POUR VIRGILE Jamque rubescebat stellis aurora fugatis Cum procul obscuros colles humilemque videmus Italiam. Italiam... Vous l'avez vue cette approche des rivages souhaités, vous êtes de ces voyageurs heureux qui ont, en paraissant sur le pont au premier souffle de l'aube marine, reconnu le parfum de la terre. Je songe à la Corse, car l'Italie primi¬ tive d'Enée devait avoir ces verts maquis. Ils ont aperçu sous les roses de l'Orient, où se met¬ tent à pâlir les étoiles, ces collines obscures et la terre presque plus basse que l'eau qui les élève encore, eux et leur vaisseau... Premier présage pour les Troyens : quatre chevaux d'une neigeuse blancheur qui tondent l'herbe d'une vaste prairie. Le vieil Anchise interprète : « Tu portes la guerre, ô terre ! C'est pour la guerre qu'on arme les chevaux, c'est de — 2 — la guerre que nous menacent ces bêtes puis¬ santes». Cependant il réfléchit qu'on voit aussi le joug les unir et que le présage peut être en¬ core celui d'une fédération: « Parfois on les ha¬ bitue à s'atteler à un char et à se mettre d'ac¬ cord sous le joug qu'on leur impose». Toute l'espérance, la tâche et l'ambition des futurs Romains ! « Espérance aussi de paix »... Rome, qui entrevoit sa puissance et ses traités, se dis¬ pose à porter aux quatre points du monde an¬ tique une guerre propice aux travaux et aux fruits de la paix romaine. La longue péninsule italienne peut fort bien figurer une botte évasée de cavalier avec l'é¬ peron qui forme le golfe de Manfredonia. La première Rome dès le fabuleux Enée est une nation de nobles chevaliers. L'Italie virgilien- ne, autant que le mugissement des bœufs, a le hennissement des chevaux et le spectacle favori des jeux équestres. Ce n'est que plus tard le pas lourd, la marche infatigable des lé¬ gionnaires romains, presque plus construc¬ teurs de routes que soldats. A n'en pas douter, les acclamations des com¬ pagnons d'Enée révèlent de sûrs pressenti¬ ments; cependant ils ne considèrent point que — 3 — leur port soit sur cette côte orientale ; elle est habitée par les Grecs ! Virgile qui vient là de composer un de ses beaux spectacles d'ordre et de poésie, ne croit point se démentir quand il dit, de cette terre, qu'elle est suspecte: arva suspecta. Sans retard, haud mora, il faut tendre au but ! Didon même ne devra point faire ou¬ blier, la Sidonienne ! qne l'univers attend les premiers fondements de Rome; son soucieux amant est mené par les oracles et les destins. Virgile, en tout cas, ne l'oublie; sa douce main, si ferme, est presque impitoyable quand il déchire d'une plaie mortelle le cœur abusé de la malheureuse reine ; il gémit lui-même, mais il ne fait pas grâce. Il permettra plus tard, ce¬ pendant, qu'Enée hésite et pleure devant l'om¬ bre de Didon qui porte sous les grands bois in¬ fernaux sa blessure toujours fraîche. Virgile a de la sorte en grand nombre de surprenantes prémonitions : il semble pressentir l'extrême tentation des royales amantes d'Asie pour les princes romains. Ou bien si c'est de Cléopâtre qu'il se souvient, il ne manque pas au grave devoir de tracer une leçon des sévères obliga¬ tions de la grandeur romaine, et l'on aimerait penser que Titus a pu s'y reporter. Je mesure _ 4 — ici toute l'étendue d'âme de ce poète qui va d'une étrange puissance de divination religieu¬ se à la plus rigoureuse des consciences politi¬ ques, sans manquer à l'étude pathétique des passions et au sens profondément humain des sentiments les plus beaux et les plus légitimes. Dressez-vous, ô père des poètes de l'Occident, couronné du noir laurier sybillin et portant à la main le rameau d'or, dressez-vous au seuil d'un monde où nous agitons encore notre inquiétude, afin que nous recevions de vous les premières lueurs d'outre-tombe par lesquelles notre vo¬ cation a pu se trouver définie ! A Lourmarin, terre où la Provence se recon¬ naît virgilienne, Virgile est le grand nom au¬ quel nous rattachons le plus volontiers toute la chaîne, même un peu lâche, tout le cours, mê¬ me un peu vagabond, de nos pensées. N'ou¬ blions pas que le pieux Mantouan est le pre¬ mier païen où s'est fait entendre un authenti¬ que pressentiment de la voix chrétienne. 11 faut bien que l'évidence en soit forte pour qu'un Salomon Reinach confesse, à propos de la Qua¬ trième Bucolique, cette Quatrième Bucolique sur l'Enfant Miraculeux: «Ce poème entière¬ ment religieux est la première œuvre en date des œuvres chrétiennes ». A moins qu'il n'y ait là quelque malice hébraïque pour nous faire entendre que les croyances chrétiennes n'au¬ raient pas de fondement historique plus que cette suave inspiration du poète latin. Je vous laisse en décider. Pour moi du moins, mon siège est fait: Virgile a reçu et interprété la voix unanime des Sibylles et des prophéties. Ultima Cumaei venit jam carminis aetas Magnus ab integro saeclorwn nascitur ordo... Pourquoi nous tenons tant à Virgile? Il est plus proche de nous. Plus proche qu'Homère cependant choisi par notre Mistral : Umble escoulati dôu grand Oumèro. Car Virgile c'est le poète de l'Occident nais¬ sant qui sera bientôt le grand vaisseau prédes¬ tiné de l'Eglise chrétienne. Avec le divin Jules et l'empereur Auguste il représente l'apogée de cette Rome qui non seulement régente les peu¬ ples, mais prépare leur avenir. L'Enéide doit se lire comme l'épopée de la Méditerranée occi¬ dentale, tandis qu'Homère règne aux confins de l'Asie sur la mer orientale. Je veux marquer 2 _ 6 — ainsi le centre de gravité des deux inspirations ; je ne parle pas des rivages touchés, des terres effleurées. 