2'nc Année - N° 3 Août 1937 SOMMAIRE UG ? L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH Gabriel Audisio Trois fois quatre ► P. L L'Enfant seul. Sommeil, La crèche, Grand'mère, La grenouille. Le Bon Dieu. v t<. Innocent VI LES PROPOS DE L'INNOCENT 'fi - Pierre de Cenival Les sources de l'Art hispano-mauresque. L.H. Cleeman Vent d'Ouest. Gabriel Germain De la Poésie Arabe. Jules Borely Images de Lyautey. CHRONIQUES LES LETTRES Chronique-éclair Sélections et commentaires .... A. Guibert et J. Amrouçhe, Daniel Rops Vivier, L. de Vilmorin, A Arnoux, H. Massis, Ropa, Fiumi, J. Pomier, M. Sauvage ," par H. Bosco, J. Braud, Chr. Funck-Bentano, Lelong, Gui Mémoire, M.R. Chronique marocaine Colonel de Boisboissel, P. Guillemet, Cap. Spillmann, D. de Gois et R. Ricard, Th. Monod ; par E.A. Boubeker, Chr. Fuck-Bentano. Memento. LES ARTS Le Cinéma Sur nos écrans par M. Brentome. Le Voyage sans retour (John Crom- well) — Pépé le Moko (J. Duvivier) — Girl's Dormitory. P ropos du C k 1 e il k En souvenir de Pierre de CENIVAL Il aimait ces propos du Chleuh. Il querellait pour qu'on les recueillît en un « Corpus », comme disait ce chartiste. On lui répondait que c'est un projet bien trop ambitieux. En souvenir de celui qui laisse un si grand vide parmi ses amis et dans le champ de la recherche historique au Maroc, voici deux vers qu'il aimait et dont il avait adopté l'image. Si le laurier-rose (1) amer pousse au jardin de quelqu'un Il l'arrose el il lui met du fumier par respect humain. (2) « Arroser son laurier-rose », cette image de ceux qui font contre fortune bon cœur ravissait Pierre de Cénival qui me l'a redite bien souvent. Voici de vieilles chansons du Sous, évoquant des années de famine et qui ne sont malheureusement que trop d'actua¬ lité. On y voit le solide optimisme des Chleuh, et que, de tout temps il y a eu des exploiteurs de la misère. (1) Le laurier-rose, en chleuh alili, latin Jilium symbole de l'amertume ; l'arbuste qui ne vaut rien sous un bel aspect, qui n'est bon qu'à brûler et pour fabriquer du savon. (2) Litt. : pour l'honneur, à cause des autres. 170 La misère de cette année, pire que tous les ans passés, Si ce n'est pas nos enfants, c'est nos biens quelle.nous prend. Et vous, pendant ce temps-là, les manteaux de drap, (1) Chacun de vous, par le pays, traînant, son outre et achetant, Il ne nous reste plus un grain pour nos enfants. Le grain dont leurs silos sont pleins Leur dit : « Le pauvre et l'orphelin, à nous leurs biens. Un que je n'aurai pas plumé, si je ne l'ai pas attrapé, A nos caïds je l'enverrai, qui finira de le manger. » Nous avons connu le temps — je ne m'en plains pas à vous ■— (2) Où nous partagions, sanglier, ta nourriture. A toi la nuit. Le jour, nous l'emportions sur toi. A la mi-nuit, se levaient les femmes. « Pour Dieu donne-moi la pioche ». « Attends que j'aie trouvé l'outre ». « Allons creuser pour déterrer le bon arum (3) « El qu'il remplisse notre main ». (1) Les manteaux de drap « id bou daira », ce sont les serviteurs des cheikhs ou des caïds ou les riches accapareurs. (2) « Je ne m'en plains pas à vous ». C'est la croyance des Chleuh que se plaindre à quelqu'un d'un mal sans ajouter cette formule fait tomber ce mal sur celui auquel on s'en plaint. De même, exprimer son admiration pour une belle chose en n'ajoutant pas « Que Dieu soît béni », ils croient que c'est fu¬ neste à cette beauté. (3) Le bon arum, c'est l'ainri, tubercule sauvage qu'on va déterrer dans les années de famine. Cette année, la sécheresse est telle qu'il n'y a même pas d.'ainri. « Bon arum » est ironique, car l'affreuse farine qu'on en fait brûle cruellement l'estomac. 171 Oui, mois Dieu à présent a eu pitié de nous. Louons le et bénissons le. Louange à Dieu en vérité. Enfants, tout va bien puisque l'orage est passé Et que le torrent ne nous a pas emportés. Une variante, terrible dans sa concision : De bon matin, quand Dieu fait paraître le jour, Tu sais, sanglier des bois, que nous sommes compagnons. Comme tu creuses, nous creusons. Car beaucoup d'enfants nous avons. La cruelle question qu'ils se posent pour savoir que faire en cette misère, et s'il faut partir ou rester : Bismillah, je jette encore un coup d'oeil autour de moi. Un pied me dit : Va-t-en. L'autre dit : Reste ici Je dis à mon pied : Vers qui me conduiras-tu ? Il me dit : Vers le Généreux. Tu n'as qu'à te mettre en route. Et encore la note d'optimisme, et le charmant pied de nez au propriétaire qui pourrait illustrer leur exode vers la France, réalisé par eux, malgré vents et marées, pour ne pas mourir de faim : 172 Le chraa (1) ne dit pas quon soit privé de La rose. Un merle qui va au figuier fait le tour par le grenadier. y Un chemin n'est pas détourné s'il passe par le champ des fèves. Et Baghdad n'est pas loin si on y fait la fête. \ Le fleuve a passé, emportant les boules d'ambre (2) des colliers. Mais des hommes les enfants sont comme devant. Après ces évocations de misère, voici le poète qui chante, au gré de son inspiration, les beautés du monde : Le drap, le velours et la soie, le musc avec l'ambre et ta perle, Ont fait serment : « Nous voulons toujours travailler pour la beauté Avec ardeur et de bon cœur. Mais de qui n'a pas la beauté, Nous ne serons pas serviteurs ». Mieux vaut, par Allah, ne pas exister, si on ne peut être Une boule d'ambre au fil du collier D'une parmi les jeunes filles. Jusque sous terre, à un appel de mon ami, je répondrai, (1) Le chraa c'est la loi musulmane. (2) « Tilloubanin », les boules d'ambre ; on a vendu, pour manger, les colliers des femmes, mais grâce à Dieu, on a échappé à la mort. Si le monde n'était pas sourd, ces anciens chants d'une misère que notre venue au Maroc a aggravée pour certains tout en favorisant le plus grand nombre, ces chants devraient hurler aux oreilles des missions et des com¬ missions qui font des voyages et des discours au sujet de la misère du Sud qu'elle est un grave et urgent problème. Et que la venue en France régulière — et non plus en fraude — de quelque 10,000 Chleuh, si elle n'est pas la solu¬ tion totale de ce problème en est cependant un élément. 5 1 173 Puisqu'entre nous deux, c est juré. Pour l'amour de Dieu, mes pieds, si nous avons en commun Les veines, les os, le sang, Vers mon ami portez-moi si son cœur pleure pour moi. Dieu Unique, Allah akbar, qu'est-ce que ce chraa Qui fait qu'une Juive a le droit De teindre au henné ses mains et ses pieds ? Cheikh auquel font des oraisons les païennes de Mogador (1) Pour que le vent ne fasse pas sombrer les nefs, Que les cieux lancent de la pluie, que les sources donnent de l'eau. Et toi, la bouche d'Aaguida, (2 ), de tendres mots. Amen (3). Et qu'Agadir nous lance des douros (4) Et vous, du vent, les monts des Ida ou Tanan. Chevaux, lancez-vous encore au jeu de la poudre. Ajoutez, les maçons, des créneaux sur la tour. Et vous, les jeunes filles, un tatouage sur un autre. (1) Sidi Meg'doul, dans les sables de l'Asif n Diabet, près de Mogador. « Les païennes » de Mogador parce que Mogador était, dès ce temps-là, soumis aux chrétiens (1912). (2) Aaguida, nom de femme. (3) Amin, ainsi-soit-il. (4) C'est par Agadir que les douros d'argent arrivaient, dans le Sous. 174 Vous, pots de basilic, répandez votre graine. Et toi, mon ami, chanteur d'Irrchi (1), lance tes chansons. Mais c'est au pays des Mtougga, en vérité., qu'est la beauté, - Soit dans les franges sur le front des jeunes femmes Ou dans les mèches sur le crâne des garçons. Dieu maudisse, Ida ou Ziki, les beaux fusils de Taghazout, Les poignards et le plomb du Sous, Puisqu'on a mis le feu à l'Adrar n Tament. (2) Ah, si vous aviez senti l'odeur des thuyas, pendant l'incendie. On mourait de soif, au son des you-yous de la Tizikit. A vous les femmes, les you-yous. Aux chevaux gris de porter la bride et la selle. A vous la beauté, les gazelles. A vous la poudre, les guerriers. A vous les objets, les marchands. L'aile à l'oiseau, l'eau au barrage. Au violon le chant divin. Le laboureur, à lui le grain. Il va dans les petits bas'-fonds Arracher l'herbe et cultiver. A chaque poignée de sa main, Il dit : « Je la lance pour Dieu. Qu'abondante soit la moisson Pour que je sème d'autre grain. Et si je ne récolte rien, Mon espoir est en Dieu l'Unique ». L. JlTSTINARD. (1) ïrrchi, patrie du chanteur, au Sud-Ëst des îda ou Semlal, daiis i'Anti- Atlas, à l'Est de Tiznit. (2) Allusion au pillage et à l'incendie des Ida ou Ziki par le Maghzen. La Tizikit, c'est la femme des Ida ou Ziki. Beaux vers sur l'odeur du bois de thuya brûlé et les cris des femmes, après la malédiction sur les fusils et les poignards qui n'ont pas pu empêcher le sac du pays. Trois jois quatre La main nue d'un enfançon Pose une fleur sur sa bouche : Tu demandes pour qui sont Les abeilles de la rûche ? Cascatelles de l'aurore Sur le sein d'une montagne Ne réveillez pas encore L'innocence dans son pagne ! Rouge Absalon couronné de flammes Quand nos tempes blanchiront Ton feu saura-t-il réveiller l'âme Qui chantait dans nos clairons ? Gabriel Audisiô. L enfant s eu Ce soir ils sont allés à la fête, On m'a laissé tout seul à la maison. C'est une grande maison de quatorze pièces Toute pleine de meubles noirs. Il n'y a pas de clef à la porte de ma chambre, Ils ont éteint la lampe en s'en allant, Je n'ose pas me coucher dans l'alcôve, J'attends assis sur une chaise. Dehors le temps est à l'orage, Le ciel est lourd, il n'y a pas un bruit Dans toute la campagne, Parfois le tonnerre gronde du côté de la gare. J'ai peur, depuis qu'ils sont partis. Quelqu'un marche au rez de chaussée, Le plancher craque et sûrement La porte va s'ouvrir toute seule J'ai envie de changer de chambre : Ceux qui rôdent savent que je suis là, Si j'allais pour les égarer Dormir dans le lit de ma mère. ommei Maman, la lampe... Le loup est caché dans les rideaux. La maison sent le camphre, Viens vite, viens vite... Je suis seul dans ma chambre, Mais j'ai vu la lune charmante, J'ai peur, la maison est sombre, Le placard sent la menthe. Je m'en vais, j'ai sommeil, qui gratte C'est la souris dans le grenier. La petite barque m'emporte, Adieu lampe, je suis bien fatigué, Tout le monde dort. a crèche Le bœuf et l'âne, Le petit nègre, le chevreau, C'est l'hiver, il pleut de la neige, L'enfant dort sur la paille. Sainte Vierge des bergeries J'ai planté ma petite bougie A côté de l'agneau pascal, Qui se tient juste devant la grotte Toute la maison a prié, Grand père a lu dans un gros livre Un Pater et puis un Ave, Les rois mages s'étaient arrêtés sur la colline. Grand mère Je n'ai pas dormi cette nuit, Je me suis levé et j'ai regardé par la fenêtre, La lune éclairait le jardin, J'ai vu grand'mère qui se promenait. Je n'ai pas osé l'appeler, Car elle avait l'air de dormir, Elle est allée sous le figuier près du portail Et elle a regardé sur le chemin. Alors j'ai vu un grand fantôme Qui se promenait sur la route Comme une sentinelle et j'ai eu peur, J'ai prié l'Ange Gabriel. a grenouille Le professent m'a dit : Tu m'apporteras une grenouille vivante dans un bocal Il avait son beau tablier blanc Et un petit couteau d'acier. Je suis allé jusqu'au ruisseau de la Fonderie Et j'ai vu la rainette bleue.. Elle dormait dans l'eau, Je n'avais qu'à la prendre. J'ai coupé une branche de saule Et je suis retourné à la maison. Le lendemain le professeur m'a mis une mauvaise note Et il m'a enlevé mon tableau d'honneur. Le B on D leu Le Bon Dieu m'a dit : Le village que j'ai bâti Et couvert de petites tuiles, Avec son vieux moulin à huile Et son bois tout petit, Au bon vieux temps j'y ai tenu mon paradis. J'y avais ma petite église Où Saint Jean nous disait la messe, Les anges venaient à confesse, C'était le temps où Saint Joseph avait encore sa barbe Sainte Jeanne gardait les chèvres [grise. Enveloppée dans sa pauvre cape, Car souvent elle avait la fièvre, 182 Et quelquefois je recevais notre Saint Père le Pape. Alors les chrétiens aimaient le Bon Dieu, Tout le monde savait ses prières, On me parlait d'une façon très familière Et le village était heureux. Mais depuis j'ai quitté la terre. — Ange Gabriel qui surveille A la droite de mon sommeil Les mauvais esprits des ténèbres Chasse les du bout de tes ailes. P.L. i , *op< Je 11 os de 1 innocent — Ne te fais point de confidences : il y a toujours un muet qui t'écoute. Car ce n'est pas toi qui t'écoutes mais un tiers, le tiers, celui que tu n'as jamais vu et qui se tient derrière toi ; et qui t'entend. — Il y a des phrases qui vous mordent ; il y a des phrases qui vous lèchent. — La beauté est si sensuelle ! Voilà, peut-être, le plus humain des sentiments utiles. — Peu d'hommes sont émus de la misère des autres. Par bon¬ heur, quelquefois elles les importune. On peut en tirer quelque se¬ cours. — Les gens ne pensent pas. Les gens vont, viennent, rient, pleu¬ rent, aiment, haïssent, parlent, se taisent. C'est vivre. — Qui donc, sans beaucoup de politesse, oserait prétendre à l'usage de l'insolence ? — Cette hantise de se fuir... Mais pourquoi ne pas se chercher ? D'autant que jamais on ne se trouve. 184 —• A bien y réfléchir un rien suffit à nous détacher de la foi : le rire de M. Homais, que nous jugeons un imbécile. — Que tu sois déçu par les autres peu importe. Mais par toi- même, voilà qui est grave. Tu crois tout naturellement être déçu par Dieu. — L'intelligence choisit, la pensée pèse, la prudence conclut et d'un bout à l'autre l'esprit souffle. Immense édifice de verre qui tremble au moindre vent. — Les gens du monde sont polis, envers les autres en cachant ce qu'ils pensent, envers eux-mêmes en feignant de ne penser à rien. Car ils pensent. — Le médiocre ne crée rien. C'est pourquoi il est redoutable. Sa force, c'est le penser lent. — N'est pas hypocrite qui veut. L'hypocrite-amateur pullule. J'ai connu un vrai hypocrite. De sa vie il n'avait formé un mensonge ni commis une fausseté. Toujours il cultiva les plus belles vertus. Mais par hasard j'appris un jour qu'il avait horreur de lui-même. t— La femme traduit tout, et mal. Ou bien le lexique est mau¬ vais, ou bien elle l'a consulté avec son cœur. Et dire qu'on l'accuse de perfidie ! — Dès qu'elle voit une autre femme, elle ferme les yeux, et d.ès qu'elle a fermé les yeux, elle découvre une autre femme. — Elle ne t'écoute pas ; elle s'écoute. Tu devrais le savoir. De quoi te plains-tu ? En fait, est-ce à elle que tu d'adresses ? Et ne 185 parles-tu pas avec chaleur à celle dont tu crois qu'elle peut t'en- tendre ? Le plaisant monologue ! -— Il y a l'homme et il y a la femme, chacun sur une lune. De la lune, comme vous le savez, on ne peut jamais découvrir qu'une seule face. Aussi ne pourront-ils jamais se voir que de profil. Et l'homme regarde la femme, et aussitôt la femme se regarde. — Hypocrite ? Quelle sottise ! Tout parle en elle : le nez, l'œil, la joue, le menton, le bras, le col, le sein, le corps tout entier ! il vous crie follement ce qu'elle éprouve. Mais par bonheur la bouche ment... —- Peu de femmes aiment la beauté et toutes brûlent d'être belles. Plaire, déplaire, se plaire, trois esprits animent ce feu. Plaire rfe façon à déplaire (dirai-je à qui ?) . Et naturellement se plaire. Par passion du beau ? que non pas ! Elles ont l'esprit trop pratique : la beauté n'est jamais que leur beauté. Sans doute par désir de puissance, vanité sexuelle... Mais ce n'est pas moi qui le dis. On le murmure... Innocent VI. L es sources Je 1 art kispano-niaurescj^ue Mon ami Jacques Viénot m'a demandé, pour finir cette soirée, (1) de vous dire quelques mots de l'art musulman de l'Afrique du Nord et particulièrement de celui du Maroc. Je vais donc essayer de vous dire très rapidement, mais de ma¬ nière aussi précise que possible, comment l'art musulman est venu prendre possession de l'Afrique du Nord, quels carac¬ tères le distinguent de l'art musulman oriental, enfin quels ont été ses principaux centres d'expansion. Les Arabes antéislamiques étaient trop primitifs pour posséder un art propre. Quand Moawia, gouverneur de Svrie eut, en 660, vaincu Ali, gendre du Prophète, et se fut pro¬ clamé calife, avec Damas pour capitale, le centre politique de l'Islam se trouva tout d'un coup transporté dans le pays le plus civilisé de tout le monde méditerranéen. L'Islam y recueillit naturellement l'héritage de l'hellénisme. A l'origine de l'art musulman il y a Byzance. Les plus anciennes mos¬ quées sont des basiliques ; les premiers minarets, des clochers, et les châteaux arabes reproduisent dans leurs lignes essen- (1) Causerie faite sous les auspices de l'association Perza. 