bien autrement rompu. L'étrange bruit éclata derrière une haie de cyprès : un mélange de rugissements, de gazouillis, de vociférations et une foule de jeunes enfants jaillit de la sombre verdure, comme un vol d'oiseaux : ils s'éparpillèrent sur la route et, de là, par les champs, dans un état d'excita¬ tion sauvage,, faisant des gestes si violents que je crai¬ gnais de les voir se casser en deux. Laure, qui était alors l'institutrice du village, essaya de me faire croi¬ re à une manière, toute provençale, de souhaiter la bienvenue. Mais c'était bien plus que cela. Les enfants qui, jamais encore, n'avaient vu un Anglais, ayant entendu raconter que l'un d'eux allait arriver de façon imminente, s'étaient tapis derrière la haie de cyprès dès qu'ils avaient découvert, dans le lointain la fumée de la « Gastonnière ». Et, de là, ils m'avaient guetté, pour voir comment cet étrange animal pouvait être fabriqué. Ils furent à la fois désappointés et soulagés. « Mais il est comme les autres » (1) fut l'avis gé¬ néral. « Il est comme toi, il est comme moi, c'est un homme » (1). Pendant quelques jours, ils se groupè¬ rent autour de moi dans la cour de l'école avec une charmante curiosité. Puis ils ne s'occupèrent plus de moi et revinrent à leur jeu favori du taureau et des cocardes. Ce fut là mon premier contact avec cette France que, depuis, j'ai appris à aimer. Les bons livres et les bons vins ont gardé leur prix ; certes, de Voltaire au Château-Yquem, ce prix, ils l'ont encore, mais seu¬ lement devant un bureau de travail ou une table bien servie. Tandis que c'est en plein air que j'ai appris à aimer la France. Et si je l'ai aimée, aussi, à l'intérieur des maisons, c'est que le soleil y entrait et que de mi¬ nuscules poussières dansaient dans les mille veines du soleil. L'essentiel d'une France ainsi comprise n'est pas dans les contrastes qu'elle peut offrir avec l'Angle- (1 ) En français dans le texte. 31 terre, mais dans la joie reconnaissante que l'on éprou¬ ve à se sentir pris en elle, à avoir des amis français, à recevoir leur profonde et intelligente amitié. Les li¬ vres, les bons vins, le grand soleil, les amis, la pous¬ sière, tous ces biens mis ensemble, — et ajoutés à quel¬ ques autres, — donnent, en somme, ce que j'ai tenté d'appeler, avec quelque audace, la civilisation. Ils nous livrent le chiffre des choses. Quelques années plus tard, — et ce fut notre der¬ nière promenade, — nous descendions, Georges et moi, le flanc des collines. A quelques kilomètres à l'est de notre premier lieu de rencontre, dans une ré¬ gion encore plus belle. Laure était devenue professeur dans une école de plus haute science... Ce jour-là, le soir tombait et l'air était si limpide que je découvris, pour la première fois, des collines dont je ne soupçon¬ nais pas la présence, de lointaines collines, là-bas, vers l'Auvergne. Les couleurs étaient exquises, l'air eni¬ vrant. Véritable débauche romantique. Mais, derrière ce romantisme, il y avait une chose, à quoi aupara¬ vant je n'avais rien-compris, un lien puissant discipli¬ nant la-profusion pour l'unir aux plus hautes nécessi¬ tés spirituelles de l'homme. L'Art est un autre nom de cette force. Le paysage, et la nature en général in¬ vitent celui qui les contemple à devenir artiste, à dé¬ couvrir l'ordre. A regarder ces collines nonchalantes, glissant de pentes en pentes, avec des coupures rocheu¬ ses, insensiblement, jusqu'à la plaine, je sus que la France, en même temps que le cœur, m'avait ouvert les yeux. Elle m'avait aidé à sortir de la Barque pour m'asseoir à la table des Dieux, à oublier mon indigni¬ té quand je pus voir mes nouveaux compagnons. Les souvenirs de cette région bien-aimée se pres¬ sent en foule. J'en transcris quelques-uns. Voici le ro¬ cher où nichaient les aigles. Voici le rocher où ni¬ chaient les abeilles, dans un creux inaccessible, siècle après siècle ; et, lorsqu'enfin ce creux/gorgé de miel, laissait couler de ses lèvres un abondant ruisseau de douceur, c'est que l'été était venu. Voici les oursins fossiles que Laure, — et elle seule, — savait découvrir dans la blanche pierre friable des crêtes. Voici les hé- 32 lianthèmes. Et voilà Armand Roumanille. Armand était le plus jeune enfant, — et le plus simple. — d'une nombreuse famille de riches paysans. Ses pa¬ rents, athées avec application, servaient chaque Ven¬ dredi Saint un grand repas de viandes et, pendant qu'ils festoyaient, envoyaient leur enfant garder les chèvres sur les collines. Je l'avais découvert dans une prairie, abritée'du mistral par de gros pans de rocs. Il avait des yeux bruns et perçants, des cheveux comme deux ailes sombres; un foulard rouge noué autour du cou ; des souliers, mais pas de chaussettes. Nous avions quelqus idées et quelques amis communs. Aus¬ si la conversation fut-elle facile. Il criait : « Hitler à la guillotine » (1), croyant dénoncer ainsi le capitalis¬ me, sans songer un instant que son troupeau de mou¬ tons pût avoir quelque rapport avec ce mot détesté. Tout à coup, un homme vêtu élégamment, d'allure parisienne, une décoration à la boutonnière, un ko- dak à la main, s'avança vers nous, d'un pas noncha¬ lant, à travers la prairie, avec le désir évident de pho¬ tographier une scène si authentiquement provençale. Armand accepta ; mais il ajouta, à la fois malicieux et innocent : « Etes-vous Anglais, vous aussi ? » (1) « Mais, non » (1) répliqua le Parisien avec humeur. « C'est que mon camarade est Anglais » (1), répon¬ dit Armand. Cette remarque ne fut pas mieux ac¬ cueillie que la première et je dois reconnaître qu'il n'y avait rien de commun, du moins en apparence, entre notre visiteur et moi. Il battit en retraite vers sa voitu¬ re. Je m'assis au soleil, écoutant le mistral passer en hurlant sur nos têtes et j'eus l'impression d'avoir reçu le plus grand compliment qui m'ait jamais été décer¬ né dans l'Europe entière. F. M. Forster, (I) En français dans le texte. 33 LA FRANCE CRÉATRICE Depuis le temps lointain où le roi Charles II, sui¬ vi de sa cour fortement imprégnée de Paris et de Saint- Germain, revint d'exil pour revendiquer ses droits au trône d'Angleterre, les admirateurs de la culture et des lettres françaises n'ont jamais manqué de ce côté-ci de la Manche. Mais ceci ne veut point dire que les fervents admirateurs anglais de la France ont compris les qualités du génie français qui font sa véritable grandeur. A l'époque dont nous venons de parler (la Restauration anglaise de 1660) il y eut un essai pour appliquer à la littérature anglaise les règles de la doc¬ trine classique formulée par Boileau. Or, ces règles qui avaient donné à la France du 1 7e siècle l'art raffi¬ né de ses tragédies, ne pouvaient qu'étouffer et perver¬ tir le génie de la langue anglaise. De la France, ce qu'on admira (et emprunta), ce ne fut point la majesté et le profond mysticisme de son 17e siècle, mais une certai¬ ne discipline restrictive imposée par ses écoles critiques. Pendant le 18e siècle, les sceptiques aristocrates de l'Angleterre faisaient leurs délices de l'esprit dissolvant de Voltaire mais reculaient avec effroi devant la pas¬ sion créatrice de la Révolution française et les brûlan¬ tes effusions de la sensibilité de Rousseau, qui en étaient la source. De l'esprit français, ce qui était le plus goûté et loué, c'était son côté critique et négatif, son besoin d'imposer des restrictions et des règles, son étonnant pouvoir de dégonfler d'un tout petit coup de la pointe extraordinairement effilée de l'aiguille du ridicule, tout ce qui paraissait prétentieux, ampou¬ lé, outré. Une telle conception du génie français prévalut, chez les Anglais, pendant une bonne partie du 19e siècle. Le critique anglais Matthew Arnold, qui fut un admirateur déclaré de l'esprit français et de l'Acadé¬ mie française, proposait sans cesse pour modèles à ses compatriotes des oeuvres françaises, tant il sentait le besoin de les corriger de leur extravagance et de leur émotivité bien anglaises, et l'urgente nécessité qu'il y 34 avait à leur inculquer des notions de goût et de mesu¬ re. Il espérait d'autant plus que les Anglais pourraient prendre de telles leçons des Français qu'il était pro¬ fondément convaincu, ainsi qu'il ne craignait pas de l'écrire, que « le pouvoir » (the power) de la litté¬ rature française réside dans ses écrivains en prose et celui de la littérature anglaise dans ses poètes. Et il posait la question suivante : « Pourquoi tout le tra¬ vail littéraire à la journée, si je puis me servir d'une pareille expression, est-il tellement plus mal fait ici (en Angleterre) qu'en France ? ». Et il louait les Fran¬ çais de leur aptitude à compiler des ouvrages de réfé¬ rences, des dictionnaires biographiques, et des traduc ¬ tions ! On n'attendait point du génie français d'esca¬ lader les hauteurs de l'imagination poétique ou de sonder les profondeurs de la pensée religieuse et phi¬ losophique, mais de fournir la dose rafraîchissante de , bon sens et d'intelligence critique, adoucie d'esprit ou aiguisée de scepticisme astringent. L'Angleterre mo¬ derne a voué un culte à trois écrivains français, Pierre Loti. Anatole France et Marcel Proust. Or tous trois sont des philosophes du désenchantement, des analys¬ tes d'âmes malades et fatiguées ; tous trois frémissent d'un plaisir tout féminin devant ce que la vie a de plus superficiellement brillant et ses petites élégances ; ce sont des sceptiques que les grands efforts de per¬ fectionnement et les passions de l'humanité attristent ou font sourire. Loin de nous d'ignorer ou de déprécier les dons conférés au monde par l'intelligence critique de la France et par le purifiant pouvoir de l'esprit français et de l'ironie française ! Selon nous, ils méritent au¬ trement plus notre admiration et nos éloges que la contribution éminente de la France aux douceurs de la vie, grâce au goût suprême qu'elle a toujours mon¬ trée dans les arts mineurs de l'ameublement, de la mo¬ de vestimentaire, et même de la cuisine. Mais, tout en reconnaissant la dette que nous devons à ce qu'on peut appeler le côté féminin du génie français, nous aurions grand tort — et nous causerions un grave pré¬ judice à la France -— si nous permettions que le plaisir que nous retirons de tant de charmes et de finesse nous 35 obscurcît la vision que nous avons de ce que l'âme française renferme de mâle et de délibérément cons- tructif. La plus grande France, c'est la France qui, dans le 17* siècle, a créé la philosophie moderne avec le scalpel de Descartes, celle qui a parlé dans la voix tonnante de Bossuet, celle encore qui a fouillé les pro¬ fondeurs de la petitesse et de la grandeur humaines dans les Pensées de Pascal. C'est la France qui, par son illustre fils adoptif Rousseau et par le mélancolique génie de Chateaubriand, a donné libre cours aux flots tumultueux et fécondants du romantisme —- dont l'Allemagne a voulu faire faussement un phénomène teuton — et qui a conduit l'Europe d'un 18° siècle languissant aux horizons tout nouveaux du 19". Sur le champ de bataille des idées dont le monde moderne est issu, c'est l'intelligence française qui a fixé les buts des deux camps opposés et qui leur a fourni des cham¬ pions. Si l'implacable logique de Joseph de Maistre a tracé les voies où tous les conservateurs de l'univers se sont retranchés depuis, c'est le prodigieux génie cons¬ tructeur d'Auguste Comte qui a dessiné le plan du rez-de-chaussée de cet édifice de la science organisée et de la religion de l'humanité, sur lequel tout ce que l'esprit moderne renferme de progressif tend de plus en plus à concenter ses efforts. Loifx que le rôle de la Fran¬ ce, dans ces cent-cinquante dernières années, ait été sur¬ tout fait de critique prudente, de méfiance raisonnée envers les envolées grandioses de l'imagination, trois au moins des vues les plus audacieuses, les plus dura¬ bles et les plus profondes sur la destinée de l'homme et la société humaine, ont été l'œuvre de la pensée et' de l'imagination française : la Légende des Siècles de Victor Hugo, La Comédie Humaine de Balzac, l'His¬ toire symbolique des Rougon-Macquart de Zola. En¬ fin, dans des temps plus proches de nous, le dernier grand système original de philosophie qui a vu le jour, l'Evolution Créatrice de Bergson, a été encore le produit de l'intelligence française. Nous ne trouvons rien de petit, ni rien de sceptique, ni rien de faible dans la véritable ascension du génie français mâle. Rappeler les faits aussi connus dans une revue française pourrait sembler, de la part d'un écrivain 36 anglais, une impertinence, si un brillant écrivain fran¬ çais qui fut aussi un politicien, Emile Ollivier, (dont le souvenir hélas ! est associé aux heures douloureu¬ ses d'une défaite française) n'avait pas déclaré que la réelle fonction de l'esprit français était de servir d'in¬ terprète et de vulgarisateur des idées nouvelles des au¬ tres nations ! Une pareille abdication de la vraie po¬ sition de la France dans le monde spirituel ne saurait être acceptée des Français sans qu'il en résulte de fa¬ tales répercussions sur la situation de la France en tant que grande puissance, et de désastreuses conséquences pour l'Europe entière qui, si longtemps, a attendu de la France non seulement (ou surtout...) les plaisirs ou l'aiguillon delà critique, mais aussi les grandes et fé¬ condes idées qui éclairent et contrôlent la destinée hu¬ maine pour des siècles. Ce n'est point en cessant de se croire un peuple de premier ordre, essentiellement in ¬ tellectuel et créateur, que les Français sauraient sup¬ porter victorieusement des çhocs aussi redoutables que ceux dont ils ont été les victimes en 1940, et regagner le. terrain perdu. La résignation, c'est la mort des individus comme celle des nations. Les penseurs an¬ glais donneraient une bien petite preuve d'amitié à la France s'ils ne lui demandaient pas autre chose que de consoler l'homme de ses heures les plus futiles, et de lumineuses pages de ces manuels, si admirés par Mat- thew Arnold, pour les dispenser d'acquérir de haute lutte, la pensée des plus grands maîtres de la pensée européenne. L'esprit et la grâce de son style peuvent être les ornements de la France ; seules, la force et la flamme de son esprit reconstruiront sa grandeur. D. L. Murray. Traduit par *** 37 LETTRE A JEAN TALVA Voici venir le moment de vous retrouver ; il est là, tout proche, j'en suis sûre ; le moment de vous at¬ teindre enfin de façon concrète, comme j'ai essayé de le faire (non en vain, sans doute, n'est-ce pas ?) une ou deux fois ; et, chaque jour, en pensée, depuis ce moment de 1940 où s'est abattu, entre nous, avec fracas, un rideau d'acier, un douloureux rideau d'a¬ cier, frappant nos coeurs, ici, en Angleterre, et les vô¬ tres, en. France, plus cruellement, plus amèrement en¬ core. L'esprit, submergé par les catastrophes, court à des vétilles, s'en empare avec frénésie pour tenter d'é¬ tablir un minuscule foyer d'équilibre, un point de dé¬ part pour l'action. Je me rappelle ma première-pen¬ sée : courir à la poste pour tenter de rattraper la lettre que je venais de vous écrire ; une lettre follement in¬ congrue, hors de propos, où je vous donnais de mes nouvelles, des nouvelles des enfants ; où, je vous ra¬ contais que j'espérais vous envoyer bientôt, pour le traduire,, le roman auquel je travaillais. Que s'est-il passé, ensuite ? Rien. Le temps vint de l'attente dans des chaînes de brumes, dans le « black-out », « le temps du mépris » ; (1) le temps où une affirmation à peine formulée s'abattait, com¬ me un oiseau mortellement touché, dans une immen¬ se et triomphante affirmation contraire, se réduisait à rien. Quant aux pensées désintéressées, pour aussi cal¬ mement, raisonnablement qu'on cherchât à les exami¬ ner, elles paraissaient trop lourdes, trop chargées de menaces pour être supportées. Comme des malheu¬ reux chassés de leurs maisons par une tornade, nous restâmes sur le rivage, à la même place, jour après jour : partant à la recherche des biens perdus, rele¬ vant quelques brins, quelques miettes ; essayant de re¬ mettre debout, sur les ruines, des débris de vie person¬ nelle. Pas d'endroit où aller. Rien à faire d'autre. (1 ) En français dans le texte. 38 Que s'est-il passé, ensuite ? Vint le jour où l'on me demanda de parler à la Radio, pendant dix minu¬ tes « aux femmes de France ». C'était grotesque. Un honneur certes, mais qui ressemblait à une humilia¬ tion à cause de l'énorme futilité, me semble-t-il, de ce geste : chaque semaine, une voix sans importance au¬ cune, jetant des affirmations, des protestations, à la face de tout un univers moral en dissolution. Mais, j'éprouvai alors le besoin de vous parler. Je vous ima¬ ginai m'écoutant (quoique vous ne l'ayez pas fait, évidemment). Je pensai que, vous, ce que je voulais dire, vous le comprendriez : la faute, la responsabilité, incombaient à nous tous ; à nous tous appartenait la souffrance. C'est dans cet esprit que j'ai parlé. C'était une voix ridicule ; mais si, au nom des femmes d'An¬ gleterre, elle a véritablement exprimé, aux femmes de France, ce qu'alors je ressentis — le cœur brisé — peut-être n'a-t-elle pas été complètement inepte et ab-' surde. Je sortis de la B.B.C. et passai la rue pour me rendre à l'hôtel d'en face. Çomme j'y pénétrai, un homme de haute stature traversa le hall devant moi. C'était le général de Gaulle qui venait d'arriver en An¬ gleterre. Puis, quelques semaines plus tard, arriva une en¬ veloppe. A l'intérieur, une seule feuille, mince ; et, de votre écriture délicate une seule ligne en anglais : « With love and grief ». Elle me parut une réponse. Mais je vis, à la date, que vous aviez parlé d'abord. Ce fut le dernier message de vous qui me parvint. Que s'est-il passé, ensuite ? Automne 1940. Hiver 1941. Les villes en flammes. Sur le seuil de ma mai¬ son de campagne, des réfugiés, quittant les ruines des quartiers Est de Londres. Parmi eux surtout des vieil¬ lards, des femmes avec leurs enfants. Quelques-uns portaient une vieille valise ; la plupart avaient les mains vides. Mais ceci est une vieille histoire qui a sou¬ vent été racontée. Je n'y reviendrai pas. J'ai pris ma modeste part : je le ai hébergés, essayant d'en prendre soin ; de les réconforter. Puis nous avons quitté la maison que vous connaissez, avec son grand jardin, (I ) Avec amour et douleur. 39 scs vieux arbres, son colombier. Les enfants partis en classe, dans une région sûre, je suis allée à Londres. J'y ai vécu seule, un certain temps, dans les bombar¬ dements, mais non dans les plus durs, sans une égrati- gnure. Toujours en état d'écrire un peu et sans être séparée de mes amis. Puis je suis revenue à la campa¬ gne. A cause de mes jeunes enfants, je n'ai pas été ap¬ pelée pour les travaux de guerre. Je vis dans un cotta¬ ge entouré d'un petit jardin où je cultive des légumes et où j'élève quelques poules. Je lis. J'écris des lettres. Je vois toujours mes amis. Je travaille à un nou¬ veau et long roman et j'espère, qu'un jour, avant longtemps, il pourra vous parvenir ; que vous, vou¬ drez bien me faire l'honneur et le plaisir, encore une fois, de le traduire aussi parfaitement que vous avez traduit les autres. Obscurcie dé nuages presque im¬ pénétrables, la vitre déformante, dans son châssis d'acier se lève un peu, encore un peu, de temps en temps. Bientôt, j'en suis sûre, elle se lèvera tout-à-fait et le grand air, le soleil, de nouveau, brilleront entre nous. Que pourrai-je dire, pour ma part", qui nous unis¬ se encore une fois l'un à l'autre ? — deux mêmes peu¬ ples, bien transfdrmés soit, mais, à quel point, les mêmes ! J'en suis sûre. Des événements, de la guerre, je ne puis parler, ici. Vais-je vous décrire une journée de ma vie paisi¬ ble ? —Oui, paisible ! Je vous raconterai ma jour¬ née d'hier, sans « littérature ». Un simple jour ordi¬ naire, dans sa vérité. Nous sommes en Mai. Douceur de l'air. Soleil. C'est le premier printemps dont je me souvienne. Le temps des lilas, des arbres fruitiers, de l'aubépine en fleur est passé. Mais les roses sont épanouies. Les ar¬ bres sont aussi touffus qu'en Juillet. Près de moi, une amie de Londres venue ici se reposer, pour deux jours, de ses occupations de guerre. Le matin, elle est restée tard dans son lit ; j'ai lavé quelques vêtements. Puis j'ai un peu travaillé à mon roman. L'après-midi nous sommes allées ensemble, par la colline, jusqu'à la pe¬ tite église romane. Je voulais lui montrer les tombes des Croisés. Ils reposent là, le long des murs, sous des 40 baldaquins de pierre sculptée. De grandes effigies, couchées. Quelques-uns ont les jambes croisées au- dessous des ggxtoux : ils sont partis deux fois pour la guerre sainte. Un pu deux, ont un chien couché à leurs pieds. Tous appartiennent à la même famille : ils s'appellent de la Bêche. Deux ont leur femme étendue à leur côté. Quelques-uns sont si usés, si effacés, qu'ils se sont transformés en doux, gigantesques cocons de pierre. D'autres ont conservé une ligne si pure, si sou¬ ple qu'en passant la main sur leur poitrine, on peut imaginer qu'on sent battre leur coeur et, sous leurs cor¬ selets lacés, que le souffle anime leurs côtes. Les vête¬ ments drapés des femmes tombent, du cou jusqu'aux pieds, en plis doux et vivants. Qui les a sculptés ? Personne ne le sait. La pierre est du pays, mais on ne connaît, à cette époque, aucun sculpteur anglais maî¬ tre d'un tel art. Sans doute venait-il d'Italie. Nous sommes revenus par le cifnetière, tout enso¬ leillé, et nous sommes passées auprès de la tombe de notre grand poète, Laurence Biriyon. Il est mort, il y à deux mois et il a été enterré dans ce coin de terre, près de sa maison. Il avait toutes les vertus que nous aimons : la simplicité, la douceur, la modestie, l'hu¬ mour, la grandeur d'âme. Et il a vécu pour les valeurs que nous chérissons le plus : l'art, l'étude, l'amitié, l'a¬ mour familial. Nous sommes profondément émus lorsque les meilleurs etlesplus grands d'entre nous ont, vers leur fin, un épanouissement de l'esprit et ne s'é¬ teignent pas lentement, dans la souffrance, avec des facultés de plus en plus faibles. Telle fut son heureu¬ se chance, une chance bénie pour la poésie anglaise. C'est pendant la dernière année de sa vie qu'il a écrit ses-poèmes, peut-être, les plus beaux. Mon amie s'est rendue à la gare par le dernier car. J'étais seule. La sonnette a retenti et j'ai eu, devant moi. un petit garçon du village, d'environ dix ans. « Voici ce que je vous apporte ». Il m'a tendu, dans une boîte de métal clinquant, à bon marché, genre oriental, un œuf de rouge-gorge ; cadeaux pour ma fillç, qu'il aime tendrement. 41 « Oh ! Stephen ! comme c'est gentil ! Elle va être si heureuse ! ». « Oh ! ce n'est rien. « C'est très bien ainsi. Je n'en ai pas besoin. C'est à mon Papa, cette boîte. Il n'en a pas besoin. Il est en Afrique du Nord ; il se bat ». Bel enfant, fine tête et sourcil pur, des boucles sombres, un large sourire enjoué. « Dites-moi, Stephen, vous n'êtes pas du pays, n'est-ce pas ? ». « Oh, non ! Je viens de Londres. J'ai été évacué ici ». « Désirez-vous y revenir, après la guerre ? ». « Oh, non ! Je me plais beaucoup ici. Ma Maman a été tuée dans le bombardement ». « Oh !... pas de chance ». « Oui, pas de chance ». La voix, le sourire sont hésitants, mais calmes, sans trouble. « Eh bien, au revoir ». Plus tard, je montai le sentier jusqu'à mi-hauteur d'une autre colline, pour aller dîner chez des voisins. C'est une maison de campagne de quelque importance et, avant la guerre, pourvue d'un bon personnel, pour les travaux de la maison et de l'extérieur. Maintenant, naturellement, les propriétaires n'ont plus personne et font tout eux-mêmes. Ils cultivent le jardin, scient le bois, s'occupant du ménage, de la cuisine. Assis sous la tonnelle couverte de roses, nous avons regardé le coucher du soleil. Ici, la campagne est largement ou¬ verte et on a installé un important aérodrome à moins d'un kilomètre de la maison. Nous avons vu les feux de navigation commencer à briller et nous avons en¬ tendu ronfler et bourdonner, avec un bruit de tonner¬ re, les bombardiers qui chauffaient leurs moteurs pour les expéditions de nuit. Mes hôtes sont dans l'anxiété et une terrible incertitude : leur jeune fils a été porté « disparu » en Tunisie. Au retour d'une patrouille de nuit, il est reparti pour ramener un sergent blessé. 4,2 Et il n'est pas revenu. La douleur a marqué leurs visa¬ ges, mais leur conversation et leur maintien n'ont pas changé. Lui dit : « Le bon sens m'affirme qu'il est mort. Un instinct me dit qu'il est vivant ». Elle me parle de la peine qu'elle éprouve pour la jeune fille qu'il allait épouser. Elle pose les chaussettes qu'elle racommodait et se rend à la cuisine pour retirer, du four, notre repas. Nous avons, — luxe des plus ra¬ res, — une bouteille de vin de France. Nous ne par¬ lons plus de l'enfant, mais seulement des nouvelles, de la victoire, de la prochaine offensive, de nos voi¬ sins, de l'histoire locale. Plus tard, dans le soir embau¬ mé qui se meurt, nous flânons dans le jardin et ils m'enseignent la manière correcte de tailler un pom¬ mier. Nous regardons un coucou prendre son vol par dessus la maison. Et, soudain, droit sur la maison, coupant le chemin du coucou, frôlant presque le toît dans son départ pour prendre de la hauteur, s'élance un oiseau monstrueux, gorge ronflante, ailes noires déployées. Le premier bombardier. Puis, un autre. Un autre. Avec leur charge de vies humaines et d'acier mortel, ils disparaissent dans les champs bleu sombre de l'espace. Quel est leur objectif, cette nuit ? Je suis partie à minuit. La lune est presque dans son plein. Je suis le seul promeneur encore dehors, si tard. Sur le sentier, il y a un rossignol. Sa voix dispa¬ raît dans le grondement d'un bombarbier qui survole les arbres; mais quand le bruit s'éloigne, je l'entends lancer pour lui-même ses appels et ses cris, dans une concentration passionnée. Quelques lignes de Louis Aragon, dans Le Crève Cœur, me reviennent à l'es¬ prit. Celles'où votre poète chante la voix d'un rossi¬ gnol, qui vibre et se lamente, en extase, dans la nuit épanouie. J'étais rentrée depuis seulement quelques minutes quand le téléphone a sonné. Il était si tard que j'ai pensé, tout de suite, qu'un enfant était tombé mala¬ de, en pension. Mais s'était pour m'annoncer qu'un de mes cousins avait été tué dans un vol de départ pour l'Afrique du Nord. Un vol de plus, parmi des centai¬ nes. Il avait commencé à voler il y a dix-sept ans. C'é¬ tait un célèbre aviateur, un pionnier. Il commandait 43 un centre d'entraînement de parachutistes. Il était de ceux dont on dit qu'ils sont nés pour le bonheur, que le malheur ne peut pas atteindre. Mais, de nos jours, il n'y a plus de vies enchantées, plus tant que durera la guerre. Et on ne pourra gagner la lutte, — on ne peut l'imaginer autrement ? — que par le sacrifice, de tous côtés, des plus brillants, des meilleurs. Telle fut ma journée d'hier. Je mettrai, pour signature : « with love and grief », avec amour et douleur, « with hope and faith », avec espoir et foi. Rosamond LEHMANN. 