11 s'agit aussi de la direction et du but. Les oracles ne cessent de pousser le pieux Enée en dépit de lui-même et de ses oublis: «Tu parviendras en Hespérie où le Tibre bai¬ gne de ses eaux lentes les champs fertiles d'une colonie lydienne ». Vous l'avez bien remarqué ce mot d'Hespérie, la terre où le soir s'allonge, où se lève cette étoile qui toujours émut le cœur et la poésie de Virgile: Illic sera rubens accendit lumina Vesper. Tu parviendras en Hespérie, toi que mènent les dieux, et tu oublieras à jamais l'Asie, Troie et ton passé. Seuls te suivront les Pénates et ton père Anchise, mais point ton épouse, Créu- se, car tu vas là-bas pour un avenir qui se com¬ pose encore de la cendre des a'ieuls et des pères, mais qui pour départ d'une nouvelle cité exige un nouveau foyer. Et certes, pour le mieux marquer au héros c'est Créuse elle-même, Créuse la jeune épouse, qui reste confondue comme un fantôme dans les ruines affreuses de la croulante Troie, elle qui murmure, arrachée à son époux: «Adieu! c'est l'Hespérie que de- — 7 — mande ton destin. Là t'attend une fille de roi... ». Le poète sublime pouvait-il mieux indi¬ quer que par cette bouche touchante l'éton¬ nant devoir du héros, son privilège surnaturel? 11 n'est pas outré de dire que dans la grandeur de Rome le lauréat d'Auguste a vu et d'avance chéri la grandeur de l'Occident romain, à tra¬ vers l'étendue de l'Empire la paix et la régéné¬ ration des peuples, première figure de l'Occi¬ dent chrétien. Nulle raison que nous renoncions en rien au miracle grec ! Nous le savons bien que sur les bords de la Méditerranée les grands peuples se sont passés le flambeau comme les coureurs an¬ tiques, et que l'un déclinant éveillait l'autre, mais aussi que leur succession s'est faite vers l'Occident. La paternité de Virgile nous est donc plus directe. L'harmonieux vieillard, le légendaire aveugle, ne semble-t-il pas que ses héros respirent encore l'air patriarcal et pas¬ toral de la primitive Asie, dans un faste qui garde une ingénuité un peu barbare, et c'est aussi autour d'eux, jusque dans la bataille, une fraîcheur d'aube héroïque, un tumulte de jeu¬ nesse, les premiers éclairs d'une civilisation? Ne semble-t-il pas aussi que la fin du cycle ho- — 8 — mérique se trouve dans la grande aventure d'Alexandre? Et j'y rattacherais volontiers l'étonnante histoire napoléonienne, comme un suprême jaillissement après un long cours sou¬ terrain, quand le rajeunissement grossier de la Révolution eut fait lever une race de jeunes hommes enivrés de gloire... Au contraire, le poème virgilien s'accorde à des guerriers d'une autre essence, mûris par la religion, qui se bat-, tent moins pour le rapt d'une femme que poul¬ ies autels et les foyers. L'Enéide paraît toute baignée des pressentiments d'une civilisation qui va atteindre ses limites et devra en cher¬ cher le prolongement en des terres mystérieu¬ ses et flottantes comme ces Champs-Elysées où la Sibylle conduit Enée, ces forêts du rpyrte ombreux sous une lumière empourprée d'ou¬ tre-tombe ou d'outre-océan. Le développement du cycle virgilien s'étend jusqu'aux bords du Rhin, aux limites fixées par l'œil de César, jusqu'aux brumes de Thulé ; c'est plus tard en¬ core l'essor des caravelles latines vers les loin¬ taines terres ignorées, cachées au fond de l'a¬ bîme occidental. Le héros virgilien ce pourra donc être enfin ce Christophe Colomb qui vers un continent ignoré, sur la foi des Saintes Ecri- — 9 — tures, laisse tranquillement dériver sa fortune. L'esprit virgilien est tout nourri, imbibé de religion. Le Latin et l'Occidental se montrent, non pas plus si on veut, mais autrement reli¬ gieux que le Grec. Et autrement aussi que l'In¬ dien. Ne parlons pas de l'Asiatique pur ou de l'Asiatique extrême. La religion dans Virgile n'aura pas la naïveté voluptueuse et bondis¬ sante du Ramayana védique. La brillante my¬ thologie de l'Iliade est-elle bien vraie pour les guerriers homériques et surtout le subtil Ulysse, plus tenté de forger des mythes que de s'en faire le dévôt ? Virgile empruntera cette machinerie poétique, mais ce n'est point par elle qu'il se manifeste à nos yeux comme le plus religieux des poètes païens. Où faut-il pousser en lui pour atteindre cette essence de religion ? Elle est triple dans le chantre du pieux Enée. Elle nous conduit aux trois religions nécessai¬ res, indispensables, dont l'Occident ne dénoue¬ rait le faisceau que pour dissocier les éléments et les vigueurs de sa propre existence. Il ne faut pas s'étonner que la première reli¬ gion sensible dans l'Enéide ce soit celle de la cité et des pères, celle qui fait la substance du livre fondamental de Fustel de Coulanges, la — 10 — Cité Antique. Il s'agit en effet de fonder une ville et que cette ville soit Rome. Les Pénates d'Enée y seront déposés; le vieil Anchise, père du héros fondateur, s'il doit mourir avant d'ê¬ tre au seuil de la patrie nouvelle, ne cessera pas d'être à lui seul le principal oracle de tout le poème. 