187 tielles les castella, bâtis par les Byzantins à la limite du dé¬ sert. Quant au décor, il est avant tout de tradition hellénis¬ tique. En 750, la victoire des Abbassides et le transfert du Cali¬ fat à Bagdad marquent le triomphe de l'Asie sur l'hellénisme. Les influences mésopotamiennes et persanes commencent, dès la première motiié du IX° siècle, à rayonner sur tout le monde de l'Islam. Mais sur les bords de la Méditerranée l'hellénisme résiste et nulle part avec autant de vigueur qu'en Espagne, où les traditions du premier art de l'Islam, encore pur d'influences asiatiques, ont été apportées en 755 par le dernier descendant des califes omeiyad.es de Damas, échappé, lors du triomphe des Abbassides, au massacre de tous les siens. L'art hipano-mauresque prend naissance le jour où A'bd er-Rahman l"r commence, en 786, les travaux de la mosquée de Cordoue, qui a été pendant deux siècles le laboratoire où les artistes musulmans d'Espagne ont cherché et mis au point leurs formules et leur style. Bientôt la tradition syrienne se renforce de nouveaux apports byzantins. Des ouvriers venus de Constantinople travaillent à la décoration de la mosquée. L'exemple des monuments de l'art wisigothique d'Espagne, issu lui-même de Byzance, contribue à confirmer l'hellénisme dans sa propre tradition. Ce n'est pourtant pas que l'Espagne reste miraculeuse¬ ment préservée des apports asiatiques. Elle reçoit, le plus souvent avec quelque retard, les influences qui s'exercent sur l'art de l'Islam oriental. Les unes viennent sans doute direc¬ tement de Mésopotamie et de Perse ; l'Egypte et l'Ifrikiya (province qui correspond en gros à la Tunisie) servent de relais aux autres. Elles sont partout sensibles dans les adjonc¬ tions qu'au dernier tiers du X" siècle El-Hakam apporte à la primitive mosquée de Cordoue ; mais les artistes andalous 188 puisent dans l'art de l'Irak beaucoup plus des inspirations que des leçons. Ils savent concilier les influences qu'ils reçoi¬ vent et sont presque toujours capables d'en faire une synthèse qui donne l'impression de la nouveauté. Les éléments du décor peuvent venir de Byzance ou de la Perse : ce que l'Es¬ pagne a donné en propre à l'art hispano-mauresque, c'est * surtout un sens de la composition et de l'équilibre qui est, plus encore que l'héritage de l'hellénisme, la marque du clas¬ sicisme de l'esprit occidental. Dès une époque lointaine, on discerne dans l'art musul¬ man d'Espagne deux tendances opposées qui doivent corres¬ pondre à des aspirations profondes du caractère national, puisqu'on les retrouvera plus tard, nettement exprimées dans l'art espagnol : d'une part une austérité ascétique et d'autre part une abondance décorative qui, au XI" siècle, annonce déjà l'exubérance du baroque. L'art musulman en Espagne n'est donc pas un intrus, mais bien, à égalité avec l'art chré¬ tien, dont il fut du reste tout proche à l'époque omeiyade, l'art national, au Moyen-Age, et l'une des expressions les plus authentiques du génie artistique du pays. Arrivé au X" siècle à un point de perfection où il saura se maintenir, en se renouvelant, jusqu'au début du XIII", l'art hispano-mauresque reçoit des événements politiques une force d'expansion qui lui permet d'étendre son domaine sur toute l'Afrique du Nord. Jusque là c'était l'Ifrikiya, fief artistique et intellectuel de l'Orient, qui de Kairouan ou de Mahdiya donnait le ton à tout le Maghreb. Au Maroc même, les remparts de Basra, dans le Gharb, unique vestige conservé de l'art idrisside, révè¬ lent l'influence orientale. Mais au X° siècle les califes de Cordoue sont appelés à intervenir en Afrique où leur influen- se fait aussitôt sentir dans l'art monumental. Le minaret de la mosquée Karawiyin à Fès, bâti en 955-956, est andalou. * 189 Puis, vers 1050 entrent en scène les deux grandes dynasties berbères qui, pour deux siècles, vont constituer un immense empire comprenant à la fois l'Afrique du Nord et l'Espagne. Les Almoravides, Berbères nomades sahariens, comme les Almohades qui les remplacent et qui sont aussi Berbères, mais sédentaires et montagnards, sont les uns et les autres des gens très primitifs qui n'ont guère plus d'art personnel que n'en avaient les Arabes lorsqu'ils conquirent la Syrie. De même que les Arabes avaient adopté, en Syrie, l'art hellénique, les Berbères adoptent, en Andalousie, la civilisation et l'art hispano-mauresque. Avec les Almoravides, au XI" siècle, la civilisation andalouse reflue largement sur le Maghreb. L'uni¬ fication de l'Espagne et de l'Afrique du Nord dans un même empire fournit à l'art musulman d'Espagne un nouveau do¬ maine où il va s'installer en maître pour y vivre désormais. Il arrive même au XII" siècle à annexer l'Ifrikiya, où il s'assi¬ mile, pour la dernière fois, des influences orientales. L'époque almohade, avec ses soixante quinze ans de création continue, marque l'apogée de l'art musulman en Afrique du Nord. Mais déjà apparaissent les premiers signes du déclin. L'inva¬ sion hilalienne, immense ruée de nomades pillards à travers le Sahara, a isolé le Maghreb de l'Orient civilisé, fermant la porte aux échanges. Dès le début du XIII" siècle, l'art hispano-mauresque a achevé de recevoir tous les apports qui ont contribué à le former. Sa substance sera désormais presque invariable et il devra vivre sur son propre fonds. Il le fera, mais en se re¬ pliant sur soi-même, en cédant à la tentation des solutions faciles, en exagérant le rôle de la décoration au préjudice des problèmes architectoniques et en se condamnant à une déca¬ dence qui poursuivra jusqu'à nos jours une vie ralentie et un long déclin. Il pourra encore y avoir des moments brillants. Les medersas de Fès, qui sont presque toutes de l'époque mérinide, c'est-à-dire à la fin du XIII" ou du XIVe siècles, 190 à Marrakech diverses constructions qui du reste conservent jusqu'aux Saadiens la tradition almohade, peuvent encore nous enchanter. Mais ils ne représentent plus qu'une survi¬ vance. Le Maroc et particulièrement Marrakech ont l'honneur insigne d'avoir été le principal foyer de l'art almohade, qui est lui-même une des manifestations les plus hautes de l'art hispano-mauresque. Ce n'est pas qu'à cet art l'Afrique ait rien fourni de ses formes ni de ses moyens d'expression, mais c'est elle qui a créé les conditions historiques qui, sur son pro¬ pre sol, ont permis à l'art andalou de fleurir. Ce sont les Berbères Almoravides, puis les Berbères Al- tnohades qui lui ont donné ses chances et sa force d'expansion. C'est le Berbère Ibn Toumert qui en imposant à la réforme almohade l'austérité de son esprit a refréné la luxuriance espagnole et inspiré un renouvellement de l'art décoratif ca ¬ ractérisé par la pureté des lignes, la science de la composition, le renoncement à l'accumulation et à l'emphase. Même si la mosquée de Tinmel et la Koutoubiya de Marrakech sont l'œuvre d'architectes andalous, le rôle de l'Afrique n'est pour¬ tant pas négligeable dans l'élaboration de ces chefs-d'œuvre, car c'est elle qui a créé l'atmosphère qui les a rendus possibles. J'ai dit que l'Afrique n'avait rien donné à l'art hispano- mauresque de ses formes ni de ses moyens d'expression. Cela ne signifie pas qu'elle fût incapable de concevoir des formes et des moyens d'expression qui lui fussent propres. Mais la société musulmane a le sens des hiérarchies. L'art hispano- mauresque dont nous avons parlé jusqu'ici est un art « civi¬ lisé », dynastique, créé pour les sultans et propagé par eux. C'est par conséquent un art citadin ; et lorsqu'on sait avec quel mépris un riche habitant de Fès considère un tapis ou une poterie berbère, dont il se sert, mais qu'il ne songe pas à admirer, on comprend pourquoi l'art hispano-mauresque n'a 191 rien emprunté à l'art berbère. Mais il y a un art berbère, un art paysan, représenté par des tapis, des céramiques grossières, des bijoux et qui, sur le plan architectural, a trouvé ses ex¬ pressions les plus remarquables dans les Kasbas des vallées du Dra et du Dadès, au sud du Grand Atlas. Si c'est au Maroc que cet art berbère paraît s'être le plus complètement réalisé, il n'est pourtant pas limité au Maroc. On en trouve des manifestations dans tout le nord de l'Afrique et jusqu'au Soudan. Il est encore peu étudié et ses origines sont mal connues : mais certains de ses caractères paraissent bien en faire une authentique production du sol africain. Il n'est du reste pas douteux qu'il a reçu de l'art hispano-mauresque, de l'art citadin, des influences nombreuses. Rien par exemple ne semble à première vue plus berbère que les bijoux du Sous, avec leurs ornements géométriques et leurs cabochons. Or M. Henri Terrasse, l'homme qui a le plus et le mieux étudié l'art au Maroc, et de qui cette étude a largement utilisé les travaux (1) a établi que ces bijoux berbères ne sont que des interprétations maladroites mais séduisantes de bijoux anda- lous du XV" siècle. De même, dans les kasbas comme dans certains tapis berbères maints détails sont empruntés à l'art citadin. Cela n'empêche pas qu'il y ait un génie berbère capable d'assimiler les emprunts et d'en faire quelque chose qui n'appartient qu'à lui. Pierre de Cénival. (1) Henri Terrasse. — L'art hispano-mauresque des origines au XIII siè¬ cle (Van Oest) ■ ent cl Ouest On le reçoit en plein visage dès qu'on tourne à l'angle de l'avenue. Par le seul horizon plat des alentours de la ville, il accourt, il souffle largement. Quel est ce sauvage qui dérange l'esthétique ? Quel est ce rustre qui secoue les habits et force à retenir, serrés contre soi, ses bras avares ? Quel est ce malotru qui abrège un sommeil ? N'a-t-il donc aucun respect des usages ? Ce souffle intempestif, est-ce un salut maladroit ? Est-ce une provoca¬ tion ? est-ce une gifle ? Le vent, le vent têtu se moque de nos atours et fait voler nos vêtements. Le vent nous voudrait nus, pour transir de son haleine tout ce que le soleil et la toile et le drap réchauffent en nous. Allons-nous rebrousser che¬ min ? Qu'ils s'en retournent ceux qui ferment les yeux et qui ramènent les pans de leur manteau. L'appel des Océans maus¬ sades n'est pas pour eux. Venu de l'Atlantique aux eaux furieuses, le vent d'Ouest n'est ni douceur, ni tiédeur. Le 193 froid vent d'ouest réveille. Surgi de l'infini, il parle d'infini et balaye d'une bourrasque brutale, toutes les erreurs de la joie. Le soleil est nié par le vent qui nous garde et ce frisson qui nous secoue est peut-être un frisson d'effroi. Loin des plaines riantes, l'âme aspire aux gris sévères des ciels d'orages, aux verts glauques des eaux agitées. L'Océan est grand, derrière le voyageur de l'Ouest, s'estompe la rive des coquetteries et des sourires. Lui seul est vrai, le vent glacé de l'Ouest. Il ne laisse pas de repos, mais il ne laisse pas de nausées. Du côté des tempêtes, du côté des écumes, le vent d'Ouest promet l'imprévisible voyage. L.-H. Cleemann. De L a poesie arabe La poésie arabe est un problème. Je n'ai pas dit qu'elle pose un problème. Je ne sais combien l'arabisant en compte à son propos, mais il se trouverait certainement bien vite satisfait s'il n'en découvrait qu'un. Je me place ici dans la perspective de l'homme cultivé, qui se plaît aux littératures de l'Orient et de l'Extrême-Orient. Je constate qu'il entre de plein-pied dans la période chi¬ noise, qu'il prend tout de suite un vif et subtil plaisir aux jeux de la sensibilité japonaise. S'il hésite un peu devant les épopées classiques de l'Inde il sent profondément certaines stances boudhiques, et Tagore est devenu pour lui un ami de tous les jours. A peine faut-il parler de l'Iran ; nous n'avons plus à la découvrir. Mais quand notre curieux arrive à l'Arabie, le voilà tout déconcerté. Je ne crois pas que mon personnage soit une fiction et que les sentiments que je lui prête soient exclusivement les 195 miens. Au reste, sans m'estimer familier avec la langue arabe, je puis faire quelques pas dans l'original d'un de ses textes, alors que je n'aborde tous les Orientaux dont je viens de parler qu'à travers l'esprit de leurs interprètes. Je devrais me sentir en terrain plus sûr. D'où vient donc qu'il n'en est rien ? J'ai été très heureux de retrouver ma perplexité, mais surtout d'acquérir quelques lumières nouvelles, dans le tra¬ vail où M. Blachère— dont le Maroc n'a pas oublié la figure — a étudié avec tant de soin Al Motanabbi (1). • Je laisserai de côté l'histoire du personnage et de son temps, non pas qu'elle ne m'ait vivement intéressé, mais parce que je tiens à ne pas m'écarter du problème poétique, et parce qu'il faut laisser au lecteur le plaisir de l'aller chercher dans des pages très vivantes et d'une excellente méthode. Je précise seulement qu'Abou T. Tayyib vivait au X" siècle de notre ère et qu'il a passé sa vie à errer d'Irak en Syrie, de Syrie en Egypte, d'Egypte en Irak et d'Irak en Iran, allant de cour en cour, la rage au cœur et l'hyperbole à la bouche, encenser toutes sortes de princes ou de vizirs qu'il méprisait intensément. On comprend du reste qu'il ait, en conséquence, penché vers ces hérétiques et ces révolutionnaires qu'étaient les Zarmates, et qu'il se soit donné, de temps en temps la satisfaction de fréquenter, la lance au poing, les Bédouins du désert. Il finit par tomber courageusement en face d'eux, virilité qui rachète de bien exécrables platitudes et de bien insupportables vantardises. (1) R. Blachère : Abou t-tayyib al-matanabbi. Essai d'histoire littéraire. Paris ,Adrien Maisonneuve 1935. ° 196 Ce qui importe ici, c'est qu'il est un des plus grands poètes de sa race, que, là-dessus, l'opinion est aujourd'hui unanime en Orient, que nous voudrions bien sentir sa grandeur et que nous y parvenons très mal. * ± afc Pour atténuer peut-être notre déception, reconnaissons que notre embarras semble bien partagé par d'autres, qui parlent arabe de naissance. « Il y a quelques années, raconte M. Blachère, des étu¬ diants marocains me demandèrent de leur expliquer deux ou trois pièces du poète de Koufa. Certains eurent la bonne foi de sourire à la lecture de vers d'allure précieuse. Chez d'autres, j'ai pu discerner du désappointement à la lecture d'un auteur qu'ils ne comprenaient qu'à grand renfort de commentaires ». C'étaient, dira-t-on, des étudiants. Mais les critiques arabes modernes glorifient surtout, non peut-être sans quel¬ que imprudence, la poésie d'Al Motanabbi. Ils « nous ren¬ seignent à merveille sur les passions nationalistes et racistes qu'ils se plaisent à retrouver chez le panégyriste de Saïf-Ad- Danla. Ils sont par contre incapables d'exposer les motifs littéraires de l'admiration qui les transporte à l'audition de certains vers ». Ne leur en faisons pas trop un grief. C'est encore la partie la plus faible de notre critique poésie, qui ne s'est mise que bien tard et timidement à la recherche des éléments d'harmo¬ nie, à l'analyse du rythme. Mais, puisque nous ne trouvons 197 pas de secours chez les Arabes eux-mêmes, reprenons la ques¬ tion avec nos propres forces. Il va de soi que nous ne pouvons être sensibles, même en nous reportant au texte, à la pureté du vocabulaire, à la couleur bédouine qu'exigeait la tradition dans certains genres. C'est, depuis bien longtemps et même en Orient, une affaire de glossateurs spécialisés, qui ont pris le bon parti de se ré¬ péter depuis le Moyen Age. L'art de la sentence ne nous touchera pas beaucoup plus. La tradition gnomique est, dans notre monde, trop ancienne. Il y a vingt-huit ou vingt-neuf siècles que les poèmes homé¬ riques l'ont inaugurée ; encore peut-on penser qu'ils appor¬ tent souvent les échos d'une sagesse déjà formée, déjà peut- être formulée (1). Le monde arabe est bien jeune par rapport à nous. Les beautés d'une amante bédouine, les errances à travers le désert, les vertus de la chamelle de course, nasib et tahtl obligatoires de la qasida classique, ne pourraient plaire qu'aux novices, qui n'auraient pas lu les sept moallaqat tradition¬ nelles ou qui n'en seraient pas encore lassés. Il faut avouer que l'agrément réel de ces thèmes essentiellement arabiques s'épuise assez vite, faute de renouvellement profond. Peut-être serons-nous mieux disposés pour les pièces où Al Motanabbi célèbre les luttes de Saïf-Ad-Darola contre les Byzantins. Silvestre de Sacy, au début du dix-neuvième siècle, traduisit quatre de ces poèmes, « dans un style presque plus (1) Qu'il y ait derrière certains récits de l'Odysée des sources « pré¬ historiques » c'est que j'ai tenté d établir pour l'histoire du Cyclope. (Ulysse, les Berbères et le Cyclope, Revue de Littérature comparée, octobre-décembre 1935). 