44 CE QUI EST GRAVÉ DANS NOTRE CŒUR Quand je serai morte, si l'on ouvre mon corps, on trouvera « Calais gravé dans mon cœur ». Ce cri de la reine Marie Tudor — c'est pendant son règne que la couronne anglaise a perdu son dernier fief en France — beaucoup d'Anglais pourraient le répéter aujourd'hui. Calais, en effet, c'était la porte par la¬ quelle nous entrions dans cette France où nous nous sentions chez nous, non plus par la force que donne le droit/mais par celle de l'affection et de la gratitude. Dans notre cœur, on peut le dire, sont gravés bien d'autres noms que nous chérissons, noms de villes, d'amis et de poètes, noms qui nous inspirent à la fois de la nostalgie et de l'espoir. Aussi pour ma part suis- je assiégé, surtout la nuit si je n'arrive pas à m'en- dormir, par des souvenirs charmants et confus. Je vois une douzaine de Paris différents, translucides, à con¬ tours tremblés : le Paris qui éblouit mon enfance — celui où j'ai vécu, dans une famille si respectable, avant d'aller à l'université — celui que j'ai souvent traversé pendant la dernière guerre — puis toute une série de Paris, dont chacun est .associé à un milieu nouveau, à des préoccupations nouvelles. Le souvenir me présente encore les Paris que j'ai connus par la lec¬ ture, les Paris de Mme de Sévigné, de Mme du Def- fand, de l'Abbé Galiani, de Balzac, de Zola, des Gon- court, de Jules Renard, de Proust, de Jules Romains, de Louis Aragon. Ensuite je revois des villages et des parcs et des rivières ensoleillées : la Place Stanislas à Nancy ; les vallées du Doubs, du Loir, du Lot ; le marché d'Annecy ; les javeaux de la Loire ; la rade de Toulon et le vieux port de La Rochelle ; les églises de Saint-Savin, de Saint-Bertrand de Comminges, de Saint-J.ean d'Angely, d'Aulnay. Je revois des tableaux tels que les Ingres d'Aix-en-Provence et de Montau- ban, les Lautrec d'Albi, les Courbet de Montpellier et de Besançon. Enfin je crois entendre chanter des 45 vers : la musique de Fauré me récite « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches » ; une autre voix, jadis aimée, reprend L'Invitation au Voyage de Duparc ; enfin je m'endors en répétant la Brise marine de Mallarmé. « La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres. « Fuir, là-bas fuit !... » Que la vie et l'art français obsèdent de cette façon l'esprit d'un Anglais, cela n'a rien d'insolite ou de nouveau. Déjà au quatorzième siècle le premier de nos grands poètes, Chaucer, a traduit le Roman de la rose. .Spencer a traduit les sonnets de Du Bellay, et Shakes¬ peare a beaucoup appris de Montaigne. Au dix-hui¬ tième siècle l'influence française était même trop puis¬ sante chez nous, car la doctrine de Boileau a rogné les ailes aux poètes et aux dramaturges anglais de l'é¬ poque. Au dix-neuvième, Matthew Arnold, Meredith et Swinburn et adoraient la France; et de nos jours le plus doué de nos poète, T. S. Eliot, a tradiut des poèmes de Paul Valéry et de Saint-John-Perse. Proust jouit ici d'une popularité extraordinaire -—- je crois qu'aucun écrivain étranger, si ce n'est Tolstoï, ne connaît pareil succès. Les peintres anglais ne doi¬ vent pas moins à la France que les écrivains. Depuis cinquante ans ils vont tous à Paris faire leurs études, et le plus grand d'entre eux, Sickert, était ami et élè¬ ve de Degas. Si nos hommes illustres s'avouent depuis toujours élèves du génie français, le public cultivé est redevable à la France de ses plaisirs les plus raffinés. Qu'il soit question de la critique, de l'histoire, ou mê me de la couture et de la cuisine, nous reconnaissons l'autorité du goût français. Et pour nos vacances rien ne nous plaisait autant que de faire un voyage à tra¬ vers les provinces françaises en nous targuant de dé¬ couvrir des coins perdus et délicieux. Aujourd'hui, isolés de la France, nous tendons toujours l'oreille à toute nouvelle qui nous arrive d'outre-Manche. Quelle joie quand nous percevons la voix courageuse d'un Gide ou d'un Mauriac, d'un Claudel, d'un Eluard ou d'un Aragon ! Depuis l'oc¬ cupation totale de la France nous ne savons plus ce que sont devenus même nos amis intimes. Mais nous 46 n'ignorons pas qu'ils souffrent de la faim, de toute sorte de privation ; que les Gestapos allemandes et vichyssoises traquent tout signe de résistance ; que la terreur, le pillage et la relève ont transformé en camp de concentration ce pays souriant et plantureux, cette patrie de la liberté intellectuelle. Encore une question, que souvent nous nous po¬ sons : que pense-t-on en France de nous autres, An¬ glais ? Ne nous en veut-on pas, par exemple, du blo¬ cus et de nos raids aériens sur les ports de la Manche et de l'Atlantique ? Des amis français récemment échappés de France me racontent des histoires encou¬ rageantes à ce propos. Pour moi,, l'entente entre nos deux pays est d'une importance suprême. Malgré des différences très mar¬ quées de tempérament, les Français et les Anglais ont en commun une grande tradition intellectuelle. Ils vé¬ nèrent les mêmes valeurs culturelles et morales. Qu'ils soient catholiques, protestants ou libre-penseurs, ils ont le respect profond de la personnalité humaine. Ils détestent le culte mystique de l'Etat et du Chef, ils y voient une idolâtrie à la fois perverse et ridicule. Je voudrais qu'après la victoire nos deux peuples devien¬ nent le centre d'une fédération à laquelle s'associe¬ raient les nations occidentales héritières des mêmes traditions humanitaires. Parce que nous manquons de fanatisme, on nous a taxés de décadence. L'histoire 4e la résistance tant française qu'anglaise a déjà réfuté cette calomnie. Après la victoire, nos deux pays au¬ ront le devoir et le privilège de démontrer que la vi¬ gueur d'un peuple n'est pas incompatible avec sa li¬ berté, que le raffinement engendre la tolérance, et que du bonheur fleurit la bonté. Raymond Mortimer, Ecrit en français par l'auteur 47 LE VILLAGE (Extrait d'un roman inédit Mai qui fut sans nuages). Un peu après sept heures, le colonel Rienne arriva à Thouédun. Pendant la traversée du pont de la pe¬ tite rivière, il fut obligé d'arrêter sa voiture. Sa tête était encore tout assiégée de vertiges. Il descendit de sa voiture et s'appuya contre le parapet, mais la chaleur, le silence, l'oppressaient trop. Son esprit, tout peuplé de choses irréelles, ne parvenait point à s'y habituer. Michel, lui, était autrement plus léger ; il avait depuis longtemps déjà atteint Thouédun, bien qu'il n'y fût encore jamais allé. Il était mort. Son souvenir s'ajou¬ terait désormais à tous ceux de son ami. Rienne passa devant les ruines noircies de maisons qui avaient été détruites pendant le raid. Deux fem¬ mes et un jeune garçon empilaient sur le bord de la route des pierres qui pourraient encore servir. Elles avaient déjà été bien utiles, ces pierres... Rienne s'ar¬ rêta à la cure. L'abbé Letourneau, en le voyant, lui dit : « Pourquoi ne dormiriez-vous pas pendant une heure ? ». Rienne s'assit à la table du curé, mit sa tête sur ses deux bras, et s'endormit. Au bout d'une heure, la main de l'abbé Letourneau, en se posant sur son épaule, le tira d'un doux sommeil profond. Il en sor¬ tit à contre-cœur. Mais, quand il ouvrit les yeux, il se sentit calme, reposé, l'esprit redevenu clair. Jean Mourey était entré dans la pièce, l'abbé débouchait une bouteille de vin. Le bon prêtre prit une miche de pain dans son armoire et, du revers de la manche de sa soutane, épousseta des assiettes. Rienne leur dit qu'il quittait la France : il avait espéré emmener un ami, Michel Ollivier. — Il a préféré rester avec ses camarades, ajouta- t-il. L'un de vous veut-il m'accompagner ? — Comment pourrais-je laisser mes paysans qui sont toujours si friands de scandales ? dit l'abbé Le- 48 tourneau en souriant. Plus de curé dont ils pourraient se moquer ? Ce n'est pas possible. L'un d'eux, avait-il pensé, éprouvé peut-être déjà l'horrible solitude des hommes qui ne croient pas en Dieu, et pourrait être poussé à des actes de désespoir ou de violence... Et les Allemands seraient alors dans le village ! A supposer qu'ils ne se conduisent pas comme des brutes (et c'est alors qu'ils sont le plus dangereux) l'un d'eux pourrait faire le joli cœur, une jeune fille ou une femme quelconque s'amoura¬ cher de lui. Mon Dieu, que se passera-t-iî s'il ne de¬ meure personne dans le village pour expliquer à ces infortunées créatures qu'elles seront à la fois victimes de leur bonté et de la justice des hommes... et pour es¬ sayer de détourner leur amertume au profit d'une au¬ tre Justice ? — Et vous, Jean ? demanda Rienne au maître d'école. — Je n'occupe ici qu'une toute petite situation, dit Mourey au bout d'un instant. Pour nous, cela peut bien être la fin. Dans ce cas, je dois essayer de sauver le peu que je puis — en faisant pénétrer ce peu dans l'esprit des enfants. Mourey, lui, avait pensé ceci : Depuis de longues années, le cœur de ce riche pays a faibli... Même dans ce village.. Peut-être ont-ils été tous les victimes d'u¬ ne fatigue trop grande pour qu'on puisse lui porter remède. Il leur aurait fallu se livrer à un travail sur¬ humain, non point pour devenir meilleurs, mais pour conserver leur fragile équilibre entre ce qui est naturel et ce qui est humain — en un mot, pour demeurer des Français. Peu à peu, ils n'ont pu résister à un tel ef¬ fort. C'était beaucoup plus facile de se laisser aller, de dormir... Ni la crainte de l'invasion, ni même l'admi¬ ration que certains d'entre eux ne pouvaient s'empê¬ cher d'éprouver pour la diabolique force des Boches, n'auraient eu raison de leur courage, s'il n'y avait.pas eu chez eu cette fatigue d'être Français, oui, cet effort constant pour rester simplement Français. A vrai dire, Mourey n'avait pas cru à ce qu'il ve¬ nait de penser. Néanmoins cela lui avait paru plausi¬ ble. 49 — Non, je ne puis quitter la France, dit-il. — Vous n'avez rien d'autre à dire ? demanda Rienne. — Il y a encore ma femme, ajouta Mourey, Croyez-vous que je pourrais l'abandonner encore plus facilement ? Rienne le vit -— dans un avenir déjà trop clair — risquant sa vie, et sa probité, et sa foi indestruc¬ tible en la vieille France si civilisée, dans un com¬ bat obscur contre tous les officiels d'un gouverne¬ ment composé de Woerths et de Thiviers. Risquant sa pauvre carrière et sa non moins pauvre pension. Risquant de perdre même Michèle... Si quelque cho¬ se de bon du passé pouvait être sauvé, seuls ses deux amis pourraient le sauver; l'avenir, d'autres s'en char¬ geraient. Rienne dit d'un ton détaché : — Alors je ne puis emmener aucun de mes amis ? — Prenez garde ! sourit l'abbé Letourneau. Vous êtes responsables de nous... Lorsque Rienne apprit à sa sœur qu'il partait, el¬ le ne dit rien. Cette seconde séparation lui était beau¬ coup plus pénible que la première ; elle savait à pré¬ sent ce qu'elle perdait — une bonté, une bonne hu¬ meur qui appartenaient vraiment à sa famille... J'ai soixante-trois ans, pensa-t-elle. Ce qui se trouve à présent devant moi, c'est l'éternité... Le dix-huit Juin. S'il revient en Octobre... Trois mois avec les Alle¬ mands, et un mois pour revenir. (Ses notions sur l'Angleterre étaient infiniment vagues...). — L'automne est très beau ici, dit-elle simple¬ ment. — Je le sais, répondit Rienne. — Si c'était un peu plus tard... si vous deviez re¬ venir en hiver, je pourrais faire un pâté de lièvre, avec quelques feuilles de laurier et un verre de Vou- vray. Je le ferais cuire dans le pot de terre carré. Pour ce genre de cuisson, c'est ce qui convient le mieux. — Vous allez être bien seule, Agathe. Y a-t-il quelqu'un que vous aimeriez avoir auprès de vous pendant la guerre ? 50 La peau de la vieille femme devint encore plus ter¬ reuse. — Non, dans ce village personne. -— Qui auriez-vous voulu donc avoir près de vous ? Toute hésitante, Agathe apprit à son frère qu'un jour — quand cela s'était-il donc passé ? Il y avait quarante-ans ?... — une de leurs jeunes cousines avait enlevé un ruban qu'elle portait pour le lui don¬ ner. Cette cousine était partie le jour suivant et Aga¬ the ne l'avait plus jamais revue. Mais si l'amitié est une chaleur, une clarté aussi éblouissante que les pre¬ miers rayons du soleil lorsqu'il se lève au-dessus de la Loire, Agathe savait tout ce qu'est l'amitié... Elle de¬ manda timidement : — Et vous, frère ? Aimeriez-vous avoir avec vous un de vos amis ? — Cet ami a été tué cet après-midi. Agathe n'osa pas demander son nom. — Oh ! je hais la guerre ! murmura-t-elle. La der¬ nière a déjà été bien assez terrible. Elle m'a plongée dans un si grand désespoir ! J'avais pris l'habitude de me réveiller chaque nuit avec cette pensée : Ils se massacrent entre eux là-bas. Je sais que vous ne vou¬ driez tuer personne, mais je ne puis m'empêcher de penser que les hommes qui en tuent d'autres sont des assassins. — Ce sont en effet des assassins, dit gravement Rienne. — Et maintenant, dit-elle doucement, le village a été bombardé, nous avons perdu la guerre. Nous allons avoir les Allemands dans le village. Mais je n'ai plus de désespoir en moi. J'ai peur... Seulement, si vous ne partiez pas, je serais heureuse. Je suis d'ail¬ leurs heureuse. Quoi qu'il advienne, rien ne sera trop dur pour nous. Nous supporterons tout, la faim et la misère. Du moins... je l'espère. Rienne regarda sa sœur avec une légère surprise. Vêtue de noir, c'était une bien disgracieuse femme à grosse charpente, une paysanne à la peau crevassée et 51 grise, mais cette malicieuse gentillesse, qui est propre au habitants de l'Anjou, resplendissait sur ses lèvres sèches. Elle était la force qu'il quittait, — le courage où il reviendrait "puiser... Le lendemain, il partit de très bonne heure. L'air était limpide, avec un je ne sais quoi qui faisait son¬ ger à la pluie. Le village dormait encore sa dernière nuit de liberté, la dernière où un coup inhabituel sur une porte ne pouvait provenir que d'un voisin dont la femme ou la vache était malade. Tout était silencieux. Tout était doux, frais — de cette fraîcheur de pierres romaines avec lesquelles les Français, toujours si sou¬ cieux de l'économie, ont construit tant de leurs égli¬ ses paroissiales. Rienne n'avait qu'à fermer les yeux pour voir, avec l'un de ses autres sens, le mur qui sé¬ parait le champ .de Marie Tillier de celui de ses cou¬ sins, les Tilliers-Debraye, et pour voir encore Dellac, le braconnier, s'arrêtant pour faire des signes à Dellac, le gendarme du village, debout derrière sa fenêtre. Un enfant, réveillé par le bruit de l'automobile, le regar¬ da d'une autre fenêtre. Rienne connaissait son nom parce qu'il savait celui de la famille à qui cette maison appartenait. La même maison avec ses oies qui étaient les arrière-arrière-arrière-petits-enfants de celles que, tout enfant, il avait tant de fois entendu glousser der¬ rière cette même barrière. Agathe, sur le seuil, l'avait regardé partir. Il se retourna. Elle lui fit un dernier adieu de la main, et rentra. Il entendit la porte de sa maison se refermer... Il entendit deux autres bruits —un râteau qui égalisait le gravier d'une allée, et, faiblement mais distincte¬ ment, le réveil sonner dans les baraquements de Seuil - ly. Sur l'autre rive de la Loire, les Allemands l'avaient aussi certainement entendu... Son village, une fois encore, lui avait donné ces deux bruits bien français, avant d'opposer aux envahisseurs son propre silen¬ ce et le silence encore plus grand de ses morts. Tout cela se trouvait maintenant derrière lui — et pour toujours. Storm-Jameson Traduit par *** 52 SAINTE JEANNE ET SAINT GEORGES Personne ne songe à le contester : il y a des Fran¬ çais qui détestent les Anglais et des Anglais qui détes¬ tent les Français. Mais j'ai toujours soutenu que, pan- mi les Français, ce sont les plus nobles qui aiment les Anglais et vice-versa. Beaudelaire, Foch, Clémen- ceau, Charléty, voilà, certes, de grands hommes : tous ont aimé l'Angleterre. De notre côté, nous avons Ki¬ pling, Churchill, le cardinal Flinsley et bien d'autres qui éprouvent pour la France un intense amour. Hins- ley a été si profondément affecté par la défaite fran¬ çaise qu'il ne s'en est jamais remis. De ce jour il a commencé à dépérir et à maigrir ; mais, grâce à Dieu, il a vécu assez longtemps pour voir le début de la ré¬ surrection de la France. Quant à Churchill, aux jours tragiques de 1940, n'a-t-il pas fait l'offre généreuse d'unir les empires français . et anglais en une seule grande puissance militaire ? L'un des pires crimes des gens de Bordeaux fut de présenter cette magnifique manifestation de bon voisinage comme une nouvelle et évidente machination de la perfide Albion. Toutes les fois que la France et l'Angleterre s'at- tèlent au même timon, la prospérité vient et pour l'u¬ ne et pour l'autre. Mais quand l'un tire à hue et l'au¬ tre à dià, elles tombent dans les mauvais jours. Pre¬ nons quelques exemples dans l'histoire moderne con¬ temporaine. Au cours des trois premières années de la dernière guerre nous avons eu souvenCdes divergences de vues et nous n'avons pas abouti à grand chose. Au cours de la quatrième année, Pétain, l'anglophobe, prit le commandement et nous avons été à deux doigts d'un désastre définitif. Dans notre affreuse détresse, nous avons fait appel à Foch, l'anglophile, et six mois après c'était la victoire totale. Après la victoire, vint le règne de Llyod George, le francophobe, qui refusa de donner à la France des garanties de sécurité. Le malfaisant imbécile ! Sa francophobie, plus que toute 53 autre raison, fut à l'origine de la tragédie actuelle. Car notre sécurité n'est-elle pas la sécurité de la France, et, après avoir combattu côte à côte et versé côte à cô¬ te notre sang, n'était-ce pas notre devoir de cueillir, ensemble, les fruits de la victoire ? r Laissez-moi vous parler maintenant de mes expé¬ riences personnelles au cours de la guerre. Après l'ef¬ fondrement de la France, les « capitulards » ont fait courir les bruits les plus tendancieux. Les Anglais, di¬ saient-ils, n'avaient pas envoyé en France le nombre de divisions demandé par le général Gamelin. Grossier mensonge. Ils accusaient également les Anglais de s'ê¬ tre ouvert à Dunkerque un passage par les armes à travers les lignes françaises pour atteindre leurs ba¬ teaux, laissant leurs camarades français dans le pé¬ trin. Autre monstrueux mensonge. Car nous savons aujourd'hui que Dunkerque fut une magnifique ac¬ tion d'éclat rehaussant la réputation des armées fran¬ çaises et anglaises. Eh bien, en dépit de ces mensonges, les Français ne m'ont jamais montré d'animosité. Des milliers d'entre eux, aussi bien à Lyon que dans les montagnes du Jura, sont venus à moi et m'ont juré qu'ils auraient préféré la mort à l'armistice et qu'ils haïssaient la politique de collaboration avec l'Allema¬ gne. Bien plus, ils m'ont affirmé qu'ils considéraient l'Angleterre comme leur unique planche de salut : « Si vous revenez en Angleterre, dite- bien que Vichy ne représente pas la France ; dites que le peuple fran¬ çais est un peuple loyal et qu'il n'a aucune part dans cette politique de tricherie ». J'ai regagné l'Angleterre en automne 1941 et j'ai immédiatement entrepris une tournée de conférences dans tout le pays, en long et en large, et j'ai transmis le message de la France. J'ai dit : « Le peuple fran¬ çais est loyal et vous devez croire en lui. Si l'armée française a été submergée, ce désastre est dû en grande partie à notre stupide politique dans les années qui ont suivi la dernière guerre. Personne ici n'a le droit de lever le doigt du mépris. N'oublions pas que notre devise porte en français : « Honni soit qui mal y pen¬ se ! ». Ceux qui m'écoutaient, venus pour la plupart des Facultés et des-Ecoles, marquaient un vif intérêt 54 aux nouvelles que je rapportais de France et souvent, plus fréquemment oui que non, se levaient pour me remercier et chantaient la « Marseillaise » en fran¬ çais. Puis à mon retour à Londres, j'ai interrogé mes amis français, sur l'accueil que leur avait réservé le peuple anglais. Tous, du général de Gaulle au plus humble des soldats, du plus grand homme d'Etat au plus pauvre réfugié, m'ont dit qu'ils n'oublieraient jamais la gentillesse et la sympathie que leur avait manifestées le peuple anglais. Tant de délicatesse et de compréhension mutuelle sont un témoignage émou¬ vant qu'il ne faut jamais oublier. Aussi, Amis Français d'Afrique, maintenant que .A la vérité vous est connue, je suis certain de votre iné¬ branlable foi dans les destinées de nos deux pays tant qu'ils seront unis. Vive Sainte Jeanne ! Vive Saint George ! Nevjlle Lytton. 55 LE CŒUR DE LA REINE MARIE Débarquer à Calais pour la première fois ; sentir, pour la première fois, l'odeur des cigarettes Maryland; tourner des regards ahuris vers les porteurs en blou¬ ses bleues, leurs ceintures et leurs courroies de cuir ; ah ! cela, oui, c'est une expérience qui reste gravée dans mon cœur ! Ce fut une initiation, une voie ou¬ verte vers une vie plus large, un nouvel aperçu des proportions. Avant que le paquebot eût jeté ses amarres, j'étais encore un naïf « insulaire ». Mais dès qu'il eut touché terre, l'horloge décorée de la doua¬ ne fixa, pour moi, un nouveau temps. Le temps d'une nouvelle délivrance, d'une révélation. J'étais en Fran¬ ce. Tout ce qui, depuis ce jour-là, m'a été donné, sur cette terre de France, n'a été qu'une documentation explicative de ces premiers moments ; une documen¬ tation et un développement de cette expérience qui, alors, me submergea. Il ne s'est rien passé, depuis ; et il ne pouvait rien se passer de plus, rien qui mérite d'être rapporté en détail, ou romancé. Chaque fois que j'en ai eu la possibilité, j'ai traversé la Manche pour vagabonder ou me reposer dans ce pays, parmi son peuple auquel, à première vue, j'ai voué un amour confiant qui, depuis lors, n'a fait que croître, malgré les heurts, les déceptions, les accès de colère et les in¬ compréhensions. Tous, je les ai rencontrés : le Pa¬ risien, le paysan normand, alsacien, provençal et je les ai patiemment observés ; non sans timidité, comme un étranger, mais toujours aussi, comme un amou¬ reux, prêt à voir les bons côtés. Je n'ai jamais fait de grands progrès dans leur connaissance, ni noué des relations d'intimité. Mais, du premier jour au der¬ nier, ce jour de 1939 où j'ai vu, avec un sombre pressentiment, s'effacer les côtes de France, je n'ai ja¬ mais perdu mon exaltation d'amoureux. Etre en France, parmi des Français, c'est, pour moi, toujours, une joie substantielle et dont je reste conscient. Cer¬ tes, il y a quelques points noirs; comme par exem- 56 pie la bourgoisie du commerce, qui est, peut-être en¬ core plus écœurante que son équivalent dans notre pays. Je ne suis pas resté_ aveugle aux fautes de ce grand peuple ; fautes dont la violente mise en œuvre date de bien avant la guerre ; fautes qui ont été dis¬ cutées jusqu'à « la nausée » (1) par les Français eux- mêmes et par tous ceux qui leur veulent du bien. Je suis un de ceux qui> voulant du bien à la Fran¬ ce, ne désire pas distfuter ses faiblesses. Je préfère pen¬ ser à ce que je dois à la France et aux Français ; et je voudrais faire l'inventaire de ma dette, sans espoir d'y parvenir, car je ne saurai jamais compter jusque là C'est une influence qui, se frayant un chemin dans mes instincts, mes intuitions, mon « moi » le plus profond, fait mûrir dçs fruits, sans que je sache bien moi-même d'où me viennent en définitive ces ri¬ chesses. Souvent ils apparaissent longtemps après une méditation. Même sur ce grave sujet de méditation, l'un des plus importants touchant les influences civi¬ lisatrices, au cours de l'expérience humaine, je réalise tout ce que je dois à la France pour mon aptitude à mieux pénétrer le temps et l'être humain. Un jour, rarement, se passe sans que me reviennent des phra¬ ses en français ; et, activant le cours de mon sang, que n'apparaissent, soudain, en éclair, des souvenirs de moments vécus à Paris, dans les montagnes de Sa¬ voie, le long des paresseuses rivières du Centre, dans le Sud hérissé de cactus. C'est d'abord, un lien émo¬ tif. L'intelligence intervient immédiatemen après. De quelle manière fait-on ceci ou cela en France ? Com¬ ment le dit-on, en français ? Que penseraient de la question qui occupe, en ce moment, mon esprit et ma vie, tel poète français, ou cette Française qui mar¬ chande des carottes, ou ce paysan qui maugrée devant son verre de rouge au cabaret ? Chaque jour, dans mon esprit, je vois des questions de cette nature le¬ ver leurs têtes. Elles excitent ma pensée et m'obligent à une nouvelle mise au point des valeurs. Anciennes valeurs dont quelques-unes encombrées de supersti¬ tions chenues, de violents préjugés nationaux, d'aveu- (1) En français dans le texte. 57 glements astucieux et même sordides ; mais, toujours françaises, toujours précieuses pour moi, comme les manies et les petitesses d'une bien-aimée. Mais que tout cela est donc absurde ! Je devrais être en train d'écrire des choses, concrètes, une scène, un incident, un portrait de caractère, qui illustreraient l'émotion que j'essaie, en vain d'exprimer. Cependant la figure de la bien-aimée demeure toujours absente, toujours élusive. On peut évoquer avec précision les traits d'un étranger ou d'une simple connaissance. Mais que l'amour vous fasse son esclave et vous per¬ dez le contrôle de toutes vos facultés de mémoire. Il n'en est pas autrement entre la France et moi. Je ne puis me rappeler que le moment de l'arrivée, cette im¬ pression de reconnaissance, de familiarité pré-natale, comme un retour à une précédente incarnation mais plus souple, mieux adaptée. Quel en est le sens ? Com¬ ment l'expliquer ? Est-ce une simple et ridicule illu¬ sion sentimentale ? Je sais que non. Je sais que le fait d'inspirer une joie et une foi profondes et inaltérables n'est pas une illusion. Joie et foi : les deux sources de l'amour, comme la douleur est sa confirmation. La joie naît de l'élément primordial, du « soi » ; d'où jaillit aussi le pouvoir créateur, sous toutes ses formes. Et, tou¬ jours je m'en souviendrai, et de cela seulement : du jour où je mis le pied sur la terre de France, la joie, de nouveau jaillit en moi. J'y mène ma vie habituel¬ le, sans changement apparent. J'y ressens l'ennui, l'ir¬ ritation, la fatigue ; j'en ai jusque par-dessus la tête. Mille choses désagréables, différentes des milles cho¬ ses désagréables de mon pays, y étouffent mon plai¬ sir : l'horrible architecture des maisons particulières, le mode strident des scènes dans la rue. Mais, dans tout cela, je vis d'heure en heure sur ctete terre bien- aimée, comme un amant auprès de sa maîtresse, jouis¬ sant de son exaspération. C'est dans cet état d'âme que je pense à la France, que j'y ai pensé pendant ces trois années.de dégrada¬ tion et de captivité. Et tous les moments que j'y ai passés, tout ce que j'y ai appris, aux heures de tran¬ quille flânerie, seul, ou accompagné de quelqu'un avec 58 qui partager ces expériences que l'on ne peut pas par¬ tager, tout cela est resté vivant en moi et m'encoura¬ ge dans ces heures de tourment et d'horreur. Parce que je suis Anglais, je me sens fort et confiant dans la vic¬ toire contre les Barbares. Mais, parce que j'ai connu 3a France, que je l'ai aimée, que je l'aime encore, je me sens encore plus fort, encore plus confiant. Je pen¬ se à son peuple mis en esclavage et torturé, à ses tré¬ sors volés, à sa beauté souillée. J'écoute ses médecins politiques proposer de la guérir de ses faiblesses, après sa libération, et je dois reconnaître qu'il faudra un puissant tonique pour rassembler ce grand comité de la civilisation et mettre, à nouveau, la France au rang des pouvoirs et des influences qui assureront à la gran¬ de famille humaine, le maintien de sa beauté et de sa dignité. Mais tandis que j'accorde mon consentement aux phrases véhémentes des « pandits », j'entends s'élever en moi un murmure tenace, qui me pour¬ suit de ses reproches. Et je sais que je ne voudrais pas voir la France très différente de ce qu'elle a tou¬ jours été. Je voudrais la voir conduire elle-même sa vie civile comme elle l'a toujours fait. Quelques mots écrits à son père par Hector Berlioz, ce grand fils de France, s'insinuent dans mon esprit, et surmontent tous les cris actuels d'avertissement, et la voix des ha¬ biles docteurs en politique, qui annoncent prophéti¬ quement des châtiments, des bouleversements et des purgations. Ces quelques mots sont une fervente prière que je sens se former au plus profond de mon cœur quand je pense à la France et aux Français, dont j'aime tant la manière de vivre et les coutumes. « Ehi mon Dieu », dit Berlioz, « laissez-les donc tous libres de jouer ce qu'ils voudront. » (1) C'est aussi ma priè¬ re, celle d'un amant qui croit en sa bien-aimée et qui tout en connaissant ses fautes et ses égarements lui fait confiance ; sûr qu'à travers son amère expérien¬ ce, elle trouvera elle-même le chemin de la sagesse et elle-même se sauvera. Richard CHURCH. (1) En français dans le texte. 59 A UN ECAPTIVE Nous vous avons beaucoup aimée. Vous étiez si gracieuse lorsque nous venions à vous pour nos vacances ! Dès qu'il était possible, nous ar¬ rivions ; on n'avait pas toujours l'argent du voyage, et quitter notre maison n'était pas toujours facile. Mais votre maison était aussi la nôtre : notre secon¬ de, adorable maison. Sous votre toit, dans votre jar¬ din, nous nous sentions heureux. A la fois paresseux et pleins de vie, (oh ! si vivants !) La langue de vos enfants était presque notre langue. Nous la compre¬ nions, nous la lisions lorsque, trop conscients-de nos maladresses, nous n'osions pas l'employer couram¬ ment. Plusieurs d'entre nous se sentaient honteux de ne pas la parler assez bien. Vos enfants aimaient la vie. Tous ne l'aiment pas. Nous, ici, dans notre maison^ nous ne sommes qu'à demi-sûrs de l'aimer. Et, eux, vos voisins, dans leur vaste et ténébreux domaine, entouré de sombres fo¬ rêts, la vie les épouvante. Ils préfèrent la mort ; ils préfèrent répandre la mort. Votre jardin était le plus varié, le plus charmant du monde. Des milliers de vos enfants y possédaient un coin de terre où poussaient les laitues, les radis et les roses ; d'autres, dans de plus vastes champs, cul¬ tivaient le blé et la vigne ; plus au Sud, au bord d'une mer tiède, on voyait des oliviers. Au centre, d'un vert un peu gris ; au midi, d'un bleu scintillant, tout un pays, votre jardin. Là, a peine arrivés, les odeurs nous accueillaient: les mêmes que la dernière fois, bien différentes de cel¬ les de chez nous. Nous les respirions, charmés. Odeur du café, de la poussière chaude, du pain frais, du comptoir de zinc, des journaux que l'on vient d'im¬ primer, de l'ail, de la rude toile bien savonnée et non repassée, des marronniers, de la poussière. Non, ja¬ mais je ne pourrai vous amener jusqu'ici, odeurs de notre seconde maison ! 60 Le vin était à bon marché. On le posait sur la ta¬ ble, rouge ou couleur d'ambre, lorsque nous dînions dehors. Et, pendant qu'on changeait nos assiettes, nous posions nos couteaux sur une tranche de pain. Dans une corbeille, il y avait des raisins blancs aussi gros que des raisins de Corinthe. Le repas terminé, l'addition se faisait vivement sur le coin de la nappe en papier. (Vous en souvenez-vous? La plupart de ceux qui vous aimaient n'étaient pas riches et ne fré¬ quentaient pas les grands hôtels). Ah ! s'asseoir, simplement s'asseoir. Tandis que, plus subtil, plus doux, plus délicat que chez nous, l'air se nuançait et se fondait en lilas et nos joues sem¬ blaient plus lisses, nos yeux plus ouverts. Ah ! slas- seoir, se tenir aux aguets, pendant que, devant nous, montait la pile des soucoupes. Tout à côté, quelqu'un écrivait une lettre : la fine plume courait, courait... Plus loin, une jeune fille était assise auprès d'un jeu¬ ne garçon. Il lui parlait d'une voix ardente et sou¬ riait. Elle riait et regardait devant elle des gens pa< ser dans l'air calme du soir. Puis il posait la main sur la joue de s'a compagne, tournait son visage vers lui et l'embrassait. Un instant après, cette aide n'était plus utile et c'est elle qui lui tendait son visage. (J'ai vu souvent cîes personnes s'embrasser : elles l'ont tou¬ jours fait avec grâce, sans souci de l'endroit où elles se trouvaient). Un peintre apparaissait, sans chapeau, une toile sous le bras. Une femme en espadrilles por¬ tait, dans une corbeille, sa lessive aussi blanche que l'aubépine. Où étions-nous assis ce jour-là ? Etait-ce sur la place du village, sous des marronniers tout fleuris de lampes, tandis que, d'une église voisine, un Angélus léger tintait dans l'air du soir ? Etait-ce sur le bord d'une route, avec, là-bas, une rivière ? Il y avait tant de rivières le long de votre jardin, sinueuses, amples, lentes, couleur vert-bouteille ; des peupliers s'élan¬ çaient de leurs rives et les ombrageaient ; ici et là, un homme se tenait immobile, une canne à pêche à la main ; la silhouette de l'homme et la canne dessi¬ naient un angle immuable. Mais un fleuve traversait aussi votre maison, un fleuve citadin, gris et vert- 61 jade ; des ponts, nombreux, reliaient les deux rives ; là-bas, tout au bout, et, semblait-il comme pour ar¬ rêter sa course, se dressait une cathédrale à deux tours, une cathédrale à deux tours bien assises, gri^e com¬ me une colombe, à la fois robuste et aussi légère qu'une brume, là-bas, plus loin que tous les ponts, arrêtant le regard. Sur les berges dallées montaient des peu¬ pliers ; des hommes assis péchaient à la ligne ; et le long de la rive gauche, dans de grandes boîtes ouver¬ tes, on voyait des estampes et des livres anciens : on flânait, on lisait, on achetait peu. Vos livres, les modernes, n'étaient pas reliés com¬ me les nôtres, mais brochés. Sous leurs couvertures, blanches ou jaunes, comme ils étaient nombreux 1 il n'y a pas au monde une maison qui en possède au¬ tant ! Ils nous faisaient signe, dans les rues, dans les squares, si rapprochés les uns des autres ! Et que de tableaux ! On ne trouve nulle part d'aussi nombreuses et d'aussi belles peintures que chez vous. C'est qu'ils étaient d'ardents lecteurs vos enfants ; des écrivains et des peintres ardents ! Leurs mains et leurs cerveaux travaillaient plus intensément que les nôtres. Et ils y prenaient du plaisir, comme ils pre¬ naient du plaisir à ne riert faire. C'étaient des amou¬ reux de la vie, vos enfants ; oui des amoureux. Chez eux, ils étaient vraiment chez eux. Voilà ce qui les rendait si sympathiques. Car, ce don, nous ne l'avons pas ; nous n'atteignons jamais à cette soli¬ de et souriante certitude de l'endroit où nous désirons nous établir et tout ordonner autour de nous. Ils sa¬ vaient, vos enfanta, que pas une demeure nç surpas¬ se la leur : aussi la quittaient-ils rarement. Ils ne gaspillaient rien ; pas une miette de pain ; pas un pouce de terre ; pas une minute. Inacessibles, semblait-il, à la fatigue. Nous avons des corps et des nerfs qui réagissent autrement. Nous contenons moins de force vitale et des esprits plus lents ; nous avons besoin de plus de sommeil. Nous- pensions bien que vos enfants devaient parfois dormir. (Mais quand ?) Et cet éclat du matin ! Les voix vives, joyeuses, assu¬ rées ! Tous les sons d'un timbre plus haut : le bruit des pas, le ronflement des moteurs, les voix, le tintc- 62 ■mfnt des cloches. Voici un jour nouveau. Et cha¬ cun pensait : Béni soit ce jour ! Et si, parfois, nous avons accusé vos enfants d'ava¬ rice et de cupidité, nous l'avons fait sans malveil¬ lance, n'oubliant pas nos propres défauts et songeant à leurs vertus. Ils nous ont tant donné ! Nous n'étions pas les seuls à venir puiser, dans leurs réserves ; mais d'autres aussi prenaient, prenaient encore. Les uns demandaient asile, d'autres l'esprit de tolérance, d'au¬ tres l'amour, d'autres l'inspiration, d'autres encore des robes élégantes et des parfums ; là certains refai¬ saient leurs corps ; d'autres leurs esprits. Tous ceux qui entraient étaient bien accueillis. De longues routes blanches traversaient votre jar¬ din, sous une voûte d'arbres. Une vieille femme gar¬ dait une vache sur le talus herbeux. Une famille pre¬ nait le repas de midi, sur le pas de la porte ; les plus petits, garçons et filles, avaient une serviette nouée autour du cou ; dans leurs verres, un eau à peine rou- gie de vin. Les bâtiments des fermes retenaient la lu¬ mière. Lorsque nous arrivions enfin, tout au Sud, au bord de la mer, elle nous éblouissait de mille joyaux. Odeur du mimosa. La chaleur nous faisait rejeter nos manteaux. Notre cœur saigne, nos yeux brûlent quand nous pensons à notre seconde maison, notre seconde et adorable maison. Elle n'est plus là. Elle a été englou¬ tie. Vos enfants si joyeux sont morts : desOnilliers d'entre eux qui aimaient la lumière. Vos monstrueux voisins, voués à la mort, sont sortis en hurlant de leurs ténèbres et les ont tués. Rancuniers, envieux, incapables de créer, après avoir saccagé leur propre jardin, ils sont venus saccager le vôtre. Mais il y a des choses qui ne peuvent pas arriver. Celle-là, cependant, est arrivée. Où irez-vous, maintenant, pauvre captive ? Ne voulez-vous pas rester près de nous tandis que nous essaierons de reconstruire votre maison ? Je sais que vous vous sentirez misérable, parmi nous, mais nous vous chérissons... Vous à qui nous devons la moitié de nous-mêmes, nous ne vous avons pas assez aidée, 63 nous n'avons pas assez aidé vos enfants. Nous avons beaucoup pris, nous n'avons pas assez donné. Lors¬ que vous avez été frappée, nous n'étions pas en force suffisante auprès de vous. Quel est votre nom ? Je vous ai parlé sans vous nommer. Car vous êtes un esprit qui porte plusieurs noms, chère captive : Civilisation, Esprit de l'Euro¬ pe, Amour des choses de la terre, Claire Intelligence, Libre Investigation, Amour de la Paix, Justes Va¬ leurs, Liberté, Les Grâces, l'Humanité même. L'une de vos ailes touche par sa pointe la Grèce antique, l'au¬ tre la Chrétienté. Vous êtes l'Art de vivre. Vous êtes le sourire du monde. Votre demeure est Paris, votre jardin la France. Eté J 940 Irène RATHBONE 64 O FRANCE, QUI DIRA TON CHARME INEXPRIMABLE? Si à peu près tous les deux ans je ne vais pas en France, une véritable faim me tourmente. Sans doute est-ce à cause du sang français, qui coulé dans mes vei¬ nes, que, si profondément, dans mon cœur, vit la France. Quand j'y vais, je ne me sens jamais un étran¬ ger chez elle. La façon dont se tiennent les maisons, dont les routes courent, dont poussent les arbres, tout cela me pénètre d'un sentiment d'intime familiarité. Ici, me disje, c'est aussi mon pays, à qui je dois allé¬ geance, une fidélité au-dessus des lois. Cependant quand je tente d'analyser mon senti¬ ment d'amour pour la France, ce qui rend absolument indispensable à ma vie d'y faire de fréquents séjours, je me trouve devant un problème très ardu. En effet, ce que j'éprouve, ce n'est pas un simple plaisir, mais une profonde satisfaction. Quand j'essaie de remonter les degrés successifs par où je fus conduit à compren¬ dre ceci : que la France est partie intime de mon être, à l'origine de ce sentiment, je découvre les cathédrales d'Amiens et de Chartres et la façon dont ces deux vil¬ les sont venues se grouper tout autour d'elles . J'ai la France dans les os : c'est en les voyant que je l'ai plei¬ nement réalisée. Alors je n'étais qu'un adolescent. Et c'est peu après que je fus amené à contempler Angers, Périgueux, Albi et Bordeaux, ces autres merveilles. Quant à la terre même de la France, ce sont ses gran¬ des vallées qui m'ont enseigné à l'aimer. Avant la der¬ nière guerre, nous nous sommes rendus en roulotte, ma femme et moi, de Boulogne à Marseille. Je n'ou¬ blierai jamais de quels frémissements fut accompagné ce voyage par petites étapes le long du Rhône, la stu¬ péfiante beauté des ciels, le profil des collines, les divers aspects romantiques du paysage, les pêchers en fleurs et les ponts qui s'élancent avec tant d'audace et si gra¬ cieusement par-dessus le fleuve. Plus tard vinrent l'a¬ dorable Loire et ses bords couverts de joncs, les riches, 65 les émouvants méandres de la Dordogne. Des monta¬ gnes, je ne connais vraiment que les Basses-Pyrénées où j'ai vécu quatre ans en pays basque. Et quel pays ! avec ses forêts, ses prairies, ses hautes-terres, ses tor¬ rents. Oui, c'est bien le paysage, tel qu'il est aujour¬ d'hui, si éloquent et si représentatif de la civilisation moderne, plutôt que les chefs-d'œuvres du passé (quelle qu'en soit la beauté) qui s'est emparé de mon imagination et m'a empoigné. Sa seule évocation m'emplit de nostalgie : c'est lui qui nous révèle la manière de vivre d'un peuple. Et, en définitive, ce qui compte essentiellement, c'est la manière de vivre et il y a justement dans celle des Français, dans leur « accueil » (1), quelque chose qui, dès la Manche traversée, m'a fait me sentir chez moi. Serait-ce le timbre des voix, la façon de rire, les gestes, le mouvement de la foule le long des rues (qui n'est pas seulement le fait d'aller d'un point à un au¬ tre) , l'aspect amical des cafés, la tranquille dignité des intérieurs, ou un je ne sais quoi que je ne parviens pas à définir ? Mais, comme je l'ai dit, (et c'est de quoi je suis bien sûr) jamais, en France, je ne me suis senti un étranger. Ce qui me plaît, chez les Français, c'est peut-être leur réalisme, ce refus de se laisser pren¬ dre aux apparences, leur façon savoureuse d'exprimer une opinion, en y mettant un grain de sel, leur es¬ prit ; et cet entrain physique que j'aime tant ! Ces caractères, un Anglais- les retrouve dans la littérature française, même chez le Romantique le plus expressif. Ils semblent sous-jacents à tout ce qui est spécifique¬ ment français. En somme, j'aime la claire lumière de l'esprit latin ; sa détermination de séparer les choses nette¬ ment, aussi bien dans les faits que dans son esprit. Il y a là quelque chose de plus que la « lo-gique » (selon le mot favori de Flaubert) cette logique, qu'a¬ près tout, chaque peuple possède ; c'est une question de goût. En fait, je pense plus particulièrement, en écrivant ces lignes, à ce que j'ai vu à Rabat, à Fés et à Marrakech, au cours d'une rapide visite au Maroc. (I) En français dans le texte. 66 Quelle claire intelligence des deux civilisations entre elles ! Il est plus difficile de prendre des exemples Hors du domaine des faits, dans le monde de la pen¬ sée et de l'intuition, parce que, de nos jours, Français' et Anglais sont les membres, indissolublement asso¬ ciés, d'une même civilisation : des partenaires qui se complètent. Il n'y a pas entre eux de contrastes vio¬ lents ; mais une différence dans l'intensité, du moins, à ce qu'il me semble. De sorte que, si, en France, je ne me sens pas un étranger, quand j'y vais en visite, je goûte cependant un changement, comme une nou¬ velle fraîcheur, et l'impression d'une constante invi¬ tation. Bonamy DobréE 67 LETTRE A UN JEUNE HOMME RECEMMENT ARRIVÉ DE FRANCE Monsieur, N Je vous écris pour vous exprimer ma grande re¬ connaissance pour les renseignements précieux que vous avez bien voulu me donner. Même en tenant compte de cette réticence à laquelle la prudence vous a obligé, je crois que je me suis fait une image assez exacte de la vie de vos compatriotes sous l'oppression allemande. Je vous ai écouté tantôt avec tristesse, tan¬ tôt avec fierté. Vous savez que la France est presque autant mon pays que le vôtre. Je suis son enfant un peu par le sang, et totalement par l'amour. (Mais ici je me demande si l'amour seul vous permet de possé¬ der quoi que ce soit. Peut-être que la France ressemble à ces femmes qui tendent simplement la joue aux bai¬ sers des personne qui les aiment le plus ? ). Vous ne m'avez presque rien dit, en jeune homme modeste que vous êtes, du rôle que vous avez joué personnellement dans votre patrie. Aussi bien, vous n'aviez pas besoin de m'en parler. Je sais que vous avez porté plus de cent fois votre propre mort dans une serviette de cuir. On m'a dit que votre nom — le vrai, non pas celui sous lequel vous vous êtes pré¬ senté à moi, — est exécré par le Boche. Vous l'avez roulé ; vous vous êtes échappé, en quelques secondes, de sa soi-disant justice.' Vous avez laissé derrière vous un entassement de mensonges et de crimes. Monsieur, j'ai beaucoup réfléchi cette nuit à notre conversation. Vous allez sans doute m'en vouloir de ce que je vais vous dire ; vous voudrez donc bien m'en excuser d'avance. Voici, Monsieur : je ne crois pas un mot de ce que vous m'avez raconté. Vous respirez l'honnêteté, la franchise ; on m'a dit que je pouvais écouter en toute confiance le jeune homme que vous êtes ; mais, tout simplement, ça ne peut être vrai. 68 Monsieur, il y aura bientôt trois ans que j'ai quû> té la France. C'était le matin de très bonne heure, mais déjà il faisait une grande chaleur — cette puis¬ sante chaleur d'août dans les Pyrénées méditerranéen¬ nes. J'escaladais la montagne, lentement, m'asseyant souvent pour reprendre haleine. A travers ma blouse, le soleil me brûlait la peau du dos. L'air sentait le sel, l'herbe brûlée, les -fleurs de toutes sortes, surtout l'⬠pre et tendre thym. Sous moi, je voyais la mer, d'un vert très foncé, avec des ombres d'un noir un peu pourpré. Devant moi, des montagnes sans fin, brunes et desséchées par une soif sans bornes. A un certain moment, j'ai posé le pied sur un sol étranger. Cela n'a pas été plus compliqué que cela. J'ai fait mon dernier pas en France, puis mon premier en Espagne. En de tels moment, on ne peut pas pleu¬ rer. Depuis, bien des choses se sont passées. Des bom¬ bes sont tombées ; j'ai grimpé sur les ruines de ma maison. J'ai beaucoup travaillé ; j'ai eu des rhumes interminables dans un climat oclieux ; il m'est même arrivé parfois d'être heureuse. Je commence à oublier un peu le français ; je me trompe de genre, tout com¬ me tant d'Anglais. Tout cela se passe le jour, mais la nuit — et c'est ce qui me permet de douter de votre véracité — je reviens à Paris. En voulez-vous des nouvelles ? Com¬ me vous en êtes parti depuis plusieurs semaines déjà, vous devez commencer à en sentir la nostalgie. Eh bien, rien n'y est changé. Une légère tristesse plane seulement sur la ville, tel un voile de larmes, irraison¬ né au fond, puisque; comme je vous l'ai dit, rien n'est changé. Mes meubles et mes robes sont en bon état. Ma vieille concierge en prend soin, et je me reproche un peu les mauvaises pensées que j'ai nourries jadis à son égard. Pourtant elle a gardé son exécrable caractère ; elle continue à « enguirlander » ferme ses locataires qui ont le toupet d'être des étrangers. Elle dit : « Ces métèques ! ». Les Français n'ont rien perdu de leur goût exagéré pour ce mot. 69 Au Petit Saint Benoît, on mange toujours une entrecôte minute qui se fond sous la langue. Chez Jacquet, les pots d'oeillets fleurissent sur la terrasse. .Le marchand de cacahuètes (l'Algérien, non pas le Hongrois) continue à chanter les louanges de ses tranches d'oranges glacées. Le coin du Boulevard Montparnasse et du Boulevard Raspail sent le lilas, l'encre d'imprimerie, l'urinoir et le croissant frais. En face se trouve ce grand marchand de livres d'art. Le nom de sa librairie s'est un peu effacé. J'ai beau rester longtemps sur le trottoir, la tête en l'air, je n'arrive plus à déchiffrer les lettres fanées au-dessus de la porte. En tout cas, on voit toujours dans sa vi¬ trine deux reproductions magnifiques : un Marie Laurencin (trois jeunes filles, très languissantes et vê¬ tues de robes roses et bleu claijr, caressant de leurs mains trop fines un petit cheval qui vient de sortir de la mer) et un Rouault (un roi très beau, mais d'aspect terrible, qui tient à la main une fleur). Vous m'avez dit que Rouault faisait des expositions pour les Al¬ lemands. Je puis vous, assurer que ce n'est pas vrai. Connaissez-vous le Café de Flore ? J'y établis toujours mon quartier général. A l'intérieur, la fumée est trop épaisse, elle me pique les yeux, mais j'aime tant sa terrasse ! Je m'installe autant que possible en plein soleil et n'en bouge plus, sentant griller mes os tout en sirotant une orangeade. Je ne vois rien, je ne pense à rien. Les cloches de Saint-Germain des Prés laissant tomber des tonnerres rythmiques qui pour¬ raient marquer aussi bien la marche des heures que celle des siècles. Place de l'Opéra, l'autobus AE a son éternel plein de voyageurs. Mon billet porte toujours le numéro 84. A peine a-t-il crié : « 83 », le receveur, avec un rageur : « est complet !'» tire furieusement le cor¬ don de sa sonnette. Et je continue à croire qu'il le fait exprès. * Une chose (je suis sûre qu'elle vous fera plaisir) est même plus belle que jamais ! Les bouquinistes des quais ont des livres tout à fait merveilleux, extraordi¬ naires. Surtout la grosse vieille qui porte un châle tri¬ coté en laine rouge foncé. Son étalage contient des histoires si belles que parfois je me mets à lire, et alors j'oublie tout. Elles n'ont jamais de fin, ces histoires ; en revanche, elles ont des illustrations étonnantes. Je ne sais pas comment la grosse vieille à châle fait pour se les procurer. Pendant que je lis, j'entends le mur¬ mure d'eau très doux de la Seine. Je vais souvent revoir ce quartier atroce où je me suis soudainement trouvée, un jour de 1935, au cours d'une promenade sans but. Derrière des façades crou¬ lantes, on y devine d'antiques misères, des cruautés hallucinantes. Des hommes presque nus y circulent si¬ lencieusement comme des somnambules, mais leurs yeux sont pleins d'injures ; des enfants, furtifs com¬ me de petits rats, se glissent dans des ruelles qui ont l'odeur du sang. Il me semble, pourtant, que ces êtres disgraciés s'aiment d'un amour plus grand que bien des privilégiés. Dans la nef de Notre-Dame, j'attends pendant des heures. Lorsque la corde se brisera et que tombera le grand chapeau rouge, l'âme du Cardinal sortira du Purgatoire... Les jardins du Luxembourg sentent très fort le tilleul. Un cortège de tout petits ânes, portant sur leur dos des enfants hilares, délivrés momentanément de leurs bonnes, défilent autour du bassin. Des bégonias rouges et jaunes fleurissent sous les pas de jeunes prê¬ tres dont les soutanes balayent la rosée. Une brume bleue voile le Panthéon. Mais pourquoi continuer ? Tout cela, vous le sa¬ vez aussi bien que moi. Oui, rien n'est changé, sauf qu'il ne pleut jamais, et comme je vous l'ai déjà dit, on a toujours cet étrange petit goût de larmes au fond de la gorge. Vous comprenez maintenant pourquoi je me suis permis de ne pas ajouter foi à tout ce que vous m'avez raconté. Vous m'avez parlé de rues vides, de longues queues de gens patients et affamés attendant des heu¬ res et des heures devant des boutiques dégarnies. Vous m'avez dit que les yeux sont remplis de méfiance et que les langues des plus purs Parigots sont devenues prudentes. Surtout vous m'avez dit que les Allemands 71 se promènent à Paris comme chez eux. Eh bien, moi, je n'ai rien vu de tout cela. Ne vous offensez pas, je vous en prie ! Je vous sais incapable de mentir. J'ai seulement voulu vous faire comprendre, en bonne camarade, que vous avez fait un mauvais rêve, et que vous avez tort d'y croi¬ re. Cecily MACKWORTH. Ecrit en français par l'auteur 72 GALLIENI - "LA TÊTE HAUTE", UN SYMBOLE DE LA FRANCE INDOMPTABLE Cinq ans après la mort de Joseph-Simon Galliéni, son Ombre a eu l'honneur d'être promue Maréchal de France. De la part du Gouvernement français c'était là un tardif mais sincère témoinage de reconnaissance pour les services rendus aux sombres jours du début de Septembre 1914, où il sauva la France et changea la' face.de la guerre mondiale, en opérant le « miracle de la Marne ». Pendant des années la vérité demeura cachée, à cause de l'ignorance publique, des opinions superficielles et du prestige chatouilleux de ceux(à qui tous les lauriers de cette victoire étaient nécessaires pour couvrir la honte des précédents désastres. Con¬ trairement à la plupart de ses pairs, Galliéni aurait eu une place d'honneur dans le temple de la Renommée, même si une guerre européenne n'avait pas éclaté de son vivant. Après 1870 il a joué un rôle important comme explorateur et soldat, en étendant et en maintenant l'influence française dans le Haut-Niger. Après un sé¬ jour à la Martinique, il est retourné en Afrique Occi¬ dentale, comme Gouverneur du Haut-Sénégal. Ses travaux, ses écrits d'observateur aigu, d'esprit scienti¬ fique rendaient autant de services pour le moins aux recherches géographiques qu'à la France. En 1893 il se rendit en Orient à travers l'Océan Indien pour prendre le commandement d'un district militaire au Tonkin et y afFermir l'autorité française. Trois ans plus tard, il fut rappelé pour occuper un plus haut emploi, celui de Gouverneur Général et de Commandant en Chef de la nouvelle colonie française de Madagascar. Elle était alors en révolte. Non seulement Gallié¬ ni la réduisit, mais par ses mesures politiques, par le 73 développement économique de l'île, il laissa celle-ci pacifiée et prospère. Désormais le nom de Galliéni était aussi étroitement attaché à Madagascar que celui, de Lyautey le fut plus tard au Maroc. En 1905, Galliéni, revenu en France, fut appelé au Commandement du XIVe Corps d'Armée de Lyon. Lorsque, en 1911, éclata un désaccord sur les plans et les doctrines de guerre, qui provoqua une cri¬ se dans le Haut Commandement, Galliéni fut de ceux qui se groupèrent contre la nomination du Général Michel comme généralissime. La raison de son attitu¬ de fut, semble-t-il l'inquiétude que lui donanit la/per¬ sonnalité de Michel, plutôt qu'une opposition à ses idées stratégiques, comme les autres manifestaient, de savoir : la défensive-offensive plus sage que « l'offen¬ sive à outrance ». Lorsque Michel, mis en minorité par ses Collègues du Conseil-Supérieur de la Guerre, dut démissionner, Galliéni aurait pu prendre sa succession. Mais ses scru¬ pules lui défendirent de tirer un avantage personnel de son opposition. Messimy, alors ministre de la guer¬ re, lui demanda de réfléchir pendant deux jours. Mais Galliéni resta inébranlable. Il dit : « Il est de mon devoir de vous répéter que vous avez à accomplir un grand et cruel devoir en renvoyant le Général Michel. Mais, moi, qui l'ai accusé devant vous, je ne peux pas accepter de le remplacer ». Messimy, dans cette impas¬ se, lui demanda de donner des . noms. Galliéni pro¬ posa, en premier lieu, Pau, soldat qualifié par sa pro¬ fonde culture et ses dons intellectuels, mais, que ses convictions religieuses rendaient politiquement sus¬ pect. En second lieu, Joffre, qui avait servi sot(s ses ordres à Madagascar. Ce fut cette seconde suggestion que le Ministre de la Guerre accepta. Malheureuse¬ ment Joffre, fut entraîné hors de sa prudence natu¬ relle par l'impétueuse ardeur des « Jeunes Turcs » du grand Etat-Major, qui voyaient dans l'offensive à outrance la solution simple de tous les problèmes. Le point de vue plus réaliste de Galliéni apparut en Mars 1914, alors qu'il dirigeait un « Kriegspiel » au Centre des Hautes Etudes Militaires. Il y prévoyait la mar¬ che des armées allemandes à travers la Belgique. Ce 74 danger l'inquiétait tellement que, dans son rapport, il demandait instamment que Dunkerque, Lille et Maubeuge fussent organisés en place d'arrêt contre la vague allemande, et qu'une armée de campagne fût prévue sur leur flanc. Cet avertissement tomba dans l'oreille sourde des chefs. Ils croyaient en effet qu'il leur suffisait d'avancer pour vaincre. C'était gaspiller ses forces que de reorganiser des places fortes sur les arrières. Le mois suivant il fut mis à la retraite et se retira dans une petite propriété à Saint-Raphaël. Mais, en trois mois, la crise européenne prit un tel développe¬ ment qu'il fut rappelé en activité par un télégramme du Ministre de la Guerre. Ce télégramme daté du 31 Juillet, lui faisait connaître qu'en cas de mobilisation il devrait sè rendre auprès du généralissime Joffre comme successeur éventuel. Mais, arrivé à Paris, on le laissa battre^ la semelle, dans une impatiente inac¬ tion. Joffre en effet ne montrait aucun désir d'avoir à ses côtés un successeur éventuel et de tenir Galliéni « au courant » des opérations qu'il pouvait être ap¬ pelé à diriger lui-même. Le 20 août des télégrammes alarmants commen¬ cèrent à arriver au Q. G. du Général Joffre. Et quand Joffre dut admettre l'échec de son offensive inconsidé¬ rée, le gouvernement frappé de panique eu,t l'idée de limoger le Généralissime. Un homme d'un caractère moins élevé que Gallié¬ ni aurait exploité la situation ; car le départ de Jof¬ fre signifiait la nomination de Galliéni. Mais il se joignit, au contraire, au Ministre de la Guerre pour dissuader le Gouvernement de changer le Commandement en pleine tempête. La défense de la capitale était un problème dif¬ férent. Le 26 août, Galliéni fut nommé Gouverneur Militaire de Paris. L'ennemi se trouvait alors presque aux portes de la Capitale. « Ils m'ont donné une t⬠che formidable, remarque Galliéni, rien n'est prêt, et les minutes comptent pour des siècles ». L'œuvre de défense lui parut comprendre trois élé¬ ments, ainsi qu'il le dit lui-même : défense militaire, défense morale, ravitaillement. 75 Tout en pressant la construction des tranchées et des obstacles, il apaisa les craintes, supprima les alar¬ mistes, et il montra un sens exceptionnellement aigu de l'interdépendance des trois éléments de sécurité. L'expérience du siège de 1870 lui avait fourni la subtile leçon suivante : pour faire naître la confiance, en particulier dans les plans du Commandement, « il était nécessaire non seulemenjvque Paris ne manquât pas de pain, mais encore qu'il continuât à manger le même pain », Dans ce dessein il fit peser une main ferme sur le commerce en gros et en détail, mâta les profiteurs, supervisa la distribution, et, comme autre défense morale, entreprit une campagne de répression contre l'alcoolisme et les occasions d'y tomber. Les préoccupations que lui donnaient le gouver¬ nement intérieur et la défense de Paris ne l'empêchè¬ rent pas de porter ses regards sur un horizon plus vaste. Ainsi, excédant ses fonctions, il vit et saisit le moment de sauver non seulement Paris mais la Fran¬ ce. Le 30 août Joffre fut amené à abandonner le pro¬ jet de former une nouvelle masse de manoeuvre pour envelopper le flanc allemand. En effet, ce jour-là, il avait été obligé d'en céder le noyau, la VIe armée, pour renforcer la garnison de Paris. A la place de ce projet il avait mis son espoir dans un nouveau plan : briser le centre allemand. Mais ce dessein, à son tour commença à crouler, car la pres¬ sion ennemie augmentait et ses propres troupes, en pleine retraite, menaçaient d'échapper à son contrô¬ le. Le 1" Septembre, il ordonna de continuer la re¬ traite jusqu'à une ligne au Sud de la Seine, disant qu'il était impossible de s'arrêter sur la Marne. Bien qu'on lui eût apporté, ce soir-là une carte prise aux ennemis, carte (et plus tard il l'admit lui-même) qui « rendait parfaitement clair » que von Kluck chan¬ geait de direction, il se refusa à changer son propre plan de continuer la retraite. Le jour suivant, dans une note adressée à ses Chefs d'Armées il indiquait un ligne de repli encore plus au 76 Sud. Ligne où ils devraient « se fortifier » dans l'at¬ tente des « renforts amenés des dépôts ». Il disait tex¬ tuellement : « L'état de vos hommes, tel qu'il ressort des rapports des Chefs d'Armées, augmente les raisons de s'arrêter à cette solution ». Ses conseillers à l'Etat- Major étaient d'accord avec lui. Le plus influent, le Général Bertelot, soutenait que « les troupes étaient si épuisées par la longue et incessante retraite depuis la Sambre qu'elles étaient devenus incapables de fournir le moindre effort ». Galliéni, laissé dans l'ignorance, décuovrit lui- même — tard dans la journée du 3 — que les Alle¬ mands avaient changé leur axe de marche et avançaient parallèlement à son propre frônt. Il vit rapidement la chance qui s'offrait. De bonne heure le lendemain ma¬ tin il ordonna! à ses forces de se tenir prêtes à une at¬ taque. Il informa par téléphone Joffre des disposi¬ tions qu'il venait de prendre et le pressa de donner son accord à une contre-offensive. Quelques jeunes offi¬ ciers de l'Etat-Major de Joffre soutinrent ce projet. Mais Berthelot resta inébranlable dans l'idée de retrai¬ te. Joffre hésita à prendre parti contre l'opinion de ce dernier. Cependant, l'intervention de Galliéni l'avait troublé au point qu'il télégraphia, pour enquête, à Franchet d'Espérey (successeur de Lanzerac à la V* Armée), lui demandant : « Votre armée est-ellç en état d'attaquer avec quelque chance de succès-f ». Mais avant d'avoir été touché par ce message, Fran¬ chet d'Espérey avait ordonné à son armée de battre en retraite jusqu'à la Seine « aussi rapidement que pos¬ sible ». Dans l'après-midi, des nouvelles inquiétantes par¬ vinrent du flanc de la Ve Armée. Elles renforcèrent les arguments de Berthelot et Joffre fut amené à pen¬ ser que la contre-offensive devait être « remise à cinq ou six jours », au moins. « Je décidai qu'il fallait, en¬ core une fois, ramener à l'arrière mon Quartier Géné¬ ral ». Ce fait rend peu croyables lès affirmations pos¬ térieures déclarant que Joffre avait toujours gardé l'idée d'une contre-offensive. Pendant qu'il dînait, lui arriva enfin la réponse tant attendue de Franchet d'Espérey. L'essentiel s'en 77 trouvait dans la conclusion vague : « Mon armée peut se battre le 6 ; mais sa situation et loin d'être brillan¬ te. On ne peut pas faire confiance aux divisions de ré¬ serve ». Tandis que/Joffre examinait encore le message de Franchet d'Espérey, on lui annonça que Galliéni était au téléphone et insistait pour lui parler personnelle¬ ment. Joffre avait une telle horreur du téléphone que, selon son aide de camp, ce fut à peu près la seule fois où il consenti à s'en servir. On ne saura jamais exactement quelle fut leur conversation. Galliéni, d'après les officiers de son Etat- Major, pressa ardemment Joffre de prendre la contre- offensive et, par la force de ses arguments, enleva son assentiment. Joffre, d'après ce qu'il dit lui-même, ré¬ pondit à Galliéni qu'il avait déjà décidé de passer à la contre-attaque et que son plan était en accord avec les propositions que Galliéni lui avait faites le matin. L'aide de camp de Joffre cependant a révélé qu'il y eut entre eux une violente discussion et que Galliéni avait certainement parlé sur un ton très énergique. Il a ad¬ mis également que c'est seulement à ce moment là que Joffre prit la décision définitive. En dehors de ces faits évidents, la suite des événe¬ ments tend à confirmer que Joffre fut influencé d'une manière décisive par la « voix magistrale » de Gallié¬ ni. Il a eu par la suite des raisons de renier ce conseil, car Joffre avait besoin de tous les lauriers de la Marne pour cacher les cendres de ses plans primitifs au temps que Galliéni avait été nommé par le Gouvernement comme son successeur éventuel. Plus longtemps on garde ses lauriers plus difficile il est de s'en séparer/Dans ces conditions la mémoire humaine a des trous, ceux qui sont opportuns. En vérité, quand la controverse devint féroce, dans les an¬ nées qui suivirent la mort de Galliéni, Joffre alla jus¬ qu'à dire, une fois, qu'il n'avait « aucun souvenir » d'avoir jamais eu une conversation au téléphone. Autre fait très significatif : les ordres de Galliéni à la VIe Armée furent données à 8 heures 30 du soir, 78 tandis que ceux de Joffre ne furent envoyés que plu¬ sieurs heures après. Ils ne parvinrent aux Armées qu'aux premières heures du 5, le matin. Franchet d'Espérey et les Anglais pensèrent alors qu'il était trop tard pour opérer un changement. Aussi leurs Ar¬ mées continuèrent à retraiter pendant un jour encore, tandis que la VIe Armée se portait contre le flanc en¬ nemi. Si Galliéni avait reçu les 2 Corps d'Armée sup¬ plémentaires qu'il avait demandés les jours précédents, et qui lui arrivèrent par petits paquets, les forces alle¬ mandes qui se trouvaient au sud de la Marne auraient pu être coupées, et la bataille aurait été aussi décisive tactiquement que stratégiquement. Même dans la si¬ tuation telle qu'elle se présentait, la menace était si grande que Von Kliick rappela 2 Corps d'Armée, créant ainsi une brèche de 20 milles de large entre ses troupes et l'Armée voisine de Bulow. Les conséquen¬ ces de ce mouvement furent fatales. En effet, si Von Klùck fut capable de contenir et même de refouler les troupes de Maunoury, la trouée dans le front sud don¬ na à Franchet d'Espérey la chance de menacer le flanc exposé de Bixlow. Et quand, pour mettre le comble à cela, la nouvelle arriva que les Anglais, placés entre Maunoury et Franche d'Espérey, pénétraient dans le centre de la brèche, ce fut, pour les Allemands, le si¬ gnal de la retraite qui commença le 9 septembre. Le 11 Septembre, Joffre informa Galliéni qu'il reprenait le contrôle direct de l'Armée Maunoury. Il laissait Galliéni ronger son frein- dans les limites du commandement de Paris, en train de regarder les fruits de la victoire qui glissaient des mains d'un supérieur à l'esprit lent. Pendant toute la durée de la bataille, l'idée dominante de Galliéni avait été de porter tou¬ tes les réserves vers le Nord, sur les arrières ennemis, bien que Joffre eût contrecarré plusieurs fois son pro¬ jet. Galliéni écarté, l'avance devint simplement fron¬ tale, laissant aux Allemands le temps de souffler et de réorganiser une ligne solide sur l'Aisne. Même à ce moment-là, l'esprit lent de Joffre ne conçut pas l'idée de concentrer par raids une masse de manœuvre fraî¬ che derrière le front allemand. Résultat : dans le mou- 79 vement appelé « la course à la mer », les Alliés furent toujours : « en retard de 24 heures et d'un Corps d'Armée », jusqu'au moment où la ligne des tran¬ chées s'allongea jusqu'à la mer. Ainsi dix beaux dé¬ partement français restèrent dans les mains des Alle¬ mands. On s'est demandé souvent si cette « partie nulle » de la guerre de tranchées aurait continué avec, en Fran¬ ce, un autre Napoléon. Certes on ne connaissait pas la puissance défensive des armes modernes ; les mas¬ ses étaient peu maniables, et ces faits, dans le plateaux de la balance pesaient contre la rapidité de décision d'une campagne. Cependant l'intermède Galliéni lais¬ se un doute. En effet, Galliéni possédait d'abord l'é¬ clair. du « coup d'oeil » napoléonien ; de plus, son in¬ tuition, sa hardiesse de manœuvrier, sa rapidité de dé¬ cision formaient un contraste frappant avec les quali¬ tés des autres généraux français, anglais, allemands. A tel point qu'on peut concevoir qu'il eût été possible d'arracher aux tenailles des tranchées une manœuvre décisive, « avant que l'artisan n'eût tué l'artiste ». Galliéni dut attendre longtemps un nouveau champ d'action. Quand le Gouvernement proposa de le nom¬ mer Commandant d'un Groupe d'Armées, Joffre re¬ fusa. Ce qui, plus que tout, lui rendait pénible son inaction forcée, c'était sa conviction de la futilité de la stratégie alliée. Dès octobre 1914, il déclara, en re¬ venant d'une visite au front : « Jamais nous ne pas¬ serons, jamais nous ne ferons une brèche, Joffre est trop heureux d'être dans des tranchées. » Sa prescience était aussi frappante sur d'autres points. Quand le Goeben et le Breslau mirent le cap sur les Dardanel¬ les, il déclara : « Nous devons marcher 'sur leurs ta¬ lons, sinon la Turquie prendra les armes contre nous. » Dès février 1915 il proposa une expédition à Sa- - Ionique. Cependant il ne voulait pas d'une offensive dans les Balkans, mais créer une base pour une mar¬ che sur Constantinople avec une armée assez forte pour encourager Grecs et Bulgares à se joindre à l'Enten¬ te. Après la prise de Constantinople, Galliéni propo- 80 sait une avance par le Danube, en Autriche-Hongrie, en liaison avec les Roumains. De plus il donna l'aver¬ tissement que, si les Alliés n'allaient pas en forces suf Usantes à Salonique, les Grecs et les Bulgares se re ¬ tourneraient contre eux. En octobre, les Bulgares at¬ taquaient les Serbes. Le projet de cette expédition (que Galliéni naturellement devait commander) s'ef¬ fondra devant l'opposition de J'offre. Celui-ci déclar ra qu'il ne pouvait plus répondre de la sécurité du front Ouest si des troupes étaient envoyées au loin. Cependant il en trouva un grand nombre pour ses attaques prodigues en hommes d'Artois et de Cham¬ pagne. « Je ne donnerai pas un homme. Pourquoi chercher ailleurs et loin ce que j'obtiendrai sûrement au mois de mars. Je suis certain de percer et dé recon¬ duire les Allemands jusque dans leur propre pays. >> Mais la futilité des opérations sur le front occiden¬ tal combinée avec l'entrée en guerre de la Bulgarie et le sacrifice de la Serbie, déclencha une crise politique qui provoqua un remaniement ministériel destiné à rendre la confiance au pays. Galliéni devint Ministre de la Guerre. Devenu le supérieur de Joffre, il avait alors une chance de revanche. Cependant, de même qu'il avait refusé quatre ans auparavant de prendre la succession de Michel parce qu'il avait aidé à le renverser, ainsi il refusa alors d'user de son pouvoir contre l'homme qui l'avait trai¬ té si mal, bien qu'une grande partie de l'opinion ré¬ clamât la démission de Joffre. Galliéni n'aurait eu qu'à lever le doigt pour l'emporter. Sa grandeur mo¬ rale bien au contraire éclata. En effet, non seulement il fit tous ses efforts pour répondre aux besoins ma¬ tériels de Joffre, mais encore il le défendit généreu¬ sement devant le Parlement. Le sens de ses responsabilités et ses scrupules à ne pas abuser de son pouvoir fut un handicap qui l'ame¬ na à laisser une trop grande place aux erreurs de ce¬ lui qui en avait si mal usé envers lui. En décembre, un député, le Colonel Driant, venu du front en permission exposa le mauvais état des 81 défenses de Verdun. Galliéni, averti déjà par des rap¬ ports concordants écrivit à Joffre qui lui donna l'as¬ surance que ces insuffisances seraient réparées. JofFre répondit sur un ton de reproche et de pon¬ tifiante infaillibilité si bien que Galliéni se sentit frois¬ sé. Il lui aurait fait sentir son autorité si ses collè¬ gues du cabinet, dans la crainte d'une crise politique, ne l'eussent persuadé de répondre, pour le moment, d'une façon conciliante. La France paya lourdement l'ajournement de cette crise politique. Galliéni cependant avait assez à faire. D'une part il luttait pour défendre le Haut-Commandement con¬ tre les attaques du Parlement et de la Presse. D'autre part, il travaillait à le réformer sans provoquer de bouleversements. Enfin, il essayait d'activer la four¬ niture des munitions et J'entraînement des troupes jeunes. Bien qu'il fût malade, il se donnait sans comp¬ ter pour « simplifier et accélérer » le' mécanisme pe¬ sant de son Ministère, supprimant la masse des « pa¬ piers » qui si souvent remplacent l'action dans les bu¬ reaucraties administratives, assurant un contacj plus fréquent entre l'Etat-Major et les tranchées, cher¬ chant à humaniser le Moloch militaire. Les orages, sur cet horizon, commençaient à pei¬ ne à se disperser, quand la tempête se déchaîna sur Verdun. La manœuvre-éclair des Allemands révéla au-delà de tout ce qu'on pouvait penser la négligence et l'impréparation de Joffre. Galliéni sentit que sa ré¬ serve ne pouvait pas se justifier plus longtemps. Il présenta un projet de réorganisation de grande en¬ vergure. Les membres du cabinet, quoique plusieurs d'entre eux eussent élevé de grandes récriminations, furent frappés de panique quand on leur demanda de passer de la parole aux actes. Voyant qu'il ne serait pas écouté, Galliéni renonça. Il produisit un certifi¬ cat médical, inutilisé jusque là, d'après lequel il était indispensable qu'il prît deux mois de repos complet, Les ministres éclatèrent aussitôt en protestations, déclarant que cela était impossible. « Pensez à Ver¬ dun ! Nous sommes en pleine bataille. » Galliéni ré¬ pliqua impitoyablement : « Pardon ! nous sommes 82 Y en guerre depuis dix-huit mois ; et, pendant tout ce temps de guerre, il y a eu des batailles. On a toujours pris de telles mesures en pleine action. » Les arguments de ses collègues se heurtaient en vain contre sa détermination inflexible. Ils lui propo¬ sèrent de prendre le repos prescrit. Il ne s'occuperait que des aflFaires importantes et il reviendrait à son pos¬ te, lorsqu'il serait remis. Il répondit que l'opération qu'il devait subir, si elle réussissait, lui rendrait son entière activité et lui permettrait de reprendre un ser¬ vice actif. A ce moment-là - le Gouvernement pour¬ rait l'employer comme il le désirerait, sauf au Minis¬ tère de la Guerre. Huit mois passèrent. Un été et un automne, pen¬ dant lesquels par milliers les vies humaines furent sacrifiées en vain. Alors seulement le Gouvernement appliqua la réforme demandée par Galliéni. Mais Galliéni était mort. Les médecins l'avaient averti que quatre ou cinq mois de repos lui étaient indispensables avant qu'il fût en état de supporter l'opération. Il ne put accep¬ ter l'idée d'un tel délai avant de reprendre du servi¬ ce. Selon son mot favori, c'est « la tête haute » qu'il entra à l'hôpital pour être opéré immédiatement, qu'il supporta la douleur de plusieurs opérations successi¬ ves, sans un murmure, qu'il aida les médecins de tou¬ te sa volonté dans cette bataille pour sa vie, et qu'il annonça avec un tranquille courage l'imminence de sa propre mort. De nombreux panégyriques ont été prononcés sur sa tombe. En 1921, il fut créé Maréchal de France à titre posthume. On reconnut ainsi que « sans Gal¬ liéni la victoire de la Marne eût été impossible. » Mais la meilleure épitaphe, celle qu'il eût accep¬ tée le plus volontiers, c'est aussi la plus simple : « Galliéni. La Tête Haute ». (1) Capitaine B.H. LIDDEL HART (I) En français dans le texte. 83 LE MESSAGE DE RUSKIN Il y a un type d'écrivains bien établi qu'on appel¬ le les « essayistes ». Ce groupe compte, en Angleter¬ re, Francis Bacon, Sir Thomas Browne, William Haz- litt et Charles Lamb. L'essai, comme genre littéraire, bien que libre et souple, reste très clairement défini. Cependant j'hé¬ siterais à appeler Ruskin un essayiste. Un essayiste, c'est toujours un peu un dilettante, un homme qui, certes, peut se senti-r inspiré, mais plutôt de souffle court. Ce portrait ne convient pas à Ruskin, à son feu, à sa chaleur, à l'élan soutenu de son style et de son imagination. Ce que Ruskin rappelle, c'est plutôt un Prophète de l'Ancien Testament, un Voyant hindou, un Sage chinois, ou un de nos grands prédicateurs anglais, Jeremy Taylor ou Richard Hooker. Profes¬ seur, voilà le titre qu'il préférait. Et cependant Rus¬ kin fut un écrivain créateur, au sens où on l'entend pour un Shakespeare, un Milton, un Wordsworth, ou tout autre maître des lettres anglaises. Ses inven¬ tions verbales en sont une preuve suffisante. A mon avis il n'y a pas un écrivain anglais qui ait écrit une prose plus magnifique. » Ce n'est pas tout. Ruskin ne compterait pas par¬ mi les grandes figures de notre littérature s'il était simplement l'auteur de morceaux de bravoure. Rus¬ kin est aussi grand par le fond que par la forme. On doit en conclure (ce que je voudrais suggérer) qu'avec Ruskin — et cette conclusion peut s'étendre à Carly- le, son contemporain — la critique s'est élevée, pour la première fois, au rang d'un art indépendant. Na¬ turellement, avant cette époque, il y a eu des criti¬ ques : Dryden, Johnson, Coleridge. Mais avec eux, la critique ne venait qu'au rang d'auxiliaire de leurs œuvres de création. Ou bien elle restait une activité prosaïque et rationnelle, nullement comparable à l'art d'un poète ou d'un dramaturge. Ce fut l'origi- 84 nalité de Ruskin, en Angleterre, (comme celle de Nietzsche, figure si comparable, en Allemagne) d'avoir élevé la critique au niveau de la création. Cette nouvelle évolution d'un genre littéraire pourrait être l'objet d'un long développement. Car c'est un phénomène qui, sans doute, peut s'expliquer par le caractère particulier de la civilisation moder¬ ne. Cette civilisation a atteint à un point de désagré¬ gation spirituelle qui ne permet plus au poète d'exer- « cer avec confiance son office de créateur, de bâtir, sui¬ des fondements qui lui paraissent sûrs. C'est pourquoi il devient critique, prophète, prédicateur. On a pris l'habitude d'appeler des écrivains comme Ruskin et Nieztsche, des poètes « refoulés ». Mais quel poète de leur temps et depuis, n'a pas été, en quelque ma¬ nière, un poète « refoulé » ? Tennyson et Arnold, Browning et Hardy, tous ces poètes, plus ou moins, ont vu leur oeuvre déviée et déformée par le malaise qui- régnait à leur époque. ' L'un des meilleurs livres de Ruskin, et certaine¬ ment le plus connu « Sesame and Lilies » est essen¬ tiellement une analyse de ce problème. Le problè¬ me du rapport entre l'art et 1' « ithos » du moment, ce que j'appellerai l'atmosphère spirituelle. D'abord donné en conférences, en 1864, « Sesame and Lilies », lorsqu'il parut l'année suivante, en li¬ brairie, devint le premier succès populaire de Rus¬ kin. On a prétendu que ce succès était dû à ce fait que l'ouvrage convenait parfaitement, comme livre de prix, aux jeunes filles sortant de pension. Elles y trouvent, en effet, des conseils excellents. Mais il est superflu, pour expliquer un tel succès, d'en chercher les raisons hors de son éloquence intime et générale¬ ment de sa justesse." Un clou particulièrement énorme pointait dans la conscience du public. Ruskin l'enfon¬ ça, en le frappant carrément et courageusement sur la tête. Il avait pressenti la vogue d'un mouvement qu'il définissait ainsi : « un bloc massif de littérature et d'art réaliste et matérialiste, essentiellement fondé sur cette théorie que personne n'a de volonté propre, ni besoin de maître. Ces oeuvres révèlent, paur la plu¬ part, une grande. habileté ; elles sont souvent fort 85 amusantes et d'un pathétique séduisant. Mais elles ne représentent, néanmoins, que le simple bourdon¬ nement et le flot de poussière d'une époque morali¬ sante, dissolue et vulgairement industrielle. » Contre cette tendance, Ruskin était particulièrement désireux d'affirmer que : « Dans les livres, dans l'art et dans le caractère, il y a ce qui est bon et ce qui est mau¬ vais, essentiellement. Ce bon et ce mauvais essentiels restent indépendants des époques, des modes, des opi¬ nions et des révolutions ». Ruskin spécifie, par ailleurs, que son livre « fut: écrit dans toute la fougue de son énergie et l'entière liberté de son caractère ». Il ajoute qu'avec « Unto this Last » il contient les vérités fondamentales à la défense desquelles il a consacré sa vie. « Unto this Last » concerne principalement sa doctrine économi¬ que. On peut donc considérer « Sesame and Lilies » comme son testament esthétique, l'essence de son enseignement de l'art. Parce qu'il avait déjà beaucoup écrit sur les arts plastiques, -— beaucoup, mais qui mérite toujours, croyez-m'en, d'être, lu, — Ruskin a probablement condensé dans ce livre toutes ses idées sur l'art d'écri¬ re. Il commence par demander : pourquoi écrit-on un livre ? Pourquoi le publie-t-on ? Et, il en arrive à conclure ceci : ce n'est pas dans un simple dessein de communication, mais de permanence. L'auteur ne dé¬ sire pas seulement multiplier sa voix ou la transmet¬ tre, mais il veut la perpétuer. Voici ce que dit Rus¬ kin : « L'auteur a quelque chose à dire qu'il sent vrai et utile ou d'une beauté salutaire. A sa connais¬ sance, personne encore ne l'a dit. A sa connaissance, personne d'autre ne peut le dire. Il est contraint de le dire clairement et, s'il le peut, harmonieusement ; clairement, en tout cas. Il pense que cette chose fut. dans l'ensemble de sa vie, sa part personnelle à l'évi¬ dence, le point de vue, la part de connaissance vraie que sa place sur la terre et son lot de soleil lui ont permis de saisir. Il voudrait le fixer pour toujours, le graver sur le roc, s'il le pouvait, disant : « Voilà le meilleur de moi-même. Pour le reste, j'ai mangé, bu, dormi, aimé, haï, comme tout le monde ; ma vie, 86 comme un nuage, a été et n'est plus. Mais cela, je l'ai vu, je l'ai su. Et si quelque chose de moi mérite d'être retenu, c'est cela. » C'est son message. C'est, dans la modeste sphère humaine, quel que soit, en lui, le degré d'inspiration véritable, son Testament, son Inscription. C'est là ce qu'on peut appeler un Livre ». Cette interprétation du livre est très particulière à Ruskin, qui le conçoit comme l'évangile personnel d'un homme, comme sa « Bible », humble et, il se peut, sans importance, mais cependant inspirée. On s'explique, dès lors, qu'il continue en insistant sur l'importance des mots : « Je vous le dis avec ardeur, ^impérativement, (je sais que je ne puis me tromper en cela) vous devez vous accoutumer à concentrer vo¬ tre attention sur les mots, à vérifier leur sens, syllabe par syllabe, bien plus, lettre par lettre. » Ce n'est pas l'effet du hasard, suggère-t-il, que l'étude des livres s'appelle : la littérature, et qu'un homme versé dans cette étude soit nommé : un homme de lettres, plu¬ tôt qu'un homme de livres ou de mots. Tout ce qu'il dit de l'étude des mots, de l'amour des mots,, de la hiérarchie des mots, est excellent. Mais ici, je me bornerai à répéter son avertissement sur le mauvais usage des mots, en raison de sa parfaite actualité. Il écrit : « En ce moment il y a en Europe des mots « masqués », bourdonnant et rôdant autour de nous ; il y a des mots « masqués » qui circulent, et que personne ne comprend, mais dont tout le mon¬ de se sert. Pour eux, des hommes, en grand nombre, sont prêts à combattre, à vivre et même à mourir. Ils imaginent en effet qu'ils signifient ceci, ou cela, ou autre chose, de ces choses qui leur sont chères. Car de tels mots portent manteaux « caméléons », man¬ teaux « terreux », manteaux couleur de terre, de cette terre où vit l'imagination de chacun. Là, ils repo¬ sent, en attendant de déchirer l'homme, par leur jail¬ lissement. Jamais n'exista bête de proie aussi malfai¬ sante, diplomate aussi fourbe, empoisonneur plus mortel que ces mots « masqués ». Ce sont les inten¬ dants trop zélés des idées de l'homme. Ce que son imagination, ce que ses instincts préférés, lui font ché- 87 rir le plus, l'homme charge ces mots « masqués » d'en prendre soin. A la fin, ils étendent sur lui une puissance illimitée. On ne peut aller jusqu'à lui que par leur intermédiaire. » Dans ce court essai, je ne puis exposer que quel¬ ques-unes des idées que renferme ce petit livre. Il me faut laisser de côté l'analyse aiguë d'un passage du « Lycidas » de Milton. C'est l'un des sommets de la critique anglaise. Je dois omettre aussi sa belle défen¬ se de 1' « indétermination » chez les grands poètes, le fait qu'ils peuvent seulement : « fondre la musi¬ que à nos pensées et nous attrister de doutés, célestes. » J'insisterai sur la défense de ce qu'il appelle : la passion ou sensation ; clef de toute sa philosophie de l'art et de la vie. C'est exactement la doctrine expri¬ mée par Keats dans une lettré célèbre que Ruskin de¬ vait bien connaître. Ruskin écrit : « Entre un hom¬ me et un autre homme, entre un animal et un autre animal, la différence de noblesse consiste exactement en ce que l'un sent -plus que l'autre. Nous sommes- humains seulement dans la mesure où nous sommes sensibles et nos titres de noblesse s'élèvent précisément à la proportion de notre faculté de sentir. » La vérité de cette affirmation apparaît avec plus de clarté si on l'exprime négativement, à la manière de Ruskin. L'absence de sensibilité n'-est que vulgarité. « Simple, innocente, la vulgarité n'est qu'une rudesse du corps et de l'esprit qui ffa pas été cultivé, dévelop¬ pé. Mais la vulgarité vraie, celle qui est innée, contient une redoutable insensibilité. Poussée à l'extrême, elle devient capable de bestialité et de crime, sans peur, sans plaisir, sans horreur, sans pitié. C'est par la ru¬ desse de leurs gestes, par la mort de leur cœur, par la dépravation de leurs mœurs, p^r l'endurcissement de leur conscience que les hommes deviennent vulgaires. Tels à 'jamais, selon leur incapacité de sympathie, de compréhension subtile, et leur inaptitude à ce qu'on appelle le << tact » (pris dans le sens profond de ce terme courant' mais juste) ou bien faculté de contact du corps et de l'âme. Qualité que, parmi les arbres, possède le mimosa, qu'au-dessus de toute les créatu¬ res possède une femme pure. Délicatesse et plénitude 88 de sentiment qui transcende la raison. Guide qui jus¬ tifie la raison elle-même. La raison ne peut que défi¬ nir le vrai. Seul le don divin de l'Amour pour l'hu¬ manité peut permettre de déceler ce que Dieu a fait de bon. » A cette ardente profession de foi, Ruskin ajoute un corollaire : la vraie passion est une passion disci¬ plinée, mise à l'épreuve. Et c'est précisément dans ce contrôle de la passion et de la sensibilité que réside la fonction propre de l'art; celle qui le rend conforme aux fondamentales nécessités de la vie. Je ne dissimulerai pas que d'abord et par-dessus tout, Ruskin fut un moraliste.. Il essaya de formuler des principes qui subordonnaient l'art et toutes cho¬ ses à l'éthique. Il ne se lasse point de nous répéter que jamais un homme mauvais n'a créé une grande oeuvre d'art. Si nous avons de la bassesse et de l'immoralité une opinion conventionnelle, de telles affirmations deviennent évidemment fausses. Mais les idées que Ruskin se faisait du bien et du mal n'avaient rien de conventionnel. Elles étaient intimement liées à sa doc¬ trine de la sensibilité. La valeur humaine se mesure au degré de sensibilité : la valeur procède du cœur, non de l'intelligence. Quand Ruskin définit les quali¬ tés d'un grand homme, — par exemple de Walter Scott, — ces qualités (modestie., absence d'affectation, aisance du style, simplicité dé- la vision) relèvent tou¬ tes de la sensibilité et même de la sensation nerveuse. Elles n'ont rien à voir avec les codes de morale et les systèmes dogmatiques. « Celui qui possède un cœur fort, un esprit puissant, -— le magnanime, —- celui- là est vraiment grand : il progresse dans la vie, dans la vie même, non dans ses atours. Seul entre tous, progresse dans la vie celui dont le cœur devient chaque jour plus tendre, le sang plus chaud, l'intelligence plus vive, dont l'esprit entre peu à peu dans la Paix vivante. ». Herbert READ. VILLE DE PROVINCE (1) Sur de chers souvenirs, une souillure, pour un hom¬ me arrivé au milieu de sa vie, de tous les maux de cette triste époque, voilà lé plus cruel. Voyez cette chaise vide : là, un joyeux gaillard venait s'asseoir ; ce tas de pierres où restent quelques touffes d'herbes : là fut un des coins paisibles d'une Londres oubliée ; ces palissades arrachées, ces corbeilles de fleurs aban¬ données comme des épaves, ces fenêtres aveuglées de poussière ; là, entourée de son jardin, se dressait une maison aimée et accueillante. Ces Spectacles, et d'au¬ tres semblables par douzaines, c'est chaque jour, c'est à chaque heure du jour, que nous devons les affronter. Mais il y a plus poignant encore : les souvenirs dégradés des choses que l'on ne peut plus voir ; des choses qu'aux heures de découragement, on craint de ne plus jamais revoir. Les plus douloureux, les plus aimés sont, pour moi, les souvenirs de France. Tous, à un moment donné, nous avons ri de ce pauvre Austen Chamberlain déclarant en séance pu¬ blique qu'il aimait la France « comme une femme » fou quelque terme analogue). Il est vrai que cet aveu ne manquait pas d'originalité dans la bouche d'un homme politique prononçant un discours. Et c'était une évocation d'un comique irrésistible que celle d'un Chamberlain languissant d'amour et jetant des regards éperdus, à travers son monocle, sur les tombantes mais symboliques moustaches de l'astucieux Briand. Mais, l'âge venu et avec lui (peut-être) quelque sages¬ se, j'en viens à regretter d'avoir pris part à cette mo¬ querie. Car si, comme il est presque certain, l'orateur exprimait un sentiment plus subtil que les mots ne semblaient le comporter, à première vue, il a admira¬ blement défini ce que nous ressentons moi et bien d'autres avec moi, lorsque nous pensons à la France; ce que nous ressentirons jusqu'au dernier jour. Ce sentiment supporte-t-il l'analyse ? En partie (1) En français dans le texte. 90 seulement. Il est fait d'une impression de délivran¬ ce ; une soudaine liberté d'être soi-même parce que l'on se sent heureux ; une harmonie complète entre ce qui vous entoure, la manière de vivre et les instincts les plus naturels ; un vif intérêt porté aux incidents de chaque jour, parce qu'on a l'assurance que cet inté¬ rêt èst partagé et peut, à chaque instant, s'épanouir en éclat de rire. Toutes impressions que l'on retrouve dans cette délicieuse intimité, appelée l'amitié amou¬ reuse (1), (bien différente de l'amour). Aucune expres¬ sion, que je connaisse, n'exprime mieux mes sentiments personnels pendant mes séjours en France. Avec or¬ gueil je la revendique. Que la France n'ait jamais prêté la moindre attention à ma personne et se trouve ainsi à l'abri d'une flamme réciproque, voilà qui ne saurait m'effrayer. Mais comment célébrer en un simple essai les char¬ mes si divers de cette captivante maîtresse (qui s'igno¬ re et bénéficie ainsi de l'irresponsabilité) : sa. grâce, sa beauté, son esprit, sa tendresse et aussi sa sombre fascination ? De cette magnifique variété, je dois dé¬ gager un seul aspect, pour tenter d'exprimer claire¬ ment l'étendue de ma douleur à l'évoquer, dans le malheur qui l'accable. Je laisserai de côté, d'abord, Paris, sous toutes ses formes, bien connues de ses « amis amoureux » (1). Ce Paris aimé ne comprend ni l'élégant Parc Mon¬ ceau, ni l'avenue Kléber, ni l'avenue du Bois, ni le groupe des Grands Hôtels, ni le cordial Paris des va¬ cances, boulevard des Italiens et boulevard des Capu¬ cines ; ni le rauque Paris des Américains, de la rue Scribe, du bar du Ritz et des Invalides. Tous ces aspects de Paris, ainsi que les riches stations balnéai¬ res de la Manche, écumantes d'or, la Riviera à la mo¬ de, et ces coins des Basses-Pyrénées, pourris de luxe, ne représentent pas plus la France que la Floride, l'Argentine, ou le Berkeley Grill. Je laisserai égale¬ ment de côté, les petites villes et les forêts adorables de l'Ile-de-France ; la sombre beauté des Vosges ; les escarpements et les vallées aux eaux tumultueuses de la Haute-Savoie et du Dauphiné. Je prendrai pour (1) En français dans le texte. 91 thème d'un panégyrique empreint de tristesse, d'amour et de foi, une banale ville de province, entourée de champs, de collines et de bois ; son marché en plein air ; son lugubre bâtiment des P.T.T. ; son absurde mairie ; et, par-dessus tout, son « petit peuple » spi¬ rituel, subtil, tenace et essentiellement civilisé. Mais pas l'une d'elles en particulier. J'aurais le sen¬ timent d'une trahison si j'évoquais spécialement celle- ci ou celle-là, pendant son agonie. Leur vrai nom, à chacune et à toutes, ne peut être, maintenant, que ravissement-qui-s'en-est-allé. Mon cœur saigne dès que je pense à X.. ou à Y... envahie et pillée par ces automates immondes, vêtus de vert-de-gris, vomis par le dragon « Deutschtum » sur un pays dont le plus sombre cul-de-sac (1) a plus de dignité et d'élé¬ gance que tout le Reich et son impudente compétence. Non, je ne décrirai pas une ville déterminée. Celle dont je parlerai sera composée de plusieurs d'entre elles. Dans chacun de ses éléments, je m'efforcerai de mettre un peu de ma gratitude pour la sérénité, et (il n'y a pas de mot meilleur parce qu'il n'y en a pas de plus simple) le bonheur que chacune d'elles m'a donné. Ma « ville de province » (1) est bâtie sur le flanc d'une colline qui domine, d'une manière inattendue, une plaine cultivée, comme la colline d'Angoulême. Sa forme, celle d'un sabot de cheval étiré. Haute et escarpée à l'une de ses extrémités, elle s'abaisse, à l'autre, lentement jusqu'à la plaine. Presque la colli¬ ne d'Angoulême, mais « presque » seulement. Car si la colline d'Angoulême, entièrement entourée de plaine, s'élance d'un jet, celle-ci n'aboutit aux basses-terres qu'à travers un enchevêtrement de plateaux pierreux. Sa structure est curieuse. La'partie la plus basse se trouve être la plus rapprochée du massif montagneux. Elle s'élève de là à une hauteur d'autant plus impres ¬ sionnante que l'étendue qu'elle domine est devenue maintenant une plaine. Les remparts ont été démolis et les maisons se sont groupées dans les anciens fau¬ bourgs, humides et sans caractère, à la base de la col- (I ) En français dans le texte. 92 line. Ce n'est pas une ville aussi grande qu'Angoulê- me, et elle a conservé, malgré ses essais d'agrandisse¬ ment, les caractéristiques d'un epetit ville. La gare, dé piètre apparence n'abrite que la moitié du train (com¬ me si l'entreprefieur, perdant courage, vaait abandonné une partie de son projet et construit un simple toit sur de minces piliers, ne protégeant ni du froid, ni de la pluie). Cette gare a été bâtie à 500 mètres environ de la partie la plus basse du sabot. On pénètre d'abord dans une cour poussiéreuse entourée d'un Hôtel des Voyageurs, d'une station d'essence et d'une inexpli¬ cable « quincaillerie » (1), et de là, sur une route soli¬ taire, en très mauvais état qui conduit à la ville. Elle s'appelle, inévitablement, l'avenue Gambetta ; et, comme toujours, un sentiment de grande compassion m'étreint le cœur, en songeant à ce grand. Français qui, en raison d'une malheureuse coïncidence entre l'époque de sa grandeur et le développement ferro¬ viaire, fut condamné à donner son nom à l'avenue la plus importante et la plus désolée d'une centaine de. villes, de province. Cependant, le moment de mes premiers pas sur l'avenue Gambetta est aussi celui d'un bonheur sans mélange. Voici la France, celle que je cherchais. ; la France dont l'aimable indifférence va soulever, en quelques semaines de vacances, le fardeau de plusieurs mois de vie laborieuse. Je suis, notez-le bien, un voya¬ geur des plus ordinaires. Mes vacances sont courtes; et, si je dispose de moyens qui me permettent de louer une voiture pour un jour ou deux, je préfère, par goût et amour de l'économie, voyager dans le train. Les étapes du voyage, depuis Londres se succèdent, dans un ordre tout aussi immuable que celui des sai¬ sons. Voici d'abord le trajet fastidieux de Victoria à Paris, soit de nuit, par Dunkerque ou Dieppe ; soit, de jour, par Calais ou Boulogne. On croirait que tous ceux que l'on déteste le plus se sont donné rendez-vous pour un voyage en France. Le riche voyageur pénètre dans un sleeping ou un Pullman tout bourdonnant de voix, comme d'un interminable gargarisme : ce (I) En français clans le texte. 93 sont des gens de « la haute » (en terme de finance). Cette multitude de valises,- de cartons à chapeaux, d'étuis de golf, en veau naturel, appartiennent à la dame osseuse, au profil en lame de couteau, et à cet homme à chair flasque, chaussé de peau de daim. Mais le voyageur modeste doit se contenter d'un train qui rappelle, à la fois, la race spéciale des trains du Mid- lands et une pension pour gentilhomme en détresse. Paris ne représente qu'un simple obstacle à surmon¬ ter. Ceux qui ne vont pas loin s'en échappent séance tenante. Mais, jusqu'à ma « ville de province », le voyage est encore long. Je prendrai un train de nuit, gare d'Orsay, ou .bien gare de Lyon. Mon comparti¬ ment, au complet, n'est pas très confortable ; mais il arrivera vers 7 heures du matin. Voici le moment. Sale et la barbe rude, je bondis dans l'éclatant soleil du matin. Voici, enfin, la Fran¬ ce, la France éternelle, la mère, la maîtresse et l'amie. Tout répond à mon attente : les sentiers négligés où l'herbe pousse, les taches de salpêtre sur les plâtres de la gare, la cour et ses tilleuls poussiéreux, le modes¬ te café et ses petites tables de fer. Un joyeux pygmée, en blouse bleue, charge mes bagages sur une brouette et nous voilà remontant de compagnie, jusqu'à la ville, l'avenue de la Gare. Le guide spécifie que « le centre d'animation » n'est autre que la Place d'Armes. On y trouve les principaux cafés, la meilleure librai¬ rie, les bureaux du journal local, les succursales des Grands Magasins, les restes de l'Arsenal et l'hôtel de premier ordre. Et beaucoup de bruit. Aussi, ma brouette et moi, obliquons-nous vers une petite rue montante et tranquille qui mène à la cathé¬ drale, et à l'hôtel du Cheval Blanc ; un hôtel à l'ancienne mode, inscrit sous la rubrique « moins cher » (1), et sans prétention au « confort moder¬ ne ». Vous devrez vous contenter d'une simple cuvet¬ te dans votre chambre et prendre les W.-C. tels qu'ils sont. Mais « Madame » (1) se souvient de moi. Ma chambre, haut plafond et meubles sommaires, donne sur la rangée d'arbres taillés qui entourent le jardin de la cathédrale. (1) En français dans le texte. 94 De la fenêtre, déjà, je vois les ombres, dans la cour, devenir plus courtes. Dès que, lavé et rasé, j'ai poussé, devant ma table solitaire où sont déjà posés le café et les tartines, le vieux fauteuil de peluche rouge (il se meut difficilement car il lui manque une roulette) ; et qu'ainsi installé, j'entame mon petit déjeuner en admirant le vert roussâtre des feuilles sur les branches soigneusement élaguées qui laissent entrevoir, par quelques rares interstices, les pierres un peu rouges de la cathédrale, alors, les ennuis et les fatigues s'envo¬ lent. La vie commence, je le comprends. La cathédrale de cette petite ville est une cathédrale gothique ; plutôt de la fin du gothique, avec un grand luxe de délicates sculptures, de pinacles, de contre¬ forts. Elle n'est pas des plus importantes, mais par sa position et la couleur des pierres, une des plus adora¬ bles. Elle ressemble étrangement à la cathédrale de Rodez. Et la façade ouest, qui n'a ni porche, ni entrée d'aucune sorte, jette vers le bas de la colline un regard qui est, à la fois, un défi et une promesse... Aucune tour ne flanque cette façade qui laisse apercevoir, en arrière, le grand beffroi surmonté d'un octogone mi¬ nutieusement ajouré. L'emplacement de la cathédrale est magnifique. Ce¬ lui qui désire goûter une paix telle qu'on la croyait disparue du monde dès avant cette guerre, celui-là viendra s'asseoir à la terrasse du petit café, en contre¬ bas (pas le café chic, sur le côté droit, o" stationne une file d'autos, mais le café des gens du pays, sur le côté gauche). De là, il regardera, à travers la grand'rue et la place pavée de pierres rondes, sous le ciel d'ouest vide à l'infini, la noble et complexe beauté du beffroi. Mais il est d'autres lieux propices à cette paix. Je la retrouve dans le jardin qui longe la cathédrale, côté transept méridional ; un jardin rappelant celui de Bourges, mais avec quelque chose de plus, quelque chose qui évoque comme un lointain souvenir de l'herbe douce et sauvage, des arbres dressés vers le ciel, au-delà de l'abside de Vézelay. Je la retrouve aussi le long des remparts, en parcourant le chemin de ronde qui, lorsqu'il atteint le point culminant, offre, du pays environnant qu'il surplombe à pic, une vue 95 très étendue. Je la retrouve, enfin, dans la cour mi¬ nuscule et pavée de petits cailloux, de cette église abandonnée et romantique, Notre-Dame-du-Rocher. Engloutie dans ses siècles d'histoire, elle est toujours là, cependant, à gauche et à quelques douze pieds en dessous de l'une des artères commerçantes qui tra¬ versent la vieille ville de haut en bas. Si à cette impression de paix, vous voulez ajouter une impression de grandeur à l'échelle de la France bien-aimée, tournez le dos à l'avenue Gambetta et à la gare et descendez, à travers la basse-ville, jusqu'au grand pont qui franchit la rivière. Cette rivière, la plaine traversée, décrit une large courbe autour du sabot de cheval. Après avoir baigné -le pied de la fa¬ laise à son point culminant, elle s'incline à nouveau vers la plaine pour enclore, entre elle et la colline d'où elle vient, les faubourgs désordonnés. Puis elle décrit une nouvelle courbe, effleure un coin de la basse-ville et s'engage dans la gorge rocheuse, où commence le pays accidenté. L'ancienne route pavée qui mène des hautes terres au bas de la forteresse, sur la colline, (un embranchement, près de la porte basse, se dirige vers la plaine) se transforme en un grand pont fortifié au- dessus de la rivière. Ce pont pourrait être, avec ses longues étendues d'eau, de chaque côté, le pont du Lot, à Cahors. Ces impressions de tranquillité ne représentent qu'un des aspects du charme de ma « ville de pro¬ vince ». Le va-et-vient de ses habitants, la vitalité, la gaieté et fa recherche du plaisir, voilà l'autre aspect, Un étranger se tient, évidemment, en marge de la vie de cette ville. Mais, quelle marge ! Les repas pris au « Cheval Blanc » constituent un véritable enseigne¬ ment, à eux seuls. La salle à manger, au parquet ciré, longue, étroite, s'orne de glaces et, en guise d'œuvres d'art, de quelques gravures de publicité. La table du fond est réservée aux officiers des troupes cantonnées dans les casernes de la ville. Les « notabilités » man¬ gent également à des tables spéciales. A midi, les jours de marché, la salle est envahie par les fermiers des environs. On y étouffe. Mais on y mange magni¬ fiquement : une nourriture sans prétention, abondan- 96 te à l'excès et cuisinée à la perfection. Sur chaque table, un excellent vin ordinaire (1) . Certes, l'hôtel de 1" ordre reçoit une autre clientèle : riches touristes en voitures, hommes politiques en visite, étrangers qui fondent leur jugement sur le nombre d'astéris¬ ques. Mais les connaisseurs savent bien qu'e "c'est au « Cheval Blanc » que l'on mange ; et ceux qui vien¬ nent ici ne font pas profession d'ignorer ce qu'ils sont en train de faire. C'est un vacarme étourdissant. Les gros rires montent, les visages se font de plus en plus luisants, les plaisanteries plus hautes et plus nombreu¬ ses. La vigoureuse jeune femme qui assure le service s'affaire et suffit à tout avec une inaltérable bonne humeur. Une famille perd un enfant, et celui qu'elle retrouve ne lui appartient pas : cris perçants, récon¬ ciliations, épanchements d'amour maternel sur un mode aigu ; et l'ordre est soudain rétabli par « le père cramoisi » ( 1 ) . Dans ce vacarme, deux vieux amis à leur coin de table poursuivent calmement une conversation : l'un est le Conservateur du Musée, l'autre, le Docteur, une lumière en fait d'antiquités locales. Je les surveille de¬ puis une semaine ; je n'ai jamais vu le Conservateur perdre son bel appétit devant le potage, devant son pot de fer battu, ou sa bouteille de vin. Quant à l'ama¬ teur d'antiquités, sa compétence ne s'arrête pas aux vieilles choses : il sait admirablement saisir le mo¬ ment de plonger à nouveau la louche dans la sou¬ pière et celui de remplir son verre. La vie dans les cafés, avant ou après les repas, est un peu différente. Là, toutes les classes de la société se rencontrent coude à coude. Certes, il y a une nuan¬ ce entre café et café, mais elle porte plutôt sur des dif¬ férences d'opinions, que de fortuneou de rang social. Un des cafés, sur la Place d'Armes, possède un petit orchestre. Les autres n'ont que la radio, ou même rien. A l'arrivée des journaux de Paris, les vendeurs se hâtent entre les tables, saluent les amis, donnent la réplique. Il y a cent manières de passer le temps, un temps (1) En français dans le texte. 97 précieux, dans cette ville de province. En fait de mar¬ chandises ou de gourmandises, tout ce qu'on peut dé¬ sirer s'offre sous les arcades de pierre de la grande rue commerçante (qui ont presque l'élégante apparence d'un cloître et font penser à Annecy ou La Rochelle). Par beau temps, on peut entreprendre une promenade d'une journée dans les collines, ce qui exige l'achat d'un yard de pain, de beurre, de galantine, des fruits et d'une bouteille de « vin rosé » (1) (ne pas oublier de vérifier que le tire-bouchon est bien dans le havre- sac) . On peut, aussi, louer une voiture et atteindre ces minuscules villages perchés au sommet des colli¬ nes, aussi périlleusement que la petite église d'Ai- guilhe, près du Puy ; rouler sur les plateaux et dé¬ couvrir, peut-être, cachée dans un pli, une grande abbaye abandonnée, des grottes souterraines et, au bord de l'eau, des restaurants où les truites sont des miracles de minceur bleutée. Mais, ces joies, et bien d'autres encore inexplorées, nous devons les aban¬ donner. Car, l'espace, sinon le temps, nous fait défaut. Voici le crépuscule. Que ferons-nous, maintenant? Peut-être y a-t-il une foire en train et, de chaque côté du terre-plein, derrière la gare, en plein vent, des stands de tir et- des chevaux de bois. L'un des cafés a pu annoncer une séance de prestidigitation ou un concert. Ou bien, devant le cinéma intermittent, un tableau qui, de la route qui longe la rivière fait un ' crochet vers l'intérieur ; là, les bureaux locaux de la plus ancienne profession du monde peuvent happer le visiteur téméraire aussi aisément que les soldats. Il y a le bal, ressemblant au bal musette, autant que le peut un bal de petite ville tranquille. Mais voici, à mon goût, la meilleure façon de finir la journée : le tour des remparts au clair de lune, une boisson, et le lit. C'est une bonne promenade, si, de la tête du pont, on continue droit sur les collines jusqu'au point où l'on domine la plaine, pour descendre, au retour, de l'autre côté de la vieille ville. On a l'avantage d'aper¬ cevoir tous les échantillons possibles d'architecture, (I) En français dans le texte. 98 depuis l'Evêché, derrière sa grille imposante, jusqu'à d'étranges habitations, dans les quartiers pauvres. Certaines d'entr'elles prennent appui, par de larges poutres, sur le mur des remparts. J'ai dû la condenser beaucoup, cette évocation de ma ville de province ; mais, dans ses limites, vraie et typique. A vrai dire, il ne s'est rien passé. Cependant, tout ce que l'on attendait, est arrivé. Une entière liber¬ té de mouvements ; des regards souriants et intelli¬ gents ; les fruits de la terre à profusion ; la beauté de la nature et la beauté de l'architecture ; l'absence d'hypocrisie, de snobisme ou d'ostentation ; l'absence de regards impertinents, de curiosité, d'amabilités dé¬ placées ; mais, par contre, si vous demandez un ser¬ vice... N'ai-je pas cité là les qualités essentielles de la liberté et de la civilisation ? Certes, dans ma petite ville, comme dans toutes les autres, il existe des ja¬ lousies, des cruautés, des lâchetés, des malhonnêtetés. Mais elles ne sont pas restées dans mon souvenir. Et même si je les ai rencontrées sur ma route, elles ont été tellement surpassées par les vertus et le caractère ami¬ cal des contacts de hasard, que je les ai véritablement oubliées. Et maintenant, est-ce un « Adieu » ou un « Au revoir » (1) que je vais dire à ma ville de province ? Je suis très inquiet. Des tortures, comme celles que la France endure, des plaies infectées par ses barbares conquérants et, ce qui est plus affreusement doulou¬ reux, par des traîtres dans son sein, ces plaies seront longues à se fermer et laisseront de vilaines cicatrices. Les années passent ; et le temps viendra où la France, car elle sera de nouveau la France/se tiendra hors de mon atteinte. S'il doit en être ainsi, je lui dis adieu avec une amère tristesse ; et je la remercie, encore une fois, pour le privilège d'avoir été, inconnu d'elle, en même temps un amoureux et un ami. Michael SADLEIR. (I) En français dans le texte. 99 LA CHERE PRESENCE Un jour d'hiver de 38, j'ai pris le bateau pour me rendre en France. La mer était -démontée il faisait? froid. Pour ma plus grande joie, le bateau que l'on m'avait indiqué était un bateau français. J'étais pour ainsi dire l'unique voyageuse qui se trouvait à son bord. Le froid humide et pénétrant, le -ciel noir, le vent soufflant sans répit, les vagues énormes... Bref, on préfère en général rester chez soi ou retarder son voyage. Même quand c'est la France qui se trouve au bout. Je me suis assise sagement dans le salon du petit navire. Depuis longtemps, je désirais lire Essay French and English de~F.L. Lucas, qui est un de nos meil¬ leurs écrivains anglais. J'avais donc emporté son livre ,avec moi. Je me suis plongée dans sa lecture, et bien¬ tôt j'ai tressailli de plaisir en lisant un passage du livre. Il s'agissait d'un Français, au nom bien fran¬ çais, Monsieur Laurant, dit C-oco. En avril 1909, il s'était rendu coupable d'un vol qui lui avait valu de comparaître devant la justice de son pays. Or, ce M. Laurant, dit Coco, a dit pour sa défense : « Je n'ai pu commettre ce dont vous m'accusez, et au jour et à l'heure que vous indiquez, parce que, ce jour-là, à cette heure-là, je me trouvais dans un bistro de la rue de Tracy, et en grande discussion avec l'un de mes camarades au sujet de la mère de Britannicus dans la tragédie du même nom, de Racine ». F.L. Lucas, dans son livre,'ajoute : « En effet, ce M. Laurant, dit Coco, ne mentait pas. On a pu prouver que cette dis¬ cussion sur la mère de Britannicus avait duré trois quarts d'heure. A la rigueur, des voleurs anglais pourraient discuter du caractère de Hamlet dans un bistro, mais pas un seul juge anglais ne les croirait. » Toute étourdie de plaisir et d'émotion, je suis mon¬ tée sur le pont, en oubliant le livre de F.L. Lucas sur le divan où j'étais assise. J'avais besoin de res¬ pirer le grand air, le vent, la pluie, quitte à recevoir sur mon visage les embruns des énormes lames. Puis 100 je suis redescendue dans le salon, pour continuer nia lecture. Plus de livre. On me l'avait...volé ? Et soudain, j'ai'levé la tête. On parlait 'français près de moi. Les garçons du buffet. Je les ai regar¬ dés, je me suis avancée... Quoi ! était-ce possible ? J'entendais, et en français, quelques phrases de F.L. Lucas que j'avais précédemment lues... Sur Montai¬ gne ?... Un des garçons du buffet avait en effet dans les mains mon livre, Essais français et anglais, de F.L. Lucas. Il en lisait une page à ses camarades, il la tra¬ duisait donc directement en français — et^avec quelle joie ! Presque d'un air de triomphe. Tête basse,, ses camarades l'écoutaient, très intéressés. J'ai pensé : « Ce. n'est certes pas en Angleterre que des garçons de buffet pourraient lire aussi bien le français et s'in¬ téresser, avec autant de curiosité passionnée, disons à un essai sur Roger Bacon. » Je me suis approchée du lecteur. Aussitôt il a in¬ terrompu sa lecture, et il m'a dit dans un anglais im¬ peccable : — Oh ! Madame, est-ce que ce livre ne serait pas à vous ? Et, tout confus, il a vivement fait le geste de me le rendre. — Non, ai-je dit, gardez-le. Vous venez de me donner une des plus grandes joies d'e ma vie. Main¬ tenant, i'aime encore plus la France. Je suis remontée sur le pont. Ce n'était plus seu¬ lement les embruns qui mouillaient mon visage. Je viens de revivre tout ceci. Chers amis français, pour nous écrivains, intellec¬ tuels, artistes anglais, le malheur présent de ,1a Fran¬ ce est un malheur personnel, comme la trop longue absence d'un ami bien-aimé, ou l'angoisse de le perdre. La Manche, qui conduisait nos premiers pas vers vous, nous manque terriblement. Et aussi tout ce qui en vous, chez vous, ranimait nos esprits et nos cœurs, nous faisait sentir tout le bonheur de vivre. Vous étiez notre soutien préféré, l'élan initial de nos meil¬ leures inspirations. Vous étiez pour nous tout le soleil qui nous manque. Que dis-je ! Le soleil même. 101 Votre éclipse momentanée est donc la nôtre. Mais, Dieu merci, nous sommes capables de regarder en nous, paupières closes, dans cette partie de nous- mêmes que rien, jamais, ne peut éteindre, et où rien en effet jamais ne s'éteint. Nous avons tous nos chers souvenirs de vous, tous vos clairs paysages, et toutes vos maisons délicieuses, et la lumière et le charme de vos visages, —- et tous vos livres, et tous vos tableaux. Et, je vous le dis, jamais nous n'avons autant joui tant de vos trésors, de votre rcihesse in¬ épuisable. C'est la nuit, dans le silence, et loin, loin des êtres qu'on aime, de tout ce que sur cette terre on aime le plus, qu'on sait pourquoi on aime. Dans le silence des plus grands souvenirs. J'ai écrit ces lignes au milieu de la nuit, à la lueur d'une petite lampe. Un taxi, qui passe sous mes fenê¬ tres, ébranle le silence sans fissure. Non, non, je ne suis pas à Londres. Je suis à Paris, contre son grand cœur profond. E. WARINGTON SMYTH Ecrit en français par l'auteut 102 A PR0P05 DE « DOMINIQUE » Les Anglais, au cours de leur histoire, n'ont sans doute jamais été plus étroitement « insulaires » que dans la période quLsuivit là publication de Domini¬ que, en 1862. Très vite, le roman prit place parmi les classiques de la littérature française, et il y est res¬ té. Les contemporains de Fromentin — Flaubert, Sainte Beuve, Edmond Schérer, George Sand, à qui le livre était dédié -— en firent tous de grands éloges; mais l'Angleterre resta muette. Et pourtant, le thème central était bien fait pour plaire aux sujets de la reine Victoria : n'est-ce pas l'histoire d'un amour dont l'échec est dû seulemnet au fait que l'héroïne est déjà mariée ? Quant au héros, il repousse la détresse, et la tentation du suicide — autrement dit, il tourne le dos à Rousseau, à Byron et à Lamartine — pour mener l'existence d'un gentilhomme campagnard, capable d'apprécier la sérénité du bonheur domestique. La morale de l'histoire est claire : Olivier, l'ami du héros, qui ne saurait connaître les joies légitimes de la vie, est condamné à un destin tragique ; tandis que Domi¬ nique, implanté dans sa terre natale et dans la tran¬ quille assurance des affections familiales, parvient fina¬ lement à la paix. Si conventionnel que soit le sujet, il est traité d'une façon extraordinairement moderne. Toute l'action repose sur quatre personnages seulement, et l'intérêt du récit ne dépend nullement des faits extérieurs ; une rigide économie préside à l'arrangement des inci¬ dents, qui ne sont jamais introduits que pour ce qu'ils révèlent des caractères. Olivier, l'adolescent déçu et qui s'ennuie, est un jeune intellectuel d'un type qui était extrêmement commun à la veille de la guerre. Augustin, le précepteur de Dominique, prêche le bon sens avec la même ardeur que le ferait aujourd'hui un psychanalyste. Mais ce qui fait du livre un chef- d'œuvre, c'est l'exquise peinture qu'on y trouve d'un amour d'adolescent ; et il n'est peut-être pas d'autre livre où les émois intenses et pathétiques d'un cœur 103 soient plus délicatement compris, ou plus finement rendus. Ce jeune amour rehausse la beauté du pay¬ sage qui lui sert d'arrière-fond, si bien que la scène tout entière est comme illuminée par le souvenir du culte qu'un gamin a voué à une femme. Car pour Fromentin, c'est le souvenir qui est la vraie réalité, et constitue la trame de l'existence : à ses yeux, ce qui est ne doit sons sens et sa portée qu'à ce qui a été ; comme Wordsworth, il sait que le Passé ne prend sa valeur poétique que lorsqu'on « se le rappelle aux heures de paix. » Dominique est le seul roman qu'il ait écrit, car de métier, il était peintre. Il est particulièrement intéres¬ sant pour nous de nous rappeler qu'à trois reprises ik visita l'Algérie, qu'il a consacré deux livres à ses impressions du Sahara et du Sahel, et que c'est son tableau des Gorges de Chiffa, exposé au Salon de 1847, qui lui valut la gloire. Si l'on songe au goût qu'il avait des couleurs vives, et à la façon dont il comprenait l'Orient, la grâce paisible du paysage de Dominique en apparaît comme plus remarquable encore. Grâce à mon père, j'ai connu ce livre dès mon enfance ; et je continue à lui porter l'admiration et l'amour qui n'appartiennent qu'aux œuvres d'art dont l'influence sur la vie des hommes est perma¬ nente. Aussitôt que je fus d'âge à fréquenter la biblio¬ thèque du British Muséum, je cherchai au catalogue une traduction, bonne ou mauvaise, du roman de Fromentin : il n'en existait pas. Je cherchai à nou¬ veau en 1930 : il n'en existait pas davantage. Dans l'intervalle, j'avais parcouru la moitié du monde, j'avais élevé mes enfants, j'avais écrit des livres — es¬ pérant toujours que George Moore ou Edward Kno- block, ou Alfred Sutro, ou quelqu'autre des Anglais cultivés qui aiment la France, aurait eu envers elle, ou envers la mémoire de Fromentin, ce geste de piété. En désespoir de cause, je décidai finalement de prendre mon courage à deux mains, et de m'attaquer moi-mê¬ me à cette traduction. Je ne pouvais prétendre appro¬ cher de la beauté de l'original, mais je me dis que je pourrais, à tout le moins, faire connaître le livre à ceux 104 pour qui il n'avait jusqu'alors été qu'un nom. Je m'efforçai surtout de préserver cette qualité exquise à laquelle pensait Xavier Doudan quand il écrivait à Mademoiselle de Saint Aulaire : « Il y a dans tout le roman un parfum léger et doux comme de l'iris, qui nous rappelle tout et rien ». Paroles particuliè¬ rement émouvantes, si l'on songe qu'elles furent écri¬ tes en 1870, au moment où Fromentin quittait oré- cipitamment Venise, torturé d'angoisse à la pensée des êtres chers qu'il avait laissés à Paris, maintenant investi, cerné par le flot des barbares. Quand ma traduction parut, je compris que j'avais bien fait d'essayer ; la plupart des critiques qui en rendirent compte dans la presse montrèrent qu'ils connaissaient bien l'original, et se félicitèrent de voir le roman désormais accessible à un public plus éten¬ du. Je voudrais dire ici que j'avais dédié ma traduc¬ tion à mon ami Emilio Cecchi — l'un des grands critiques italiens d'avant-guerre, aujourd'hui prison¬ nier des fascistes — parce que lui aussi nourrissait de¬ puis son enfance une vive admiration pour Domi¬ nique. Nous tous qui considérons la France comme la Grande Dame de notre civilisation, nous lui sommes profondément reconnaissants d'avoir produit un livre comme celui-ci. Lorsque, las et blessés, nous nous traînons en trébuchant dans le désert qu'est devenu notre monde, la seule pensée de Dominique suffit à créer une sorte d'oasis, où l'eau babille à l'ombre des palmes. On se rappelle alors que l'atroce cauchemar touche à sa fin, et qu'une aube nouvelle va poindre pour tous les Hommes de Bonne Volonté. V.I. LONGMAN (Traductrice de « Dominique ») Article écrit en français par l'auteur. 105 LA NOSTALGIE DE PARIS D'UNE IRLANDAISE Il me faut reporter mes souvenirs jusqu'à une épo¬ que fort reculée de mon enfance pour me rappeler un temps où la France n'était pas pour moi l'Eldorado de mes rêves le pays de Y Invitation au Voyage. Là tout n'est qu'ordre et beauté Luxe, calme et volupté. Nous avions dans notre maison d'Irlande -— mon frère, mes trois sœurs et moi — une institutrice fran¬ çaise du nom cocasse de Léonie Cora, qui y débarqua quand j'avais sept ans à peine. Elle était petite et po¬ telée, de silhouette continentale — comme on dit chez nous — et elle avait cette opulence de gorge qui, à en croire certaines réclames de journaux français, ne peut provenir que de l'usage répété des Pilules Orien¬ tales. Elle avait un tempérament original prompt à s'émouvoir et l'art de faire jaillir du moindre fait journalier sa quintessence dramatique. Le poète Jules Laforgue avait soupiré : « Dieu que la vie est quoti¬ dienne ! », mais pour Déonie Cora et n'y avait rien qui n'eût son propre panache. Bonne musicienne, elle avait été — paraît-il — élève de Pugno, le fameux pianiste. Mais l'opéra était sa véritable passion et, dans sa jeunesse, elle avait rêvé de faire partie de la troupe de l'Opéra Comique. A peine avait-elle sauté au bas de son lit, le matin, qu'elle chantait à pleins poumons, devant la fenêtre grande ouverte, des airs d'opéra dont elle avait un grand répertoire. Cette mu¬ sique était devenu pour moi une sorte de baromètre qui m'annonçait l'état de son humeur pour la journée. Lorsqu'à son lever elle chantait l'air du Toréador, dans Carmen, la journée s'annonçait mauvaise ; alors, gare aux gifles! Elle avait une technique et une flexibi¬ lité du poignet dans l'art de donner des gifles que je n'ai connues à personne ; je suppose qu'elles lui ve¬ naient de ses études de piano. Quand, au contraire, c'étati la Méditation de Tha'is que j'entendais, je me 106 replongeais avec bonheur sous mes couvertures ; mon frère, mes soeurs et moi, nous pouvions nous déten¬ dre ; le beau temps durerait jusqu'au soir. Elle avait une passion touchante pour Shakespeare. Chaque fois que le Théâtre de la Gaieté à Dublin an¬ nonçait des pièces de celui qu'elle appelait le Barde anglais, Mademoiselle Cora, Muriel — ma sœur ca¬ dette — et moi, nous faisions tous les soirs la queue pour le Second Balcon. Pour Léonie Cora, faire la queue ce n'était point passer à la file, l'un derrière l'autre, avec ordre et discipline, comme en Angle- terre. C'était une bataille acharnée qu'il fallait ga¬ gner coûte que coûte, une bataille dans laquelle elle était le général, ma sœur et moi ses troupes. Dès que les portes s'ouvraient — et je me rappelle encore l'an¬ goisse des derniers moments d'attente —- nous, les petites, nous devions nous précipiter dans lès esca¬ liers, et passer sous les jambes de tout le monde pour arriver les premières-au guichet. Il fallait à tout prix que nous fussions placées au premier rang. Une fois munies de nos billets, nous devions nous y précipi¬ ter, nous y faufiler, et arrivées, nous asseoir, puis nous gonfle-r, les jambes écartées, pour occuper la place de trois personnes. Ce qui n'était pas chose facile pour deux petites filles de sept et huit ans. Les gens nous bousculaient et nous poussaient, et j'étais toujours dans l'angoisse de perdre ma place. Enfin nous aper¬ cevions notre institutrice se précipitant comme une trombe dans la salle. Elle était rouge et essoufflée et brandissait son parapluie à tête de canard en argent, injuriant tous ceux qui se trouvaient sur son passage et qui essayaient d'entraver sa course éperdue, de l'em¬ pêcher, elle, cette noble étrangère, de passer avant tout le monde. « Quel toupet ! criait-elle. Grossier personnage ! Vous aurez de mes nouvelles ! » Mais elle a/rivait toujours à nous rejoindre. Quand, par hasard, nous n'étions placées qu'au second rang, c'était l'abomina¬ tion de la désolation. La soirée était perdue. « Made¬ moiselle » était incapable de jouir de la pièce, et enco¬ re plus incapable de nous en laisser jouir. Je me rap¬ pelle qu'un soir ma sœur laissa tomber, dans les esca- 107 liers, l'argent de sa place et je dus m'arrêter pour l'ai¬ der à retrouver la pièce de monnaie sous les pieds de ceux qui montaient, de sorte que presque tout le mon¬ de passa devant nous. «' Maladroite ! Imbécile ! » cria Mademoiselle. Fureur vaine. Ce soir-là, à ma grande honte, nous ne fûmes placées qu'au cinquième rang. Plus tard, en arrivant à Paris comme étudiante, je n'avais pas oublié l'entraînement de ma jeunesse et je ne fus pas dans un état d'infériorité vis-à-vis de mes camarades français. En rentrant à la maison, tard dans la nuit, nous avions un kilomètre à faire à pied par un chemin de campagne isolé, et Mademoiselle, craignant les atta¬ ques dans ce qu'elle appelait toujours « ce pays de bandits », nous obligeait à marcher au milieu de la chaussée, chacune de nous toujours munie d'un cor¬ net de poivre pour le jeter aux yeux de nos agresseurs éventuels. Léonie Cora ne cessait de nous entretenir de la France et elle en parlait avec toute la nostalgie des exilés. Elle évoquait pour moi les champs houleux de blé de la Beauce ,les coteaux du Midi saupoudrés du gris velouté des oliviers ; les palmiers de la Côte d'Azur, les orangers, les vignobles ; tous ces pays que je ne connaissais pas encore, mais dont la description attisait mon imagination. « Ah ! soupirait-elle, dans l'occident désert quel devint mon ennui ! Seulement, ma petite, si Racine a écrit « orient » et non « occident », c'est tout bon¬ nement parce qu'il n'avait pas traversé la Manche ! » Plus tard, chaque fois que je voyais jouer Bérénice à la Comédie Française, j'avais toujours l'impression que l'auteur se trompait quand il disait « orient », et j'attendais toujours le commentaire de Léonie Cora. Elle nous parlait aussi avec nostalgie de la cuisine française, des poulets à la Marengo, des sojes bonne femme, des babas au rhum, des vins aux noms roman¬ tiques. De temps en temps elle nous préparait des omelettes qu'elle faisait cuire sur le feu de gotre cham¬ bre. Je me rappelle surtout les crêpes du Mardi-Gras qu'elle lançait en l'air et rattrapait ensuite, adroite¬ ment, dans la poêle ; des crêpes parfumées à la variil- 108 le, à la fleur d'oranger et même au rhum ; des crê¬ pes qui fondaient dans la bouche, des crêpes enfin comme notre cuisinière ne savait point en faire. Dans mon enfance, une des grandes dates de l'an¬ née était l'arrivée, au printemps, des journaux de modes et des catalogues coloriés venant des grands magasins de Paris —r c'était. comme la floraison de mai — catalogues portant des noms qui faisaient rêver : Les Galeries Lafayette, Le Printemps, Le Lou¬ vre, La Samaritaine, Les Trois Quartiers, Le Gagne Petit, Le Grand Magasin de Blanc. Nos robes, nos ta¬ bliers et tout notre linge d'enfants yenait de Paris. Je me rappelle encore l'arrivée des énormes colis envelop¬ pés dans du gros papier goudronné avec des cachets de plomb. Quand l'employé du chemin de fer les ap¬ portait, c'était comme l'arrivée des caravanes de Sa¬ markand. Nous ne prenions pas de leçons ce jour- là, et la matinée entière se passait à regarder les jolies choses et à les ranger dans les armoires. En Angleterre et en Irlande, on a perdu l'art de la fine couture, et Mademoiselle nous montrait avec fierté les tout petits plis des chemises, entièrement faits à la main, des plis fins comme des fils, les dentelles légè¬ res comme des filandres, les jours, les broderies déli¬ cates. Tout notre linge d'enfant était beau comme un trousseau de jeune mariée. Le jour de ma première communion, je me rappelle, je fus habillée de l'ample robe, du voile blanc et de toute la parure d'une pre¬ mière communiante française. Toute notre instruction nous étant donnée en fran¬ çais, à neuf ans je connaissais mieux la littérature française que celle de mon pays. Mes livres d'enfants n'étaient point des livres anglais, mais les volumes de la Bibliothèque Rose reliés en rouge et dorés sur tran¬ ches que l'on faisait venir de la maison Hachette à Paris. Je possédais tous les ouvrages de la Comtesse de Ségur : Les Malheurs de Sophie, Les Petites Filles Modèles, Un bon petit Diable, le Général Dourakine, Les Mémoires d'un Ane, etc... Il y a quelques années, j'ai retrouvé Les Mémoires d'un Ane chez des amis et je les relus avec émotion. Je fus bien contente de constater que mon opinion sur ce livre classique 109 n'avait point changé depuis mon enfance ; je le con¬ sidère d'ailleurs encore comme un des chefs-d'œuvre de la littérature enfantine. La Comtesse de Ségur n'avait fait qu'accroître ma curiosité de la vie fran¬ çaise et mon ardent désir de la connaître. Quel pays quand même que la France, pensais-je, où les ânes sont si intelligents, tout doués de principes et de cons¬ cience morale ! Quel pays ôù les enfants de mon âge jouissent de tant de libertés qu'ils ont l'occasion de faire la cuisine avec des vraies provisions et sur un vrai feu ! Dans Les Mémoires d'un Ane, les enfants avaient fait cuire mne omelette, des côtelettes avec des pommes frites, préparé une crème au café, et ensuite avaient mangé tout cela arrosé d'une bouteille de vin! Je n'avais jamais bu de vin, mais il représentait pour moi le nectar des dieux. Il me semblait que la France devait être le paradis des enfants,, qu'ils y étaient plus choyés et mieux com¬ pris que partout ailleurs. Plus tard, quand la France est devenue mon pays d'adoption, je n'ai point chan¬ gé d'opinion. Lorsque Léonie Cora nous quitta pour se ma¬ rier, mon père, avant de m'envoyer à l'école, me fit prendre des leçons de français particulières avec un vieux professeurs du nom de Guilgaut, Oui, je crois bien qu'il s'appelait Hippolyte Guilgaut. Je me rap¬ pelle sa belle barbe noire et soyeuse saupoudrée de gris, une barbe parfumée au benjoin, une superbe barbe, une barbe de Sultan, la première barbe que j'aie jamais connue. Je me rappelle aussi son ca¬ binet de travail meublé dans le style. Henri IV Troi- sième République, tout en chêne massif sculpté. Les fenêtres de cette pièce n'avaient jamais dû être ouver¬ tes depuis' son occupation, et elle sentait fortement le tabac à priser et le papier. d'Arménie. Monsieur Guilgaut portait dans son intérieur un petit « grec » en velours noir avec un gland rouge, et un cache-nez lui entourait le cou. Il maudissait les dangers des courants d'air, comme s'il eût parlé de ceux de l'en¬ voûtement. Je n'avais jamais vu écrit ce mot de « courant d'air », et par analogie avec celui de « dro- 110 madaire », je m'imaginais que cela devait être quel¬ que animal exotique. Tous les Français que j'ai fréquentés pendant mon enfance avaient mené une vie dramatique ; ils n'étaient jamais comme tout le monde. Monsieur Guilgaut avait combattu comme engagé volontaire, à seize ans, dans la guerre de 1870, et il aurait été — selon lui — décoré si la défaite de Sedan n'était surve¬ nue. A la fin de chaque leçon, il me mimait ses ex¬ ploits militaires. Je ne me souviens plus du nombre exact de ses victimes — j'ai l'impression que le nom¬ bre avait tendance à varier —- ; il les couchait en joue avec son stylo ou sa règle appuyée sur le dos de son fauteuil. « Ah ! qu'ils viennent, les misérables ! criait il. Qu'ils viennent donc ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan, pan, pan ! Encore un sale Prussien de foutu par terre ! ». Je me rappelle encore vivement un désastre qui lui advint un jour, loris d'une conférence publique qu'il fit devant une société littéraire quelconque. Il eut l'oc¬ casion, à propos de je ne sais plus quoi, de parler de la femme, et il s'exprima en un langage romantique qui semble avoir dérouté le reporter chargé de rendre compte de sa conférence. Guilgaut avait dit, en an¬ glais : « La femme est une lyre dont l'homme tire des sons sublimes ». Malheureusement, en anglais, le mot lyre et le mot menteuse ont presque le même son, sur¬ tout quand un étranger les prononce. De sorte que dans le compte-rendu de sa conférence, il fut censé avoir dit : « La femme est une menteuse ». Les repor¬ ters des journaux du soir n'ont pas l'habitude des ima¬ ges à la Hugo. Celui-ci crut probablement à une preu¬ ve du proverbial cynisme français. « Voyons ! Voyons ! me criait le lendemain Guilgaut, hors de lui, soulignant d'un gros doigt le passage diffamatoi¬ re dans le journal. Moi dire de la femme qu'elle est une menteuse ! Voyons donc ! moi, avec ma vénéra¬ tion de la femme, mon culte de la femme ! Quelle idio¬ tie ! Quel crétin quand même que ce journaliste ! ». A plusieurs reprises, la leçon fut interrompue. « Tst ! Tst ! C'est inouï ! A-t-on idée de cela ! Quel crétin quand même ! ». 111 Plus tard, à l'école, à l'âge de quinze ans, je subis une des grandes influences de ma jeunesse, la décou¬ verte des œuvres de Gide. Un jour, en rentrant de l'école par les quais, je m'arrêtai chez un libraire qui vendait des livres d'oc¬ casion. En furetant dans les caisses, un petit volume broché attifa mon attention, je ne sais pourquoi, car le titre, Les Nourritures Terrestres, ne me disait rien, et l'auteur m'était inconnu. Peut-être était-ce la cou¬ verture blanche avec le joli titre en rouge qui char¬ mait mes yeux d'enfant ? Peut-être était-ce parce que le volume était petit et que je pouvais facilement le feuilleter en le tenant d'une main et mon cartable de l'autre" ? Peut-être fut-ce simplement le sort ? Je lus quelques lignes au hasard et ce fut comme un coup de foudre -— une brusque révélation. Dans Gide, je trou¬ vai l'explication de mon malaise d'adolescente, la jus¬ tification de mes désirs de révolte. Les phrases sern- blaien avoir été écrites pour moi. « Nathanael, j'aimerais te donner une joie que ne t'aurait donné aucun autre. Je ne sais comment te la donner, et pourtant je la possède. — Je voudrais m'adresser à toi plus intimement que ne l'a fait encore aucun autre. Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu auras successivement ouvert puis refermé bien des livres — cherchant dans chacun plus qu'il ne t'a¬ vait encore révélé ; où tu attends encore ; où ta fer¬ veur va devenir tristesse, de ne pas se sentir soutenue. Je n'écris que pour toi ; je ne t'écris que pour ces heu¬ res ». Ces lignes semblaient cristalliser, comme je n'au¬ rais pu le faire, mon état d'âme, et dire ce que je vou¬ lais entendre. Je voulais posséder le petit livre pour moi seule et en extraire toute l'essence. Je n'avais point d'argent de poche ; cependant en économisant les sous qu'on me donnait pour acheter une tablette de- choco¬ lat à midi, j'eus au bout de quelques semaines la petite somme qu'il me fallait pour acquérir le livre. Les Nourritures Terrestres étaient pour moi une nourri¬ ture plus douce que le chocolat ; elles étaient le salut. Ce livre me libéra du désir le plus angoissant de toute mon enfance, celui de ressembler à tout le monde. Ma- 112 demoiselle n'avait cessé de répéter : « Enid veut tou¬ jours se différencier des autres ! ». Cette phrase avait sonné pour moi comme un glas. Gide me libéra des efforts désespérés que je faisais pour ressembler à mes camarades d'école .11 m'incita à regarder en moi pour rechercher ce qui était véritablement moi-même, et, une fois trouvé, de garder intact ce noyau central d'in¬ tégrité, de le protéger contre tout ce qui pourrait le corrompre ; contre les assauts de la fausse ambition, de la suffisance personnelle, et surtout contre l'indul¬ gence de soi. Quelques lecteurs ont prétendu décou¬ vrir chez Gide une influence malsaine, vicieuse et dé¬ moralisante — toutefois c'est pour autrui plutôt que pour eux qu'ils craignent cette influence — mais, pour moi, il a toujours été une source de force. Gide me donna une conception nouvelle de l'honnêteté in¬ tellectuelle, de la sincérité et de l'intégrité. Ce n'est que bien plus tard, en lisant son Journal, que j'ai compris combien il y avait aussi de bonté, de douceur, de com¬ passion humaine et de modestie sous cette honnêteté intransigeante. ^ C'est Gide qui mit le bonnet rouge à mon cœur d'adolescente irlandaise. Je m'attribuais l'Envoi du livre. , « Nathanael, jette mon livre ; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que la vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n'aurais pas de faim pour les manger ; si je te préparais ton lit, tu n'aurais pas sommeil pour y dormir. Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n'est là qu'une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu'un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu sens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi-même, et créé de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irrempla¬ çable des êtres ». Après ma découverte de Gide, ma passion pour la France et la littérature française alla en s'accroissant. Il me semblait que ce n'était qu'en elles que je pour- 113 rais trouver la solution de tous mes problèmes ; en el¬ les encore découvrir cette clairvoyance sans illusion — sans désillusion aussi — ce courage intellectuel que je cherchais si ardemment. Je ne lisais pour ainsi dire que des auteurs français. La qualité qui me frappait déjà le plus chez les Français, Fêtait ce caractère adul¬ te ou bien cette maturité de gens qui, après avoir su venir aux prises avec la vie, ont fait leur paix avec el¬ le. Ils comprennent ce que c'est que la vie, ils cônnais- sent le cœur humain et ses passions, ils en ont sondé toutes les profondeurs ; aussi peuvent-ils maintenant tout regarder sans fausses illusions comme sans amer¬ tume, et avec beaucoup d'indulgence. Ils possèdent la finesse qu'il faut pour apprécier les complexités de l'œuvre du Seigneur. « C'est embêtant ! dit Dieu. Quand il n'y aura plus de ces Français, Il y a des choses que je fais qui n'auront plus per¬ sonne pour les comprendre ». La France est comme une femme qui n'est plus très jeune mais qui est encore belle, de cette beauté qui vient de l'intelligence, de la tolérance, de l'indulgence, et surtout de la compassion envers les erreurs et les faiblsses de l'humanité. Elle a tout entendu, tout vu, tout senti, et elle regarde la vie d'un air indulgent et sage ; mais elle a conservé intact sa foi en la vie et en l'avenir. Elle ne craint pas de regarder le mal en face ; de le voir, sans illusions, tel qu'il est. Elle n'a pas peur de se pencher sur les abîmes de l'âme humaine ; il ne lui est pas nécessaire de se raconter les contes de fées pour supporter la vue de la souffrance et de la défaite. Parmi ses plus grands écrivains se trouvent ceux qui ont sondé toutes les défaillances de l'homme et qui ont su toutefois comprendre combien il y avait de digni¬ té humaine dans la défaite envisagée, acceptée, mais non subie, dans la défaite transformée plus tard en grandeur et en victoire. Quant à moi, les auteurs français que je relis le plus souvent sont ceux qui se sont penchés sur les douleurs humaines, sur les abîmes du péché et du re¬ mords : Racine, Pascal, Flaubert, Beaudelaire, Rim¬ baud et Mauriac. Ces auteurs n'ont pas toujours été 114 I pleinement appréciés même en France; mais à l'étran¬ ger ce sont de grands incompris. Ce sont les incompris Baudelaire et Rimbaud que j'ai essayé de faire com¬ prendre dans mon pays, et plus tard j'espère pouvoir en faire de même pour Gide. Après avoir fait mes études à Oxford, à vingt ans, mon père étant mort, j'allai à Paris poursuivre mes études et préparer une thèse de doctorat. Sans ressour¬ ces, je fus obligée de gagner ma vie, et c'est ainsi que j'arrivai à connaître des aspects de la vie sociale en France qu'ignorent d'habitude les étrangers — sur¬ tout les jeunes filles étrangères — la vie de la classe ouvrière, car c'est parmi celle-ci que je dus chercher itj.es moyens d'existence. Je fus immédiatement prise de grande admiration et de grande affection pour l'ou¬ vrier français. Il est intelligent, avec une philosophie de la vie qu'il a trouvée lui-même, et il est civilisé au sens le plus propre du mot. Il ne demande pas que la vie soit douce —• les difficultés, pense-t-il, ajoutent à sa saveur — mais il exige qu'elle ait un sens profond et un avenir. Il a pesé ce qu'il peut attendre, comme plaisir et comme douleur. Il accepte la souffrance avec stoïcisme, mais il exige sa part de bonheur, et, que ce soit le plaisir du loisir, de la table ou du lit, il veut en jouir en artiste, et non pour satisfaire un vulgaire besoin. Il se rend bien compte que la valeur de la vie ne dépend pas de son bonheur, ni même de l'absence de souffrance. J'ai souvent pensé que l'ouvrier fran¬ çais devait être le mari idéal et que, tout compte fait, parmi toutes les classes de la société, c'est la femme qui a la vie la plus heureuse. On m'avait toujours .dit que les Français étaient chiches et avares, mais je n'ai pas trouvé qu'il en était ainsi. J'ai vécu, pendant quelques années, parmi des gens qui n'étaient point riches — souvent même ils étaient pauvres — mais il se sont montrés envers moi, dans mes moments difficiles, d'une générosité intelli¬ gente basée sur la sympathie et la compréhension. Ils gagnent fort peu et connaissent la valeur de chaque sou, mais ils n'ont pas peur de la dépense quand ils en voient et approuvent la raison. Ce que l'étranger ne comprend que rarement, c'est la passion qu'a -tout 115 Français — quel que soit son rang — pour la liberté. Ne devoir rien à personne, pouvoir fièrement dire son fait à chacun sans danger de poursuite, voilà ce qu'ap¬ précie le Français par-dessus tout, par-dessus le rang et la fortune. Arrivé à l'âge mûr, son plus ardent désir est d'être son maître, de ne travailler que pour soi, même si c'est un travail qui rapporte peu et demande de gros efforts. Le nombre .de ceux qui ne sont redeva¬ bles qu'à eux seuls est plus élevé en France que partout ai-heurs. Mais cette liberté doit se payer, et le Français l'achète au prix de grands sacrifices et d'économies que l'étranger qualifie d'avarice et de mesquinerie. Mes années d'étudiante à Paris furent des années très dures au point de vue matériel, mais elle furent aussi parmi les plus douces et les plus pleines de ma vie. Maintenant que le désert de la guerre me sépare du continent, je pense souvent à mes amis de France. Je pense à Monsieur et à Madame, propriétaires du petit bistrot où le matin je prenais mon café au lait et mon croissant, sur le « zinc », avant d'aller travail¬ ler. Pendant quelques mois, j'eus même une chambre dans le petit hôtel attenant au café, au sixième, avec une vue superbe sur les toits de Paris, une perspective de film à la René Clair. Ce petit hôtel aurait dû s'ap¬ peler La Porte Etroite car il n'y avait qu'une seule pettie porte par étage ; cependant je doute fort que Monsieur ou Madame aient jamais été des lecteurs as¬ sidus de Gide. C'étaient de braves gens, honnêtes et simples, Monsieur et Madame. Souvent, quand ils savaient que je n'avais pas le sou et restais chez moi parce que je n'avais pas de quoi déjeuner, ils m'invitaient à ve¬ nir manger la soupe avec eux, à la fortune du pot, — et cela d'une façon très délicate. Madame préparait un bœuf bourguignon comme je n'en avais encore ja¬ mais goûté. Il y avait toujours une bouteille de vin sur la table et un « petit verre » avec le café, les jours de fête. Cette table se trouvait dans la petite cuisine, au fond du café, et Jules, le « plongeur » s'y installait avec nous. Jules venait de Marseille et il possédait le talent de galéjade de tous les méridionaux. Quand il avait un instant à lui, il m'invitait à « venir boire 116 un coup » dans un des cafés les plus chics du voisina¬ ge, chez Dupont pas exemple, et j'acceptais toujours, tant sa conversation m'amusait. C'était le Don Juan ou le Casanova, du quartier, et il me recontait ses amours qui, à l'en croire, étaient des plus abracada¬ brantes, dans le genre de celles des Contes Drolati¬ ques de Balzac. Il se croyait toujours dans l'obligation de faire un peu la cour à toute jeune fille, quelle qu'el¬ le fût, mais j'esquivais... la suggestion. « Tant pis ! Vous avez tort ! », me disait-il, et il passait vite à une autre histoire. Monsieur et Madame avaient un enfant, un fils de trois ans, '« la prunelle de leurs yeux », qui était chez les grands parents dans le midi. Pendant onze mois de l'année, ils travaillaient dix-huit heures par jour, afin de mettre de l'argent de côté « pour l'avenir du petit ».'Mais lé douzième mois, le 15 août, ils fer¬ maient le café et l'hôtel, collaient sur la devanture un papier : « Ouverture en septembre », et ils partaient rejoindre leur enfant à la campagne. « Plus tard, quand il sera plus grand, il viendra à Paris faire ses classes, mais pour l'instant il est mieux au vert, n'est- ce pas, Mademoiselle ? C'est urle pitié de voir les pe¬ tits de Paris si palôts, et si chétifs ! ». Je me rappelle aussi mon vieux professeur. Lui habitait un vieil appartement dans une petite rue du septième arrondissement, sans confort moderne. Dans l'entrée, dans la salle à manger et dans le cabinéH de travail, les livres empiétaient surtout, s'accumulaient sur tout, tels les sables du désert engloutissant une vil¬ le de l'antiquité. Son cabinet de travail était tapissé de livres jusqu'au plafond, et par terre les brochures, les copies de thèses dactylographiées s'avançaient vers sa table de travail comme la marée monte vers un roc qu'elle va fatalement submerger. Dans tout l'apparte¬ ment, une "seule pièce restait vierge de livres : c'était le salon de Madame, meublé dans le style Louis Quin¬ ze Second Empire. Des fauteuils, tapissés de satin rou¬ ge, à grandès raies noires, trônaient dans ce sanctuaire austère où, le premier vendredi du mois, son jour, Ma¬ dame recevait les femmes et les filles des collègues de son mari. 117 Monsieur le professeur, lui, recevait ses élèves le dimanche matin. Madame nous ouvrait la porte, en peignoir, ses cheveux encore tout constellés de bigou¬ dis lui entourant le front comme les vipères la tête de la Méduse. Monsieur était dans son cabinet de tra¬ vail, en robe de chambre et en pantoufles, en train de déguster son café au lait du matin avec des pistolets beurrés. « Le café au lait du matin, c'est fe plus beau moment de la journée ! », disait-il. Mais alors, riant 'malgré moi, je me souvenais d'une certaine phrase de Joseph Prudhomme... Nous débarrassions les chaises de livres et nous nous installions tant bien que mal, où nous pouvions. Nous parlions de nos travaux, nous demandions des conseils et pendant ce temps-là Monsieur continuait, sans se gêner, de déjeuner. Ensuite il nous lisait des vers ou nous récitait des tirades de pièces modernes. Comme presque tous les Français que j'ai connus, il se croyait la vocation du théâtre et jemais ne man¬ quait une répétition générale. Un instant après, s'il était en forme, il nous offrait un verre de Dubonnet ou de Byrrh. Puis Madame, élégante et fardée main¬ tenant, frisée comme un caniche, ouvrait la porte, avant de déjeuner, c'est le moment. Et n'y va pas par avant de déjeuner, c'est le moment. Et n'y vas pas pas quatre chemins ! Les douze coups dê midi vont bien¬ tôt retentir ». Nous nous esquivions vite et, dans l'escalier, nous croisions le petit pâtissier apportant le dessert domi¬ nical — la tarte aux "fruits ou le grand baba au rhum. Une fois par semaine — et souvent davantage — je dînais à Auteuil chez des amis qui habitaient un petit hôtel particulier dans une villa tranquille non loin du Champ de Courses. C'étaient des gens char¬ mants qui me recevaient comme leur fille. J'avais tou¬ jours mon couvert mis chez eux, ma serviette dans un rond d'argent et une timbale que l'on avait mise à ma disposition. Papa était un savant éminent et à la fois un hom¬ me du monde élégant et spirituel. Il représentait pour moi toute la finesse et l'esprit français. Il avait cette faculté qu'ont presque tous les Français — surtout les 118 hommes de sa génération qui se piquent de bonnes manières — de donner l'illusion à toutes les femmes d'être belles et désirables. A ce moment-là, j'étais pau¬ vre, mal habillée, mal nourrie et découragée ; néan¬ moins Papa me faisait toujours sentir que je pouvais plaire. La France est en effet le paradis des femmes. En France, une femme peut, sans humiliation, être une femme et, ce qui est mieux, une femme intelligente et intellectuelle, aimant l'art. Le Français aime les fem¬ mes et leur commerce ; il ne les croit pas indignes de partager ses plaisirs les plus élevés. En Angleterre, au contraire, la femme est trop souvent pour l'homme une triste nécessité ; les plaisirs qu'il apprécie le plus sont ceux dont il jouit dans son club. Un de mes amis anglais me dit une fois, croyant me faire un immense plaisir : « Jamais on ne vous soupçonnerait d'être intelligente ! ». L'Anglais craint toujours que chaque femme cultivée ne soit pour lui une Dalila. En France, je me suis sentie fière et heureuse d'être une femme. J'y ai toujours été plus véritablement moi-même, et en même etmps plus véritablement femme qu'ailleurs. En me sentant comprise et appréciée je pouvais me détendre et m'épanouir. Depuis la guerre, depuis que je ne vais plus en France, je suis un désert assoiffé de pluie où il ne pousse plus de fleurs spirituelles. Maman était une bonne grosse femme qui aimait la bonne chère, les sauces riches et les plats sucrés, et Papa n'arrivait jamais à lui faire suivre un régime pour diminuer son poids. Mais peu lui importait d'ê¬ tre grosse. Elle supportait avec bonne humeur les plai¬ santeries et les railleries de la famille, trop heureuse de la voir s'amuser à ses dépens. Papa était bavard et un tantinet fanfaron. Il aimait à pérorer, il affection¬ nait les phrases grandiloquentes ; il donnait un peu l'impression de se croire en chaire. Maman souriait quand Papa parlait, avec un sourire plein d'indulgen: ce et de bonté, car pour elle son mari était un grand enfant génial. De son côté, elle parlait peu, mais quand on la trouvait seule, elle vous disait sur la vie des choses si justes et si sensées qu'on restait toujours confondu de son intelligence. Si bonne, et heureuse, el- 119 le incarnait pour moi toute la solide sagesse française. Elle n'était plus belle:—peut-être ne l'avait-elle jamais été — mais ses yeux gris pétillaient de bonté, de mali¬ ce, et surtout d'indulgence. Elle avait cet air réfléchi et serein qu'ont en France presque toutes les femmes ayant dépassé la jeunesse, ce'sérieux et cette paix qui leur viennent de la conscience qu'elles ont de l'impor¬ tance et de la dignité de leur rôle social. Il me semble que la femme qui n'est plus jeune, est en France plus aimable et touchante que partout ailleurs. La Fran¬ çaise sait bien que chaque saison a ses plaisirs propres à elle, ses responsabilités et ses privilèges, que l'arrière- saison a ses douceurs comme le printemps. Elle sait que la vie de la femme ne cesse point d'être intéressan¬ te le jour le son mariage. En Angleterre, les romans traitent surtout du problème du quand et du com¬ ment des accordailles — même quand ce problème est résolu. En France, c'est la vie en commun du cou¬ ple qui surtout compte, et tous les problèmes aux¬ quels on doit faire face dans une vie adulte et com¬ plexe. Je revois Maman surtout dans son jardin, arro¬ sant ses fleurs ou donnant à manger à ses dindons et à ses pigeons, qui voltigeaient autour de ses épaules. Dans son petit jardin d'Auteuil, elle avait un peu de tout et se créait ainsi l'illusion d'être restée campa¬ gnarde. Elle avait semé un petit carré de blé qui lui donnait du grain pour ses oiseaux, et elle s'imaginait ainsi être encore tout près de la terre. En sortant de mon travail, j'allais toujours direc¬ tement à Auteuil et je me reposais sur une chaise-lon¬ gue dans le jardin en attendant l'heure du dîner. J'en¬ tendais Maman chanter de vieux airs de France tan¬ dis qu'elle arrosait ses plantes et Virginie, la vieille femme de chambre, la suivait en bougonnant amica¬ lement. Je n'entendais pas ce qu'elle disait mais cela faisait comme un accompagnement de bourdon à la chanson légère. Virginie avait vu naître les enfants, et elle se permettait de leur dire leur fait. Rien ne se fai¬ sait dans la maison sans consultation préalable avec Virginie ; elle donnait son opinion même au sujet des mariages. Avec son bon sens campagnard, son dévoue- 120 ment à toute épreuve et ses manières brusques, elle me rappelait les servantes de Molière. Elle me rudoyait avec la même affection qu'elle témoignait aux mem¬ bres de la famille, et elle me réprimandait lorsque, selon la coutume de mon pays, je sortais seule le soir, avec des camarades de la Sorbonne. Elle me faisait la morale : « Ce n'est pas raisonnable, ma petite ! Les hommes sont toujours des hommes. Peu maligne qui s'y fie ! ». Enfin, on entendait claquer la grille du jardin, et Papa apparaissait, sa serviette sous le bras. « Ah ! s'écriait-il en me voyant, ma chère petite collègue ! ». Je me sentais toute fière, bien que je ne fusse alors --^qu'une pauvre petite étudiante en lettres. Nous dînions ensuite dans la salle à manger de¬ vant les fenêtres grandes ouvertes sur le jardin, d'où le parfum enivrant des seringas flottait vers nous sur la brise du soir. Quelles soles au vin blanc, quelles bisques velou¬ tées, j'ai mangées dans cette maison ! Que de cha¬ teaubriands pommes paille, de bombes glacées ! Et les grands jours il y avait une bouteille de vin cacheté que l'on buvait dans des petits verres, à côté des grands pour le vin ordinaire. C'était toujours fête quand la fille cadette, le gendre et le petit-fils.venaient dîner. Le petit, bien qu'il n'eût encore que deux ans, mangeait toujours à table avec les grandes personnes. « Pour éveiller sa petite intelligence », disait un peu malicieusement Papa. A table, on parlait brillamment de tout, de scien¬ ce, de littérature, de politique et d'art, et la conversa¬ tion se poursuivait au jardin avec le café et les li¬ queurs. Puis je rentrais chez moi par le dernier métro, mais jamais les mains vides ; j'emportais toujours un petit paquet, un œuf de dinde, un pâté — spécialité de la maison — ou un pot de confiture. Après avoir soutenu ma thèse, je quittai Paris. J'aurais tout donné pour ne pas être obligée de par¬ tir, mais je savais que si je ne m'arrachais pas à l'é¬ treinte de Paris quand j'avais encore la force de le fai¬ re, je serais perdue. Paris est une maîtresse dont le penchant tendre et les caresses font paraître froides 121 et fades ceux de tout autre. Une fois qu'on a vécu à Paris, il est difficile de vivre ailleurs. Mon titre de docteur ès-lettres me permit d'obte¬ nir un poste de chargé de cours à l'Université d'Ox¬ ford. Je revenais en France trois fois par ans, au mo¬ ment des vacances, me retremper dans son atmosphè¬ re, et prendre, comme dirait Baudelaire, un bain de multitude. J'arrivais toujours par le Havre, car j'aimais l'ab¬ sence des gens riches, du « tourisme » par cette voie. En ce temps-là, le train n'arrivait pas jusqu'aux quais du port, et un petit tramway préhistorique transpor¬ tait les voyageurs du Havre Maritime jusqu'au Havre Ville. Il fallait plus d'une heure — et plusieurs voya¬ ges — pour transporter tous les voyageurs et leurs bagagjes du bateau jusqu'au train. Je m'arrangeais toujours de manière à être parmi les premières person¬ nes à débarquer, de sorte que j'avais le temps de pren¬ dre mon petit déjeuner à loisir au buffet de -la gare. Quelle joie vous donne votre premier café au lait sur le sol français ! Celui du buffet de la gare, avec ses croissants croustillants et ses brioches moelleuses, me paraissait bien meilleur que le repas international du wagon-restaurant. Arrivé à Paris, au sortir de la Gare Saint-Lazare, on est tout de suite plongé dans l'immense sympho¬ nie des boulevards. Ce n'est pas le murmure lent, so¬ lennel et régulier de Londres, dirigé et sobrement con¬ tenu par le « bobby » anglais avec une dignité de sé¬ nateur romain. C'est beaucoup plus, qu'on m'excuse, tempéramental ! Il y a des bourrasques subites, des courants inattendus ! C'est plein de fantaisie ! C'est... jazz ! Le chef d'orchestre français, tout palpitant d'é¬ motion, agite avec frénésie son bâton blanc — le chef d'orchestre anglais se contente du mouvement lent de sa grosse main gantée de blanc — ou tire des cris stridents de son sifflet soudainement furieux. Ce n'est pas l'agent français qui domine ou dirige l'orchestre; il est trop emporté par son élan et par son rythme. Il n'a pas la majesté olympienne de l'agent anglais ; il reste plus près de nous, plus humain. Je me rappelle qu'un jour, au coin de la Rue Royale, à une heure 122 de grande affluence, un agent français endigua le tor¬ rent de la circulation, le temps d'admirer une poupée que je portais pour l'offrir à la petite fille d'un de mes amis. « Tiens, c'est gentil ce que vous avez là, ma petite demoiselle ! »; me dit-il. Et nous avons bavardé de poupées et de trousseau, de l'élégance française, tan¬ dis qu'autos, camions, voitures de toute sorte, derriè¬ re lui, cornaient un bruit de tous les enfers, les chauf¬ feurs vociférant des injures avec la verdeur, l'ampleur et la variété de langage d'un Rabelais. « On a le temps, que diable ! Sacré nom ! Quelle mouche vous pique à tous ? », dit l'agent ; et il rel⬠cha tranquillement le torrent de la circulation. Ceci me rappelle mon pays d'Irlande, un des derniers coins du monde que la bousculade moderne n'a pas encore envahi, et où l'on a le loisir de regarder tout à son ai¬ se les événements les plus insignifiants de la vie quoti¬ dienne — d'être un badaud. Une fois à Paris, je ne m'attardais jamais sur la rive droite. Je me hâtais d'aller retrouver mes chers quartiers de la rive gauche, le sixième ou le septième, ces petites rues, ces petites places si tranquilles, si pai¬ sibles, toute pareilles à celles d'une ville de province, où les concierges, assises sur le pas de leurs portes, ba¬ vardent tout en cousant, où les ouvriers travaillent dans les cours des immeubles, où les charrettes à bras des marchandes de quatre saisons, encombrent la plus grande partie de la chaussée et gênent la circulation. Le lendemain matin, je partais à pied pour me rendre à la. Biblitohèque Nationale qui était, pour ainsi dire, mon club, où je savais que je retrouverais tous mes camarades de la Sorbonne que la vie n'avait pas encore engloutis. Je passais par les Galeries de l'Odéon pour feuille¬ ter les « nouveautés » et pour voir ce qui avait paru depuis mon dernier séjour. Je prenais ensuite la Rue de Seine, faisant la navette d'un trottoir à l'autre pour regarder les„ toiles exposées chez les marchands de ta- belaux — les Modigliani, les Picasso, les Utrillos — et choisir celles que j'achèterais quand j'aurais fait 123 fortune. En revenant, remontant la Rue des Saint-Pè¬ res, je faisais de même pour les antiquaires. Au pont du Caroussel, je m'arrêtais un instant pour contempler, appuyée contre le parapet, une des perspectives de Paris qui me sont le plus chères, l'Ile de la Cité blottie dans les deux bras de la Seine, et les tours jumelles de Notre-Dame, et la plume légère de la Sainte-Chapelle qui en jaillissent. A la Bilibiothèque Nationale, un des bibliothé¬ caires qui me connaissait de longue date, tout en igno¬ rant mon nom, me saluait, me disait le plaisir qu'il avait de me voir, puis me souhaitait bon travail. C'é¬ tait de sa part une marque de bienveillance d'autant plus grande qu'en principe il désapprouvait les lec¬ teurs. Il avait un idéal tout platonique de La Btiblio- thèq.ue, qui par conséquent ne pouvait rester qu'à l'é¬ tat d'idéal : les livres, bien catalogués et casés, demeu¬ rant bien sagement à leurs places, jamais rien ne ve¬ nant troubler l'harmonie et la symétrie de leurs li¬ gnes. « Les lecteurs, Mademoiselle, me confia-t-il un jour, c'est la mort des bibliothèques ! ». Je faisais immédiatement le tour des tables de la salle de lecture, du côté droit, celui des bulletins verts; à gauche, ils sont blancs. Chaque côté de la salle ayant sa clientèle particulière, il nous eût paru déloyal d'en changer. Je voulais voir ce qui restait encore de cette joyeuse bande qui avait commencé, en même temps que moi, avec tant de courage, de préparer la thèse de doctorat. Nous avions fait tant de chemin ensem¬ ble ! Mais plus d'un parmi nous s'était affaissé sur le bord de la route. La thèse de doctorat était trop souvent pour nous la galère d'où l'on ne sait plus comment sortir, le boulet qu'on porte à la cheville pendant les meilleures, années de la vie. « Eh bien ! comment va Remi Belleau... Joubert... Chênedollé ? » demandais-je, d'après le sujet de thè¬ se que je voyais préparer, m'étant penchée sur la table. On abandonnait bientôt les livres et l'on allait „ fumer et bavarder dans le petit square en face de la bibliothèque, grand comme un petit salon, pas plus. Il avait été témoin de beaucoup de discussions litté- 124 raires et artistiques. C'était là que, jeune étudiante, je déjeunais d'un petit pain et. d'une tablette de cho¬ colat, prenant pour finir un café au bistrot du coin, avant de rentrer travailler. Les enfants couraient et précipitaient leurs cerceaux entre nos jambes : les éco¬ liers jouaient aux billes dans la petite allée qui fai¬ sait le tour de l'unique pelouse grande comme un mouchoir de poche ; quelques employés de magasin ou quelques femmes de ménage étaient assises sur les deux bancs et faisaient des ouvrages de fine couture avant de reprendre leur triste tâche. Je me replongeais très vite dans cette atmosphère de Paris. J'oubliais que j'étais devenue une person¬ ne sérieuse, chargée de cours ; je redevenais la gami¬ ne du Quartier Latin avec son petit béret d'étudian¬ te. Je reprenais la vie des billets de faveur, je refai¬ sais la queue à la porte des concerts et des théâtres, je retournais aux expositions ; c'était de nouveau les discussions littéraires et artistiques aux terrasses des cafés jusqu'à une heure avancée de la nuit, les ran¬ données avec les camarades le dimanche, dans les bois de Meudon et de Marly ; les bons dîners dans les petits restaurants,qui certes n'avaient rien de luxueux, mais où la cuisine avait cette perfection que l'on ne trouve qu'en France, petits restaurants difficiles à dé¬ nicher, près de la Porte d'Italie, des Gobelins ou du Parc Montsouris, endroits où ne vont point d'ordi¬ naire les étrangers. Mes amis étaient surtout des gens simples, mais cultivés. Ils ne désiraient point ,être riches, ni célèbres, mais d'avoir juste assez de loisirs pour pouvoir jouir de la vie, regarder ce qui se passe, réfléchir sur les événements, bavarder entre bons co¬ pains. Ils demandaient un bon repas et une bouteille de vin à partager avec des amis simples comme eux, et la liberté de dire ce qu'ils pensaient à propos de tout. C'était un bonheur sain, intelligent et sans fa¬ çon, un bonheur exigeant peu, et qui ne voulait nui¬ re à personne. C'était tout ce que la civilisation peut offrir de meilleur. C'était la douceur de vivre com- m'e-on ne la rencontre en aucune autre partie du mon¬ de. Il se peut que cette douceur de vivre rende impro¬ pre à la guerre. Mais la guerre n'est pas une occupa - .125 tion de gens civilisés. La guerre est une nécessité que la barbarie de certains peuples primitifs impose pré¬ cisément aux gens civilisés, lesquels ne demandent qu'à vivre en paix et à jouir en toute innocence des plaisirs que la vie verse avec tant de générosité. Je ne sais si une telle vie finit par amollir les peu¬ ples. Mais je sais qu'en septembre 1939 la France n'a pas fléchi devant le danger. Je suis restée en France jusqu'à la fin de ce mois bouleversant et je n'ai point vu de défaitistes parmi mes amis. J'ai vu une tristesse infinie, un cran un peu désespéré et amer. J'ai vu sur¬ tout le désir ardent d'en finir une fois pour toutes, pour que cela ne recommence plus, d'en finir et de retourner cultiver son jardin. « Oui, il faut en finir : disait-on autour de moi. La France a mieux à faire que d'être mobilisée trois fois en un an ! » Cela fai¬ sait en effet la troisième fois. D'abord, au moment de Munich, puis en mars 1939, et à présent, en ce mois de vacances. Qui oserait dire que la France n'avait pas mieux à faire ? Je ne voyais non plus aucun désir de gloriole, aucun chauvinisme. Une corvée qu'il fal¬ lait terminer le plus vite possible, point un amuse¬ ment. Hélas ! les chefs ont laissé cette ardeur grave se dessécher sur pied. Je suis rentrée à Oxford au mois d'octobre repren¬ dre mes cours. Puis « la drôle de guerre » comme un soporifique vint endormir nos pensées. Ce sommeil fut interrompu par la bataille de Flandre, suivie de la bataille de France, de « juin poignardé » comme dit Aragon dans Le Crève-Cœur. O mois des floraisons, mois des métamorphoses, Mai qui fut sans nuage et juin poignardé. Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses, Et ceux que le printemps dans ses plis a gardés. Alors commença cette course éperdue du gouver¬ nement à travers les provinces de France, à travers des villes dont les noms évoquaient de fabuleux sou¬ venirs historiques, jusqu'à ce qu'enfin la débandade s'arrêtât aux rives de l'océan, à Bordeaux. Mazeppa attaché à un cheval furieux, emporté par sa course terrible. Cette fuite folle se fit au son d'une Marseil- 126 laise produite par un disque fêlé, de plus en plus éraillé au fur et à mesure que la déroute grandissait. Cette affreuse parodie de la Marseillaise, qui s'est pro¬ fondément gravée en moi, est restée mon plus cruel souvenir de ces jours angoissants. On tournait ce dis¬ que odieux avant et après chaque bulletin de nouvel¬ les. C'était pour moi le symbole de la France défail¬ lante. Enfin on entendit la voix chevrotante du héros de Verdun « Il faut que le combat cesse 1 » Il s'en suivit la trahison des clercs. — de quelques clercs — et je lus un texte d'un écrivain que j'avais jadis admiré, Jacques Chardonne, qui me fut un coup au cœur. « Je n'estime que les opinions politiques et historiques de l'histoire. Elles sont inscrites en évé¬ nements irréfutables, en catastrophes pleines de rai¬ son et d'avance j'applaudis à l'événement dont je pâtirai, s'il a l'autorité de l'ouragan. Quand on est vaincu par la force, il ne faut pas dénigrer cette force ni se plaindre. On n'a plus rien à dire. C'est au vain¬ queur à se poser des questions sur la justice. On ne critique pas la pesanteur. Pas' de larmes ni de résis¬ tances inutiles. C'est un triste sort que d'être le té¬ moin d'événements historiques, .on les trouve affreux. Beaucoup plus tard ils seront expliqués, ils paraî¬ tront naturels et presque toujours favorables. Je veux regarder le présent avec l'indifférence des siècles futurs et la sagesse de l'oubli. » Le silence de la tombe descendit alors sur la Fran¬ ce. Une brume épaisse en cacha la vue à ses amis d'outre-mer et étouffa sa voix. Enfin, en 1942, une voix m'arriva, une voix que je reconnus tout de suite, la voix de la vraie France. « Ma place de l'Etoile à moi est dans mon cœur » écrit encore Aragon dans la préface d'un volume de vers, Les Yeux d'Eisa, qu'il fit éditer en Suisse. « Si vous voulez connaître le nom de l'étoile, mes poèmes suffisamment le livreront... Je veux qu'un jour vien¬ ne où, regardant notre nuit, les gens y voient pour¬ tant briller une flamme, et quelle flamme puis-je avi¬ ver, sinon celle qui est en moi ?... « Tous ceux qui d'un même blasphème nient l'amour et ce que j'aimais fussent-ils puissants à 127 écraser la dernière étincelle de ce feu de France, j'élève devant eux ce petit livre de papier, cette misère de mots, ce grimoire perdu ; et qu'importe ce qu'il en surviendra, si, à l'heure de la plus grande haine j'ai un instant montré à ce pays déchiré le visage resplen¬ dissant de l'amour. » Aragon, dans ce volume, exprime son amour de la France éternelle et impossible à vaincre. Dans le poè¬ me Richard-Cœur-de-Lion, il m'a fait percevoir le silence qui règne aujourd'hui en France, mais aussi quel espoir souterrain y couve. Ils sont la force et nous sommes le nombre. Vous qui souffrez, nous nous reconnaissons, On aura beau rendre la nuit plus sombre, Un prisonnier peut faire une chanson. > Tous les Français ressemblent à Blondel. Quel que. soit le nom dont nous l'appelions. La liberté comme un bruissement d'ailes Répond au chant de Richard-Cœur-de-Lion. Dans l'Escale, c'est la France qu'il symbolise, telle Andromède attendant la venue de celui qui la déli¬ vrera de ses chaînes. ' De quel prédestiné Dame de délivrance Attends-tu sur la pierre noire la venue ? Blanche à qui l'acier bleu cercle les poings menus Où saignent les rubis d'un bracelet de garance. Les marins regardaient cette femme inconnue Etrangement parée aux couleurs de la souffrance, Attachée a\u récif bordé d'indifférence, Si belle qu'on tremblait de voir qu elle était nue Ces couleurs de la souffrance, le bleu de l'acier, le blanc de la chair, le rouge du sang, ce sont les trois couleurs du drapeau français. Enfin, le poème Plus Belle que les Larmes se ter¬ mine ainsi : Puisque vivre n'a pu me saouler de la vie, Et qu'on n'est pas tué d'une grande douleur, Préparez les couteaux ! Voici le rémouleur ! François le roi n'est pas mort à Pavie. Certes, il n'est pas besoin d'expliquer l'allusion au rémouleur, ni de rappeler que François 1er fut fait prisonnier à Pavie en 1525 par Charles Quint, mais que deux ans plus tard les Français prirent la ville et l'incendièrent. Aujourd'hui que la délivrance semble proche, ces vers retentissent comme un clairon. C'est le réveil des armées de la libération ; c'est le réveil qui sonne dans nos coeurs endoloris, à nous qui sommes loin de France. Un beau jour, je serai de nouveau à Paris, Place de la Concorde, devant les effigies des villes de Fran¬ ce, resplendissantes et libres ; et je regarderai la lueur pourpre du couchant disparaître sous l'Arc de Triomphe, telle une épée sanglante et vengeresse ren¬ trant dans son fourreau. Le lendemain matin, sur les quais, à l'aube, je verrai le soleil surgir entre les tours jumelles de Notre-Dame, et aussi Sainte Geneviève, patronne de Paris, bénissant, de sa main étendue, le pays dormant en paix à ses pieds. Et de nouveau La Ville-Lumière rayonnera sur le monde entier, du som¬ met de ses collines. Et la vie reprendra, la douceur de vivre, que le cauchemar des années de guerre et d'occupation a interrompues, mais point anéanties. ENID STARKIE Ecrit en français par l'auteur 129 LA FRANCE M'A DIT. En août 1939 nous comprîmes que la guerre allait éclater. Alors qu'il en était encore temps, nous déci¬ dâmes, ma femme et moi, de partir pour ce pays que nous considérons comme une seconde patrie. Nul ne savait combien de dures années s'écouleraient avant que nous puissions parcourir à nouveau cette terre qui nous est plus chère que la nôtre. De l'argent, nous en avions peu à dépenser, mais quand on connaît la manière de s'en servir, il peut, en France, durer long¬ temps. Tous comptes faits, nous pensions, avec la permission d'Hitler, pouvoir rester une bonne quin¬ zaine de jours. Nous projetions depuis longtemps une randonnée le long de la côte d'argent par La Rochel¬ le. Bordeaux, Royan, Arcachon, dont nous avions entendu dire merveille. Presque aussi joyeux que des écoliers à la fin du trimestre, nous prîmes un aller et retour de 3me classe pour La Rochelle. Et nous voilà partis pour nos dernières vacances en temps de paix. Mon exaltation à l'idée de ce voyage mérite, je crois quelques explications. Pourquoi cette vive émo¬ tion à l'idée de revoir la France ? La raison en est sim¬ ple. La France fut, de tous les pays que j'ai visités, où j'ai vécu, (excepté mon île natale si absurde, si adorable) celui qui m'a appris le plus, que j'ai le mieux connu et que j'ai été amené à considérer, plus que tout autre, comme ma patrie spirituelle. J'avais trois ans (il y a plus de cinquante ans) lorsque je pas¬ sai mes premières vacances en France, dans un petit village près de Laon. Et quand je vis Paris pour la première fois, j'étais un écolier de quinze ans. Enfin pendant ces derniers trente ans, j'ai visité plus de dé¬ partements français que de comtés anglais. Mais fai¬ re du tourisme littéraire en France et habiter le pays sont deux choses bien différentes. Je remercie le ciel de m'avoir permis de faire la seconde expérience. J'ai vécu en France trois années consécutives, presqu'en- tièrerement à Nice, avec de fréquents voyages à Paris. Je les considère comme mes écoles dans l'art de vivre. 130 Elles m'ont été plus profitables que les années d'Ox¬ ford. Nous nous étions mis, ma femme et moi, rapi¬ dement au courant de la manière française de tenir le ménage, économiquement. Dès le matin, nous par¬ tions au marché et rentrions avec un filet rempli de provisions. Nous savions où trouver le meilleur vin du pays, et avions choisi un café dont nous étions devenus « les habitués ». Nous avions rapidement adopté un genre de vie qui, avec des revenus plus sûrs, nous eût parfaitement convenu. De tous les arts qui fleurissent avec abondance sur le sol de France, l'art de vivre me paraît être le plus précieux, celui qui a été porté au plus haut point de perfection. Profondé¬ ment enraciné, autochtone, indestructible, il constitue la base même, le roc, sur lequel s'édifie la civilisation occidentale. Hitler et ses hordes n'ont pas d'armes qui puissent l'atteindre. Les fascistes français eux- mêmes et les cagoulards n'y peuvent rien car ils sont impuissants à arracher à la race son instinct le plus profond. II Nous avons quitté l'Angleterre le 12 août, un sa¬ medi. Tout l'été brillait dans ce matin inoubliable et une véritable armée de « vacanciers » se disposait à franchir la Manche. Le train était bondé jusqu'à l'étouffement et le paquebot plein à craquer. Nous étions si serrés, si pressés les uns contre les autres, nous écrasant les pieds, qu'on pouvait nous prendre pour des réfugiés fuyant un pays pris d'assaut par des fas¬ cistes. Sur le quai de Dieppe, environ 1.200 person¬ nes — des personnages officiels — tournaient en rond sous le soleil, luttant pour essayer d'atteindre leurs places dans les trains. Personne ne se donna la peine de regarder nos passeports. Les autorités françaises avaient abandonné cette lutte désespérante, et laissé les envahisseurs anglais se tirer d'affaire. Suant, éche- velés, nous nous frayions un chemin, en bataillant, dans la direction de l'express de Bordeaux appelé « Manche-Océan-Rapide », et nous avons la chance de trouver des places assises. Nous quittons finalement la gare avec une demi-heure de retard et nous roulons bientôt, en crachant la fumée, à travers le paysage familier des grasses prairies de Normandie. En traver¬ sant un village, je vois un drapeau français flotter au- dessus de la mairie, sans doute en l'honneur d'un ma¬ riage. J'avoue que la vue d'un drapeau ne m'émeut généralement pas outre mesure, mais que je me suis senti, cette fois, étrangement remué. De tous les dra¬ peaux aucun n'égale en beauté le drapeau français. Et il n'est pas d'hymne national d'une inspiration plus internationale que la Marseillaise. Après avoir traversé la série des tunnels, toujours pleins de fumée qui gardent l'entrée et la sortie de la gare de Rouen, nous avons une vue magnifique de ce grand port fluvial et de l'admirable façon dont les maisons se groupent autour de la cathédrale. Peu après Elbœuf, une large vue s'ouvre sur la vallée de la Seine et j'ai soudain le désir de quitter ce train fas¬ tidieux et de m'asseoir à la terrasse d'un café. Aussi, en arrivant à la petite ville de Laigle, je propose de descendre, de dîner là et de prendre un train suivant pour Le Mans. En continuant par le rapide, nous arriverions à la Rochelle vers trois heures du matin, perspective peu agréable. Laigle ne possède aucune « curiosité » touristique et probablement n'a jamais vu de touriste. Un ruisseau somnole sous le pont qui traverse la rue principale ; la tour de l'église est ma¬ gnifiquement ouvragée. Sur une place ensoleillée, il y a les deu xou trois cafés habituels. Nous nous asseyons à la terrasse pour boire nos premiers Pernod, dans une silencieuse contemplation et nous nous dirigeons en flânant vers le restaurant de la gare, pour un léger dîner. Un potage suivi de veau et de haricots secs, un excellent fromage, une grappe de raisins, avec une bouteille de vin blanc, du café et des liqueurs nous reviennent, en monnaie anglaise à trois shillings, en¬ viron, pour nous deux: Une seule personne dînait en même temps que nous : une Anglaise qui faisait, à Bagnoles-de-l'Orne sa cure annuelle. ' Lorsque nous arrivons enfin à La Rochelle, la sai¬ son bat son plein ; il y a foule. Nous nous estimons très heureux de trouver une mansarde à l'Hôtel du Commerce qui, de l'autre côté de la place de Verdun & 132 â s fait face à la cathédrale. Comme je m'étonne de voir tant de monde et l'insuffisance des hôtels à une épo¬ que où tous les gens sont au bord de la mer, le pa¬ tron (1) surpris m'informe que La Rochelle jouit d'une petite plage et d'un.casino. Un yacht avec de nombreux Anglais est ancré au port. Nous avons eu la joie de rester dix jours dans ce port que tous les'écrivains reconnaissent pour l'un des plus beaux et des plus intéressants. Nous avons fait de nombreuses excursions dans les environs. La plus agréable, la plus facile, est celle de l'île de Ré. Un bateau à vapeur assure régulièrement le service, mais comme ses heures de départ varient selon les marées, nous n'avons jamais pu le prendre ; il par¬ tait toujours trop tôt ou trop tard. La meilleure ma¬ nière d'atteindre l'île, c'est de prendre un autobus jus¬ qu'à La Palice. Et, de là, une des nombreuses vedet¬ tes qui vous mènent en un quart d'heure à Sablon- ceaux. En quittant la vedette, on prend l'autobus qui va jusqu'au hameau des Portes, à l'extrémité occi¬ dentale de l'île en passant par Rivedoux, La Flotte, St Martin-en-Ré, la ville plus importante, La Couar¬ de, la plage la plus agréable et la plus fréquentée, et Ars-en-Ré dont la belle église s'orne d'une flèche construite en deux couleurs : noire à la base et blan¬ che au sommet. L'île de Ré est plate et presque sans ombre : quel¬ ques bois de pin, quelques tamaris, des arbres le long des routes principales.constituent sa seule végétation. Son charme n'apparaît pas immédiatement, 1,1 estj dans la vie simple et facile, les petits ports de pêche, les plages sans prétention, les villages de pêcheurs : j'ai été séduit. La vie .y était à très bon marché. La pension complète coûtait 28 frs par jour (environ 3 shillings anglais) . On donnait à chaque repas des poissons en abondance , des homards, des légumes frais, de l'excellent fromage et des fruits. Il n'y a dans toute l'île que le petit casino de La Couarde, appelé « Le Moulin Rouge ». Tous les autres villages ont gardé leur caractère de simplicité, de vie primitive. Je me souviens d'avoir arrêté à Rivedoux ce qui me pa¬ rut être un homme du pays, en pantalons de pêcheur, 133 couleur saumon, et en sabots. Je lui demandai l'ar¬ rêt de l'autobus et il me répondit d'un air embarras¬ sé qu'il n'en savait rien. C'était sans doute un employé de banque ou un vendeur parisien, qui passait, au bord de la mer, en costume de fantaisie, quinze jours de vacances enchantées. Je me sentis aussitôt pris de sympathie pour lui et désirai pouvoir habiter deux lieux à la fois : être en même temps à La Rochelle et dans un des petits hôtels de l'île, passant de longues soirées dans les petits cafés en compagnie de ces joyeux Parisiens, de leurs femmes, et de leurs jeunes amies. Une jeune fille anglaise, particulièrement intelligente, me dit un jour, au Café des Colonnes : « Ce que j'ai ¬ me surtout en France, c'est que chacun traite l'autre comme s'il était un être humain. » C'est à lorsqu'elle parlait. St Martin-en-Ré est un petit port enchanteur char¬ mant. Ses fortifications à la Vauban avec, les portes monumentales et la citadelle, datant de 1681 sont intactes. Elle ne compte pas plus de 1.500 âmes, mais a dû être autrefois une place militaire et un centre commercial importants. L'église du quinzième siècle, démolie en 1681 par l'action combinée des flottes an¬ glaises et allemandes, a été pauvrement restaurée. Là est enterré le Baron de Chantai, père de Madame de Sévigné, tué en se battant contre les Anglais, qui es¬ sayaient de délivrer la garnison protestant de La Ro¬ chelle. L'ancienne place Louis XIV, avec son ancien hôtel des Cadets-Gentilshommes de la marine s'appelle aujourd'hui Place de la République. Bien que la situation internationale fût alarmante, et la guerre imminente, aucune ombre d'abattement n'obscurcissait cette petite ville gaie. La citadelle somonolait pacifiquement ainsi que ses gardiens séné¬ galais., Je n'ai, de cette île, que des souvenirs heureux, et lorsque le monde aura retrouvé la santé — s'il la retrouve jamais — j'espère bien la revoir. III Avant que la guerre qui menaçait, ne nous obligeât à regagner en toute hâte l'Angleterre, nous avons pu réserver quelques jours à la majestueuse ville de Bor- 134 deaux, et passer une journée au bord du bassin si bleu d'Arcachon. Pour moi, qui m'intéresse à l'ar¬ chitecture du XVIII"16 siècle, Bordeaux a été une splendide révélation. Nous avons habité au centre même de la ville, à l'Hôtel de Bordeaux, en face du magnifique Grand Théâtre. Nous avons pu appré¬ cier pour un jour ou deux l'excellente et célèbre cui¬ sine et les vins exquis. Mais la ville -se remplissait de soldats. Sur les murs paraissaient les affiches : « Rap¬ pel immédiat ». Un matin je m'éveille dans la cham¬ bre inondée de soleil. Un splendide jour d'août. J'en fis la remarque banale au facteur qui me tendait une lettre recommandée. « Oui, me répondit-il, le jour est clair, mais les nouvelles sont sombres. » J'étais tout près de croire que la Pologne capitulerait au dernier moment. Personne ne désirait la guerre et cependant personne ne voulait d'un deuxième Munich. Tout cela était fou. Le facteur, avec un mouvement expres¬ sif des épaules, me dit encore : « Croyez-moi, Mon¬ sieur, la guerre n'est plus qu'une question de jours, peut-être une question d'heures ». Le lendemain, des bruits alarmants circulèrent et le consul d'Angleterre demanda que les touristes anglais regagnent au plus vite leur pays. C'est dans un train bondé, que, le même jour, nous sommes partis, pour un voyage de cauche¬ mar, jusqu'à Londres. Jamais la France ne me parut plus belle que lors¬ que je la vis, la dernière fois, à l'aube de son martyre et de son humiliation. Que son ancienne et glorieuse civilisation se soit révélée indestructible, qu'elle doive se lever triomphante des griffes de la barbarie, n'est plus, grâce à Dieu, un espoir, mais une certitude. Dans ces années de douleur la ténacité et L'héroïs¬ me de son peuple ont été pour le monde un exemple et un stimulant. Dès sa libération, la rapidité de son relèvement plongera dans l'étonnement tous ceux qui, oublieux de son passé, ignorent ses traditions cul¬ turelles qui sont à la source de sa force et de sa vita¬ lité inépuisables. Douglas GOLDRING extrait adapté de « Facing th'e Odds » (Cassel 1940) 135 FRANCE Voici qui datera pour le lecteur, mon premier séjour en France : l'avenue Henri Martin connais¬ sait encore les tramways à vapeur qui, après avoir traversé la Seine, descendaient le boulevard Saint-Ger¬ main dans toute sa longueur. On venait de percer le boulevard Raspail et le Nord-Sud avec ses voitures neuves et luisantes était un objet de curiosité. Quant à la saison, la voici : les nouvelles recrues, — ces conscrits qui devaient constituer l'armée de 1914 qui sauva la civilisation européenne, — faisaient leurs premières manoeuvres, par petits groupes, ici et là, dans le Parc de St-Cloud. Je me souviens encore du roulement des tambours et de l'écho des clairons dans le vent. * * * J'étais venu à Paris comme étudiant : c'est-à-dire avec l'intention d'y travailler. Trop d'étrangers, à cette époque, venaient en France en vacances. Et, à leur intention, toutes sortes d'amusements — il y en avait pour tous les goûts, — étaient prodigués, non parfois sans quelque cynisme, mais parfois, aussi, avec mépris. Mais voici qui vaut également pour la France et pour l'Angleterre : seuls ceux qui viennent dans un de ces pays pour y travailler ont quelque espoir de le connaître. Dans ces jours qui ont précédé la Grande Guerre, quel était pour un Anglais, le visage de la France, de la France laborieuse ? Mes études m'amenèrent à fré¬ quenter surtout des intellectuels : professeurs, prêtres cultivés, bibliothécaires, étudiants. Leurs qualités do¬ minantes m'étaient déjà familières et ressemblaient à celles des hommes adonnés aux mêmes travaux en Angleterre : intégrité d'esprit, pureté d'intention, ap¬ plication acharnée à l'étude d'un sujet jusqu'à sa complète maîtrise, souci infini du détail. Avec, tou¬ tefois, à l'avantage des Français, plus de clarté dans l'expression et plus d'ingéniosité dans l'agencement d'un sujet. Et, à l'avantage des Anglais, un souci plus 136 évident de rattacher le fruit de leurs études à l'actuel et de chercher les applications pratiques des connais¬ sances acquises. Peut-être les trouvais-je également plus enclins à penser que, dans une discussion, on a des chances de découvrir la vérité entre les deux opi¬ nions extrêmes. Je fus surpris de constater combien la vie des intellectuels français est simple et modeste. Seuls gagnaient des sommes importantes quelques auteurs favoris et quelques dramaturges, moins im¬ portantes, toutefois, que celles gagnées en Angleterre par les écrivains aimés du public. Mais la grande ma¬ jorité des intellectuels, artistes et hommes de lettres travaillaient pour une faible rémunération. Ils vi- ■ vaient dans des conditions d'une simplicité presque Spartiate. Ils consacraient à leurs travaux, une acti¬ vité qui me parut souvent excéder la puissance hu¬ maine. * * * Plus tard seulement, je pus me rendre compte que ces qualités d'assiduité au travail, cette horreur de la prodigalité et de l'extravagance, étaient les qualités communes à tous les travailleurs français. On les re¬ trouvait, ces qualités aussi bien chez le paysan que chez l'homme de bibliothèque. Et, (cela peut paraî¬ tre paradoxal) dans les riches objets d'arts, exposés rue de la Paix, en vitrines, comme dans la disposi¬ tion d'un jardin maraîcher. Simplicité qui me frappa aussi dans le choix des amusements et l'emploi des loisirs au cours de la vie familiale : tant chez les bour¬ geois que chez l'homme du peuple. J'ai remarqué, par exemple, que les enfants jouant au Luxembourg (c'est, pour un Anglais, un spectacle délicieux) se contentaient de jouets beaucoup plus simples que ceux des enfants anglais. Et, pour jouer au tennis, les étudiants ne demandaient pas un si grand appa¬ reil. J'ai vu des pêcheurs à la ligne laissant flotter leurs bouchons sur la Seine comme si elle eût été une sim¬ ple rivière traversant un village, des concierges, des boutiquiers s'asseoir sur le seuil de leurs portes, dans les soirs d'été, comme si la Place Saint-Sulpice et la rue Bonaparte eussent été la place et la rue de la capi¬ tale oubliée d'une lointaine province. 137 Cette intégrité d'esprit, ce sérieux, et cette simpli¬ cité de vie ont rendu à la France de grands services pendant la dernière Grande Guerre. Ces années ap¬ partiennent à l'histoire : rien ne peut altérer ou di¬ minuer leur témoignage de la fermeté de la nation française. Mais, en ce qui me concerne, ce ne sont ni l'immense témoignage de l'histoire, ni le soin et l'ordre apporté dans la culture de la terre ou' ses récoltes, qui symbolisent le fond sérieux du peuple français, non. Je pense à une pauvre et vieille servante d'une ville de province, Madame Veuve Dumée, de Blois. Mme Dumée était, en 1870, une jeune fille et elle tra¬ vaillait alors à l'Hôtel de France. Elle a vu les Prus¬ siens traverser le pont sur la Loire et entrer dans la ville. Elle a dû servir des officiers prussiens à la table de l'hôtel. Plus d'un demi-siècle plus tard, elle me parlait encore de ces terribles années. En 1921, elle n'était plus qu'une vieille femme, mais toujours à l'ouvrage. Son mari — un pauvre homme — était mort après plusieurs années de maladie. Elle était la cuisinière et la gouvernante du prêtre qui m'avait prêté sa maison, place du Château, au printemps de 1921. Mme Dumée vint nous accueillir à la gare et nous gagnâmes ensemble, dans un vieux fiacre, la place du Château. Elle avait mis ses plus beaux vête¬ ments, je ne l'ai pas oublié : une robe noire fanée et un bonnet noir. Elle se faisait beaucoup de souci à l'idée de recevoir un jeune Anglais et sa femme. Aussi .avait-elle prié un de ses amis de venir l'aider à nous installer. Cet ami était un petit homme tranquille : M. Gaston Goumain, petit fonctionnaire qui avait la passion des antiquités. Il avait placé sa collection (pour laquelle il avait dépensé tout son maigre reve¬ nu) dans son propre appartement composé de cinq pièces. C'était une collection intéressante. Toute l'ha¬ bitation était envahie de fragments de vitraux et de costumes anciens, de bois'sculptés, de fers forgés. Cha¬ que pièce était minutieusement étiquetée et cataloguée. A sa mort il devait léguer sa collection au Musée du Château. Madame Dumée avait monté, de la cave, une bou¬ teille de vin vieux et pendant plus" de deux heures, 138 nous échangeâmes des propos sur le monde entier. Nous parlâmes de l'Eglise d'Angleterre dont Mme Dumée était particulièrement curieuse. Elle s'étonna de ses coutumes mais trouva « très pratique » l'atti¬ tude des évêques qui laissaient aux fidèles le soin de décider eux-mêmes s'ils devaient ou non observer les règles du jeûne. - J Je ne pense pas que la pratique du jeûne dût, per¬ sonnellement, la gêner beaucoup. Elle nous donna l'impression de ne rien manger ou presque. De temps en temps seulement, elle chauffait une tasse de café devant un maigre feu qui semblait aussi fragile et vacillant que sa propre vie. Nous ne lui donnions pas grand mal. Pour éviter de la fatiguer, nous, prenions nos repas à l'hôtel, mais elle avait tenu à préparer elle-même notre petit déjeuner. Elle assurait l'achat du café, des œufs, du pain et du beurre et employait à ce travail la plus grande partie de sa journée. La somme engagée était faible, mais Mme Dumée pro¬ tégeait nos intérêts jusqu'au moindre sou. Elle ne nous permit jamais de faire ces achats nous-mêmes. Elle savait, et nous ne savions pas, où s'achetaient le meilleur pain, le meilleur beurre et les œufs les meileurs. Elle nous faisait part des victoires qu'elle remportait en notre faveur sur le prix des œufs. Elle triomphait et affirmait qu'elle avait toujours eu le génie des achats/Mais si, par contre, les lois écono¬ miques du monde ne jouaient pas en faveur de Mme Dumée et si le prix des œufs avait augmenté de quel¬ ques centimes, elle revenait de la bataille en disant, avec un mouvement des épaules : « Il y a des gens qui vont de boutique en boutique et perdent un temps précieux pour épargner quelques sous. Je ne suis pas de ces paresseux ». Quand nous avons quitté Blois Mme Dumée nous a accompagnés à la gare. Je la revois encore en dis¬ cussion avec le chef de gare — toujours dans notre intérêt — et affirmant que puisqu'elle habitait Blois, elle ne devait, en aucun cas, prendre un ticket de quai. Et je n'oublierai jamais la dernière vision de son petit visage, de sa robe noire, de son bonnet ancien tandis que le train quittait la gare et s'éloignait vers Paris. 139 Je lis aujourd'hui des propos que tiennent, même des Français, parfaitement sincères : à savoir que, par ses malheurs et ses désastres, la France paye le juste châtiment de sa légèreté, de sa paresse, de son amour du plaisir, de son défaut de qualités solides. Lecture qui m'emplit de stupeur. Car je pense à Mme Vve Dumée et à M; Gaston Goumain. E.L. WOODWARD Prof. Ail soûls Collège Oxford. 140 NOTICES De même que ce Numéro spécial ne prétend pas constituer une Anthologie de l'a littérature anglaise d'aujourd'hui, mais représente un rare témoignage d'amitié à la France, de même ces brèves notices ne donnent que les plus sobres indications sur les auteurs anglais qui nous ont si généreusement répondu ; et elles n'ont certes rien d'exhaustif. 142 Richard CHURCH. romans : The Porch. The Stronghold. The Room within : Trilogie (Prix Fémina. Vie Heureuse). poésies : The glance Backward. News from the Mountain. Twelve Noon. The solitary M an. Twenticth Century Psalter. Bonamy DOBREE. critique : Restoration Comedy, 1924. Histriophone. A Dialogue on Drarnalic Verse, 1925. The Lamp and the Lute. Sludies of modem authors, 1929. Restoration Tragedy, 1929. Variety of Ways. Studies of 17 th and 18 th Century authors, 1932. Modem Prose Style, 1934. The Unacknow- ledged Legislator. A dialogue on the fmiction of the no- vel, 1942. biographies : Essays in Biography. (Etherege, Addison, Vanbrugh). 1,925. Sarah Churchill, 1927. William Penn. 1932. John Wesley, 1933. Casanova, 1933. As Their Friends Saw Them. Biographical studies in dialogue, 1933. histoire : The Floating Republic. Ab account of the events at Spithead and the Nore in 1797 (with G. Manwaring) 1935. "English Revolts (from the 13th to 20th Centu¬ ries), 1937. fiction : St Martin's Summer, 1932. T.S. ELIOT. œuvres : The Sacred Wood (1920). Selected Essays (1932). The Use of Poetry and the Use of Criticism. After Strange gods. The Rock (1934). Elizabethan Essays. Murder in the Cathedral (1935). Essays Ancient and Modem. Collected Poems (1909-35). The Family Reunion (1939). The Idea of a Christian Society. Practical Cats. The Dry Salva- ges (1941). E.M. FORSTER. romans : A Room with a View. Howards End ■A Passage to India. critique : Aspects of the Novel. 143 Douglas GOLDRING. y « South Lodge : Réminiscences of Violet Hunte Ford Madox Ford and Tlie English Review circle ». « The Loi¬ re : the Record of a Pilgrinage from Gerbier des Joncs to St Nazaire ». « The French Riviera ». « Facing the Odds ». € Old Man Out ». « Gone Abroad ». « Northen Lights and Southern Sliade ». « Nobody Knows », etc... Rosamond LEHMANN romans : Dusty Answer. A Note in Music. Invitation to the Waltz. The Weather in the Street. théâtre : No More Music. B.H. LIDDELL HART (Cne). histoire et biographie : A History of the World War 1914-18 (1930-34). The ghost of Napoléon (1933). « T.E. Lawrence », in Arabia and After (1934). Foch (1931). Scipio Africanus (1926). military science : The Strategy of Indirect Approache (1929-41). The Defence of Britain (1939). The Rernaking of Modem Armies (1927). Paris, of The Future of War (1935). The British Way in Warfare (1932). N.B. — B.H. Liddell Hart est considéré par les milieux militaires anglais, comme étant, de loin, leur « meilleur penseur militaire » (MB Wavell). De lui W. Churchill a dit : « Il a immensément stimulé la pensée technique et professionnelle ». Très lu en Allemagne. Le F.-Maréchal Von Reichenau a donné lui-même la première traduction allemande de : « The British Way in Warface ». V.I. LONGMANN (Miss). œuvres : Harvest (1913), roman. Candie (1930). Death asks for a Verdict (pièce créée au Royalty Theater de Londres en 1936). Collaboration au Times, Observer, Time and Time (depuis 1918). Enciclopedia italiana (articles litté¬ raires depuis 1925). ? Neville LYTTON (The Honorable). Ecrivain et peintre. œuvre : Life in Unoccupied France. 144 Cecily MACWORTH née en 1912 au Pays de Galles. A vécu dix ans à Paris. Rentrée en Angleterre en septem¬ bre 1940. A collaboré à différentes revues anglaises et à la « Gazette des Reaux-Arts ». œuvres : 7 came out of France (Routledge) : récit d'aven¬ tures lors de la débâcle française. Czechoslovachia fights back (Drummond). Czechoslovachia at the Cross Roads (Macdonald). Eleven Poems (édition Villa Seura. Paris). Lazarus (en préparation). Walter DE LA MARE, né eh 1873. Poète et romancier. The three Mulla-Mulgars Henry Broc- ken, The return, etc... A publié plusieurs volumes de poésies dont on a tiré une édition complète. C'est un poète de la qualité de W.B. Yeats. John MASEFIELD. Poète officiel de l'Angleterre (The Poet Lau¬ réate). œuvres principales : Sait Water Ballads. Captain Mar- garet. The Tragedy of Nan. The Pragedy of Pompey the Great. Multitude and Solitude. Poems and Ballads. The Daffodil Fields. Sonnets and Poems. Good Friday. Ensla- ved and other Poems. The Midnight Folk. Poetry 1941. The Taking of the Gry. The Box of Delights. Victorius Troy etc... Raymond MORTIMER, né en 1895. Critique réputé. Editor of the New Statesman and Nation. D.L. MURRAY. Romancier et critique. ' œuvres principales : Taie of Three Cities. Trumpeter, Sound ! Regency. Commander of the Mists. The Bride Adorned. Stardust. Enter Three Witches. Disraeli. 145 Irène RATHBONE. romans : We thaï were young. October. They call it peace. When daVs were years. poésies : Was there a summer ? Herbert READ, né en 1893. Ancien combattant de 1914-18 (D.S.O. et M.C.). Directeur de la grande maison d'Editions George Routledge and Sons. A été professeur des Beaux-Arts à l'Université d'Edimbourg. œuvres ; Naked Warriors. Eclogues. Mutations of the Phœnix. In Retreat. Reason and Ronianticism. English Prose Style. Phases of English Poelry. The Sense of the Glory. Wordsworth. The Meàning of Art. Form in Art Now. The End of a War. Art and Industry. Poems. The Green Child. In Defence of. Shelley. Art and Society. Poetry and Anarchism. Collected, Essays. The knapsack. Annals of Innocence and Expérience. Thirty five Poems. Educa¬ tion through Art. Michel SADLEIR. romans : Fanny by Gaslight. These foolish things. Pri¬ vilège etc... biographie : Blessington. D'Orsay. Bulwer and his wife. Daumier. Trollope : A Commentary, etc.. traductions et adaptations : Pétain-Laval : The Çons- piracy. Breviary of Love (adapté des « Oraisons Amou¬ reuses de Jeanne Aurélie Grivolin, par Roger Pillet »). Beyond the Rhine by Marc Henry, etc... etc... Enid STARKIE. Miss Enid Starkie est Docteur ès-Lettres de l'Université de Paris et de l'Université d'Oxford où elle est chargée de cours. Voici la liste de ses œuvres publiées : Emile Verhaeren (couronné par l'Académie Française). Baudelaire (Gollancz, Londres). Rimbaud in. Abyssinia (Oxford Univer'sity Press). Rimbaud en Abyssinie (Payot, Paris, avec des documents inédits non contenus dans le volume anglais du même nom). Arthur Rimbaud {Faber, Londres). A Lady's Child (Faber, Londres). Une édition avec introduction et notes des « Fleurs du Mal » de Baudelaire. 146 Margaret STORM JAMESON Présidente du P.E.N. Club de Londres depuis 1938. œuvres : The Lovely Ship. The Voyage Home. A Richer Dust (trilogie publiée sous le titre de The Triumph of tlie Time). Farewell to youth. Thaï was Yesterday. A Day off. (paru chez Rieder : « Un jour de congé »). In the Second Year. The Mirror In Darkness. 1. Company Parade. 2. Love in Winter. 3. No rie Tum Back. Delicate Mouster. Farewell, Night, Welcome Day. Europe To let. Cousin Honoré. Then, We Shall Hear singing. (Ces 4 derniers pa¬ rue depuis la guerre ). autobiographie : No Time Like The Présent. critique : Modem Draina in Europe. Civil Journey. Helen WADDELL, née à Tokio, 1889. The Wandering Scholar. Médiéval Latin Lyrics. Peter Abe- lard. The Abbé Prévost. Lyrics from the Chinese. A Book of Médiéval Latin for Schools. Introduction to the Paris and Blecheley Diaries of Rev. William Cole. Translation of « Manon Lescaut ». Beasts and Saints. The Desert Fathers. E. WARINGTON SMYTH. romans : M an of Pride. Nancarrow. E.L. WOODWARD. Professeur à Oxford (Ail Soûls Collège). Etude "sur la Révolution française (un volume sur le 19me siècle dans la nouvelle « Oxford History of England »). Une autobiographie parue récemment sous ce titre : Short Journey. Trésorier honoraire du Comité International des Sciences Historiques. Collabore régulièrement au journal The Spec- tator. 147 Pierre Magnard & c,E TANNERIES CUIRS ET PEAUX XTSIITE BUREAUX ET MAGASINS Rue de la Villette Adresse Postale Boîte Postale 233 Adresse télégraphique Jamaroc Casablanca CASABLANCA (MAROC) GALERIE DERCHE RUE NOLLY, CASABLANCA PEINTURES, OBJETS D'ART GALERIE D'EXPOSITION L'APOCALYPSE SELON St JEAN ILLUSTRE PAR EDY LEGRAND TRADUIT DE LA VULGATE ET DU TEXTE GREC PAR HENRI BOSCO EDITIONS DE LA GALERIE DERCHE CASABLANCA XLa salle où furent projetés les films les plus remarquables de la saison En première vision en Afrique du Nord M O O N T I D E MOON m DOWN Des productions de grande classe dont on se souvient : TALES OF MANHATAN EAGLE SQUADRON D J U M B O Spectacles permanents grâce à sa centrale électrique autonome Séances de 13 heures 30 à 19 heures chaque joui- Samedis et dimanches : 2 matinées et soirée numérotées Location permanente de 10 à 12 heures Au cours de la semaine pour la résistance organisée par le Groupe République, le LUX, avec le magnifique film « The Moon Is Down » de la 20 th Century Fox, arrive en tête des 70 salles de cinéma au Maroc avec : 111.530 francs HIER Le plus grand choix de livres Reliures de luxe — Editions rares AUJOURD'HUI des rayons vides de trop rares livres d'occasion mais le meilleur accueil DEMAIN Le plus grand choix de livres Reliures de luxe — Editions rares LIBRAIRIE FARAIRRE 67, rue de Foucauld Casablanca BIENTOT paraîtra en Afrique du Nord l'hebdomadaire de l'aviation française AILES FRANCE 62, rue Michelet — ALGER A G U E D A L PARAIT 5 I X F O I >3 PAR AN EDITE PAR LA SOCIETE DES AMIS DES LETTRES, ET DES ARTS AU MAROC Directeur littéraire : Henri BOSCO 0 Ce Numéro spécial se vend : Empire 35 frs Etranger 3 shilling, 6 p. Nouveau tarif d'abonnement : Empire . 120 frs Etranger 13 shilling Abonnements de soutien 300 frs AGUEDAL, 14, avenue de Marrakech — Rabat Chèques Postaux : SALA. 122-95 - Rabat, Maroc Le Gérant : H. BOSCO Visa de censure N° 5921 Imprimeries Réunies, Casa By Will, Men dared in den and heaih The dagger-claws and sabre-teeth And brought their savageries beneath. Surely, by Will, he will blow clear His trumpels that ail ear shall hear, And helping Angels shall sweep near. And the banners of the soul advance, Up, out of liate and ignorance, Into à new inheritance. John MASEFIELD G U E D A L AVENUE DE MARRAKECH - RABAT \