11 est le conseiller suprême. Son fils le traite comme une divinité; il descend jus¬ qu'aux Enfers pour le consulter. Anchise tra¬ cera tout le magnifique destin de la Ville Eter¬ nelle, son labeur, la vocation de Rome: « Sou¬ viens-toi, Romain, qu'il t'est donné à toi d'im¬ poser aux peuples l'Empire. Tes arts sont d'édicter les lois de la paix entre les nations, d'épargner les vaincus, de dompter les super¬ bes ». Première formule païenne de ce Magni¬ ficat évangélique où jamais il ne mûrit le venin qu'on y a supposé, car Marie se trouvait devant un trône de David spolié et devant un ordre divin légitime renversé. Le Fils Divin, le reje¬ ton du tronc d'Isaïe, tronc royal, renverserait ce triomphe des faux princes usurpateurs, des fausses puissances. Marie est princesse et quand elle prophétise, surtout dans le juste or¬ gueil de sa maternité, pourrait-elle l'oublier? Son Fils est roi, la dignité royale qui depuis les patriarches a été mise en Israël se continue en lui, « le sceptre ne se départira point de Juda ». L'ordre de légitimité dont les prémices sont dans la Création et dont la consécration est dans l'autorité antique des pères, est-il admis¬ sible que le Fils par excellence, l'Enfant pré¬ destiné, l'eût méconnu et déprisé? Ecoutez un saint Paul: «C'est à cause de cela, le mystère du Christ, que je fléchis les genoux devant le Père duquel toute patrie tire son nom soit dans les cieux, soit sur la terre ». Grande parole, trop peu employée, tenue sous le boisseau, jus¬ tification chrétienne de ces sentiments, de ces piétés qui furent les fondements du patriotis¬ me païen. Déplaît-il donc tellement que la Ré¬ demption se rencontre avec la Création, sou- haite-t-on de nous montrer un Fils délié du Père? L'individualisme passionné de l'âme ré¬ volutionnaire a-t-elle besoin d'un garant cé¬ leste? C'est du côté de Satan qu'il faut alors regarder: voilà la révolte, voilà le faux affran¬ chissement, voilà le refus de servir ! Je vais avertir promptement de ceci, quoi qu'on s'en étonne: il me paraîtra difficile de m'occuper de Virgile sans penser souvent par éclairs à... saint Paul. Tellement il a été impos- sible aussi à Virgile de rêver sur le destin uni¬ que de Rome sans approcher de son incroya¬ ble avenir dont l'auteur de l'Epitre aux Ro¬ mains dessine l'autre face comme docteur. (Si Pierre est le pontife, il lui appartient d'être moins apparent). Mais écoutons Virgile: « Ce bois, fait-il dire par le vieux roi Evandre à Enée quand ils sont au pied du mont Capitolin encore sauvage, ce bois, cette colline ombragée, je ne sais pas quel dieu, mais un dieu les ha¬ bite. Nos Arcadiens ont cru plus d'une fois y voir Jupiter secouant son égide et rassemblant ses orages ». C'est presque ce dieu inconnu, ce dieu toutefois souverain, que saint Paul trou¬ vera honoré par les Athéniens sans qu'ils le connaissent. En tout cas, c'est le père des dieux et des hommes: lui seul pouvait régner au Ca- pitole. Et l'on se met aussi à songer à la grande parole du Dante sur le suprême Jupiter qui fut crucifié. Ah ! elle ne cessera point l'âme médi¬ terranéenne de vouloir rejoindre les deux parts déchirées de la robe sans couture ! C'est une plus intime connaissance de toutes nos intui¬ tions religieuses qui nous rétablira dans cette unité. Quel est aussi ce nom de Rome éclairé de son anagramme latin, amour, ROMA-AMOR, phosphorescence dont le foyer peut reculer as¬ sez loin? Il n'est pas sans signification dans Virgile qu'Enée soit le fils de Vénus, et que César ait feint de le croire, ou peut-être l'ait cru, qu'il se soit plu à déclarer dans l'oraison funèbre de sa tante Julie : « C'est de Vénus que sortent les Jules, souche de notre famille. On trouve dans notre race et la sainteté des rois qui ont tant de pouvoir parmi les hommes et la majesté des dieux qui sont les maîtres des rois mêmes». Déjà les accents d'un Bossuet: la sainteté des rois, la majesté des dieux ! Si la déesse, la plus jeune et toutefois la plus anti¬ que des Immortelles, préside à l'origine du nom romain, serait-il inconvenant ou impie de la considérer ici comme une préfigure de la Grâce? Quand la mythologie vulgaire n'aurait honoré en elle que l'amour profane, son prin¬ cipe divin a toujours supposé un caractère plus étendu, plus sacré et plus mystérieux. Il touche son règne à cet Amour dont le Dante disait qu'il gouverne le ciel et meut les astres. Une telle ville est éternelle comme sa mère. Quand Enée vient voir Evandre et ses Arca- diens qui habitent le lieu où sera Rome, on — 14 — lui montre en sus de la ville hospitalière les ruines proches, les débris de deux autres villes d'un temps immémorial, l'une de Janus, l'au¬ tre de Saturne. Voilà de quoi songer, les plus anciens rois, les plus anciens dieux, donc la plus ancienne des terres ! Bel acte religieux de bâtir une ville là même où de très vieux hom¬ mes inconnus, mais légendaires et vénérés, avaient bâti, dont on voit les vestiges superpo¬ sés par leurs générations ; relever des temples d'humanité là où autrefois ils furent ! Quel¬ ques-uns n'aspirent à fonder que sur les terres où ils seront les