198 beau que l'original », à ce que garantit M. Blachère. Trois d'entre eux ont été reproduits dans le recueil de Machuel (2) et il est facile de s'y reporter. Puisque nous pouvons nous fier à l'œuvre de notre grand orientaliste, demandons-lui un modèle du « haut style » motanabbien. Je ne pense pas qu'on puisse rester indifférent à cette marche en avant des « cataphractes » de Roum. « Ils sont venus à ta rencontre bardés de fer : on eut dit que les chevaux qu'ils montaient n'avaient point de jam¬ bes. L'éclat que jetait leur armure ne permettait point de dis¬ tinguer le guerrier de son casque, de sa cuirasse et de la lame de son sabre. Le mouvement de leurs inombrables escadrons a ébranlé la terre au levant et au couchant ; les Gémeaux, dans le ciel, ont eu l'oreille étourdie du fracas de leur marche. Là se trouvaient réunis des guerriers de tout peuple et de toute langue, qui ne pouvaient s'entendre sans le secours des inter¬ prètes. Jour terrible, dont le feu a mis en fusion tout alliage impur ». L'éclat, le poids de ces escadrons de métal jetés au creuset de la bataille, sont visibles et palpables sous l'enveloppe de la traduction. L'emphase elle-même, qui risque si souvent d'accentuer le trait jusqu'à la déformation, n'est pas encore plus choquante que dans la plupart des épopées artificielles. Mais voilà une épithète restrictive que nous n'avons pas pu évter. C'est de l'épopée d' « auteur », d'un auteur parfois puissant, toujours habile, mais souvent à l'excès. (2) Les auteurs arabes (Collection : Pages choisies des grands écrivains, A. Colin), ch. IX. Dans ce volume, qui fait beaucoup d'emprunts à des publi¬ cations peu accessibles, le lecteur français peut prendre une idée de certaines parties, au moins, de la littérature arabe classique. 199 Il est arrivé deux ou trois fois à M. Blachère de l'assimiler à nos Grands Rhétoriqueurs. Ce n'est pas seulement sa con dition de poète de cour, quémandeur et obséquieux, qui im¬ pose le rapprochement. Ce sont, hélas, beaucoup de gentil¬ lesses que nous connaissons trop, si nous sommes un peu familier avec la fin de notre XV' siècle. Saïf-Ad-Darola signifie « le sabre de l'Etat ». Que de beaux calembours ! « Ils s'émerveillent de ce sabre portant ce sabre... » Et ce n'est pas hélas, une fois en passant. Veut-on de la préciosité ? « Les belles roulèrent des yeux égarés, comme si leurs prunelles avaient été montées sur du mercure ». De l'esprit détestable ? « Toutes les fois que tu te mets à la poursuite d'une tribu ennemie, les têtes et les cous de tes adversaires se quittent et se séparent par une mutuelle perfidie ». * * * Nous approchons peut-être maintenant du cœur de la difficulté. Pour nous, occidentaux, aucune virtuosité d'exé¬ cution, aucune réussite sonore ne nous permettront ici une satisfaction complète. Nous sommes devenus capables, après Mallarmé, de goûter une forme pure jetée sur une pensée résistante, dont la pénétration nous sera un labeur, sur la¬ quelle, peut-être, nous hésiterons toujours. Mais il n'y a pas de comparaison à établir. Dans tous les cas de ce genre, la pensée du poète arabe est claire, beaucoup trop claire, et le brio du rythme ne fera que mieux ressortir la faiblesse interne. 200 L'Oriental pendant longtemps a passé par là-dessus, et peut-être continue-t-il. Faut-il dire qu'il est attiré par la sub¬ tilité, même déraisonnable ? Qu'il applaudit à l'heureuse tombée de l'acrobate ? Qu'il suit la musique sans se préoc¬ cuper de l'image ou de l'idée ? Je ne saurais me prononcer puisque lui-même ne le fait pas. Savons-nous pourquoi nos ancêtres du quinzième siècle, qui n'étaient ni plus sots ni plus musiciens que nous s'amusaient à certains cliquetis ? Je ne connais po.nt de texte qui nous l'explique. Mais je sens bien que c'est là un point où la divergence est claire, quel que soit son principe. Là, en effet, l'obstacle ne tient pas à la traduction, il s'agit d'une complaisance d'es¬ prit à laquelle nous ne pouvons plus consentir. Que nous restituerait le texte arabe ? M. Blachère a donné des exemples de ce qu'il appelle, d'une expression qui fait image, le « martelé », du vers motanabbien. Je détache d'une de ses transcriptions, un exemple frappant, en rappe¬ lant que chaque hémistiche du vers arabe forme une unité complète et rime souvent avec l'autre. « Tarvilo n-nijadi. Tarvilo l'imadi. Tarvilo 1-qanati. Tarvilo s-sinani »(1) Voici le sens : « Long (est) mon baudrier ; longue ma tente ; Longue ma lance, (et) long mon fer. » (1) Ici chaque hémistiche se compose de deux pieds, dont chacun coïncide avec un mot. 2.01 Un simple coup d'oeil montre la rigidité du parallélisme syntaxique et le jeu de voyelles qui en résulte ; une simple lecture à voix haute permet d'apprécier la densité sonore. La traduction peut même, dans une certaine mesure, conserver quelque chose de ces rapports multiples, du moins entre les trois derniers membres. L'adaptation du rythme à l'idée pa¬ raît excellente. Mais dans les exemples fâcheux que je citais tout à l'heure, même si la traduction pouvait rendre l'harmonie que nous supposerons impeccable, notre gêne ne ferait jamais place à l'admiration sans réserve. Si la poésie pouvait, à une certaine limite, se confondre absolument avec la musique, elle cesserait d'exister en tant que poésie. Ou si encore elle pouvait se contenter d'être un jeu verbal, elle cesserait de même d'être poésie, parce qu'elle romprait avec la vie profonde de l'esprit qui seule peut la nourrir. Un classique aurait dit : elle rompt avec la raison. La différence entre son langage et le nôtre tient aux notions psychologiques de nos deux époques ; au fond le principe de l'arrêt est le même sous des considérants divers. Nous pensons, les uns et les autres, que l'affleurement des nappes les plus intimes de la pensée distingue aisément l'art de la jonglerie. * * * Grâce à l'exemple d'El Motanabbi, grâce à M. Blachère qui permet aux moins spécialistes de se former une idée de la question, nous arrivons peut-être à mieux comprendre 202 pourquoi la poésie arabe traditionnelle, même jugée d'après un de ses meilleurs représentants, a rarement de quoi nous retenir aujourd'hui. Nous la connaissons cinq siècles trop tard. On s'étonnera moins que les deux œuvres arabes que les Français s'assimilent volontiers soient celles qui, au jugement de leur milieu natal, échappent à la littérature : les Mille-et- une-Nuits, qui sont au-dessous ; le Coran, qui est au-dessus. Il va de soi, enfin, que j'ai voulu uniquement décrire une attitude, non pas juger celle des peuples arabes. Il se peut que nos pensées et les leurs aient ici des directions tellement di¬ vergentes que les arguments des uns échappent à peu près aux autres. Pour le savoir, il serait intéressant que nos amis arabes que le problème préoccuperait nous apportent leurs réflexions. Aguedal se ferait une joie de les accueillir et ses lecteurs de les méditer. Gabriel Germain. JLmages de J'étais à Rabat en 1921, quand Lyautey, devenu maréchal, y fit, à son retour de Paris, une revue de ses troupes et reçut les hon¬ neurs de la colonie. On le fêtait. Belle journée de ciel bleu ! où l'homme, aujourd'hui couché sous un monument bâti dans la forme que les Croyants d'Orient ont donnée aux tombeaux de leurs saints au Moyen-âge, vit toujours devant mes yeux - à cheval, et de loin, dans la lumière, frais et joli comme un jouet. Qu'était Rabat en ce temps P - La ville neuve, construite pour les Français, commençait à sortir du sol de divers côtés, mais beau¬ coup de fonctionnaires logeaient encore dans la vieille ville - la mé¬ dina ; et c'était dans la médina, devant une porte de l'enceinte où passent les automobiles partant pour Casablanca, à un carrefour, que se trouvaient les cafés et les restaurants, foyer de l'animation. Le rendez-vous des civils et des militaires. Ceux qui ont connu le Maroc à cette époque se souviennent d'un aspect de ce quartier aujourd'hui presque effacé. Une scène dont il reste le décor - les façades des maisons marquées du goût du moment pour la « cou¬ leur locale » : les moucharabieh et les arabesques en plâtre sculpté - mais dont les figurants ont disparu. Les figurants et leur belle hu¬ meur. Devant ces cafés, où les officiers venaient à cheval, on voy¬ ait des gosses en haillons qui tenaient leurs chevaux, et une volée de petits cireurs se glissant à genoux entre les tables pour se dispu¬ ter l'honneur de lustrer leurs bottes. A l'heure de l'apéritif, s'éle¬ vaient avec la rumeur des conversations et le cliquetis des verres entrechoqués, les cris répétés des marchands de cacahuètes et des marchands de journaux. Un bruit, une agitation sur quoi tranchait la lenteur avec laquelle, toujours, deux ou trois mendiants et ces 204 colporteurs qui vendent des tapis le tapis étalé sur l'épaule er¬ raient parmi ce mélange de conquérants satisfaits et de misérables. C'est par là que le Résident, maréchal de France, allait entrer dans Rabat, pour passer plus loin - Boulevard El Alou - au-dessous d'un belvédère qui a servi longtemps d'estrade aux autorités les jours de réjouissances. Les commerçants d'EI Alou - il y en avait quelques-uns - avaient pavoisé leurs pauvres boutiques de petits drapeaux et de banderoles attachées à des fenêtres où le basilic fleurit dans des boîtes de conserve. A l'entrée du carrefour, on apercevait un arc de triomphe en bois, enguirlandé de feuillage et d'étoffe tricolore, au faîte duquel quinze ou vingt jeunes garçons se tenaient assis ainsi que des hi¬ rondelles sur un fil télégraphique. Il faisait un temps superbe, plein de cet air de bonheur qui tient à la douceur du ciel bleu et à la blancheur éclatante des mai¬ sons badigeonnées à la chaux. La foule emplissait le belvédère. Soudain, la fanfare. Le Maré¬ chal arrivait. On voyait venir deux agents de police à vélo, qui avançaient au ralenti, en enroulant à leurs pieds la poussière du chemin ; puis venait le Commissaire, sanglé dans sa redingote, les yeux ramassés dans l'attention qu'il met à regarder, en marchant, les deux côtés de la rue; puis le peloton des trompettes à cheval, l'escadron des spahis balancés sur leurs chevaux, puis les spahis de l'escorte, le cavalier qui tient le fanion du Résident, puis l'homme qu'on attendait. Lyautey, mis d'une tunique de drap bleu croisée du cordon de soie couleur de cerise, passait au pas de son beau cheval luisant ; bien droit, et bien aisément en selle, tenant son petit bâton étoile mieux qu'un Henri IV ou qu'un Louis XIII dans une tapisserie. Un rideau de cavaliers fermait cette marche. Peu après, le Maréchal montait l'escalier du belvédère pour ve¬ nir se mesurer avec l'impatience de ceux qui attendent que le Ré¬ sident, quand il revient au Maroc, leur apporte la fortune. 205 Il les avait attirés au fond de la plate-forme. Cinquante à soixante personnes en veston gris ou noir s'avançant autour de lui; et lui, le corps penché tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, les yeux dirigés un peu au-delà du groupe, le regard étoilé par sa pensée, leur expliquait le malheur des temps, en parlant à tous comme il eût fait pour un seul dans son cabinet. Une causerie, où il leur disait, entre autres choses, qu'après les « sept vaches grasses dont le pays venait de boire le lait durant l'horreur de la guerre arrivaient sept vaches maigres.... » De là, Lyautey descendit en ville, escorté de ses familiers. On venait d'ouvrir une brasserie. Il voulut la visiter; s'approcha du zinc et se fit servir quelques tranches de jambon. Il les enlevait du bout de ses doigts, pour les porter à sa bouche en renversant la tête. Cet homme, peu fait pour la gravité du trône, pouvait se mêler au com¬ mun des fils d'Adam, il restait à part de tous - je ne dis pas à dis¬ tance - environné de l'éclat de sa vie incandescente. ❖ ^ H® Je revis souvent Lyautey, à cette époque, quand il recevait cent à deux cents invités. Mais je ne l'ai jamais vu, je puis dire, d'aussi près, qu'un jour où je l'aperçus, du bas de la rue, à travers les vitres de sa vieille Résidence. Un petit tableau qui reste tout frais dans l'ombre de ma mémoire, où je le regarde ainsi qu'on regarderait d'une chambre obscure, par le trou de la serrure, le jour qu'il fait au dehors. Je revenais de la « médina » par ces terrains vagues que nous appelions « la ville nouvelle ». La maison du Maréchal se trouve —- elle existe encore — rue de la Marne. C'était alors le quartier des bureaux que l'étrangër eût pris pour des cottages disposés autour de la maison du patron. Des baraques, habillées - comme on habille de fleurs une automobile à la mi-carême - de fleurs de volubilis inondanf le paysage de couleur violette : la flamme d'un punch. 206 Arrivé sous la maison de Lyautey, je levai les yeux pour re¬ garder à l'étage. Le Maréchal était là. Je l'apercevais dans un cor¬ ridor vitré, allant et venant très vite, en tête à tête avec ses pen¬ sées. Il fumait du bout des lèvres une cigarette, qu'il prenait et reprenait rapidement. On voyait de l'impatience, de l'impétuosité dans son attitude. L'allure d'un fauve tournant dans sa cage. Ce ne fut qu'une vision - je continuai mon chemin - mais je n'ai jamais ressenti aussi vivement qu'à cette minute, le flux magnétique, la surabondance d'amour de la vie que répandait l'animation de cet homme. C'est à la faveur de ce don divin, et non par la force de sa volonté et malgré tout ce qu'il fit pour se nuire, que Lyautey aura gagné l'auréole qu'on croit voir briller dans sa tombe. * * ❖ Le Maréchal entrait à xxx. En apercevant le portique d'un bu¬ reau des Postes construit depuis peu, il demanda : « Est-ce un tem¬ ple grec ? » Il n'aimait pas les pompiers, et l'architecture antique, contemporaine, « en pays arabe » lui semblait ridicule. Plus loin, il vit un petit bonhomme qui, à la rage du soleil, avan¬ çait vers lui en balayant la poussière de sa longue robe noire traî¬ nant juqu'au sol. C'était le juge de paix, qui avait mis son grand costume pour venir le saluer. Lyautey le regardait s'approcher : « Il est fou, le juge de paix ? » Le Maroc du Maréchal fut un Maroc en veston et en canotier. * 4c 4c Quand le Président Millerand vint au Maroc, en 1922, il s'ar¬ rêta à Salé, où les Français furent le saluer à la gare. Lyautey se tenait à ses côtés pour lui présenter les siens. Un juge, nommé Bourilly, que le Maréchal ne connaissait pas, alors qu'il me con¬ naissait un peu, se trouvait du nombre, et ce magistrat était en ro¬ be. Il n'est pas vrai que Lyautey eût toujours bonne mémoire des visages et des noms. Vatin-Pérignon, chef de son cabinet, l'aidait à reconnaître ses gens. En entendant nommer Bourilly, le Maréchal se méprit : 207 — C'est vous qui faites des vers ? — Non( monsieur le Maréchal. — Vous faites des dessins ? — Non, monsieur le Maréchal. Mais alors, que f...-vous ? * * * Le Maréchal avait fait aménager dans les jardins de la Rési¬ dence un pavillon de bois construit comme un bungalow où des of¬ ficiers et des civils de son entourage venaient prendre leurs repas. Ils l'appelaient la Popote, La Popote a succombé du temps de Pon- sot, ceux qui avaient tenté de la ranimer s'étant aperçu du faux entrain de leurs camarades. C'est le cas.de dire : la neige qui dure sur les sommets répand le froid dans la plaine. Le Maréchal aimait y venir, heureux de se retremper dans son élément parmi la jeunesse. Quand il y venait - parfois avec l'hôte de passage - on jetait des fleurs de bout en bout de la table. Un soir que René Séguy m'y avait invité sans savoir que le patron serait du dîné, Séguy, allant le premier, aperçut le Maréchal en ouvrant la porte. Il se retira. Nous prîmes la fuite. Mais le Maréchal qui avait vu s'ouvrir la porte voulut savoir qui était là, et quand il le sut, nous fit appeler, en demandant aux convives de serrer les rangs. De telles manières amenaient la lueur et les couleurs de l'aurore sur tous les visages de ces jeunes gens. * * * J'accompagnais dans Rabat une jeune femme. Arrivés en face du parc de la Résidence, nous aperçûmes le Maréchal qui sortait en tilbury, et, tendant les guides, faisait dessiner au trot de son cheval la courbe de l'allée aboutissant à la porte. Il eut pour la dame, vite reconnue, le plus prompt et le plus gracieux des saluts. 