premiers, mais Enée est con¬ duit par les dieux là où les hommes n'ont ja¬ mais interrompu leurs efforts. Ce n'est pas la nature inculte et sauvage que Virgile nous donnera pour seconde religion, la Cybèle farouche des forêts de l'Asie ; quand il fait aborder le Tibre par les Troyens ils ne trouvent pas un fleuve triste, nu, coulant dans les marais et les roseaux, mais le fleuve urbanisé de l'Empire. La nature virgilienne exige la présence de l'homme, entre les deux il y a un antique accord: la terre souffre sans le laboureur et sans le soldat, le laboureur et le soldat ne peuvent rien sans les princes et sans les dieux. Telle est la chaîne d'or virgi- lienne. Pour Virgile et les virgiliens les grandes réa¬ lités naturelles, même rustiques et humbles, sont toujours vénérables et quasi saintes. Ce sont nos nourricières, c'est l'aima mater. Cette Cybèle désensorcelée, domptée, cette grave Déméter, cette Cérès pathétique et déchirée, les Géorgiques nous en donneront le poème, qui ne sera pas moins religieux que celui de l'Enéide. Nous restons encore à l'abri de la re¬ ligion civique des Pénates, mais les dieux ter¬ mes nous introduisent à la religion pastorale du labour et du labeur. Beauté et bonté des deux grandes mamelles dont parlera plus tard Sully: « Labourage et pâturage ». La terre du paysan est pour Virgile sous la domination constante du ciel. Si l'Enéide se montre pleine de signes, d'oracles, de prodiges, qui consti¬ tuent son caractère sacré avec plus de raison que les grands dieux de l'Olympe, encore que Virgile ait su les associer à la plus intime his¬ toire de Rome, les Géorgiques tiennent compte des vieux rites, des fêtes et des solennités, du cours des astres, et le premier devoir du labou¬ reur latin est d'abord d'invoquer Jupiter: — 16 — IN PRIMIS VENERARE DEOS. Car c'est le règne de Jupiter qui a voulu la sainteté et la dignité, pénible, mais salutaire, du labeur. Lui, le Père, il nous a imposé les sévères conditions naturelles qui nous ont éle¬ vés au-dessus de la vie végétative. Voilà qui n'est pas sans grande importance ! L'âge d'or, le règne tant vanté de Saturne, nous laissait croupir dans l'indolence et dans l'animalité; à cette triste nostalgie orientale, combien Vir¬ gile et le Romain préfèrent le règne de ce dieu puissant et protecteur, qu'on peut appeler père des hommes, et de qui procèdent toute loi et toute moralité. Virgile s'éloigne donc de la conception asia¬ tique du travail qui le fait un esclavage et un châtiment, encore admise par le vieil Hésiode, et de celle où il paraît une condition incom¬ préhensible, comme le juge le matérialiste Lu¬ crèce. Il se rapproche encore ici de ce que sera la conception chrétienne. La Genèse dit bien: «Tu mangeras désormais ton pain à la sueur de ton front ». Ce n'est qu'une analogie de plus avec l'idée jupitérienne. Les conditions du tra¬ vail sont aggravées de fatigue, de sueur, il de- vient labeur et peine, mais l'esprit, l'essence du travail reste opération, œuvre, et par là il s'ap¬ parente aux données de la création primitive. Saint Paul aussi, toujours à côté de Virgile dira: «Nous sommes ouvriers avec Dieu». C'est ce que remarquera bien au xvie siècle le virgilien Olivier de Serres : « D'autant, dit-il, que Dieu veut que nous nous contentions des lieux qu'il nous a donnés, il est raisonnable que les prenant comme de sa main, tels qu'ils sont, nous nous en servions du mieux qu'il sera pos¬ sible, tâchant par artifice et diligence à sup¬ pléer au défaut de ce qui leur manque, suivant ce que dit l'oracle (Ecclésiastique, 7, 15): Ne hais point le labourage, encore qu'il soit péni¬ ble, car il est de l'ordonnance du souverain ». Et cette lumière de vérité est remarquable aux païens », note-t-il. Puis il traduit ainsi les vers de Virgile. Le Père n'a voulu que le labeur champêtre Eut chemin si aisé, ains en l'homme a fait naître Et l'art et le souci de cultiver les champs, Et, juste, a refusé les fruits aux nonchalants. Or c'est encore là que la pensée de Lourma- rin se plie aux directions de la pensée virgi- 3 — 18 — lienne. Il nous apparaît à Lourmarin qu'au nom de l'Absolu, au nom du règne de Saturne, au nom de n'importe quel âge d'or ou de n'im¬ porte quelle cité céleste mal entendue et défigu- gurée plutôt que transfigurée, il n'est pas per¬ mis, il n'est pas religieux de déprécier le de¬ voir présent de faire fructifier la terre, de la pénétrer de toute l'influence humaine, d'y b⬠tir des cités terrestres, de collaborer à l'œuvre de la Création, de rester dans la ligne de ses opérations légitimes et de ses principes, de fa¬ voriser ici-bas le règne et les volontés du père des hommes. Nous, nous aussi, nous sommes de cette religion-là ! Nous en sommes avec la plus authentique pensée méditerranéenne, avec tout le réalisme qui a pour lui les noms d'Aris- tote et de Saint Thomas d'Aquin, et qui n'a pas été ignoré par Calvin avant de reprendre une vie nouvelle dans le positivisme d'Auguste Comte, remède prédestiné au laïcisme de nos démocraties. Seul l'Orient avec sa gnose, tou¬ jours combattue par les pères latins et par l'Eglise latine, a pu concevoir le monde comme un méprisable accident de la vie du Divin, com¬ me un exil de Dieu, comme une ombre miséra¬ ble et souffrante de l'Absolu ou comme la déri- — 19 — sion d'un principe mauvais, dont la piété con¬ siste à se détacher. Corruption perverse de cette mort volontaire, de ces renoncements profonds par lesquels le chrétien ne meurt à lui-même que pour être homme plus efficace¬ ment, plus saintement, image de Dieu et non pas son fugitif reflet ! Pour le Grec, pour le Romain, pour le Chré¬ tien, il n'est pas permis d'être indifférent au monde. Il faut l'interpréter en raison et en beauté, dit le Grec. 11 faut l'organiser, dit le Romain. 11 faut le racheter et le réconcilier avec sa volonté primitive, le Père, dit le Chré¬ tien. Trois progrès solidaires d'une même pen¬ sée ! En face, le désordre s'étend que les parti¬ sans politiques du mouvement pur, du progrès divinisé, de l'évolution créatrice, de la révolu¬ tion dite libératrice, veulent faire accepter comme la loi de l'histoire. En face, ces philo- sophies allemandes, ce nomadisme et ce sémi- tisme intellectuel des métaphysiques de l'ab¬ solu, de l'inconscient, de la volonté pure, du devenir et de l'acte pur! En face, ces thèses so¬ cialistes du travail, esclavage, obligation, in¬ supportable fardeau, exploitation ! Trois culs- de-sac entre lesquels tourne aveuglé l'Occi- — 20 — dent jeté par ces faux principes hors de lui- même. Aussi tant de déraison nous avait fait souhaiter dans l'Inquiétude Démocratique d'ê¬ tre tenu pour pervers, car pour parler aux faux sages et aux faux moralistes, il y a quelque sa¬ gesse à tenir un masque d'insensé ou de cor¬ rompu, et il faut être pervers pour souhaiter des conditions politiques qui permettent à l'homme de se consacrer librement et utile¬ ment à son œuvre, artisan et artiste, avec des garanties suprêmes pour celles-ci. Comment, nous demandions un Etat où l'ordre soit si as¬ suré que les citoyens, selon le mot de Renan, puissent y faire oraison, où surtout on ne jette pas en permanence une inquiétude séditieuse dans l'âme des citoyens laborieux, où les loi¬ sirs, la paix, des asiles sereins soient assurés à l'esprit hors des clameurs surexcitées du fo¬ rum ! Mais n'est-ce pas ce même saint Paul qui recommande à Timothée de faire prier pour les rois afin que les fidèles puissent mener leur vie en toute piété et toute honnêteté. Cela semble- t-il bien loin de cette joie de Tityre dans la première des Bucoliques quand il vante à Mé- libée les bienfaits heureux d'Auguste : « 0 Mé- libée, c'est à un dieu, oui, un dieu, que je dois ces loisirs ! ». Oui, nous sommes des virgiliens, lorsque combinant l'esprit de l'Enéide avec celui des Géorgiques, nous essayons de ranimer toutes les cendres pour en faire ressurgir le phénix ! Pour nous, à la révolution, c'est l'antique reli¬ gion qui s'oppose. Religion, soit vénération, intelligence et lien ! Cependant le chantre du pieux Enée con¬ duit plus loin encore. Rappelons-nous quelle est la lumière de Virgile. Celle qu'il chérissait, qu'il nommait, celle qui allonge sur la campagne des Bucoli¬ ques les grandes ombres des montagnes, cette atmosphère empourprée qu'il étend sur les Champs-Elysées et où baignent les héros, les sages, les pères, c'est aussi l'heure des pressen¬ timents, des prodiges, des intersignes, l'heure du retour des âmes comme du retour des corps fatigués, la tâche accomplie, l'heure du replie¬ ment, de la réflexion, de la rêverie, lumières basses, horizontales; c'est donc l'heure de l'esprit en qui s'éveille une nostalgie comme une étoile laiteuse dans un ciel encore lumi¬ neux, intuition d'un autre monde, d'une autre — 22 — existence. Virgile est ainsi le poète des harmo¬ nies vespérales, le poète religieux du couchant et de la fin des travaux, poète prophétique de l'Occident, dernier chantre de l'Antiquité païenne, avant que se rallume sur les flots de la Méditerranée l'astre virgilien que l'Apoca¬ lypse annonce pour l'Etoile du Matin, avant que l'Eglise reprenne et renouvelle le grand destin de Rome. Virgile nous représente donc les accords pro¬ fonds et permanents que certains d'entre nous" cherchent passionnément entre le paganisme méditerranéen et la révélation du Christ. Il a été pénétré de cette divination que le soir ap¬ prochait, que peut-être un matin nouveau viendrait, mais que de toute façon sa Rome puissante, impériale, resterait comme un axe sur lequel pivoteraient les heures de l'éternelle Rome. Et si cela vous est sensible comme à nous je puis vous expliquer maintenant pourquoi j'ai si souvent et d'une façon si concertée rap¬ proché du poète romain un homme étrange, le vilain petit juif que dédaignait Renan, mais que je tiens, quant à moi, pour le grand doc¬ teur de l'Occident, cet homme étant saint — 23 — Paul, l'apôtre des Gentils, ainsi qu'il se nomme lui-même. Si donc j'ose maintenant vous déclarer, que, tout en ne rien confondant, je considère ce saint Paul comme le second Enée, si je tiens le livre des Actes des Apôtres surtout rempli de ses faits pour l'Enéide chrétienne, je n'ai ni l'intention de forcer ce rapprochement, ni l'en¬ vie de m'y employer comme à une gageure. J'observe ici des analogies, somme toute aussi sérieuses que séduisantes, si nombreuses qu'el¬ les pourraient pousser aisément à l'esprit de système. Certes, le jeu