208 Cette apparition me ravit. Nous étions en France... quelque part... en province. Je regardais le vicomte de ces lieux s'en aller en promenade par la belle route claire, sous le frêne et le tilleul... Une page de Boylesve si ce n'est d'Octave Feuillet. Le Maréchal tenait le Maroc dans ses mains, mais le pays n'a¬ vait pas déteint sur ses gants. * * * Je dînais chez un riche musulman de Rabat. Après le repas, nous vîmes entrer le Glaoui, pacha de Marrakech. Lyautey recevait ce soir là à la Résidence. Vers 10 heures, un chaouch vint prévenir le Glaou; que le Maréchal désirait le voir. Il partit ; revint peu après. Il était content, et racontait que Lyautey l'avait pris par la îaUle pour le faire entrer dans ses appartements. Le geste de l'hôte qui pousse amicalement son invité devant soi en lui annonçant : « Vous êtes chez vous ! » * * * Le Maréchal m'avait appelé dans son cabinet pour me demander comment allait mon Service, à xxx, dans mes rapports avec l'of¬ ficier qui administrait les affaires de la ville. Un homme sans la moindre connaissance artistique et sans conviction aucune quant aux beaux-arts. « Que peut-on attendre, fit le Maréchal en parlant de ce fonctionnaire, d'un homme qui a la figure comme un derrière ? » Le Maréchal avait demandé au Gouvernement français quelques bataillons pour monter la garde à la frontière du Rif. On les lui avait refusés. Et maintenant il s'était trouvé un homme - comme par la grâce de Dieu il peut en surgir, du jour au lendemain, n'im¬ porte où et de n'importe quelle condition, - un ancien agent d'af- 2.09 faires nomms Abdelkrim, pour enflammer de l'espoir de l'indépen¬ dance les montagnards de ce pays et les pousser à la guerre. Ce fut un soulèvement. Ces paysans avaient battu les Espagnols et n'étaient plus qu'à quarante kilomètres de Fès. Il ne manquait pas de gens à Rabat pour s'abandonner à la crainte de les voir arriver jus¬ qu'à la côte. Mais au même moment, des ingénieurs, à Fès, tra¬ vaillaient à transformer quelques parties vagues et marécageuses de Bou Jeloud en un jardin ouvragé. La terre et l'onde se prêtent tou¬ jours avec grâce à ces changements ; cependant, comme on allait chasser la poésie naturelle qui respirait dans cette molle étendue d'eau, de roseaux et de joncs allongée sous les vieux murs de l'en¬ ceinte, pour donner sa place à une autre poésie d'un plus petit genre, j'en prévins le Maréchal. Quelques jours après, à Rabat, le chef de la ville donnait une fête. Le Maréchal, qui allait et venait chaque semaine de sa Rési¬ dence aux lignes de combat, apparut vers minuit dans la salle où l'on dansait, quand on ne l'attendait guère. Je m'avançai pour le saluer et me permis de lui demander s'il avait reçu certain rapport sur Bou Jeloud. — « Quel rapport ? Non, je ne l'ai pas reçu. » Je crus pouvoir lui dire qu'en raison de la gravité des événe¬ ments le secrétaire à qui je l'avais remis le gardait, de crainte de l'importuner. — « Au contraire ! fit-il, cela me délasserait : je l'aurais lu dans le train en allant à Fès ». * * * Je ne raconterais pas, s'il ne l'avait raconté plusieurs fois lui- même à des personnes de son entourage, l'aventure - si l'on peut parler ainsi - qui lui arriva avec Isabelle Eberhardt quand il com¬ mandait en Algérie. Isabelle Eberhardt était amoureuse du général Lyautey. On sait que cette femme, d'origine slave, dormait avec l'un et avec l'autre, 210 au hasard de son chemin ; qu'elle buvait et vivait en vagabonde, d'une ville à l'autre, de la charité de ses amis - du moins à la fin de ses jours. Louis Vaissié, aujourd'hui Président honoraire, me dit que lorsqu'il était juge de paix à Collo, province de Constantine, elle venait à la porte de son tribunal pendant l'audience, lui faire passer de petits billets où elle demandait « dix sous ». Dix sous d'il y a quarante ans. De quoi acheter de l'alcool et du tabac. La pauvre Isabelle était donc amoureuse de son général. Ceux qui la connaissaient bien le savaient. Noiré, le peintre, fervent de Lyautey, m'en a parlé. Le général faisait campagne dans le sud-oranais. Isabelle Eber- hardt demandait à venir jusqu'à lui. On refusait. J'oublie le nom du pays perdu dans la brousse où la chose eut lieu, sous la tente, dans la nuit. Lyautey travaillait à la lueur d'une lampe. Très tard, quand tout reposait, il sortit pour s'éloigner. Un homme dormait à sa porte, couché dans un manteau de spahis. Il l'enjamba. Mais au retour il donna du pied dans ce corps pour voir qui c'était. C'était Isabelle Eberhardt. En fut-il troublé, en fut-il ému ? Le lendemain, usant de ce naturel qui lui a toujours permis de se mettre au-dessus de tout, il la reçut dans le camp à la table des officiers qu'il présidait ; et l'on y vit plusieurs jours ce pâle petit voyou à la voix éraillée par la boisson qu'était devenue cette mal¬ heureuse. O ! trois fois malheureuse Isabelle ! L'apitoiement que peut provoquer l'idée d'une recherche aussi douloureuse de l'amour, d'un homme à un autre, aurait-il inspiré ceux qui, depuis sa mort hé¬ roïque, ont écrit quelque chose de tendre sur sa pauvre yie ? Elle mourut à Aïn Sefra, dans les flots d'une inondation où elle s'était jetée pour sauver celui qu'elle avait pris pour mari (1 ). (1) « Isabelle Eberhardt. à qui je donnais admiration et sympathie — je dis tout bas que je ne la plains pas, tant je craignais qu'elle ne fût condamnée à une vie de déséquilibre et de déception incessante », écrit Lyautey à Victor Barrucand le 9 novembre 1904. Il ajoute le 2 avril 1905 : « Nous nous étions bien compris, cette pauvre Mahmoud et moi, et je garderai toujours le sou- 211 * * * . . . Nous fûmes dans un quartier où l'on voit les restes d'une petite mosquée construite, il y a plus d'un siècle, à quelques cent mètres de la médina et maintenant prisonnière, au milieu de son jardin, des grandes maisons de la ville européenne. Quatre pans de murs et un minaret émergeant des branches d'un fouillis d'arbres fruitiers. A l'époque où le Maréchal habitait, non loin de là, sa première Résidence, il venait de temps à autre goûter la tranquillité de ce coin champêtre. Il aimait les murs noircis de la petite mosquée, il aimait son minaret au sommet duquel juche six mois de l'année un ménage de cigognes. Aussi, avait-il voulu qu'on en dégageât la vue. Mais on ne l'avait pas fait, et il se fâchait. Et, parlant de ces abords : « J'en ai mesuré la largeur moi-même avec la canne de l'ingénieur » disait- il en se baissant, pour montrer comment, avec cette canne, il avait pris les mesures. Puis il s'éloigna, déçu, haussant les épaules. * tfc Î!C . . . Le Maréchal se leva pour nous parler, et pour nous parler de lui. Lyautey avait la face évasée d'en haut - de par la taille de ses che¬ veux drus qu'il portait en brosse - les sourcils épais, la prunelle d'une étrange fixité ou même un peu égarée comme une lueur de diamant errante dans l'ambiance, et la bouche de travers. Je revois son front venir exquis de nos causeries du soir. Elle était ce qui m'attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu'un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation. de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l'oiseau dans l'espace, quel régal ! J'aimais Ce prodigieux tempérament d'artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tres¬ sauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil. Pauvre Mah¬ moud ! » Vingt ans après, le Maréchal parlait avec respect et admiration de celle qui fut bonne et généreuse. 212 blanchi, tout au fond de la grande salie, peinte de couleur rougeâtre, où la troupe de ses fonctionnaires se tourne vers lui. Son visage était empreint de l'irritation et de l'affliction que lui causait le malheur de cette ville aux murailles déchirées, si noble dans sa misère, qui commençait à subir le voisinage de la canaille des constructions parasites. En parlant de lui le Maréchal parlait encore du Maroc. Il nous avoua que pendant sa maladie « il était tombé au-dessous de lut- même », et qu'à ce moment, ceux qui répugnaient à suivre ses or¬ dres en avaient profité pour agir à leur tête. De si beaux aveux, exprimés en termes si graves, eussent pu amener des larmes aux yeux de ceux qui en comprenaient la sagesse. Lyautey demandait pardon aux dieux de l'offense infligée en dépit de soi à quelque belle loi de l'esprit et du cœur. La spontanéité et le naturel de ces propos en faisaient un article unique parmi tout ce que l'on entend sortir de la bouche des hommes de gouvernement. On se mit à l'examen des affaires de la ville ; le général les présentait ; puis chacun des directeurs traitait la question de son ministère : agriculture ou commerce, chemins de fer, hygiène, rou¬ lage automobile.. Lyautey élevait leur chance au bout de ses doigts. Dès que la fertilité d'un projet apparaissait, il ne regardait plus que cela. Au contraire, la plupart de ceux qui travaillaient près de lui à rajeunir le pays, troublés par la crainte des petits ennuis qu'on peut rencon¬ trer dans une entreprise administrative, se refusaient à voir autre chose que les risques de l'opération. Le Maréchal en écartait le nuage comme la fumée d'une cigarette. Eux le ramenaient : ils se trou¬ vaient pris aux mailles d'un règlement. Le maréchal déchirait le règlement : on le referait. Il éclairait du plein jour de son esprit le but à atteindre, et parvenait peu à peu à galvaniser les volontés les plus molles, à détendre des visages fermés par le doute et l'hésita¬ tion. Alors la gaieté se répandait comme un applaudissement de bout en bout de la table ; on n'entendait plus que des « Oui, monsieur le Maréchal », « Oui, monsieur le Maréchal » et c'était à qui ferait 213 courir le plus vite son crayon sur le papier pour fixer l'échéance du succès. Le Maréchal avait gagné la partie, il était content ; il se retirait dans le bruissement heureux que l'on entend s'élever à la fin de ces séances quand tout le monde s'en va satisfait. Pourtant, il eut dû le savoir - et ii le savait -, l'enthousiasme qu'un brûlant esprit communique à des esprits naturellement froids ne fut jamais de lon¬ gue durée. Bientôt ceux qui s'étaient engagés à conduire jusqu'au bout tel magnifique projet, revenus à leur petite prudence, le laisse¬ raient retomber, s'ils ne s'employaient adroitement à l'étouffer. . . . Le Maréchal avait-il du goût? Si l'on en juge par ses belles ma-- nières - si simples, si naturelles - par le soin qu'il prenait de sa toi¬ lette et par l'estime dans laquelle il tenait sa figure - il en avait et du plus délicat. Lyautey n'ignorait pas qu'il avait la jambe bien faite, et le fit remarquer à certain sculpteur devant lequel il posait debout. Un de nos amis s'était moqué de cette attention du patron pour la ligne de ses jambes mais il fallait voir comment, lui, s'en allait, le dos voûté, les bras ballants, tête basse et plongé dans l'a¬ varice de ses pensées. Si l'on juge du goût du Maréchal d'après ses dessins - ceux de ses Lettres du Tonkin par exemple - on voit qu'il n'avait pas le trait d'un artiste. Si l'on en juge par l'architecture qu'il préconisa au Maroc - le pseudo-mauresque - on le voit sous l'in¬ fluence romantique du milieu dans lequel il avait vécu en Algérie (le style Jonnart). Il ignora l'architecture moderne qu'élabo¬ raient à l'époque à l'étranger - des novateurs qu'ont méconnus les architectes qui travaillaient sous ses ordres. Mais si l'on en juge par l'importance majeure qu'il donnait à l'entretien des monuments et des villes du passé, comme par l'agitation dans laquelle il a vécu pour la construction des villes et des monuments nouveaux - incertain de ce qu'il faut faire ou ne pas faire quand chacun lui donnait son avis - on voit qu'il fut très sensible aux arts 214 et qu'il avait le goût grand - du moins par les vues de l'esprit et en raison même de la noblesse de son caractère. Lyautey eût su saluer un chef d'oeuvre. * sk îfc J'étais à Rabat le jour où Lyautey fit ses adieux solennels au sultan Moulay Youssef à la hedia de l'aïd Kebir qui cette année-là venait à l'automne. Les Marocains appellent hedia la cérémonie des offrandes que les envoyés des tribus apportent au souverain pour les fêtes religieuses en signe de soumission. Quand les cadeaux étaient beaux, le sultan puissant, et que ses sujets vivaient dans sa dépendance, ce défilé de vassaux devant leur Seigneur fut un spectacle farouche. La hédio se fait en plein air devant le palais de Sa Majesté, dans l'enceinte d'un ancien camp de défense où l'on dresse des tribunes pour recevoir les Chrétiens qui peuvent y assister. Le sultan sort de son palais, à cheval, vêtu d'un burnous de drap blanc très fin à peine teinté de bleu, à l'abri d'un parasol de soie verte que porte un serviteur à pied. Il avance lentement, au pas de sa bête, encadré de quatre émoucheurs en robe blanche, coiffés d'un bonnet rouge pointu. L'attirail du cortège est exactement le même que celui que vit Delacroix quand il vint au Maroc en 1832. Devant le sultan, marche un personnage muni d'une haute canne à pommeau doré, nommé le caïd méchcuar. Derrière le palefroi que monte Sa Majesté, viennent trois beaux étalons hennissants, de ceux qu'on appelait jadis des¬ triers, parce que celui qui les mène les tient à sa droite, d'une main sous le menton. Le sultan s'arrête, se tient immobile, le front sévère, les yeux baissés. Les envoyés des tribus, hâlés et barbus, vêtus de longs burnous traînant jusqu'à terre, approchent, portant leurs ca¬ deaux, pour se prosterner aux pieds du maître à cheval. Ce qu'ils font trois fois de suite en criant « Allah m'barek Sidi » : « Que Dieu te bénisse, Seigneur ! » Lorsque le caïd méchouar remarque que l'un de ces hommes ne s'est pas suffisamment prosterné, il l'em- 215 poigne par la nuque pour l'abaisser rudement à terre. Dès qu'il a reçu ces hommages le sultan fait demi-tour et revient dans sa de¬ meure, d'où, placé derrière quelque jalousie, il peut invisiblement contempler la fantasia que les cavaliers des tribus, venus en grand nombre, donnent alors devant les murs du palais, pour se griser du bruit et de l'odeur de la poudre. Ces cavaliers partent alignés de front, par bandes de trente à quarante, et, au plus fort de la course se dressent sur l'étrier, épaulent leurs longs fusils et font feu en même temps. Une façon de charger l'ennemi qui, moins le fusil, date vraisemblablement des Croisades. Après ce galop, qui tombe avec le bruit de la salve, les cavaliers se débandent pour venir, au petit trot, s'aligner derrière ceux qui se trouvaient derrière eux à leur départ. Ils recommencent ce jeu bien des fois. L'emportement des chevaux, l'œil et les naseaux en feu, la cri¬ nière au vent, les quatre pieds ramassés presque au même point du sol, puis largement écartés, le claquement des burnous déployés com¬ me des ailes par la vitesse du vol, le cliquetis des étriers et des mors, communiquent au spectateur une ivresse tenant à la fougue de ces emballements. L'orageuse chevauchée passe en soulevant un éloge de poussière, qui se noue et se dénoue en spirales avec la langueur des bras de l'amante. On recherche ensuite, en levant la tête, de combien cette poudre ocrée s'élève dans les airs. Mais ce qui retient le plus le regard des dames que l'on voit se pencher dans les tri¬ bunes, les joues empourprées par ce spectacle enivrant, ce sont ces harnachements dorés, bruissants comme un pendentif sur le poi¬ trail des chevaux, et les belles housses des selles - couleur d'aurore, vertes ou rouges - aussi vives que des fleurs dans l'écume et la sueur de cet appareil guerrier. Un quart d'heure avant la cérémonie, on voit arriver, à pied, la troupe en jaquette des fonctionnaires français qui, visite faite au sultan, viennent de congratuler devant les tribunes. Comme j'approchais de ces tribunes, le Maréchal descendait de cheval pour aller saluer les dames. Un moment après, je n'étais pas * 1 216 loin de lui quand il m'aperçut. J'allais m'avancer, lorsque se tour¬ nant vers moi il me prit la main et me dit : — « Je vous ai fait de la peine, Borély... » Quelle était donc cette peine ? - Nous avions, pendant des mois, le patron me venant en aide, bataillé sous les lazzi de la1 presse pour empêcher qu'on abattît devant le Nouveau Marché, qui n'était pas un chef-d'œuvre d'architecture, une portion du mur d'enceinte de la vieille ville que les commerçants du quartier voulaient démolir afin de découvrir leurs boutiques et de répandre au loin leurs enseignes. Finalement, ces gens étaient montés plaider leur cause à la Rési¬ dence en disant que la muraille étoufferait leur commerce, et le Ma¬ réchal, qui approchait de son départ, leur avait cédé. De là son regret de m'avoir abandonné dans ce différend presque ridicule. Maintenant le Maréchal se trouvait en tête à tête avec le sultan devant les tribunes, tous deux à cheval. Le Sultan, les yeux baissés ; lui, la tète haute - son officier interprète, à cheval aussi, à distance, à son côté. Un ciel azuré, anémié par l'automne ; et là-bas, sur l'autre bord de la lice, le cordon de troupes de la Garde noire, d'un rouge coque¬ licot. Au-delà, la multitude, menue dans la grande étendue plate du terrain, des hommes, des femmes et des enfants, tumultueusement accourus de la médina pour jouir de ce spectacle. Le Maréchal parlait au Sultan. Que lui disait-il, en accompa¬ gnant sa voix d'un léger mouvement du corps d'arrière en avant, les mains sur les guides ? Nous n'entendions rien. L'émotion de l'homme se lisait dans sa stature, balancée, aux battements de son cœur, de ce mouvement si noble du buste. C'est lui qui avait mis Moulay Youssef sur le trône ! Depuis quatorze ans, tous deux s'étaient rencontrés ainsi bien des fois dans les hédia ! Quelles furent à ce moment les pensées de ce sultan pru¬ dent et sage qui savait que Lyautey avait aimé son peuple autant que lui-même l'aimait ? Jules Borély. CHRONIQUES Les Lettres Chronique - Eclair LES LIVRES Odette du Puigaudeau. — La grande foire des dattes (Pion). — Un talent et des opinions affermies, assurées, depuis Pieds nus en Mauritanie. Mais toujours un livre de plaisir. Vie libre, plaisirs gratuits et que nous partageons. Anatole de Monzie. — Les veuves abusives (Grasset). — Cherchons d'autres titres : « Leurs vengeances » — « La veuve décapite ». Colonel Pierre Weiss. — Le secret du sud. Photographies de Saïd Mahfonf. (Berger-Levrault). — Ces épopées aériennes ont quelque chose de foudroyant. Un héroïsme toujours parfaitement simple. Depuis vingt-trois ans, l'on s'en émeut toujours. Livre éloquent. Photos saisissantes. Françis Hackett. — François I". (Payot). — 500 pages, autant d'agré¬ ment que d'érudition. Henrianne Romatier. —- La hantise du Maroc (« Revue moderne des Arts et de la Vie »). — Roman sympathique, et sympathique au Maroc. 