tenterait de comparer étroite¬ ment les deux périples, celui du malheureux héros troyen et celui du prisonnier de César ; tous deux rencontrent aux environs de Sicile la même grande tempête. Tous deux surtout ne s'appartiennent pas, ils sont menés, ils ont leurs oracles. Par ces oracles tous deux sont poussés vers la même Rome, une Rome que chacun d'eux commencera tour à tour, Rome païenne, Rome chrétienne, l'une avec les livres sibyllins que l'Enéide a transcrits, l'autre avec l'Epitre aux Romains. Chaque fois se forme un nouveau cycle des siècles. « Tu parviendras — 24 — en Hespérie où le Tibre baigne de ses eaux len¬ tes les champs fertiles d'une colonie lydienne», c'est l'ordre transmis à Enée. Visité par son Seigneur dans sa prison, Paul s'entend récon¬ forter, si on peut dire, par la promesse de nou¬ veaux travaux et de nouvelles courses: « Cou¬ rage ! De même qu'à Jérusalem tu as témoigné sur ce qui me regarde, de même à Rome aussi il faut que tu témoignes». Ce Rome aussi! C'est une exigence divine. Si ce n'est pas un grand signe sur Rome, qu'est-ce donc? Dans ce parallèle entre Enée et Paul, je pourrais peut-être faire voir, transcrit sur un registre purement spirituel, le thème pathéti¬ que de Didon, Didon et ses retards, Didon et ses dangers... A Césarée, non loin de cette Tyr d'où était partie la malheureuse Sidonien- ne, l'Apôtre fut entendu avec avidité par une autre Orientale, redoutable aussi, artifi¬ cieuse surtout, celle-là même qui a su inspirer le génie de Racine, la femme, la princesse qui comme Didon a menacé le destin de Rome, quand son impérial amant, Titus, le magna¬ nime, hésitait à s'en séparer, « Invitus, invi- tam », Bérénice enfin, femme alors du roi Agrippa. Après tout elle fut bien la seconde / — 25 — Didon, abandonnée. Mais curieuse, passion¬ née, intellectuelle, comment n'eût-elle point frémi à la rencontre de cet abrupt et impérieux prédicateur d'un dieu nouveau? Comment ce frémissement l'eût-elle, contrairement aux lois de son sexe et de sa race, limitée à l'intelligence pure ? Lui, ce sont des âmes qu'il voit dans ces princes, et des appuis pour sa doctrine. «Pour un peu, lui dit le roi Agrippa, tu me persuade¬ rais que je suis chrétien ». 11 ne s'arrête pas ce¬ pendant : il est sur le chemin de Rome ; il lui faut plus qu'un roi et qu'une reine juifs. Comme Rome est à l'horizon d'Enée, Rome, la même Rome est à l'horizon de l'Apôtre. Agrippa dit à Festus: « Cet homme aurait pu être relâché s'il n'en avait appelé à César ». Mais il fallait cet homme à César, dans un autre sens qu'Agrippa, Festus et César même pou¬ vaient le comprendre et que seul Paul discer¬ nait. Rome et tout l'Occident, l'Hespérie ! L'A¬ pôtre écrit aux Romains: «Si je me rends en Espagne, c'est vous qui me mettrez sur le che¬ min de ce pays, vous, Romains, quand je me serai en quelque sorte rassasié de vous ». Mais ce juif qui aura, même chrétien, l'in- — 26 — traitable orgueil d'être juif, pharisien, fils de pharisien, élevé aux pieds de Gamaliel, per¬ sécuteur des disciples de Jésus le Nazaréen par zèle de la Loi, ce qui est précieux à savoir car un tel juif comme les juifs pieux de son temps (et de tous les temps) a dû se garder avec horreur de tout syncrétisme religieux, de ce mélange impur qu'on voudrait imputer à sa doctrine, il a méprisé et non copié les mystères païens, en dépit de sa grande culture grecque puisée dans sa ville natale de Tarse; ce pa¬ triote juif qui va (qu'on y songe !) arracher à Jérusalem, à l'Asie, l'empire religieux pour le transférer à la capitale de l'Occident, à Rome, comme Enée transporte les pénates troyens de la ville de Priam à la ville future de Romulus, ce juif, il est citoyen romain, il sait la suprême dignité de ce nom, il s'en réclame, et comme citoyen romain contre toute sa nation il en ap¬ pelle à César, il appartient au tribunal de Cé¬ sar, lui, juif, il proclame la déchéance du tri- • bunal suprême de sa nation. La sentence du procureur romain est celle-ci: «Tu en appelles à César, tu iras à César ». Il ira donc, mais les chaînes aux mains. N'importe, c'est un mo¬ ment d'un prix éternel: une seconde fois, corn- me avec Enée, le destin de l'Occident est saisi avec une merveilleuse opportunité, miracu¬ leuse. Si l'Eglise restait à Jérusalem, elle y pen¬ chait avec Jacques'et les Judaïsants vers les pratiques de la Synagogue. Aucun avenir ! Si au contraire elle prenait à Antioche, en terre d'Asie, une importance égale à l'Eglise mère de Jérusalem, c'était le schisme, cela restait chose d'Orient, sans universalité. Pour arracher l'E¬ glise mère à ces dangers il fallait la transplan¬ ter au cœur même de l'empire universel. Il fal¬ lait que la monarchie chrétienne fut transmise à l'Occident, encore mal assurée d'elle-même sur les lieux où elle avait trouvé son principe. Comme Enée allait à Rome pour Romulus, on pourrait dire que Paul y précède Pierre. « Paul, ai-je déjà écrit, est l'ouvrier, mais Pierre légi¬ time l'opération de sa personne même ». Aussi bien saint Paul en se définissant l'Apôtre des Nations définissait sa vocation et son audace, et en appelant Pierre l'Apôtre des Circoncis, il attestait la primauté de l'Eglise de Jérusalem, sa souveraineté. Ainsi put