218 Quinel et Montgon. — Contes et légendes du Maroc. — Choix ingé¬ nieux et varié. Joseph Kessel. — Hollywood ville mirage (Gallimard). — Curt Riess. — Hollywood inconnu (Ed. de France). — Tous ces voyageurs qui revien¬ nent en foule de Hollywood rapporte la même chose : anecdotes, potins et raillerie. Pas de réponse à la question importante : comment, pourquoi les Yankees ont-ils si vite acquis le sens du cinéma ? LES REVUES L'Architecture d'aujourd'hui, d'avril, est consacrée aux jardins. C'est line des études les plus adroites, et du meilleur goût, qu'on ait faite sur l'art le plus charmant. Dans le Mercure de France, du 15 juin, Métérié, toujours plaintif et mu¬ sical, chante Marrakech. La Revue hebdomadaire a publié en juin « Jack-dans-la-brousse », de D. H. Lawrence, surprenant de relief: M. Mounir R. Sa'adeh propose la canonisation de Mahomet [Moslem World, juillet). Qui l'eût cru, qui le savait ? C'est à Rabat, qu'est rédigée la chronique de l'Académie de la ballade française et des poèmes à forme fixe, Les poètes et la tradition. Pour une fois, que la lecture des journaux fut belle, le 6 juillet ! Que fut beau ce dialogue par T.S.F., entre Amelia Earhardt, petit avion sur tout le Pacifique, serrée par la mort, et ses sauveteurs à des centaines de kilo¬ mètres ! Le surlendemain, tout cela était déclaré faux. Mais le monde entier a aimé cette jeune femme à l'heure de sa mort. 219 L'article de la Deutsche Kolonial-Zeitung du 1" juillet, sur l'architec¬ ture en Afrique australe, nous rend fiers du Maroc, reconnaissants une fois de plus à M. Borély et à son équipe. Marianne publie le 7 juillet un joli texte, illustré de bien pauvres pho¬ tos, de Mme Claude Silve : « La mode est aux bêtes ». Porza, association internationale pour les échanges intellectuels et artis¬ tiques, repose sur cette idée, que les hommes qui réalisent une œuvre per¬ sonnelle dans le domaine de l'art ont intérêt à se connaître les uns les au¬ tres. Elle a constitué un comité d'accueil destiné à recevoir, pendant l'Ex¬ position 1937, les intellectuels et artistes étrangers à Paris. Cahiers d'art, n° 1-3, 1937, sont largement espagnols : sous le titre « Tout et Rien de la peinture », M. José Bergamin parle de Goya, puis un poème d'Eluard avec musique d'Auric, « La Victoire de Guernica », enfin « Songe et mensonge de Franco », suite de gravures satiriques de Picasso. Des « Réflexions sur la tentative d'Esthétique dirigée du III" Reich », par Christian Zsrvos et « L'âge de l'art rupestre nord-africain ». de R. Vaufrey, avec d'excellentes reproductions de gravures sur roches, complètent le fascicule. Etudes, 20 juin : « Henri Pourrat », par Louis Chaigne. — Europe 15 juin : « Le purisme d'Igor Slrawinsky », par A. Schaeffner et de cu¬ rieux commentaires de Jean-Richard Bloch sur la nouvelle esthétique des Soviets. — L'Art vivant, 17 juin : « Les peintres indépendants », par Jac¬ ques Guenne. — Revue de métaphysique et de morale, avril : Lrève analyse, par M. Duprat, de la biographie de William James publiée à Boston, par M. R. B. Perry. — Sept, 9 juillet : « Apocalypse 1937. Choses vues à l'Ex¬ position », par René Schwob. Mesures, 15 avril, comme toujours la plus sûre qualité. 220 Le centre d'études de politique étrangère a créé cette année sa revue, qui, tout de suite, publie des études sérieuses, objectives, paraissant même documentées. Le titre du périodique est pourtant Politique étrangère. Les Nouvelles littéraires ont commencé le 12 juin la publication de « Barga l'invincible », de Jean Sermaye. Dans leur numéro du 10 juillet, Alexandre Arnoux écrit : « Je me plaignais récemment de la médiocrité actuelle du cinéma. Les dernières semaines de cette saison m'infligent le plus réconfortant démenti. » Beaux-Arts donnent, le 9 juillet, le texte d'un sonnet de Bourdelle, Fresque vivante, qu'ils doivent à M. Gaston Varenne : Le soir descend, tandis quau ciel la lune argente Les nuages• pressés en immense troupeau. Sur la terre, là-bas, passent, près d'un coteau Des taureaux mugissants dont la démarche est lente. La nuit vient, radieuse, embaumée et troublante, Un village se serre auprès d'un vieil ormeau ; Un feu brille, un toit fume et l'on voit un ruisseau Qui berce dans son lit une étoile tremblante. C'est le temps des moissons, et, sur les gerbes d'or, Un pâtre débraillé qui sommeille ou qui dort Mène son rêve blanc à l'ombre d'un vieux saule. Un faucheur est assis sur un grand tertre vert, Et la faulx qu'il appuie à sa robuste épaule Découpe sur le ciel sa grande aile de fer. C'est un paysage du Languedoc. élections et commentaires SELECTIONS Jean Amrouche. — Etoile secrète (Ed. de Mirages). Léon Regray. — Français, debout (Grasset). Georges Bernanos. — Nouvelle histoire de Mouchette (Pion). Kenneth Grahame. — L'Age d'or (Mercure de France). COMMENTAIRES La Poésie. — Armand Guibert, Poésie d'abord. — Jean Amrouche, Etoile secrète (Tunis, Ed. de Mirages). La poésie, moins que jamais, accorde son audience sur les degrés du temple. Elle s'abrite, loin de la foule et même des catéchumènes, aux lieux d'élection qu'a choisis le dieu secret qui l'inspire. Nul ne saurait y accéder sans avoir préalablement médité, dans toutes les stations qu'exige le noviciat de ses mystères. Un cœur frais est requis mais guidé par les rites. Car il ne s'agit plus d'être admis à contempler une statue parfaite, ni quelque émouvante peinture. Pas davantage d'orai¬ son ; moins encore de prêche. 'Formes et discours arrêtent l'esprit et le re¬ tiennent en deçà du réel. Or, de réel le monde est saturé, et d'une qualité si basse : confort et jouissances digestives. La poussée poétique qui monte encore au cœur de quelques hommes pèse sur ces parois, les défonce, prend 222 forme d'évasion. Sous la poésie de la jeunesse souffle, de bas en haut, l'es¬ prit de délivrance. Cette poésie, elle échappe aux conventions périmées de la prose régnante et survole les sens habituels d'un vocabulaire avili par des lèvres banales et qui ne fournit plus que des signes impersonnels. La connaissance n'aboutit qu'aux explications descriptives, d'où l'on lire aus¬ sitôt profit. Elle n'est plus amour. Mais cet amour brûle pourtant au secret de quelques poitrines sûres. Le ciel trop méprisé s'est reculé vers l'infini et il pèse de moins près sur la terre. C'est pourquoi plus facilement des âmes se détachent d'elle et s'élan¬ cent vers lui, sans autre objet que de fuir un monde expliqué. Ailleurs, hors de la terre, hors de soi-même ! Ou bien : ailleurs, en soi, mais plus loin que soi-même. Car il y a en nous un au-delà, d'où nous arrivent tout à coup, porteurs de messages étranges, de grands anges jamais rencontrés jusqu'alors, témoignages inattendus d'un autre monde : Un chant proche et lointain d'ailes intérieures Obscurités ! C'est ce que grogne en son mol ahurissement la foule à l'audition des paroles de l'ange. Obscure cette poésie ? que non pas ! Mais d'un sens qui n'est pas celui auquel peut aujourd'hui atteindre la tribu. Fatalement inaccessible à qui vit de viandes mâchées, le ventre ceinturé de laine. De là ce désaccord, cette faille tragique entre la Parole suprême et ces chairs obsédées d'un vaste rêve alimentaire. Pour celles-ci, inintelligible, certes, le Verbe haut qui, détaché d'un sens vugaire, s'abandonne aux brises interplanétaires et, livré au génie de l'errance mène au dessus de nous une existence sidérale. Par malheur notre temps n'est point naïf, et l'on rit en bas de ces nuées. Ce dégoût de la terre, ce « toedium rei », ne saurait se traduire en élans d'expatriation qu'à travers des âmes restées miraculeusement en innocence. De là cette nostalgie si poignante d'une impossible pureté. Hélas ! de tout mot, s'il en tombe une image, elle est usée, vidée de tout magnétisme ; pour tout dire : elle coule en prose. La prose explique ; elle n'anime pas. Quellè vieillesse ! 223 Pour rendre au verbe ses vertus primitives, pour lui restituer l'élan vital, l'onde émotive, sans doute était-il nécessaire de tendre l'antique corbeille des mots au-dessus des vapeurs radiantes qui jaillissent peut-être encore de quelque gouffre delphique. Les sentences de la Sybille n'étaient qu'appa¬ remment obscures. Le dieu qui les inspirait, Apollon, avait ses mystères, mais il était aussi le dieu du soleil. Il suffit donc de faire oraison convenable pour obtenir les clefs qui per¬ mettent de déchiffrer le langage des Muses. . Certes, il faudra plus que du bon sens pour s'en servir. Car il y faudra de l'Amour. Dès qu'on aime, on comprend. Et comment ne pas aimer, si dès l'entrée du sanctuaire, l'initiateur nous accueille par une émouvante musi¬ que ? Je Vous livre ces quelques images, Comme des semences sacrées, 0 mes amis ! Dans Vargile tiède de voire tendresse Qu'une eau d'amour leur donne vie, Et que, jleurs nées dans votre Nuit, Elles illuminent le Futur ! Ces vers, ils sont de Jean El Mouhou Amrouche, fils d'Afrique, et je les ai recopiés dans Etoile secrète. Je 11e puis, je ne veux séparer ce poème admirable du vingtième « Ca¬ hier de Barbarie.» (Poésie d'abord) où Armand Guibert, mieux a>'.e je ne l'ai su faire, parle de l'Art majeur. Voué jusqu'au sang au culte de la Déesse, par la parole, par l'action, quels droits il a acquis à notre grati¬ tude ! Il a proclamé, défendu, l'éminente dignité de la poésie, en face d'une société dont l'esprit (si l'on peut dire), quelles qu'en soient les formes so¬ ciales ou politiques, reste bourgeois. De cette poésie il a répété sans lassi- 224 tude quelle doit être, en nos jours, la nature : intraitable. Révolte intérieure aux limites humaines, message de l'Inexprimable. Il l'a voulue indépen¬ dante, au-dessus des Etats, des Races. Il l'a aidée à vivre : il a rassemblé des poètes et nous a livré leurs chants. Et si Jean Amrouche nous parle, c'est à lui que nous le devons. « Etoile secrète », non point fragments lyriques détachés, mais tout un poème lié, couronne tendre qui tourne à la pointe d'une âme, celle de l'Absent. A tous ces enfants Il leur parle de son Ami, de cet Ami de Légende dont il n'était que l'envoyé. Comme nul ne savait son nom, ils l'appelèrent L'ABSENT Mot magique ! De nos jours, la plus haute poésie, parfois, ne semble- t-elle pas comme une allusion confidentielle à de mystérieuses absences ? Et n'est-ce pas ce qui explique d'abord ce ton de réticence, ce refus d'ex¬ pliquer et ce dépouillement verbal, chez les meilleurs ? Né cherche rien. — Ecoute. Contemple La parfaite nudité de l'espace intérieur. En nous, il y a un absent qu'on regrette, et parfois il arrive que soi- même on soit ce propre absent dont nous hante la nostalgie. Je me tiens entre vous et mes paroles, mes paroles qui me sont étran¬ gères. — Qui parle en moi à travers mon corps en sommeil ? Ainsi sont tendues à leur dignité éminente les figures du rêve et du mystère. 225 La connaissance de la nuit., des confins d'âme où le cœur même est im¬ mobile, où Von avance sans repère, où il faut découvrir le secret d'uni autre respiration, exige un parfait abandon dans la plénitude du silence, le ne puis dire qui j'attends mais je sais que' quelqu'un viendra... Poésie de l'absent, poésie de l'attente. Et poésie aussi du départ, si l'attente trop se prolonge. Le Paradis sommeille en nous. Mais son éclat est si lointain qu'à nos yeux il paraît obscur. Dès lors, c'est la plongée, l'aventure, la quête intérieure, le voyage vers l'Etoile secrète. Il faudra délivrer la gloire ensevelie Des choses- qui veillaient au Jardin de la Faute En nous, et au-delà de nous, dans le ciel. Car cette poésie va au ciel. D'une étoile à une autre étoile, D'un seul bond, Il coulait dans l'éther glacé de longues brasses lumineuses Ainsi elle apparaît à quelques-uns, comme la revanche des partis de l'Ame. En de pareilles mains la poésie n'est-elle pas redevenue, comme le dit si bien Guihert « magie et délégation du divin ? Expliquer ces paroles étranges ? Autant expliquer un fantôme. Mais écouter, attendre : « D'où montait cette voix ? De quels gouffres inexplo¬ rés évoquait-elle à nos oreilles le vertige ? Elle formait dans l'air les plus étranges figures, les plus éloignées de notre univers familier. Nous avions cru dès le principe pouvoir reconnaître les termes et les jalons, les soupiis 226 et les flexes, la quasi-grégorienne ascension du chant — et puis, nous nous retrouvions portés par la houle de la polyphonie, entraînés au-dessus du sol des apparences, à nous-mêmes arrachés ». Ainsi parle Guibert. Pour nous ce poème est hanté de présences mysté¬ rieuses. Des influences ? On me murmurera des noms : Patricè de La Tour du Pin, Rimbaud, peut-être Baudelaire. Sans doute. Mais il y a, derrière Amrouche, un poète plus grand encore. Il y a Dieu. Henri Bosco. Problèmes de la Sexualité (« Présences », Pion). — Les uns en parlent d'un ton grivois (surtout en France), les autres d'un ton doctoral. Les pre¬ miers sont toujours odieux, les seconds quelquefois ridicules. Et cependant le problème se pose. Il pèse de tous les côtés : avant nous, sur nous, en nous, après nous. Il presse le corps, il tourmente l'âme. Sexualité, mot trop chargé d'images, d'idées, de sentiments. A peine prononcé, il provoque la confu¬ sion. Il irrite, il trouble, et du rire gras à l'indignation vertueuse, que de sottises !... Présences, que dirige avec talent Daniel-Rops, reprend la question, la pose, l'expose, la discute, sans hypocrisie, humainement, par la voix de quatorze écrivains, dont deux prêtres — qui ne sont pas les moins larges d'esprit tout en demeurant fermes sur l'essentiel de la morale catholique. Dans l'ensemble, ici, on considère l'homme tout entier « aussi bien par ce qui en lui est le plus enraciné dans le charnel que par ce qui tend à la plus haute spiritualité ». Pas de complaisance pour le scandale, pas d'hy¬ pocrisie pusillanime. L'enfant devant le problème sexuel, sexualité et personnalité (freudis me), l'Eugénique, l'instinct sexuel et la morale chrétienne, sexualité et so¬ ciété (le mariage, la prostitution), sexualité et spiritualité, amour terrestre, amour de Dieu, la fonction métaphysique de la femme, l'amour sacrement, le jugement par l'animalité, tels sont les thèmes principaux de ce volume. 227 Ses tendances apparaissent avec netteté. « Dans une conception juste de la personne, tout ce qui est de l'homme doit trouver sa place... S'il est inadmissible de proclamer la toute-puissance de l'instinct, ignorer l'ins¬ tinct n'est pas moins dangereux... La véritable tâche de l'humanité n'est- elle pas de chercher un équilibre entre ce qu'il y a de légitime dans la sexualité et ce qui, dans l'être humain, dépasse l'instinct, donne à la cons¬ cience son sens et sa portée ? » M. Jacques de Lacretelle a écrit la préface. C'est une préface. Le reste du volume, compact, sérieux mais sans pédantisme, contient des pages ex¬ cellentes. Nous avons particulièrement aimé celles par quoi il se termine et qui sont de la main de Daniel-Rops. Une main ferme d'écrivain-né. Pensée lucide, grave, serrée dans une forme solide, sans rien qui vise à l'œil, ni qui sollicite l'oreille. Mais par le simple mouvement d'une pen¬ sée contenue, de sobres et puissants exposés, des vues pénétrantes, et une grande noblesse de parole, où la parole n'est plus que le signe parfait de l'idée. Idée que sourdement anime la passion. Henri Bosco. Robert Vivier. — Au bord du temps, poèmes. — (Les Cahiers du Sud). Il faudrait détacher le temps de l'espace, vivre dans un temps pur, qu'on ne parcourrait pas, mais qui, nous traversant comme un filtre sensi¬ ble, déposerait en nous, non situées, les heures, douces, amères, et toutes mémorables. On ne vivrait plus sur un fil tendu, frêle et vertigineux, au- dessus des abîmes de l'espace, mais au cœur d'une sphère fluide, où tout événement, apparition d'une âme, lueur d'une étoile en croisière, à peine signalé, dessinerait un souvenir, tandis qu'au large chaque souvenir, déjà formé, conserverait en soi toute sa primitive lumière. Plus d'oubli désor¬ mais, un passé toujours en présence, et, au centre du cercle, le petit toit 228 de la pensée vivante, avec ses lampes et sa vigilance mystérieuse... Car c'est l'espace qui nous tue, non le temps... Le temps me coule à travers l'âme Sans peupler cet avare espace Toute la poésie de Robert Vivier tire grandeur et mélancolie de ces concepts commodes fondés sur la mesure et qui désespèrent l'esprit. Chair sacrée en proie aux légendes Je vais. Les espaces répondent... Ils répondent bien tristement. Mais j'aime ce poète qui chante la véri¬ table peine : Ta chair ivre de vent rôde au néant des heures Point de pittoresques paysages, et pas davantage de philosophiques symboles. Mais des vers hantés, de ces vers beaux voiliers ou oiseaux du large, qui tout à coup montent à l'horizon, porteurs d'un message mutilé : Je viens de derrière l'orage Le soir se tait sur mon épaule Car la poésie contemporaine semble un message mutilé. Les paroles qu'elle transmet n'en deviennent que plus pathétiques. Elles laissent à nos esprits, parfois épouvantés, tant d'adieux, d'appels, de promesses, de révé¬ lations vagues qui, ébranlant nos fantaisies, nous attirent et nous ouvrent ces rares portes que les temps d'animalité n'ont pas encore su murer au Jardin merveilleux. Tous ceux qui ont capté de ces messages, (fragments d'un grand poème dont toutes les musiques ne nous parviennent plus), ils ont trouvé, pour les traduire à notre usage, des suites troublantes de sons qu'on ne peut oublier. De là tant de beaux vers, souvent, et bien rarement tout le poème. 