être fait l'Occident chrétien ! Paul, inspiré, guidé, suscité, en avait vu les conditions d'un puissant et hardi coup d'œil. — 28 — Ne faut-il pas remarquer encore quel est bien le caractère du christianisme de saint Paul? Bien plus méditerranéen que pharisaï- que et oriental. Emile Baumann le dit d'une façon excellente dans son beau livre sur l'Apô¬ tre: « Ce christianisme de plein air semble ven¬ tilé par les brises des grands ports où débarqua l'Apôtre ». De ces ports, Thessalonique, Co- rinthe, où l'infatigable pionnier du Christ prê¬ cha, argumenta, disputa, dirigea, où il fut arti¬ san, tisseur de tentes. Je n'analyserai pas la grande Epitre aux Romains que quelqu'un a appelé la charte théologique de l'Occident. Elle a soin d'établir la nouveauté chrétienne, par rapport au naturalisme antique dégénéré en perversion de la nature, et par rapport au légalisme juif où s'est perdu l'esprit de la loi, afin de restituer en Christ la nature dans son sens révélé, la loi dans son bienfait gratuit. Ce¬ pendant il n'a garde de faire oublier les droits non prescrits des deux peuples, celui de la na¬ ture, les païens, celui de la Loi, Israël; il n'a garde d'intervertir leur ordre et de corrompre leur relation. Nascitur novus ordo : ce qui ré¬ concilie tout, ce qui abaisse le mur de sépara¬ tion élevé entre les deux peuples, c'est le corps du Christ ; « nous qui sommes plusieurs, nous som¬ mes de son corps ». Le cycle Enéen, les fastes de la Méditerranée occidentale s'étendent donc jusqu'à l'Eglise, sans qu'on ramène l'Eglise à d'autres propor¬ tions que celles qu'elle peut seules exiger et re¬ connaître. Mais que le plus pur des poètes païens ait célébré avec une si claire conscience du privilège de Rome le fabuleux et providen¬ tiel fondement de ces assises sur lesquelles la propagande passionnée de saint Paul et l'au¬ torité de Pierre allaient constituer la chrétienté, longtemps chose d'Occident, voilà qui mérite une singulière attention. Une fois de plus voici que les deux Romes viennent de se rencontrer ! Une attention non moins vigilante est due à la dernière déclaration politique de celui que les Italiens appellent le Duce à l'imitation du sa¬ lut dont le Dante honorait justement Virgile: « L'Italie, a-t-il dit, a le privilège unique de posséder sur son sol, depuis deux mille ans, le centre de la religion. Ce n'est pas par une coïn¬ cidence ou par caprice des hommes que cette religion naquit, puis se répandît comme elle se répand encore de Rome. L'empire romain est la base historique de la chrétienté d'abord et 4 du catholicisme ensuite ». Ces titres qu'un Ita¬ lien confère à sa nation sont d'une grandeur assez virgilienne. L'instinct religieux de Rome, sa préparation vont même plus loin que les deux mille ans chrétiens qui sont ici accordés. C'est bien avant Virgile que l'antiquité reli¬ gieuse de l'empire romain est apparue d'abord comme prédestinée. Quel étonnement qu'après tout, et sans ef¬ forts, cet Enée puisse faire songer à saint Paul ! Il est vrai qu'il reste bien des différences, nous ne le voudrions pas autrement, entre le guerrier virgilien et l'apôtre du christianisme. L'un est descendu aux Enfers par la porte des songes, l'autre déclare avoir été ravi jusqu'au troisième ciel « si ce fut sans mon corps, je ne sais, si ce fut en mon corps, je ne sais, Dieu le sait ! ». (Son extase ne peut s'exprimer que par un cantique). Le premier est plein d'ap¬ préhensions et de scrupules, c'est une âme qui, sans les refuser, redoute les incertitudes des longues erreurs sur la mer et des combats ; l'autre qui « regimbe contre l'aiguillon », au bout de quelque temps qu'il est allé de part en part à travers l'Asie, il s'y trouve à l'étroit, il — 31 — lui faut tout l'Occident et les limites du monde. Mais tous les deux à travers les destins et les orages, en dépit des hommes, en dépit presque des dieux ou de certaines puissances obscures, en dépit certainement d'eux-mêmes et de leurs religions, de leur être profond et de leur origine, ces fils de l'Asie tendaient vers Rome ! Quelle prophétie que ce grand vers du prolo¬ gue virgilien : Tantae molis erat Romanam condere gentem. Tellement c'était une lourde masse à émou¬ voir que de fonder la nation romaine ! Et ceci fait, comme Virgile l'atteste, comme l'Eglise chrétienne l'a aussi attesté, l'héritage ainsi défini, que les héritiers se lèvent, mesu¬ rent le domaine et en prennent une juste fierté! Une voix aussi a chanté dans un parler ro¬ man, un de ces parlers où l'antique langue mère continue à transmettre ses vibrations ca¬ tholiques, car toute langue qui est née de Ro¬ me, même si elle n'a plus qu'une province, sait encore parler à tout l'univers. Une nouvelle voix virgilienne a chanté: Nous sommes les fils de la mer latine. Qui amena les saintes de Dieu. Et ce chant c'est Mistral ! Or, notre beau maître, comme tout virgi- lien, volontiers s'arrêtait aux signes qui tra¬ versent le temps et le ciel, qui parlent aux la¬ boureurs et aux pâtres, et il faut dire à sa gloire quelle double lueur confondue va porter à son faîte l'année qui vient. 