229 De ces beaux vers dont Robert Vivier est si riche : ...Des cathédrales de nuages Restent debout sur mes épaules ...Les bateaux obsédés d'un rêve rectiligne... ...La coupole d'oubli, de neige et de prière... Souvent ces vers, ils tirent après eux un poème entier, avec la puissance magique des allusions, des réticences, des syllabes évocatrices, des intona¬ tions rituelles et, derrière les mots, une pensée inquiète qui rôde, qui espère peut-être Les horizons énormes ferment A ton approche leurs visages Et tu passes, nomade terne, Pris dans l'usure des mirages Robert Vivier vivrait-il au désert ? Henri Bosco. Louise de Vilmorin. — La fin des Villavide. (Gallimard). — C'est un livre imprégné de parfums. Un livre quasi féerique où se meuvent des per¬ sonnages un peu mécaniques — juste ce qu'il faut pour marquer leur irréa¬ lité — et dépourvus de raison d'être. Un livre mis très justement, bien que les. tons soient tellement différents, sous le patronage de Tôppfer. L'histoire, je ne 'a conterai pas, il ne faut pas la conter. On ne redit pas plus ce qui dit Louise de Vilmorin qu'on ne peut redire ce eue disait Loti. Il y a des récits qu'on ne sépare pas sans mauvaise foi de la manière dont ils sont présentés. Celle de Louise de Vilmorin est d'une extrême légèreté. Chacune de ses phrases est une fantaisie, une jolie chose et rend 230 un son. Peu d'écrivains ont comme elle le don de nous laisser sentir (tou¬ jours ces odeurs), de nous faire voir leurs personnages, jusque dans leur carnation, par les phrases qu'ils prononcent. Il ne manque pas de sensualité ce livre, on l'a deviné. De la sensualité dans le rêve, une sensualité un peu tiède. Il y a là un personnage inanimé. Et il y a une jeune fille qui ne sait pas ce qu'elle est. Elle colore de tris¬ tesse un coin d'univers fatal et enchanté. Cette tristesse se traduit dans le style de l'auteur, physiquement, et, comme ce qui est physique, touche. « C'était la pesanteur d'un monde mal dirigé, d'un univers qu'elle por¬ tait en elle sans en être déesse, sans en pouvoir gouverner les mouvements, les floraisons et l'esprit. Un monde aussi peu docile à ses ordres que celui dans lequel elle vivait. Que faire ? se dit-elle. En moi je ne suis pas écou¬ lée. Aucun de mes discours n'émeut mon peuple d'ombres, mes moqueurs aux doigts pointés, et dehors il n'y a que des réformateurs et des bour¬ reaux. » Car ce livre est aussi un roman de la solitude. On aime ce conte tout simplement comme on ' aime un certain bleu, ou les yeux pers, ou les bruyères de Bretagne, ou encore Joséphine. C'est dire qu'on sait que d'autres ne l'aiment pas. Et on le souhaite. Il tourne court dans les dernières pages. L'auteur plante là le féerique et tâche de rattraper la vie. Je le regrette. Louise de Vilmorin, a-t-elle, par caprice, voulu casser le joujou, ou n'a-t-elle pas su trouver une conclu sion d'enchantement ? Christian Funck-Brentano. Alexandre Arnûux. — Le rossignol napolitain (Grasset). — Les livres d'Alexandre Arnoux, comme ceux de Louise de Vilmorin appartiennent, on le sait, à cette sorte de littérature qui vous emporte, vous ravit dans un monde de grâce. Cette littérature a ceci de très agréable de paraître autant personnelle au lecteur qu'à l'auteur, sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit des maîtres du genre, Jean Giraudoux ou Chesterton. 231 L'univers d'Alexandre Arnoux est chatoyant, plaisant, mélancolique. Quand il écrivit ce roman dont le seul souvenir est un si grand plaisir, Ecoute s'il pleut, tout y était flou, sans contours, tout s'y passait comme dans une buée dorée ou dans le bleu du crépuscule. C'était à inventer le mot de poétique. Son imagination cherche aujourd'hui des supports plus concrets, un monde qui existe, bien mieux, qui a existé, réellement, mais qui laisse la fantaisie libre de tous les excès. M. Arnoux eut pu trouver ce décor dans le Maroc de Moulay Ismaïl. Il connaissait mieux l'Italie, particulièrement la Venise, du xviiie siècle. Le rossignol napolitain n'est pas un roman, ou plutôt ce ne devrait pas en être un. Cette intrigue, en lisant le livre, on fait effort pour l'ou¬ blier, la chasser de son esprit. Sans perdre une douceur charmante, M. Ar¬ noux est devenu un écrivain brillant à l'extrême. Son livre, pour mieux dire le meilleur de son livre, c'est une série de morceaux de bravoure, dont les premiers, les vénitiens, sont les plus réussis. L'écrivain, parfois, s'y laisse aller, s'y enivre pense-t-on : c'est l'art pour l'art, la fantaisie pour la fan¬ taisie. Et le lecteur, de chapitre en chapitre, croise et recroise dans les ruelles et sur les canaux de Venise, dans ses palais et ses théâtres, puis sur les routes d'une Italie suspecte, enfin dans l'entourage du Pape, les per¬ sonnages les plus classiques des vieilles comédies, dans des attitudes qui lui plaisent toujours, le ravissent souvent et ne l'émeuvent jamais. Comme ces gçns évoluent autour d'une courtisane, fort bien peinte, tout le livre a une. odeur de chair. Christian 'Funck-Brentano. Henri MaSsis. — Notre ami Psichari. (Flammarion). — M. Henri Massis a de magnifiques souvenirs. A l'âge où l'on croit être unique, où plus encore l'on admire le groupe de ceux qu'on a élu, où parmi eux l'on cherche celui que doit marquer l'étoile du génie, ce génie il l'a vu naître, son ami était un héros, il a jour par jour assisté au déploiement d'une âme intrépide. Voilà des émotions à marquer une vie. Il était forcé que 232 M. Massis les gardât en lui-même des années avant de les livrer. Aujour¬ d'hui enfin, il nous fait assister à la levée de Psichari. C'est un livre sincère, exact, où croît l'exaltation à mesure que le héros s'approche de la sainteté, livre où passent, très familier, trop nuancé pour ces jeunes cœurs, Péguy, et celui qui saisit cette âme, M. Jacques Maritam. Ernest Psichari était un absolu, un impétueux, un insatiable. C'était l'homme d'un parti, il n'avait de cesse qu'il ne fût engagé, il n'était au ré¬ pit qu'ayant franchi le pas. C'était moins goût du risque que besoin d'une affirmation somptueuse, scellée d'un don total. A plusieurs reprises, M. Massis le montre à la croisée des chemins, moins troublé par la déci¬ sion à prendre, que par l'anxiété de n'être pas encore avancé sur l'une de ces voies qui vont à l'horizon, le dos tourné à aujourd'hui. Au cours de la crise religieuse qui l'a mené au catholicisme, Esnest Psichari est moins agité par le doute que par l'impatience. La beauté de l'ouvrage de M. Massis, qui est d'apporter un témoignage, fait aussi sa faiblesse. Il met fort naturellement l'accent sur ce qui lui pa¬ raît le drame de sa génération et dit quel exemple de force et de foi fut pour elle Psichari. Génération flottante, sans croyances ni volonté d'action. Je pen¬ se que toujours beaucoup de jeunes repousseront la nourriture trop bien présentée par leurs maîtres, et la cuisine familiale, préférant demeurer les mains vides, en proie à un vertige qui peut aller chez les plus nobles jus¬ qu'à un désespoir tragique. Mais, vraiment, peu importe, car, si Psichari nous passionne, sa génération nous préoccupe de moins en moins, et nous ne considérons M. Massis que pour autant qu'il est de la nôtre. Que le petit- fils de Renan ait violemment réclamé des affirmations et n'ait trouvé le bonheur que sur le chemin de la sainteté et l'apaisement que dans l'étroite soumission au dogme, cette pensée nous intéresse mais ne nous émeut plus ni ne nous bouleverse, comme elle avait ému M. Massis et bouleversé Mau¬ rice Barrés. Cela nous serait égal que Psichari se nommât Laurent ou Martin. Ernest Psichari, ou la victoire de l'ordre et de la tradition. Bien cer¬ tainement, mais quelles furent les voies de cette victoire ? l'horreur d'un foyer libéral, agréable, tout de douceur, de prévenance et de raffinement. 233 agencé pour que cette âme y trouve « un confort, un iuxe digne d'elle », animé par l'esprit d'une mère exquise et tant aimée. Le refus de ces agré¬ ments, le dégoût marqué par deux tentatives de suicide, l'engagement dans les troupes coloniales, ces préludes à l'action de la grâce, sont contempo¬ rains du Retour de Venjant prodigue. Ce rapprochement, M. Henri Massis ne le fait pas. Ce qu'a de gidien ce départ — c'est vers l'Afrique, n'est-ce pas, que Psichari s'évade — ne lui paraît pas notable. Nous en sommes, bien au contraire, frappés. Mais peu importe. Ce livre pieux nous met au contact même du feu, et c'est l'essentiel. Les pages qui disent la mort de Psichari sont fort belles. C'est toute l'histoire, désespérante, de ces jours d'août 14 où fut détruite l'armée française, où dans leur bonne foi se sacrifièrent quels êtres ! Christian Funck-Brentano. Laurent Ropa. — Poètes maltais. (Tunis, Editions de Mirages, 1937). — Malte apparaît, de loin, au navigateur, comme une terre basse, brûlée, un peu jaunâtre. Pas de végétation. A peine quelques collines. Mais qu'il franchisse la pointe de Saint-Elme et, par miracle, surgit une ville en amphithéâtre, chargée de palais, de tours, d'églises, de bastions, de portes monumentales : un des lieux glorieux de la mer, un des boulevards de la Chrétienté. Là, au xvie siècle fut brisé l'élan suprême des Turcs contre 1 Occident. Là vit, depuis des millénaires, un petit peuple (250.000 âmes) d'aspect typiquement méditerranéen, sérieux, actif, prolifique ; et qui parle une langue étrange, mêlée d'arabe, d'italien, de punique peut-être. Ce petit peuple n'est pas libre. Les Anglais le gouvernent. Les Italiens le convoitent. Ceux-ci le proclament italien, de race, de langue. Un paiti appelé « nationaliste » (et dirigé par Fortunato Mizzi), italophile acharné, a pris pour devise : « Fede di Roma, lingua diDants » (Foi de Rome, langue de Dante). Vainqueur aux dernières élections, il a,-dans le domaine culturel, 234 affirmé son italophilie par la publication d'une Anthologie des poètes mal¬ tais de langue italienne ». Un autre parti, celui des Maltais purs, prétend que l'italien est seulement la deuxième langue des lettrés (avec l'anglais) et que le peuple ne le comprend pas. Le peuple ne parle que le maltais. Pour défendre son idiome et conquérir ses libertés politiques, un groupe d'écrivains guerroie courageusement. Ce mouvement a reçu sa première impulsion, à la fin du XVIIIe siècle, d'un philologue Anton Vassali, qui a laissé une grammaire et un dictionnaire. Aujourd'hui, son œuvre a été reprise par l'Association des Ecrivains maltais (Ghada tal-Kittieba tal- Malti), fondée en 1924. Ces écrivains ont obtenu que le maltais devint, concuremment avec l'anglais, la langue officielle de l'île. Ils ont beaucoup écrit. Une Anthologie (qui comprend 3 volumes) est en cours de publication. Le meilleur de cette littérature a été fourni par quelques poètes, comme Dun Karm, Ninu Cremona, Briffa. Le n° 17 des Cahiers de Barbarie, (eue dirigeait avec tant de ferveur notre ami Armand Guibert), offre au public français, un choix de poètes maltais, corrigés par Laurent Ropa, Maltais lui-même. La vie, la mort, et surtout la patrie, la religion, tels sont les thèmes qui inspirent le plus souvent ces poètes. L'amour apparaît peu. Fréquent est l'emploi du symbole. On sent que tous les sujets sont neufs pour ces chanteurs qui commencent à toucher à la lyre. Est-ce timidité ? Rarement ils atteignent au cri, au déchirement. On les devine calmes, ré¬ fléchis, un peu lents. Leur voix est grave, leurs paroles sensées ; mais ils attirent, par je ne sais quel ton affectueux et triste, par le sens de la demi- voix. As-tu jamais rêvé dans la paix d'une nuit illuminée, du chant sourd d'une source oppressée, et as-tu désiré renoncer à ta part de cette vie afin de prendre aussitôt le beau chemin de ce chant-là ? 235 Ainsi Rozar Briffa. Ce régistre doux et discret donne une idée assez juste de cette jeune poésie dont tout le monde, chez nous, jusqu'à ce jour, ignorait l'existence. M. R. Lionello 'Fiumi. — M. Lionello Fiumi est Italien. Poésie, critique, voyages, anthologies, traductions, son œuvre compte déjà une trentaine de volumes. Il publie (en français, cette fois) quelque 150 pages sur les Antilles. Ces pages, nous apprend une note bibliographique, ont été déjà traduites en vingt langues. Le français, le lithuanien, le turc, le siamois, pour ne citer que les moins illustres, figurent sur la liste. M. Lionello Fiumi est donc allé aux Antilles. Les Antilles lui ont plu. Comme il est enthousiaste par tempérament (et sans doute par éducation), son plaisir jaillit en poussées de lyrisme. Poussées violentes, volcaniques, irruptions d'images : « Le paquebot aborde l'île, alors que l'aube est en¬ core acerbe et que l'horizon jaune-brun est une blessure violemment badigeonnés de teintude d'iode. » L'image se perd souvent dans la com¬ paraison : « Le paquebot tangue en cadence. Dans l'encadrement de la petite fenêtre du salon, la masse grise de la mer, avec sa ligne d'horizon, monte rapidement et, rapidement descend, pareille à la colonne de mer¬ cure dans le thermomètre, selon qu'on presse le pouce sur le bulbe ou qu'on l'enlève ». Ces procédés, si littéraires, datent. Ils datent de quelque vingt ans, et par delà, d'un « marinisme » lassant mais toujours vivace. Procédés faciles, préciosités ingénieusement concertées, au milieu d'ex¬ clamations, d'appels, d'interrogations, au paroxysme. Dommage ! Car M. Lionello Fiumi possède des dons réels ; et ses défauts, si j'ose dire, ne sont le fait que de ses excès. C'est parce qu'en lui surabonde le verbe que ce verbe nous semble insuffisant. M. Fiume exprime plus qu'il ne sent, dirait-on. Il donne l'impression de voir ce qu'il évoque, non point direc¬ tement, mais à travers le plus riche vocabulaire et la plus somptueuse syntaxe. Pensez à Lafcadio Hearn. Maurice Lelong. 236 Jean Pomier. =— Poèmes pour Alger. (Editions d'Afrique, Alger). -- M. Jean Pomier, Toulousain, chante Alger. Mais auparavant, en trois poèmes préliminaires il exalte la Joie, le Certitude, l'Action. « Nous les Aventureux, les Maîtres et les Mâles », dit-il. Toutefois, il a écrit de beaux vers sur l'Etoile polaire : « feu fixe signalant quelque berge d'espace au lent cheminement des Astres en croisière » Ensuite Alger et l'Afrique. « Or me voici, face à face avec toi, Afrique, sombre vierge aux genoux inflexibles. » Ce tête à tête, que d'autres ont connu, nous paraît difficile. Quelque¬ fois, M. Jean Pomier ne s'en tire point mal. Mais que ne laisse-t-il les poncifs. « Cingle Alger ! Refais-toi une âme de corsaire... » Je l'aime mieux s'adressant à Gabriel Audisio (le plus grand poète d'Alger, je crois) quand il évoque : « sous les ombrages frémissants comme le torse adolescent d'un jeune dieu jongleur d'oranges... » Il est plein de musiques charmantes, M. Jean Pomier, soit qu'il les transmette au moyen des coupes classiques, soit qu'il cède aux rythmes réglés par le souffle. « Un parc trésor d'eau lente et de bruissements frais » 237 Par ailleurs il célèbre l'œuvre de la France en Afrique, et il a raison certes. Mais pouvons-nous le suivre quand il se refuse au regret, devant les vieux jardins d'Islam, saccagés trop souvent là-bas (pas ici, grâce à Dieu) par des architectes inexorables ? « Il y avait là un Parc où des âmes végétales s épandaient dans la quiétude et le silence et l'abandon... » Hé bien, il n'y est plus ce Parc. Et bien d'autres sont, comme lui, défunts, que je regrette. M. Jean Pomier a beau dire que le sort le plus beau que leur fit le destin fut de permettre à la raison constructive des siens de dresser la « Maison Humaine ». Je n'acquiesce pas. Car justement la « Maison Humains n'est pas seu¬ lement « ossatures de métal, bétonnements compacts ». Sous la maison, il y a la Terre. Jacques Braud. 