1930 crie joie et liesse aux Méditerranéens. Elle nous donne à la fois le deuxième millénaire du Mantouan et le premier centenaire du Maillanais. Alors, cette lueur exhaussons-la ! Qu'elle flambe souveraine sur toutes nos tours, sur nos terrasses et le long de tous les rivages, en cein¬ ture de ces flots qui ont porté les barques sa¬ crées d'Enée, de César, des Apôtres et des Saintes du pays provençal. Exhaussons-la et qu'elle proclame que la fa¬ veur est revenue avec l'ombre des deux grands poètes à cette mer qui fut le lieu des purs mi¬ racles de l'histoire. D'en aùt de la Tour Magno Lou sant signau es fa. Du haut de la Tour Magne Le saint signal est fait ! — 33 — Un soir de 1930, celui peut-être de la Saint- Jean, où la coutume et la légende font luire partout les feux de joie, un groupe de jeunes hommes, de poètes et de fidèles allumera sur la tour romaine de Nîmes le feu qui sera le si¬ gnal. Cet honneur leur revient, puisque Mis¬ tral l'a dit. Ils chanteront. Les chants et les poèmes ne leur manqueront point. Ils lèveront la sainte coupe. La tour de Lourmarin répon¬ dra. Et celle d'Avignon. D'autres tours répon¬ dront. En Espagne et en Portugal, en Catalo¬ gne, en Roussillon, en Languedoc, en Pro¬ vence, en cette Italie aux rivages sans nombre, en Grèce, en Syrie, en Egypte, en terre d'Afri¬ que, et sans doute par les Alpes et par le Rhône le feu sacré gagnera les pacages de la Suisse ro¬ mande, les lointaines terres d'Empire se ré¬ veilleront à cette lueur, à ce frémissement des jeunes voix dans l'allégresse nocturne qui rap¬ pellera en elles le frémissement du premier es¬ prit. 0 méditerranéens, voulez-vous? Voulez-vous cette exaltation de notre génie par le cercle des feux, par la vieille geste reli¬ gieuse de toutes nos races? Virgile et Mistral, soudés l'un à l'autre par le même anneau de cette année qui vient, com¬ me ils le sont par la beauté du chant, par le sens profond et puissant de leur œuvre, c'est ainsi qu'ils peuvent être honorés de telle façon qu'ils reconnaissent cet honneur suprême jus¬ qu'au plus froid de leurs cendres réchauffées. Non ! la grande plainte méditerranéenne ne retombera pas en gémissement sur la tombe de Frédéric Mistral ! Elle rejoindra, cette nuit-là, le grand élan victorieux de l'Ode à la Race la¬ tine. Aubouro-te, raço latino, Souto la capo dôu souleul... Relève-toi, race latine —, sous la chape du soleil !... Ah! se me sabien entèndre! Ah ! se me voulien segui ! Ah ! si l'on savait m'entendre ! — Ah ! si l'on voulait me suivre ! La superbe façon dont ce reproche est jeté porte un encouragement et une fière espéran¬ ce. De Virgile à Mistral, en effet, quels jalons de l'immortalité latine ! POSTFACE La matière de cette première Terrasse, par la¬ quelle commence la collection ROMA-AMOR, a été tirée d'une conférence donnée à l'Union Comtadine d'Avignon au printemps de cette an¬ née 1929, grâce à l'amitié de M. Charles Vin- centi et sous la présidence de M. de Camaret. Le beau Livre de M. André Bellessort sur Virgile a fort contribué à ces méditations en me rappe¬ lant ou me signalant des textes et des rappro¬ chements ingénieux, comme celui d'Olivier de Serres. Enfin la Nouvelle Revue Romande a d'abord publié avec soin l'essentiel de ces pages intitulées: PREPARATIONS DE ROME. Mais mon affection est toute pressée de le dire, la pensée de l'embrasement des tours méditerra¬ néennes en l'honneur de Virgile et de Mistral pour 1930, cette bienheureuse conception d'une solennité vraiment latine, simple et puissante, notre ami Stéphane Gayet l'avait eue, lui d'abord ; il nous l'avait faite partager, et c'était à lui de l'exprimer. Rien ne l'empêchait! Sa plume et sa parole ont administré leurs preuves. Pourquoi m'en a-t-il chargé, couronnant sa, modestie d'un vain prétexte d'indolence ou d'accablants tra¬ vaux, sans souci de se contredire en se réclamant de ces deux excuses ? N. V. i. Cette Terrasse, dont la couverture a été composée par Henri Pacon, architecte, a été imprimée sur les presses du maitre imprimeur Marius Audin, * et illustrée d'un dessin d'Henri Pacon. elle a été tirée a 423 exemplaires: 3 sur japon au nom de l'abonné, 10 sur montgolfier au nom de l'abonné, 7 sur vélin au nom de l'abonné, 30 sur montgolfier, numérotés de 1 a 30, 300 sur vélin, numérotés de 31 a 330, 50 pour la presse marqués s. p. 2 exemplaires sur montgolfier, pour la fondation de lourmarin, laurent-vibert, et 1 exemplaire sur montgolfier, pour l'académie provinciale d'aix-en-provence, plus 20 exemplaires i sur velin, numerotes de i a xx, pour les auteurs et illustrateurs. i S;Ms ■ fascicules déjà parus première série (épuisée) N» I. Noël Vesper, l'Inquiétude Démocratique. N° II. Robert Laurent-Vibert, le Sophisme de la Compétence N° III. Noël Vesper, l'Intempérance Théologique. N» IV. Robert Laurent-Vibert, le Sophisme Parlementaire. N° V. Noël Vesper, la Barque des Saintes. N° VI. Paul Bourdin, l'Eloge de Carpentras. N° VII. Noël Vesper, l'Impasse Métaphysique. N» VIII. Auguste Cavalier, Réflexions sur la Presse. N° IX. Henri Bosco et Noël Vesper, les Poètes (poèmes). deuxième série (épuisée) phœnix N° I. Georges Rémond, E Cinere Phœnix. N° II. Henri Bosco, les Eglogues de la Mer (poèmes). N° III. Noël Vesper, Mare Noslrum. N° IV. Stéphane Gayet, Philémon. N» V. Jean Gauraud, Li-Tal-Po. N° VI. Maurice Chevrier, Propos (poèmes).