6 Marcel Sauvage. — Les secrets de l'Afrique noire (Denoël). -— Ce livre nous mène au bord du « gouffre sur lequel on ne peut se pencher sans effroi », selon le mot, que l'auteur cite, de M. André Siegfried. Il s'agit du monde noir. En dépit du titre que lui dicte le besoin de publicité, M. Sau¬ vage n'en pénètre pas les secrets. Il semble bien n'être pas sorti du vertige d'attirance, d'horreur, de crainte et d'ivresse qu'inspirent une nature et une humanité également monstrueuses à nos regards. Quant aux Blancs, qui n'auraient encore marqué le cœur du Continent que de leurs méfaits, ce voyageur éprouve pour eux, tour à tour, également forts, admiration, et, 238 bien plutôt, dégoût. Le mystère de l'Afrique, aux profondeurs, aux hau teurs ignorées, M. Sauvage le fait du moins sentir, je veux dire odorer, renifler ; il sort de ces pages ouvertes la même odeur humide et lourde que d'un tas de corps noirs, grouillants et nus. Un passage du livre est symbolique, celui où l'enquêteur est égaré dans la forêt vierge, énorme jusqu'à la monstruosité, gluante, grouillante de menaces mortelles, bruyante et mouvante depuis la mort du jour, égaré en pleine nuit par ses porteurs à la face incompréhensible comme l'onde, » qui ne le ramènent au port, à la vie, qu'ensanglantés sous sa cravache. Sur ce sol sans limites, misérable et splendide, malsain et formidable¬ ment rebelle, que deviennent les hommes, leur âme et leur pensée ? Un sultan noir rappelle avec fierté qu'à l'origine de sa lignée sont des blancs. La mysticité, M. Sauvage l'a trouvée dans le tam-tam et dans la danse. Les mahoulis sont des sorciers. « Les mahoulis officient en dansant. Leurs corps de ballet pratique une infinité de pas, de mouvements d'imi¬ tations qui guérissent ou qui envoûtent. Ils dansent contre la dysenterie, le sommeil, la lèpre, les possessions, les démons qu'il faut extraire et pié¬ tiner, pulvériser. « S'agit-il de chasse ou de vengeance ? « Les mahoulis commencent aussitôt à mimer la danse de la panthère, de l'éléphant ou du rhino, celle du buffle, du chacal, du serpent ou de l'an¬ tilope. « Le monde entier, vivant ou mort, obéit à leurs danses. « Danses de la lune et du soleil, du vent, de l'eau, du sable et du feu. « Danses de démence et danses de mort, piquées, ponctuées du pétille¬ ment, du grésillement forcené des clochettes, au rythme sourd des râles incantatoires et des armes sacrées brandies en cadence. s> Les noirs si proches, aux mots et aux gestes si purs lorsqu'ils sont déra¬ cinés, M. Sauvage les montre inconnus et stupidement méprisés, inconnus jusque dans leur langue savante, leur langue écrite pourrait-on dire, le tam-tam. 239 11 serait peu honnête de parler de ce livre sans citer quelques-unes ('es lignes pour lesquelles il fut sans doute écrit : « C'est lui, Bezo, qui a livré, vendu à un gouverneur général, pour la construction du chemin de fer Brazzaville-Océan, ces beaux Saras, au visage balafré, dont Albert Londres écrivait : « Ce sont de grands gaillards. Cela fait des squelettes plus impression¬ nants. « Les Saras du sultan Bezo sont tombés par dizaine de milliers dans les marais et la forêt vierge de Mayumbe au Moyen-Congo. On n'avait prévu pour eux, qui venaient des terres de soleil, ni campement, ni ravitaille¬ ment, ni soins médicaux. Ils travaillaient jusqu'à ce que mort s'ensuivît sous les coups de trique des contre-maîtres étrangers, car les Français, par précaution, étaient rarement admis à cette besogne de tortionnaires, lar¬ gement rémunérée. « Des journalistes ont voulu signaler le scandale, essayé de le faire cesser. En vain ; la grande presse, à deux ou trois journaux près, n'a été sensible qu'aux budgets de publicité qui ont payé son silence et contribué à ruiner une colonie où l'on n'a guère fait que des fortunes frauduleuses au mépris de toute pitié. « La politique a entériné le scandale... ». En dehors de quelques êtres d'élite ou de sacrifices : des religieux, des médecins, quelques soldats, quelques « individus de classe », le Blanc, selon M. Sauvage, soumis à une machine sans coeur qui fonctionne en Eu¬ rope, vient dégrader sous l'Equateur son corps et son esprit pour faire le mal. S'en étonneront les naïfs, c'est-à-dire les meilleurs. Là-bas, comme ailleurs, par le Blanc, le bien l'emportera, quelques minutes plus tôt, et c'est énorme, grâce aux dénonciations de M. Marcel Sauvage. Gui Mémoire. ronique marocaine Colonel de Boisboissel. — Lyautey, Maréchal de la plus grande France. (Les Publications coloniales). — Nul parmi les familiers du Ma¬ réchal ne s'était encore enhardi à tracer son portrait. Plusieurs d'entre eux, René de Segonzac, Pierre Viénot, Wladimir d'Ormesson, Vatin-Pérignon, René Séguy, etc..., nous ont sans doute parlé de lui, mais brièvement, et parfois pour le philosopher. La place qu'a tenue le patron dans leur exis¬ tence est trop grande. Il était une source de vie pour ceux de son entourage. Ils en ont trop à dire. Le Colonel de Boisboissel a tranché la question : il fait son devoir. Il a du reste pris contre soi-même certaines précautions : sa brochure paraît dans la collection du Panthéon colonial, après avoir été envoyée à l'Insti¬ tut colonial de Nancy qui avait mis au concours YEloge du Maréchal Lyau¬ tey. Il entend donc prendre place dans les rangs très fournis des admira¬ teurs acceptables. Le Colonel de Boisboissel se déclare, et certainement est intimide par ses prédécesseurs. Il nous dit qu'il a fait moins bien eu'eux. Il le croit, ce n'est pas vrai. Il a fait mieux. Sa biographie de Lyautey est courte, mais serrée comme le grain du marbre. Les militaires, s'ils se mêlent d'écrire ou de raisonner et s'ils réussissent, sont étonnants, je veux dire excellents. Il n'y a pas entre leurs mots un grain de poussière, leurs idées sont classées, ordonnées, mises par rang de taille ; ils sont les seuls disciples agréables de Descartes (celui du Discours sur la méthode). Le Colonel de Boisboissel, dont le livre témoigne de ces dons, a de plus l'avantage qu'une longue et confiante (Lyautey dit fraternelle) intimité lui permette de placer chaque période de la fulgurante carrière sous la lumière juste. Par exemple, il a, 241 le premier à ma connaissance, déniché ce Recueil des instructions perma¬ nentes données par le Maréchal Lyautey au sujet des constructions mili¬ taires au Maroc pour le rattacher à la même préoccupation, si constanle dans la vie de Lyautey, qui lui inspirait, trente ans plus tôt, son premier éclat, Le rôle social de l'officier (1). Le Colonel de Boisboissel va droit à l'obstacle et ouvre son livre en déclarant : « Tout a été dit sur cette haute figure qui fuyait l'ombre... Il n'y a pas de. vis secrète de Lyautey ». Ce propos scandalisera je pense, M.lis au moment de parler de « l'homme », le biographe est bien obligé de nous avertir : « la personnalité de Lyautey était une des plus complexes qui se puissent rencontrer ». Cette complexité, notre cartésien la dissocie. Il n'essaie pas de peindre un portrait en pied : en une série de notes, « Bois- bois » nous livre toutes fraîches, car dans son coeur rien n'est mort, un chapelet de vives impressions. Suivant un de ses mots « c'est, non pas tout Lyautey, mais du Lyautey pur ». Et l'on se figurerait aisément passer quel¬ ques jours auprès du Maréchal, recevoir tour à tour, à chaque instant, des émotions nouvelles et contradictoires. Par conscience, Boisboissel ne donne oue de l'authentique, l'essence de son trésor personnel, son souvenir ad usum Delphini. 0 chef vénéré dont la voix humaine s'est tue... Pardonnez à cette voix qui ose, tout émue encore de douleur. Ce n'est que pour vous honorer. Cet «ac¬ cent de ferveur est inimitable. Par lui, ce petit livre a du prix. Christian Funck-Brentano. Paul Guillemet. — Sur la route de Ti n'mel (Casablanca, Imprimeries Réunies). — Ces brefs récits, ces figurines marocaines, nous les connais¬ sions par la Vigie où plusieurs les attendaient chaque semaine comme un bienfait. Ces articles nous faisaient voyager. Le seul voyage que la totalité presque des citadins, à Rabat et Casa, ne feront jamais, est celui du bled. (1) Les conceptions du Maréchal commencent à porter fruit, par exemple dans les nouvelles casernes des marins, à Saint-Mandrier. 242 Guillemet s'en angoisse pour l'avenir même de la plus belle œuvre qu'ait accomplie depuis longtemps la France — c'est-à-dire un Français. S'il nous restait de la sensibilité, son livre comblerait l'hiatus. Cet homme d'action, cet homme d'affaires sait que seul compte l'amour, que seule existe l'âme. Il jrarle de ce qu'il connaît. Colon, colon agricole, très familier, avant de venir au Maroc, avec les besoins, les pensées, « les travaux et les pei¬ nes » des paysans de chez lui, du Haut-Languedoc, il peint les petites gens de la campagne. Pour nous les faire aimer. Son livre est un écho, mutatis mutandis, tempéraments et tour des talents, à VAhmed et Zorlia, citadin de M. J. Borély. Pour nous les faire aimer, Guillemet tente de rapprocher de nous ses amis. Il ne les enjolive donc pas. Accablés par « la fatalité de ces événements incompréhensibles », comme dit de sa Mouchette, vraie petite chleuhe de 'France, M. Georges Bernanos, ils sont durs, ils sont âpres et habitués au mensonge qui est leur seule forteresse et l'unique refuge de leurs pudeurs. Le plus grand plaisir que semble prendre M. Guillemet, est l'émotion du contact direct avec la terre nue, la nature odorante et non asservie. Des pages de son livre monte une odeur de bled. Pourtant l'homme a une tâche et c'est la première de celles qui lui fut assignée que M. Guillemet accom¬ plit au Maroc. Il est venu pour mettre ce pays en valeur, le travailler et le faire fructifier. Détourné par sa mission de la nature, il a connu des hom¬ mes, leur labeur, cette vie quotidienne des pauvres limitée au jour même qui s'écoule et aux travaux que durant ce jour leurs deux mains devront faire. Son goût de la sagesse paysanne le mettait d'emblée à la portée des humbles ! « Cher, cher Moghreb, écrit-il ; j'ai les yeux pleins de douces larmes en pensant à la noblesse de tes paysans ». Et puis : « Je voudrais pouvoir dire un jour ce qu'ils m'ont appris de leurs connaissances, ies pasteurs Moghrébins et aussi les charbonniers de ma montagne natale ». Il les a donc abordés tout simplement, tout droit. Dès lors tout s'est simplifié, tout s'est humanisé. M. Guillemet est catholique et, semble-t il, croyant. Toute âme est donc, pour lui une pécheresse, mais que Dieu seul a le droit de juger. L'homme, quel qu'il soit, est pour l'homme lui-même 243 le prochain Et l'amour est un devoir. Sur la route de Ti n'mel et les con¬ tes qui suivent, illustrant chacun brièvement d'un fait précis, d'une anec¬ dote, le plaisir, la dureté, la candeur, et la peine de pauvres gens qui ga¬ gnent le ciel, forment un livre humain. En conclusion, Guillemet plaide pour ceux qu'il nous a fait connaître.' Pour eux qui ne peuvent pas s'exprimer, il demande à nos lois de la jus¬ tice, à nos administrations du discernement, à nos fonctionnaires de l'amour, ïl a cependant assisté à l'échec du Maréchal, mais il aura satisfait sa cons¬ cience. Emile A. Boubeker. Capitaine Georges Spillman. — Les Ait Atta du Sahara et la pacifica¬ tion du Haut-Drâ. (Publication de l'Institut des Hautes Etudes Maro¬ caines). — Voici un modèle. L'auteur, sans être de profession savant, nous communique ce qu'il sait d'un sujet qu'il est à peu près seul à connaître. Nous souhaitons que beaucoup de ses camarades suivent son exemple, qu'ils y soient incités. Mais ce n'est pas le seul côté par quoi ce travail est effi¬ cient. Le Maroc, on le sait, n'a jamais avant nos jours connu l'unité poli¬ tique. Souvent la dissidence, et plus encore le conflit d'autorités rivales, l'ont affreusement déchiré. Il s'ensuit que les enquêtes préliminaires à sa connaissance, à la connaissance de ce damier, doivent s'édifier sur une série de monographies régionales. Les ethnographes, bien entendu s'en sont les premiers rendu compte, plus récemment les économistes, les sociologues trouvent souvent plus aisé de généraliser, quant aux historiens, ils s'empê¬ trent encore d'ordinaire d'histoire dynastique (bien que le développement des Sources inédites de l'histoire du Maroc, en habituant quelques-uns d'en¬ tre eux à considérer ce pays d'Europe, ait contribué à dissocier leurs idées). En accueillant l'essai du Capitaine Spillmann, l'Institut des Hautes Etudes marocaines a marqué qu'il en appréciait la portée scientifique. Cette étude donne un assez bel exemple de style de soldat. On pense à l'harmonie, voire la beauté, de certaines ordonnances militaires où rien 244 n'est superflu, où tout ce qui s'offre aux regards est là par ce qu'efficient (certains intérieurs américains font la même impression). Je connais peu de langue aussi dépouilles eus celle du capitaine Spillmann. Les choses sont dites exactement, proprement. Et certes, il ne manque pas de sensibilité. Sous prétexte de sociologie, il peint les Aït Atta. Des bandits. Mais qui possèdent ce qui seul impose l'estime, et suppose tant de choses, la noblesse. C'est par M. Spillman qu'ils ont cru savoir ce que c'est qu'un Français. Ils se sont admirés mu¬ tuellement, aimés sans doute. Ils sont aujourd'hui à peu près nos parents. Le sang n'a pas coulé. Le sang n'a pas coulé. En vérité le récit de la pacification du Haut Drâ touche, devrait toucher tous ceux qui vivent au Maroc. Jusqu'en fé¬ vrier 1935, exclusivement, l'occupation du Maroc s'est faite selon les méthodes Galliéni-Lyautey de la pacification en tache d'huile. Notre pro¬ gression, d'étape en étape, de Télouet jusqu'au Tazzarine, pas loin de 300 kilomètres, est une des plus frappantes illustrations de l'excellence de la méthode. Il ne le dit pas, mais je crois bien qu'entre Telouet et le Tazza¬ rine, tous nos postes ont été créés par le capitaine Spillmann. La première prise de contact avec un sol et une population nouvelle, leur étude, les t⬠tonnements, les premiers pourparlers, cauteleux, les manœuvres, de part et d'autre, les influences, l'imprévu, devant lui l'invention en l'absence de doctrine rigide, le plus souvent un travail d'érosion, de termites, au cours de quoi le fil conducteur n'a jamais échappé, le but, au début si lointain, comme quelque chose d'imperceptible à l'horizon, jamais perdu de vue, c'est cela qui, de 1912 à 1935 a fait naître notre Maroc. Cette œuvre d'in¬ telligence, de sagesse, de modestie et de bonté, nulle page dans notre litté¬ rature marocaine ne nous la fait si bien connaître dans sa réalité concrète. Ce livre se clôt sur la biographie du chaouch Hamida. Hamida fut un de ces agents qui, par leur dévouement, leur connaissance ou plutôt leur intuition des choses et des gens, sont les antennes de leurs chefs. « Beaucoup de chefs bien doués ont échoué parce que ce précieux agent de liaison avec les milieux 245 indigènes s'est avéré à l'usage insuffisant ». Si sobrement écrite qu'elle soit, cette histoire est émouvante parce que tout ce qui est dit là est simplement vrai, et que la trame en est faite d'honneur, de fidélité et de mort. « Un matin enfin, Hamida aux aguets depuis l'aube signale que la position sem¬ ble moins fortement tenue. On monte aussitôt une attaque. Les groupes de mitrailleuses des 1C= et 49° goums se mettent en batterie sur la base de dé¬ part, cent partisans Aït Ounir sont désignés pour l'assaut. Mais ils sortent sans enthousiasme hésitent et s'arrêtent vite, bien que ne recevant aucune coup de feu. Hamida insiste. Un chef indigène murmure alors qu'il est commode de conseiller quand on se garde bien de risquer sa vie. Notre chaouch entend, sourit, ne répond rien, prend son mousqueton, rejoint les partisans, les laisse ensuite sur place pour marcher seul sur l'ennemi. Un cri s'élève : c'est de la folie ! Le commandant de la harqua dépêche un mokhazeni afin d'intimer à Hamida l'ordre de s'arrêter. Le chaouch garde l'homme avec lui et continue la progression. Un deuxième émissaire n'ob¬ tient pas plus de succès et se voit utilisé à son tour comme le premier. Il est trop tard pour intervenir, il ne reste plus qu'à laisser le petit groupe avancer et à s'apprêter à le soutenir ou à le recueillir ». J'ai parlé de la méthode Lyautsy. Assurément, cette façon, vivante, fami¬ lière, de conclure une étude d'histoire et de sociologie eût plu au Maréchal, qui réclamait si ardemment que justice fût rendue aux exécutants de son œuvre. Mais ce portrait du chaouch Hamida n'est pas seulement un témoi¬ gnage de gratitude de la part d'un chef envers un collaborateur. C'est une illustration du livre. Par lui, comme par l'image nous approchons ces mon¬ tagnes désertes, ces hommes fiers et entiers dont nous sommes désormais, moralement et matériellement, responsables. Comme l'ont fait et le font tous ses camarades, c'est une question qu'a dû se poser, non sans trouble peut-être, l'auteur de ce livre : Maintenant, que vont-il devenir, ces hommes aux allures magnifiques ? L'ouvrage du Capitaine Spillmann est illustré de photographies, liés suggestives, très « inédites » de M. Besancenot. Emile A. Boubeker. 246 Damiao de Gois. — Les Portugais au Maroc de 1495 à 1521. — Ex¬ traits de la « Chronique du roi D. Manuel de Portugal ». — Traduction française avec introduction et commentaire, par Robert Ricard. (Publication de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines). Ce Damiao de Gois fut, en son pays, un des esprits les plus ouverts de son temps. Sa vie que conte M. Ricard se divise en deux parties, opposées comme la lumière et l'ombre. D'abord il voyage : en Flandre, en Angle¬ terre, en Allemagne, en Suisse, au Danemark, en Pologne, A celte époque par l'absence de journaux, de revues, de bibliothèques publiques, le seul contact des esprits venait des relations personnelles ou de la correspon¬ dance. Damiao de Gois se lie avec Luther, Erasme, Melanchton, Clénard, Réginald Pôle, Ignace de Loyola. Ces relations, si honorables à nos yeux, ne le recommandèrent nullement à l'Inquisition avec laquelle il finit très mal. La seconde partie de sa vie fut vouée au plus sédentaire des métiers, à celui d'archiviste. Et le roi Jean III le chargea de rédiger la chronique du règne de D. Manuel. C'était un beau pensum. Ce règne est un des plus glorieux dans 1 his¬ toire du Portugal. Ce petit pays s'était alors chargé de porter la civilisation chrétienne aux limites de l'univers, à mesure qu'il les reculait. Or, M. Ri¬ card le remarque, parmi tant de sujets glorieux, celui sur quoi Damiao de Gois s'étend le plus longuement, c'est l'affaire marocaine. Comme cet his¬ torien n'a jamais mis les pieds au Maroc, ce n'est pas prévention person¬ nelle, mais la marque peut-être de la haute idée que se faisamnt alors les Portugais de leur mission africaine. L'œuvre de Gois est importante. Il travaillait sur des documents de première main, en général disparus depuis lors, plusieurs témoins des faits qu'il avait à narrer vivaient encore, autour de lui l'on respirait l'esprit de son histoire. Sa chronique n'avait jamais été traduite en français, et M. Ricard a beau dire que sa traduction n'est pas offerte aux érudits, qui ne peuvent se dispenser de recourir au texte originel, on n'en croit rien : une bonne traduction facilite singulièrement la pénétration d'un texte. La sienne (limitée aux passages de Gois qui concernent le Maroc) est très bonne, et non sans mérite, car le style de son auteur est pesant et con- 247 fus. Pour l'appareil critique qui l'éclairé, nous faisons confiance à M. Ri¬ card et à Pierre de Cénival : ce nom paraît au bas presque de chaque page. Au moment où cet esprit de tant de valeur vient de s'éteindre, ce livre vient témoigner à la fois de sa générosité et de la sûreté de sa science. L'histoire portugaise ne nous intéresse, ici, crue par quelques traits gé¬ néraux. La lecture de Damiao de Gois nous inspire deux observations. Le Portugal à cet époque accomplissait ses destinées avec une fermeté, une foi exemplaires. Lorsqu'un gouverneur par exemple, devant la menace d'une attaque ou d'un siège, adressait à son roi un appel, la décision sou¬ veraine était prise, exécutée, immédiate, décisive. L'on veillait à Lisbon¬ ne, passionnément, « au salut de l'empire », à Lisbonne et dans chaque foyer où coulait un sang noble : « Lequel Simao Gonçalves était un homme très magnifique et libéral, car, outre ses générosités, il vint toujours aider, avec beaucoup d'hommes et de bateaux, et à ses frais, à toutes les alertes et à tous les sièges qu'il y eut de son temps dans les places d'Afrique... Lai- même en personne, ou son fils aîné Joao Gonçalves, et quand ils ne pou¬ vaient venir ils envoyaient leurs parents et leurs amis, et ils dépensèrent à cela une grande partie de leur fortune. » Notre chroniqueur puisait sa documentation dans les rapports ou les correspondances adressés au roi ou à la Cour par les officiers en servire au Maroc. Or, il ne conte, exclusivement, que des faits de guerre. L'épopée portugaise était à son sommet ; c'est l'époque du royaume de Safi et des randonnées jusque derrière Marrakech. Tension héroïque, mais qui ne pouvait pas permettre aux Portugais de demeurer au Maroc. Emile-A. Boubeker. Théodore Monod. — Méharées. (Ed. Je Sers). — Le Colonel Pierre Weiss, tout le long de son beau livre, Le secret du Sud, nous dit que son métier d'aviateur saharien fut magnifique et lui montra des splendeurs 248 dont il ne rêvait pas. Ce n'est pas ainsi que s'exprime M. Théodore Monod. Il court dans Méharées une ironie, parfois comme un sarcasme, et l'on se demande, sans trouver la réponse, à qui ou à quoi l'auteur en a. M. Monod est un explorateur réputé de la Mauritanie, il s'est choisi là un assez grand jardin, et certes, il aime son métier et ses fatigues jusqu'à la limite de la résistance. Il frémit à l'idée d'enrichir, si peu que ce soit, 'nos connais¬ sances. Mais il ne perd pas la tête ni ne commet le péché de lyrisme, don! semble marqué pour lui le touriste. Son cœur se tait, ou il le fait taire devant nous. Et si les beautés du désert le ravissent, il n'a pas de confi¬ dences à nous faire. Tel qu'il est, ce document est très intéressant. Il fourmille, c'est le mot, de renseignements précis, « de première main », significatifs, et, sans nul doute, fort exacts. Renseignements de tout ordre, qui finissent par donner une idée puissante et réaliste de ce qu'est le métier de voyageur, c'est-à-dire d'explorateur, au Sahara Occidental. M Théodore Monod insiste sur la comparaison, déjà faite, entre désert et océan. Elle donne idée, nous assure-t-il, de la réalité. Sur son chameau, en effet, il paraît aussi loin qu'il pourrait l'être sur la mer. de ceux qu'il croise. Dans Méharées, les êtres vivants, nomades, captifs, soldats, n'appa¬ raissent guère. Pour les montrer, M. Monod use d'un procédé souvent sai¬ sissant, mais livresque, il cite la Bible. Ce qui choque, dans ce bon livre, c'est le relâchement de sa présentation. Dos fiches bien classées mais données telles quelles. Une écriture oui tombe plusieurs fois jusque dans la vulgarité. Cela est d'autant plus grave que M. Théodore Monod est un savant notoire. Jusque dans son œuvre non scientifique, il affiche ce mépris de l'art dont se parent de nos jours bien d'autres savants excellents. Ce divorce, qui nous scandalise, est très inquié¬ tant. Pourtant, Pasteur avant-hier, hier Paul Painlevé, furent de grands écrivains. Christian Funck-Brentano. 249 MEMENTO J. Damase : Sidi de banlieue (Fasquelle). — R. Thomasset : Le Maroc (Nathan). — Le charme du Maroc, photos (Kieffer). — Lieutenant-Colonel Cortot : La France d'au-delà des mers (Lavauzelle). — Ciarlantini : Il Marocco com'è (Milan). — G. de Luigi : La Francia nord-ajricana (Milan). — P. Maillard : Déclin et renaissance de la France d'outre-mer (Picart). — Ph.-K. Hitti : History of tlie Arabs (Londres). — S. Zeitiin : Maimonides (Londres). — G. Maroger : La question des matières premiè¬ res et les revendications coloniales (Hartmann). — Lieutenant Aspinion : Etude sur les coutumes des tribus zayanes (Casablanca. Moynier). — C. Mortari : Con gli insorti in Marocco e Spagna (Milan). T. Brennan : Death Scjads in Morocco (Londres). R. Dorgei.ès : Le soleil qui tue (« Intransigeant », 16-21 juin). — P. Morand : Mallefaim (« Petite Gironde », 10 juin). — A. Bellessort : L'exotisme marocain (« Candide », 3 juin). — E. Bohlman : Moroccan mariage (« Town and country », mars). — P. Mille : Protecteur de l'Islam (« Le Temps », 3 juillet). — Th.-J. Delaye : A propos d'un guide de la montagne marocaine (« Revue de géographie marocaine », 2e trimestre). — R. Lecointe : La végétation et son rôle clans la protection de la nature en Afrique (« Afrique Française », juin). — B. Clarjean : Pétrole nord- africain (« Afrique Française », juin). — J. Douard : Quelques aspects du développement minier du Maroc (« Revue de Géographie marocaine », 2® trimestre). — E. Taris : Les recherches pétrolières dans la Métropole et les colonies et notre indépendance nationale (« Chronique coloniale », 30 juin). — Le port de pêche de Casablanca (« Réalisations », juin). -- L. Paye : Evolution du peuplement de l'Afrique du Nord (« Politique étran- 250 gère », juin). — R. Ricard : Les îles dans le monde ibérique (« Bullelin hispanique », avril-juin). — P. Bourrée : Souvenirs diplomatiques (« Revue de Paris », 15 juillet). — J. Goulven : Vingt-cinq ans de Pro¬ tectorat (« Renseignements coloniaux de l'Afrique française », juin). — R. Vaufrey : L'âge de l'art rupestre nord-africain (« Cahiers d'Art », 1-3). — G.-S. Colin : Origine arabe du mot français ogive (« Romania », juillet). — Le Lavoro Fascista (9 juillet) ne parle de rien moins que du « spectre de la faim au Maroc français » et « d'incidents sanglants à Marraikech ». es Art s Cinéma SUR NOS ECRANS John Cromwell. — Le voyage sans retour. — Il semble bien que n'importe quel sujet de film, s'il finit bien, soit bon pour un producteur. Celui-ci se fie à la virtuosité du metteur en scène, au talent des opérateurs, à l'adresse des interprètes. Je parle, bien entendu, puisqu'il s'agit de ciné¬ ma, de ce qui se passe à Hollywood. Parfois, et c'est souvent le mieux, il n'y a pas de sujet, mais de charmantes variations brodées sur des riens, ou des acrobates, Fields, les frères Marx, qui exécutent les chefs-d'œu- vres du surréalisme. Cependant l'élément de base de l'œuvre d'art est bien le sujet lui-même : qu'il soit pictural en peinture, dramatique au théâtre, cinématographique au cinéma, c'est bien lui l'essentiel. « Il pleut des vérités premières ». Ce qui ne veut pas dire que le discernement de la en- 252 tégorie où rentre tel sujet soit toujours aisé. Tant s'en faut. Le plus fin s'y est trompé. Voilà pourquoi il semble si important de s'en préoccuper. De temps à autre, naturellement, se produit une heureuse rencontre ; ce jour-là le spectateur se dit : « N'en doutons plus, le cinéma peut don¬ ner des chefs-d'œuvres ». Il en a donné je crois, et parmi eux, peut-être, le voyage sans retour. L'œuvre de M. J. Cromwell est du moins l'une des plus réussies du cinéma parlant. Cet excellent metteur en scène a eu la fortune de se voir confier un sujet pour cinéma. A bord d'un paquebot qui traverse le Pacifique, un homme et une femme s'éprennent l'un de l'autre. Ce sont deux condamnés à mort. Lui par les hommes : la chaise électrique l'attend. Elle, ne pourrait vivre qu'à condi¬ tion de s'épargner la moindre émotion, or elle vient, je l'ai dit, de tomber amoureuse. Elle sait bien ce qu'elle fait en laissant venir cet amour. Sur le paradis flottant qui les mène en quinze jours à leur destinée, ils se men¬ tent. Ils se mentent quand ils se quittent en se donnant rendez-vous pour toujours. Sur ce thème, M. J. Cromwell a conduit l'histoire la plus joli¬ ment sensible. Chaque sentiment est naturel, par lui-même et dans son expression. Ce film est placé sous le signe de la délicatesse. Les Yankees excellent, on le sait, dans ce genre de film, où tant de tact est nécessaire (voir Princesse par intérim). L'image de celui-ci vous poursuit, on l'aime pour son charme, comme on fait d'un roman, d'un poème. L'œuvre est servie par de magnifiques interprètes. William Powell a trouvé là son meilleur rôle, certainement parce que le plus humain. Kay Francis toujours à la pointe d'une extrême sensibilité, se surpasse pour composer l'image finale qui va nous rester d'elle. Ayant appris la vérité sur celui qu'elle aime, elle vient, dans un double mensonge, sourire à leur futur amour : d'abord ce sourire, la caresse des yeux et le salut d'une main joyeuse, à mesure qu'il s'éloigne, cette main défaille, puis meurt, les f t 253 yeux s'éteignent, se voilent, se noient ; tout cela dans un ton si constam¬ ment vrai, dans une poussée d'émotion si naturelle, et dans une telle beau¬ té, qu'on songe à une grande note musicale qui longuement monte, monte, et s'enfle jusqu'à la douleur sans rien perdre de sa pureté. Qu'une actrice atteigne en demeurant si belle une si naturelle humanité, qu'elle soit capa¬ ble de se placer tellement à l'opposé de ce qu'on nomme une « composition de personnage », est peu compréhensible. Ces quelques minutes dans sa carrière ont du reste valu à Miss Kay Francis une grande et juste célébrité. Auprès d'elle, Aline Mac Mahon, avec une aisance, une tranquillité de grande comédienne, est « à la hauteur ». Je retiens d'elle, au faîte de son rôle, une image étonnante. Peu importe l'événement : par amour, notre assassin renonce à la possibilité d'une évasion. Aline Mac Mahon, voleuse de profession, qui est au courant de tout, se trouve soudain saisie d'un sentiment complexe, fait de tristesse, de lassitude, d'admiration. Une tête légèrement courbée, des paupières baissées, une moue pensive, c'est tout ce qu'il y a sur l'image, mais, grâce à cette artiste le cinéma atteint à ce moment, dans l'expression d'un sentiment, une tendresse, une intimité, où seuls la peinture et le dessin avaient jusqu'à ce jour prétendu. Julien Duvivier. — Pépé le Moko. — A l'auteur de Poil de Carotte, nous gardions toute notre confiance. Il vient de la justifier largement. On reprochait à Pépé le Moko l'invraisemblance du thème. Voilà qui n'a nulle importance du moment que ce thème est donné. M. Duvivier suppose, au départ, c'est un postulat, que la Kasbah d'Alger est le fief de Pépé, qui y règne au-dessus de la police. Il en a parfaitement le droit. Dans ce royaume, Pépé va étouffer. Un souffle venu du dehors, un souf¬ fle et un parfum, une femme, qui prononce à la minute juste le mot de f t 254 Batignolles et le voilà qui souffre de sa déchéance, pas même, qui sent que cette crasse et ces dévouements animaux ne sont pas pour lui le bon¬ heur. Comme l'enfant prodigue il est pris d'un besoin d'évasio?i vers un rêve, surtout vers autre chose. Ce sera la mort, qu'importe, il y a des mo¬ ments où un geste, celui de franchir une porte, compte plus que la vie. Ce drame est parfaitement mené, sous un souffle d'une rare puissance. Il n'est pas une scène qui ne soit bonne, qui ne soit une image frappante. M. Duvivier s'arrête juste à temps, mais il évite la scène à effets. Il ne cherche pas la surprise : c'est la vie qui avance. Un mérite singulier de ce film, c'est sa tension qui ne faiblit pas. D'emblée M. Duvivier nous plonge dans une atmosphère violente, et nous y maintient jusqu'au tragique fi¬ nal, sans faiblesse, et même, ce qui est tout à fait remarquable, sans mono¬ tonie. M. Jean Gabin mérite cette fois tous les éloges, et ceux qui l'entourent sont, tous, exactement ce qu'ils doivent être. L'influence d'un grand met¬ teur en scène, Girl's dormitory. — On geignait : « Notre petite Simone Simon, ils l'ont gâchée, et dès son premier film, ils l'écrasent sous le poids de leurs plus grandes vedettes ». En réalité jamais Simone Simon n'a été aussi naturelle et charmante, jamais elle n'a paru dans un rôle lui convenant si bien. Sous le soleil de Californie, elle a été débarrassée de toute mélan¬ colie. Fort heureusement. Elle circule gracieuse le long d'une histoire gen¬ tille, gentiment, alertement contée, amusante et sans fausses notes. Ce n est pas un grand film, ce n'est même pas un bon film, c'est un film ex¬ cellent, qui est tout juste ce qu'il prétend être, une bluette. Quand aux 255 camarades de Mlle Simon, de grandes stars, en effet, loin de l'écraser, elles l'éclairent. Je venais de voir dans cette chose réellement honteuse, Un grand amour de Beethoven, M. Harry Baur et la plus fausse, la plus lourde de ses créations, et dans je ne sais quoi M. Sacha Guitry, sermoneur, vulgaire et ennuyeux. Dans Dortoir de jeunes filles, absence totale de prétention. Ruth Chatterton, comme toujours grande artiste, une des plus grandes de l'écran, avec son jeu si calme, sans un geste. Constance Collier dont cha¬ que mouvement tombe comme une note juste. Ce jeu qui jamais ne cher¬ che à tirer l'œil. Les Américains ont débarrassé l'écran du cabotinage. Mary Brentome. « AGUEDAL » parait six fois par an henri bosco ch. funck - brentano armand guibert etant directeurs pour le compte de la « SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat „• 14, avenue de Marrakech abonnement : Pour un an : 40 frs. (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat.