ylmj /£*^*^-7 " ^ C2 v. «.o/, ^lua. €-t oC*. éW /~^Sir€t <£t <3^- >K*vt«i. ft"tr^ t A/^<: ^ LE COUP DE DE i Pour Jean Comte et Madame Jean Comte Un mot d'explication me paraît indis¬ pensable pour introduire ces quelques pages, dont la première ligne donne exactement l'a date de composition : août 1914. Et c'est là de quoi faire comprendre les deux lignes qui suivent, devant lesquelles le lecteur pour¬ rait sursauter... Je venais alors de publier, en juin 1914, la Morale du Risque, et voilà que, comme j'essayais de dénoncer les mortels périls du long règne d'une prudence, qui n'était qu'une triste économie de l'action, nous étions soudainement invités à rentrer dans l'action héroïque ! Peut-être n'est-il pas sans intérêt pour notre petit groupe d'observateurs jqui ont engagé leur âme, de revenir à ce point de départ de l'immense ébranlement qui fait trembler le sol de la planète. C'est d'ailleurs parce que la terre tremble qu'il peut sembler opportun de revenir à quelques bases! (UN DIALOGUE SOUS LE FIGUIER, ET LE HASARD.) Dans l'année 1914, au début du mois d'août, alors que les Diplomaties européennes, impuissantes, allaient nous délivrer du long règne de la prudence, sous le figuier d'un jar¬ din provençal, trois jeunes hommes, désinté¬ ressés par suite de ces habitudes d'esprit qu'on reçoit de la spéculation, autant que par la fermeté avec laquelle chacun d'eux avait déjà pris sa décision sur l'événement proba¬ ble, ce qui les faisait conjecturer du sort de leur pays d'après leur propre courage, s'entre¬ tenaient des rapports que l'intelligence peut avoir avec la nature des choses, et de là se trouvaient sur le chemin d'arriver aux prin¬ cipes. — 2 — Ce qui marque à merveille le caractère français, ils firent surnager leur discussion et la tinrent au-dessus des difficultés du temps. Je ne sais où ils la conduiront ; ils semblent l'avoir débarrassée de toute trace guerrière et leur conversation se montre aussi placide que si elle eût été faite aux bords de l'Ilissus. Elle ne sent pas même l'hôpital. C'est intacte qu'elle revint, la paix conclue, se poursuivre aux lieux d'où elle était partie pour nos armées. (On en a vu l'épilogue au cours même de cette collection dans la Psychologie de l'Absolu.) J'avoue que des possibilités matérielles de ces entretiens je me suis peu préoccupé. Il suffisait d'animer le discours et d'avoir une fable légère qui permit de tenir compte de quelques éléments d'intelligence et de pas¬ sion que m'offraient les événements. Surtout les combats composaient une sorte d'illus¬ tration, en fresque immense, à la Métaphy¬ sique, et l'on allait voir bien des Systèmes, toiit au cours des fastes militaires, en germe dans les éphémérides se préciser, essayer de se reconnaître dans la Victoire. J'ai donné à deux de mes controversistes. — 3 — les noms de Crisias et d'Appolonius qui sont évidemment supposés. Quant au troisième, c'est un philosophe que ses amis ne nomment pas autrement. Tous sont déjà familiers à nos lecteurs. ..j Aux pieds du jardin les prés s'étendaient et nouaient d'une verte ceinture le village. On voyait une route descendre comme un fleuve entre des maisons où elle s'engouffrait... — Vraiment, Crisias, dit le Philosophe, l'objet de l'esprit quelquefois ne semble pas tellement la vérité que la connaissance. En effet il ne lui suffirait pas de sentir la vérité, il veut en connaître par lui-même. Il se pourrait qu'il n'eût besoin pour la recevoir que d'une simple opération semblable à celle des sens : il serait alors dans la vérité comme un nageur entre deux eaux ; mais il croirait devoir en douter pour éprouver ses forces et s'exercer à concevoir ce qu'il ressent, à mesurer ce qui le porte, à contenir ce qui le contient ; et pour tout dire, le pied veut être le sol, la barque l'océan, et l'aile le ciel. L'esprit exige de la sorte plus que cette évidence, dont il lui faut bien se contenter, mais autour de laquelle il ne se lasse point de tourner en.grondant, tant il — 4 — lui est insupportable de céder à la contrainte comme au charme naturel du vrai. C'est que l'esprit est désorganisateur ; il faut qu'il puisse désarticuler les corps et fragmenter encore toutes leurs parties. Ce dépècement du monde l'enchante. Mais quel¬ ques matières lui résistent : il trouve des substances, ou des notions également premiè¬ res, qu'il ne peut analyser et desquelles il ne sait rien abstraire. Il se résigne un certain temps à les conserver comme fondement de ses constructions ; mais son humeur le re¬ prend bientôt; il attaque son édifice par la base, et parfois avec un triste succès il le voit s'écrouler : alors il se redresse las et glorieux, tout couvert de la poussière de ses propres décombres. Le plus souvent, fatigué de s'y être trop longtemps arrêté, il laisse ses temples inachevés, et va dans un autre lieu en dresser de nouveaux qu'il ne terminera de même jamais. Telles sont les ruines qui marquent la grandeur désolée de ses domaines ; quel¬ ques-unes, vénérables par l'antiquité ou par je ne sais quoi qui annonce le sublime de nos premiers efforts, les autres, plus récentes et plus nombreuses, qui n'ont pas eu encore le temps de vieillir avec grâce et paraissent toutefois plus caduques. L'herbe descelle les dalles ; comme aux marbres de l'antique Palmyre des figuiers nains sont portés par les colonnes ; des ronces descendent en longs fes¬ tons de leurs chapiteaux ; en voilà pour quel¬ ques années encore de cet abandon et sou¬ dain le temple est déblayé, les travaux sont repris : une équipe rajeunie ranime cette solitude. Ainsi va le labeur de l'esprit ! Il trouve en lui sa récompense autant que son tourment et ne voudrait pas en changer. Non, pas même la contemplation toute pure du vrai ne lui tiendrait lieu de cette activité dont il nourrit son inquiétude ! Nulle part cela ne se voit mieux que dans les Arts, où l'intelligence a besoin de se distraire de l'ad¬ miration par la critique. La contemplation suppose en effet un état immobile qui répugne à notre perpétuelle agitation, et sa nature est plutôt de pure raison qu'intellectuelle. Tandis que l'intelli¬ gence contredit d'abord ce qu'elle devra peut- être accepter ensuite, et le faisant est fidèle à sa fonction qui est de tout éprouver et de tout vérifier, qui se nomme le doute métho- diqué ou la critique, la contemplation ac¬ quiesce, au contraire, sur un ébranlement qu'elle reçoit et dont elle ne juge la qualité qu'en s'y abandonnant. C'est cet abandon actif et bienveillant, frère du sacrifice, qu'il nous est difficile de conserver longtemps et de goûter longuement. A peine y consentons- nous, que nous avons hâte de nous reprendre ét de nous réintégrer en nous-mêmes pour jeter de là des regards enfin plus curieux et déjà un peu agressifs sur le merveilleux objet qui nous avait ainsi ravis. Tout rassurés d'en être moins possédés, nous ne voyons pas qu'alors nous le possédons moins lui-même ? Ainsi la volupté que recherche l'esprit, est toute personnelle : il la trouve dans le mouve¬ ment qu'il se donne ; il la fait succéder au plaisir que la force contemplée lui donnait.; croit-il qu'il n'enveloppe plus dès lors que par le rayonnement du beau il se sent enveloppé ? Il ne veut pas se quitter pour connaître ce dont il juge, comme un magistrat retranché derrière la loi et qui ne descend point dans l'âme du coupable. On ne peut estimer que ce plaisir de savoir ait jamais une fin ; une multiplicité de points, dont on ne connaît pas le nombre qui paraît illimité, le provoque incessamment et le fait renaître quand il se croit épuisé. Il a donc son infini comme la contemplation a le sien ; mais il le picore d'un bec agile et menu, elle en suce au contraire la mamelle et sent le lait divin ruisseler au centre de son être. Sans doute, Crisias, l'esprit s'attaque à cette multiplicité pour la ramener à l'unité, dans l'espoir que l'essence de l'univers lui sera de la sorte intelligible : l'essence, il veut dire par là une substance de l'univers qui rende compte formulairement de sa multiplicité. Mais l'é¬ trange chemin pour arriver à cette unité pre¬ mière que de commencer par désorganiser d'abord toutes les unités que peut offrir le monde ? C'est qu'il espère que ces innombra¬ bles unités présenteront toutes au terme de l'analyse un nombre très limité d'éléments identiques, ainsi pourra-t-il connaître plus aisément ces parties constitutives, et les rédui¬ sant encore par un second travail plus appro¬ fondi, il s'approchera toujours plus de l'unité. Cependant ne s'avise-t-il point qu'il a d'abord laissé tomber en chemin l'élément le plus important de chacune de ces unités person- nelles et qui était justement leur personnalité: — qu'il veuille le retenir, il restaure chacune de ces unités dans son intégrité, (le voilà obligé de convenir qu'il lui faut arriver à la connaissance complète par un autre chemin que celui qui lui est si familier) ; qu'il ne le retienne pas, il pense donc trouver comme principe du monde une unité impersonnelle ? Mais alors cette sorte d'unité ne rendra point compte intelligiblement de cette multiplicité d'unités particulières et personnelles qui sont le monde. L'esprit hésite donc ici devant la défense ultime de passer. Je lui demande encore comment parvenu aux parties constitutives de l'univers, il compte de là rejoindre l'unité ? N'y eut-il que trois ou même deux de ces parties, encore qu'il puisse les connaître il ne connaît nulle¬ ment par là le premier principe de l'univers. Puisqu'il a choisi comme chemin de sa recher¬ che la voie de la dissociation et de l'analyse, il est forcé de s'arrêter à ce terme de deux éléments, terme qui permet encore de former des combinaisons. Terme véritablement déci¬ sif pour lui, car d'aucune façon par la décom¬ position des corps on ne peut le dépasser, et — 9 — 'impossibilité se trouve à la fois logique et réelle. C'est pourtant de cette sorte qu'on a cru obtenir l'unité de substance, mais on a laissé tomber je ne sais combien d'éléments de la réalité, alors que cette espèce de réalité condensée devrait les contenir encore au point de pouvoir les développer à nouveau : ainsi l'élément de la personnalité paraîtrait en sortir difficilement. Il faut conclure alors que pour atteindre l'unité on doit commencer par connaître les unités de ce monde telles qu'elles se pré¬ sentent, et dans leur intégrité. — Eh ! répliqua l'adversaire Crisias, votre chemin pour arriver à la découverte de l'unité fondamentale n'est pas moins étrange que celui de la dissociation des éléments, c'est celui de la diversité. Vous n'avez point songé que ces unités personnelles ne manifestent cette personnalité que par les particularités qui les distinguent. C'est donc l'examen et le respect absolu de ces particularités qui vous conduiront à la substance unique. Voilà des sentiers de montagne qui ne sont pas sans détours ! Le Philosophe. — Je répondrai bravement, — 10 — Crisias, au point de vous scandaliser, que la diversité de la forme est révélatrice de l'unité bien plus que ne le sera jamais la combinaison des éléments qui ne peut nous faire sortir de la multiplicité. Au contraire la diversité révèle toujours un dessein : elle est fille de l'Art ou de l'Amour. Dans l'un ou l'autre cas je place sur son front une égale couronne de fleurs. — Ne cessons pas de couronner les Muses, s'écria le jeune Appolonius, en s'adressant au philosophe qui le chérissait ; mais si tu livres le monde à Terpsichore, aux pas dan¬ seurs ; c'est de danse que le monde sera cou¬ ronné. Nous aurons enfin le règne de Diony¬ sos... Seulement nous verrons s'éloigner Ura- nie avec sa couronne rigide de lauriers. Le Philosophe. — Appolonius se trompe : la danse n'est pas une frivole fantaisie ; ni surtout une bacchanale et son délire n'est pas déréglé, Dans le Rythme, le Nombre qui est la Loi épouse l'Harmonie qui est l'Or¬ dre. L'Union de ces Androgynes l'a doué d'une nature propre à triompher non moins chez l'homme que chez la femme. Il descend de même des froids sommets d'Uranie pour danser la pyrrhique qui soulève la poussière — Il — des combats, ou bien les jeunes couples l'en¬ chaînent à leurs rondes sur les molles prai¬ ries. Il préside sous le vocable de Musique à l'eurythmie de l'esprit en gouvernant la grammaire, la géométrie et la double lyre, celle du poète et celle du musicien ; mais dans les Gymnases il veille à l'eurythmie pareille du corps et conduit aux jeux du Stade le groupe des éphèbes guerriers. Bien plus, le ciel lui-même, où règne la Loi sans partage, est discipliné par la danse, et le mouvement éternel de ses sphères communique son har¬ monie au silence des nuits. C'est pourquoi nous n'écarterons pas Uranie, mais nous rafraîchirons ses lauriers. Le Philosophe. — Un esprit indolent se plaît à juger que la Diversité soit la reine du monde. Toutefois le commerce des Muses demande quelque soin et ces institurices du savoir ont aussi leur férule. Que je considère donc la Diversité puisque Appolonius et mon adversaire Crisias m'y invitent. Je la trouverai, matérielle, dans la forme, et, morale , dans l'intention. Peut-être verrai-je encore — 12 — que la diversité de la forme naît de la diversité d'intention ; mais on pourra me dire que le contraire est également plausible, ce que j'examinerai... Merveilleuse diversité de la forme ? Jeu¬ nesse du monde ? Voile de Maia l'enchante¬ resse ! Inspiration du poète ! Et puisque l'Amour se plaît aux beaux visages, principe et règle des mouvements du cœur ! C'est cela qui serait donc opposé à l'esprit et qui n'ac¬ cepterait point de rentrer dans ses cadres ? Cette complexité, dont l'étendue déborde et que déverse le temps, comment en effet nous conduirait-elle à l'unité ? — Elle vous y conduira, dit froidement Crisias, si vous usez envers la diversité des formes de la même méthode de dissociation que vous affectez de mépriser, mais qui reste ici la seule possible et même l'inévitable. Sinon vous roulerez le rocher de Sisyphe. Vous ne devez pas ignorer que chacune de ces formes si variées, si multiples, si peu régulières et si souples, dont vous vantez la diversité, n'est vraisemblablement qu'une combinaison d'élé¬ ments géométriques. La nature est en effet géomètre et les éléments de cette science — 13 — sont réductibles à l'unité du point, d'où s'en¬ gendrent les lignes, les angles, les carrés et les cercles. Le Philosophe. — Mais si l'on parle ainsi, Crisias, on ne voit pas que le point, qui n'est d'ailleurs qu'un lieu idéal, n'engendre la ligne qu'avec le secours du mouvement, ma¬ lencontreuse dualité vers laquelle nous ramène toujours votre méthode. Après tout, que la constitution de ces for¬ mes dont je veux montrer l'émouvante diver¬ sité, soit identique en toutes sous les espèces de quelques éléments réguliers, je peux admi¬ rer que ces cristaux soient assemblés en figures variées, car c'est l'aspect de ces figures que je considère, non leur matière : on oublie que je parle de forme et l'on me propose la substance, ou ce qui revient au même la forme abstraite de celle-ci. Je m'entretiens des aspects qu'elle revêt, et les combinaisons où elle s'engage, font mon seul examen. Ces dernières qui sup¬ posent déjà le mouvement, pourraient aussi bien nous découvrir Vintention. En effet, toute la diversité de la nature dans chaque espèce part d'un principe d'unité. C'est par là que la science a pu tracer les grandes lignes princi- — 14 — pales et d'autres secondaires, d'une classifi¬ cation. Ce corps immense et d'une continuité sans fissures, offre des points de surface qui par leurs sommets sont tellement détachés les uns des autres qu'en les prenant pour des centres on organise, autour d'eux des corps nouveaux, des individus indépendants, et cependant leur hase est commune. Elle se confond et se noie en la structure de l'uni¬ vers. Sont-ils donc les accidents d'une réalité générale, ou sont-ils vraiment des existences particulières ? Nous avons ainsi des membres dans notre corps ; et dans chaque membre d'autres parties qui n'ont pas moins de carac¬ tère. De même la première et la plus simple observation nous fait connaître les membres de la nature. Mais ces membres du corps vi¬ vant de la terre ont tous un point extrême» apte à les définir, où réside leur personnalité, universaux pleins de réalité, tellement con¬ crets que chacun d'eux est vraiment un indi¬ vidu par rapport à d'autres généralités. Or que peut indiquer une identité si cons¬ tante et universelle, dont on veut non seule¬ ment relever les traces, mais suivre le procès à travers l'entrelacement d'une prodigieuse — 15 — diversité ? Elle n'aboutit pas à d'innombrables individualités pour être elle-même un principe impersonnel : voilà le moins qu'on puisse dire ? Elle ne développe pas cette riche complexité, sans en être la synthèse ou bien le principe créateur; mais en tout cas elle n'est pas cette réduction que l'on atteint par les pro¬ cédés anémiants de l'analyse ? Enfin elle ne procède pas par une méthode si personnelle et si marquée, qui s'adapte à toutes les sortes de conditions possibles, pour que cette méthode ne soit pas le résultat d'une délibération très concertée ou l'impulsion d'un génie très carac¬ térisé. Cette multiplicité de formes en qui circule un principe d'identité, est donc surnaturelle ; elle enveloppe les dieux et les voile à peine. C'est la vision grecque. Ce peuple d'Immortels, fils du Cosmos, épouse le peuple également divin des impulsions humaines, filles de l'Acti¬ vité, multiplicité sentimentale qui répond à la première ; et de ce mariage naît toujours l'Invention : Les fils du ciel, dit aussi la Bible, descendirent vers les filles des hommes et de là commencèrent des géants et les génies. Appolonius. — Je suis tenté, moi qui ai — 16 — déjà élevé la voix pour les Muses, de m'en tenir à ce spectacle que tu nous découvres, ô philosophe ! et je n'en conçois pas jusqu'à présent de plus satisfaisant pour nous rendre compte de cette diversité admirable vers laquelle tu ramènes enfin nos yeux, que la science prétendait rendre esclaves de ses hori¬ zons décolorés... Mais ne vous semble-t-il pas, et ne devons-nous pas le regretter, que depuis quelque temps les dieux n'engendrent plus ? Le Philosophe. — Eh bien, Appolonius, comme on contemple d'une barque, la mer ou le rivage ; l'une aux rides sans nombre, l'autre aux accidents non pareils, la pensée chrétienne regarde, l'œil agrandi, dans cette multiplicité de formes les impulsions extrêmes, aux confins de l'espace et du temps, d'un acte créateur dont le rythme commence au cœur de l'infini et de l'éternité. Elle y applique alors un esprit de prière et de foi qui persuade à notre cœur de ressentir le même ordre souve¬ rain et de s'y soumettre. Cette recherche de l'Ame divine peut se dégrader en la double poursuite, de la cause première par l'intelli¬ gence, et des formes du monde par l'activité. Il en naît encore l'Invention. Elle ne naîtrait pas, je le dis à Crisias, si l'esprit ne devait s'appliquer qu'à l'uniformité de la substance, considérée en dehors de tout mouvement qui s'y ajouterait pour la diver¬ sifier. Il faut la rencontre d'une double multi¬ plicité pour que se produise cet enfantement radieux. Appolonius le dira : la Fantaisie ne danse qu'entraînée par la Diversité, sur son appel et sur son rythme. De même le mouvement n'y suffirait pas, si l'on réduisait à lui toute la réalité possible et qu'on le mit à la place de la substance, car encore une fois le mouvement n'est pas le rythme. Non ! Non ! vous n'arriverez jamais à l'invention par les voies mornes de l'uniformité ! Il faut concevoir qu'il n'y a qu'une seule sorte d'unité qui contienne la multiplicité et qui la donne; je l'appelle la personnalité. C'est à cause de la personnalité du monde qu'on s'explique enfin que l'identité du déve¬ loppement aboutisse à la multiplicité des formes. Une identité, dont le principe serait impersonnel, aurait-elle encore un dévelop¬ pement puisque rien ne l'appellerait ? Peut-on réduire toute la réalité au mouvement sans — 18 — tendre autour du mouvement une réalité seconde qu'il doive gagner ?... Ainsi l'identité ne per¬ met de supposer que l'inertie. Mais si l'on sup¬ pose l'identité de mouvement on en appelle, à une triple multiplicité de mouvement, d'es¬ pace et de temps. Ce n'est pas l'unité. Comme le mouvement ne peut être dépouillé de ces deux quantités qui s'ajoutent nécessairement à lui on ne trouvera celle-ci qu'en transfor¬ mant le mouvement en intention, c'est-à- dire en le revêtant d'une personnalité. Que notre science, qui répugne tellement à recon¬ naître un principe personnel, se résigne en désespoir de cause à partir de cette triple multiplicité, il faut chercher si elle peut arri¬ ver à rendre compte de ce fait permanent et sensible, dont nous nous sommes occupés et que nous ne lui laisserons pas oublier ; c'est à savoir cette identité dans les démarches du monde, combinée avec la diversité des effets. J'entrevois deux réponses qu'elle peut donner. Je les lui soumets avec malignité. La première, c'est que l'espace et le temps sont successifs au mouvement, c'est-à-dire engendrés et provoqués par lui. Il ne les rencontre pas devant lui, mais alors il semble — 19 — que dans ce vide il ne suivrait jamais qu'une^ voie uniforme et que la diversité de l'espace et du temps ne s'y produirait pas ; car d'où lui viendrait ce principe de diversité ? Son impulsion immédiate 11e peut être que fatale et toujours directe. Ainsi le monde s'organiserait en unifor¬ mité de substance comme en monotonie d'as¬ pects! Quant à la deuxième réponse c'est que le mouvement, l'espace et le temps sont simul¬ tanés, véritablement contemporains les uns des autres, sans que l'un d'eux ayant primauté revendique un droit d'aînesse, même théorique, et puisse prétendre à contenir en lui seul le principe d'animation, mais que plutôt le branle puisse être partout : l'espace sollicitant le mouvement, comme l'horizon met en mar¬ che les hordes ; le temps, nécessaire à l'espace comme au mouvement, et le mouvement déve¬ loppant l'espace ; enfin ces trois êtres méta¬ physiques étant indépendants par essence les- uns des autres et dépendants par leurs rap¬ ports : Triade ou Trinité ? Voilà qui forme déjà une société. Il faut pour que tout soit impersonnel et le reste, que le hasard ait défini ces essences et déterminé leurs relations^ 3 — 20 — Je veux bien qu'en définissant les premières il leur ait désigné les secondes; c'est toujours lui le moteur, et la tâche de définir ne semble pas lui devoir être assignée. — Que peut-on objecter au hasard créa¬ teur ? dit Crisias. Le Philosophe. — D'abord qu'il ne s'explique pas par lui-même et ne contient pas en lui sa propre raison : La nécessité qu'il y ait quelque chose n'est que la conséquence du /ait qu'il y a quelque chose. Est-ce qu'on rend compte de la nécessité de ce fait ou de la nécessité de la forme qu'il revêt ? L'esprit du moins qui s'amuse à concevoir le néant, peu importe que le néant ne soit pas, montre en le suppo¬ sant qu'il peut échapper à cette nécessité. La nécessité qu'il y ait quelque chose ne serait donc pas absolue ? Je mets en évidence que si c'était une nécessité physique, l'esprit ne la contesterait pas, puisqu'il en serait sorti lui-même mécaniquement. Or seule une nécessité purement physique expliquerait que ce soit le hasard, qui est créateur. Au con¬ traire l'existence contrôlée par l'idéal suppose une création morale et le néant peut faire figure d'idéal. Ce hasard créateur, sans raison suffisante pour sa propre existence, en est aussi privé pour expliquer la nature de ses créations. De la qualité du dieu, on peut, Crisias, inférer l'uni¬ vers ; mais il est impossible de prétendre qu'une espèce de création plutôt qu'une autre, revienne en propre à la nature du hasard, et cela semble bien autoriser ce dernier à pouvoir donner n'importe laquelle, mais en réalité ne l'autorise point à en donner. On conçoit fort bien le Dieu de Leibniz contemplant toutes les possibilités et choisissant le meilleur monde possible, mais le hasard choisirait-il ? Ou bien, dira-t-on que ce sont des essais : simultanés, successifs... ? Il faut toujours nous dire ce qui décide. Eux-mêmes, affirme- rez-vous, car seul l'univers qui répond aux conditions de viabilité résistera ? Vraiment quels abîmes !... S'il y a des essais simulta¬ nés, un premier univers enveloppe et soutient ces embryons d'univers pour leur servir de lien ; je vous épargne la suite des absurdités où nous devrions aboutir. On en trouverait de semblables pour le cas où les essais d'univers se succéderaient ; car le temps en serait le lien et le temps résulte de la particularité des — 22 — ^existences. Rien. qui. meure, rien qui naisse, et sitôt le temps disparaît ! Ainsi les essais de création, simultanés et successifs, suppo¬ sent toujours un milieu. Ce milieu antécédent comment s'explique-t-il ? C'est bien reculer Je problème. On ne. voit donc pas que loin d'être créateur, le hasard est toujours posté¬ rieur à quelque création ; il en est le fils .aventureux. Le hasard, Appolonius, que t'en semble ? Ne serait-il pas le sourire indulgent d'une -extrême sagesse, la négligence que se permet¬ trait une volonté toute-puissante ? Ainsi son nom serait la Fantaisie. Ou bien croise¬ rions-nous dans nos. démarches inconsidérées, sur des routes qui lui appartiennent cette Nécessité sans visage qui tend autour du monde la trame du Destin ?... Je soupçonne qu'il est mieux que cela, mais je ne m'en -expliquerai point que Crisias ne nous ait dit par quels indices il se laisse entrevoir et ce que la pensée en a décidé. — Cournot, dit Crisias, philosophe et géo¬ mètre, me fournira sur cette notion du hasard les principes de la discussion actuelle. On -discerne dans le cours des choses que les — 23 — chaînes de causes et d'effets sont tantôt soli¬ daires et tantôt indépendantes. En algèbre, c'est la même distinction des variables indé¬ pendantes et des fonctions. Eh bien, Cournot en tire cette proposition que les événements amenés par la rencontre ou la combinaison d'autres événements, qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu'on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. — J'ainre les exemples, soupira languissam- ment Appolonius ; ils sont ce qu'est la forme à la substance : ils illustrent, colorent et font surgir le fond intime de l'idée qu'on ne péné¬ trerait pas d'abord. — La croissance d'une plante, reprit alors Crisias pour répondre à ce vœu nonchalant, est une série d'états qui vous paraîtra facile¬ ment solidaire d'un certain nombre d'autres, telles que la série des états de la formation du sol terrestre, ou la série de ceux que tra¬ versent pour se verser sur cette plante quel¬ ques gouttes de pluie ; car on conçoit des rela¬ tions nécessaires et fréquentes entre la végé¬ tation du sol et l'atmosphère. Ces relations s'établissent directement, ou bien par une série — 24 — de relations directes. Par contre, nous ne voyons pas qu'il y ait solidarité immédiate entre un vaisseau et une corbeille d'oranges. Toutefois on ne parlera pas encore ici de hasard quand on trouvera cette corbeille sur le vaisseau, puisqu'on peut manger des oranges sur un navire, ce qui implique une série de relations directes. Cette série sera encore plus simple, si c'est un navire qui parte d'une île des Canaries pour se rendre dans un port européen. Elle se réduira presque à une relation directe si ce navire prend d'ordinaire une charge de ces fruits et que tel soit son usage. Il semble à ce compte qu'on puisse établir sans fin de telles séries de relations directes, en si grand nombre qu'il en faille déduire la solidarité des séries les plus indé pendantes et conclure que tout se tient dans le monde. Cependant une notion nouvelle, celle de l'impossibilité physique, nous avertit qu'il existe vraiment des séries qui ne sont aucunement solidaires même par rencontre. Il est en effet des combinaisons que nous jugeons physiquement impossibles et que nous ne tenterions pas, que rien de naturel ne pourrait amener, qu'ainsi le lion acclimatât — 25 — ses rugissements et ses bonds parmi les glaces du pôle, qu'une flamme s'alimentât d'eau ou qu'un rosier ancrât ses racines dans l'élément flottant et toujours agité des mers. Ces impossibilités physiques établissent la réalité des séries indépendantes et par là celle de ces faits particuliers que renferme la notion du hasard. Un catalogue de ces faits, communément dits de hasard, serait ici d'un grand secours. Empiriquement, il nous per¬ mettrait d'arriver à l'essentiel et d'obtenir ce qui seul est spécifique. Nous pourrions ainsi en réduire fort le nombre, car il est évident que le populaire nomme fort souvent hasard ce qui n'est tel que pour notre ignorance ou notre manque de prévision. Mais enfin il doit y avoir des faits de hasard. Essayons d'en déterminer un de la sorte : nous voilà réunis ici ; supposons qu'un même sort nous réunisse encore et que nous soyons tués dans le même combat, un de ceux que nous allons soutenir, voilà qui est fortuit et bien surprenant. Nul¬ lement, si c'est parce que nous décidons, en ayant la faculté, de nous engager dans le même régiment. Ce le sera encore moins, si nous sommes de la même compagnie ; moins — 26 — encore du même rang côte à côte ; et moins encore si c'est un même obus qui nous a cou¬ chés. Mais deux frères meurent le même jour, l'un dans un combat, l'autre dans un nau¬ frage ; l'événement appartiendrait ici au hasard. C'est qu'à partir d'un certain point, au lieu que le rapport des deux vies soit celui de deux directions parallèles, et solidaires par là même, il est celui de deux directions divergentes entre lesquelles se tendent des fils de plus en plus lâches et distants ; de sorte qu'il arrive ceci : que chacune de ces directions devient si indépendante que la personnalité du fait se déplace et qu'au lieu de rester continûment enfermée dans la direction donnée par le point initial, elle remonte, en se scindant d'abord et se différenciant ensuite dans chacune des deux branches jusqu'à des points qui ne sont vraiment plus solidaires, mais qui s'opposent. C'est d'après vous, d'une pareille façon, que les individus se détachent par leurs pointes extrêmes de la réalité géné¬ rale qui constitue leur base. Bref, la solidarité première de ces deux cas s'étant à peu près effacée, la rencontre de ces deux morts est ainsi accidentelle, car les états différents des — 27 — deux frères devaient séparer leurs destins et nullement apparier leurs morts. C'est de la sorte que le marin, au lieu de mourir d'un naufrage quand son frère meurt d'un combat, pourrait succomber d'un coup de torpille, et le hasard serait encore plus étrange ; il le serait encore bien plus si c'était d'une blessure pareille. Enfin si au lieu de mourir le même jour l'un d'un combat, l'autre d'une tempête, ils devaient périr dans le même mois, le hasard subsisterait encore ; il ne subsiste¬ rait plus lorsque l'intervalle de temps serait assez étendu. Toutefois, même en leur ren¬ contre la plus soudaine, le hasard de ces deux morts serait moins lamentable si les deux victimes avaient encore d'autres frères, qui fussent au même service de la nation ; mais le hasard l'emporterait encore si les autres fils n'avaient pas été appelés aux armées, à les voir ainsi dans la maison de leur père, on dirait : « L'étrange malheur que d'avoir deux fils loin d'ici, et que ce soient ceux qui meurent. » Calculs bien subtils ? Nuances nécessaires cependant pour déterminer, non pas même, pour approcher seulement le caractère fuyant et variable du hasard, sa danse au bout d'une _ 28 — élastique ! Ne semble-t-il pas qu'il soit en fonction, bien moins du nombre que du carac¬ tère même des événements, qui le produisent ou l'escortent ? On pourrait croire qu'il de¬ mande, plus que le monde des probabilités, celui des particularités. — Le Philosophe. — Dites des personnali¬ tés. C'est peut-être à quoi je voulais vous faire aboutir, sûr d'avance de la délicatesse et de la sûreté de votre analyse. Crisias a de la sorte ouvert un chemin qu'il ne faut pas abandon¬ ner. Je suis sensible pour ma part, à l'impor¬ tance que, dans la production du hasard, doit prendre comme facteur ou comme con- comittaut, je ne dis pas le mouvement, ce qui serait une naïveté presque aussi grande ; mais je veux dire une autre activité qui a les formes les plus personnelles, celles de l'impul¬ sion instinctive et de la volonté. Je n'entends pas qu'elles interviennent délibérément, avec dessein, car ce serait abolir le hasard, mais le hasard s'appuie sur elles avec un caractère de préférence, qui me paraît plein de significa¬ tion, ainsi l'on établirait que le développement de l'activité libre fait surgir un nombre plus considérable d'accidents que la combinaison — 29 — de toutes les forces physiques. Ainsi verrait-on encore que, parmi ces forces, celles qui sont les plus particulières, sont aussi les moins rigides. Qu'il y eût alors quelque analogie entre la particularité et la personnalité, l'une enseigne et conséquence de l'autre ; qu'il y en eût une de semblable entre la diversité et la liberté; on verrait que le hasard est la tissure qui laisse entrevoir la liberté. Un monde libre, je le détermine d'une part comme nn monde varié, de l'autre comme un monde humain. Vous remarquerez, Crisias, que la distinction du fortuit et du normal, de l'acci¬ dentel et de l'essentiel se réduit à celle de la variation et de la répétition. Vous accorderez aussi que de la variation sorte la variété. Or, grâce à elle, tous les Possibles pourront être réalisés et le tissage des formes est de la sorte illimité. Si nous devons croire au renouvelle¬ ment continuel de l'univers, c'est ici, Appo- lonius, qu'il faut mettre notre sûreté; et si l'on trouve quelque trace de variation dans le monde, il faut donc croire, ô Crisias, que Dieu en créant, a tendu autour des êtres et des choses une atmosphère de Possibles tour à tour imprécis ou impérieux. Quoi donc, sans — 30 — variations la notion du possible nous échappe¬ rait!.. J'estime cjue le hasard atteste sans plus que l'Univers est multiple et varié. — Quoique tu t'y refuses, dit alors Appo- lonius, j'irai cueillir pour toi le pampre dio- nysien, mon cher philosophe. Tu nous rends les dieux et tu ramènes le temps des Mystères delphiques. Il est vrai que la Nécessité semble régner même sur les Dieux, mais l'antique Fatalité laissait encore le monde libre, ce que l'on doit refuser à l'implacable mécanisme de l'univers des savants ! — Cournot, reprit Crisias, critiqua l'opi¬ nion de Laplace que le hasard n'est que l'igno¬ rance où nous sommes de véritables causes et que pour une intelligence qui saurait dé¬ mêler toutes les causes et en suivre tous les effets, la science des probabilités mathéma¬ tiques s'évanouirait faute d'objet. Il fait observer que le caractère particulier de la science divine consisterait à tenir un compte exact de la notion du hasard dont elle connaî¬ trait les domaines et les limites. Elle ne serait pas exposée à regarder comme indépendantes des séries qui s'influencent réciproquement, ou, par contre, à se figurer des liens de solida- — 31 — rité entre des causes réellement indépendan¬ tes. Elle ferait avec une exactitude rigoureuse- la part qui revient au hasard dans le déve¬ loppement successif des phénomènes. Ainsi l'Intelligence Suprême pourrait suivre le développement infini de toutes les séries : les unes comme solidaires, dont il connaîtrait les rencontres ; les autres comme indépen¬ dantes, dont il ne connaîtrait que toutes les possibilités théoriques de rencontres. Le Philosophe. — Même avec l'explication, que vous en rapportez, Crisias, c'est un affai¬ blissement de l'activité absolue de la Divi¬ nité qui résulte de cette introduction de l'idée de hasard et les cris d'Appolonius ont pu nous en désigner le problème. Soit ! les événe¬ ments du hasard ne sont plus improbables puisque une intelligence parfaite les connaî¬ trait jusque dans leur hasard, mais ils sont imprévisibles, car pour les laisser tels cette intelligence n'en connaîtra seulement que. toutes les possibilités. De telle sorte que la solidarité de cette notion avec celle de la liberté se révèle jusque dans les difficultés. 4 — 32 — qui leur sont communes. C'est alors que la persuasion morale s'ajoutant à la contrainte du fait, un esprit audacieux ou un cœur ingénu peuvent songer à quelque bienveillance de Dieu qui libère le monde. On voit Appolo- nius en trouver l'exaltation triomphante dans le délire dyonisien. Qu'on déchire donc le dieu ? Qu'on déchire le monde ? Que rien ne garde plus sa vie en soi-même ? ... Mais où le Grec se précipite dans le mystère or¬ giaque, le chrétien adore le Sacrifice ; où l'un dit : Enthousiasme ! le second dit : Amour ! N'importe ! que ce soit par consen¬ tement ou par une blessure, c'est d'un déchi¬ rement de Dieu, c'est-à-dire d'une rupture de l'univers, d'un déséquilibre et d'une solution de continuité, que viennent l'existence et la fantaisie, la danse ou la liberté. La variété des formes et les variations du cours des choses sont enfin le témoignage de l'immola¬ tion pathétique d'un dieu, dont la pure subs¬ tance aura fait le monde animé. Appolonius, qui est polythéiste, peut ado¬ rer ce Hasard sous la forme favorable de la Fortune, mais Crisias qui est agnostique, ou, s'il ne l'était pas, serait panthéiste, n'a point — 33 — parlé selon lui-même tout à l'heure : il s'est fait traducteur. Je tiens qu'il ne croit point au hasard, que toutes les parties de l'univers lui apparaissent continues et solidaires et qu'il n'estime pas qu'il y ait des séries indé¬ pendantes ; quant aux impossibilités physi¬ ques, il pense que par des séries de relations directes, en nombre suffisant, on les résou¬ drait. C'est qu'un monde discontinu n'est pas possible pour le savant. Mais qu'est-ce donc que l'Univers ? Son principe est un, cependant il enclôt et déploie une variété toujours plus indépendante, qui s'oriente vers son principe continûment et ne s'ordonne que par rapport à lui, comme les pièces d'une fleur gigantesque groupée au¬ tour de son axe. Il olîre de même une conti¬ nuité, que je dirais logique, qui permet les relations, et une diversité, que j'appellerais plutôt morale, qui les provoque. Enfin il combine la substance, qui est justement cette continuité, avec la forme, qui est cette diversité. Ce qu'il a donc d'impersonnel et d'uniforme, il le fait éclater en particularités, qui se manifestent par des aspects, et qui sont toutes des personnes, du moment qu'on — 34 — ne peut les réduire intégralement à un Imper, sonnet qui en serait le fond. Ainsi l'univers, continu par la substance, est discontinu par les individualités, comme les Alpes sont disr •continues par leurs cimes et qu'on les nomme par elles. Les aspects, autant que les impul¬ sions et que les volontés, composent alors cette diversité sentimentale où vient se différen¬ cier une continuité logique. Mais des aspects orientés vers leur principe indiquent assez que ce principe est personnel, qui vient abou¬ tir aux personnes, et qu'eux-mêmes ne peu¬ vent recouvrir par égard à lui que des person¬ nalités. Un monde libre et varié, ce sera donc, Crisias, par excellence un monde humain, car on se sépare ici par les hauteurs : et de quel relief est l'homme, Appolonius, quand il s'agit de diversité, de fantaisie, d'inspirations, de desseins et de projets ! Il faut bien, pour notre revanche, que nous utilisions en méta¬ physique le grand reproche qu'on a toujours fait aux hommes de leur variabilité. Nous sommes jusqu'à présent, nous, les humains, les êtres les plus personnels, puisque le monde se marque chaque jour à notre empreinte ; plus que d'autres nous sommes donc orientés vers le principe de l'univers, et plus que d'autres nous en sommes toutefois indépen¬ dants. Orientés vers lui, puisque nous repro¬ duisons en nous la propre nature de ce prin¬ cipe, qui est d'être personnel. Indépendants, par l'exigence de cette personnalité qui de¬ mande une pleine autonomie. Nous sommes ainsi les sommets de l'univers actualisé, les plus hauts et les plus détachée. Qu'est-ce que l'homme à tout dire ? C'est le point le plus dis¬ tant de la Divinité. De là vient que son effort moral pour la rejoindre est le plus grand, et qu'il est l'être le plus religieux. Crisias retirait le Hasard du domaine des nombres = du monde des probabilités, il l'introduisait dans celui des particularités. C'est là le monde des aspects, des formes, des sentiments, des impulsions et des volontés. C'est là l'univers, non pas de la succession, c'est-à-dire du mouvement pur, mais des relations c'est-à-dire du mouvement person¬ nalisé, qui dépend de la forme ; univers non pas tout mécanique, mais actif, l'univers des séries indépendantes et des impossibilités physiques. Cet univers, Crisias, qui nous y — 36 — mène, ne l'accepterait pas. ■ C'est pourquoi j'ai pu dire qu'il aimerait résoudre par des séries de relations directes ces impossibilités physiques dont l'existence fait conclure à la réalité de séries vraiment indépendantes. Je le soupçonne d'avoir choisi dans ce dessein les exemples qu'il en a donnés quand Appolo- nius réclamait ces illustrations. Il veut s'en taire; mais je parlerai à sa place. Comment présente-t-il ces impossibilités ? Il laisse voir qu'elles n'ont lieu que sous formes de particu¬ larités très précises. L'en presserait-on ? Il indiquerait qu'elles n'existent plus quand on les transpose. Si l'on ne conçoit pas qu'un lion acclimate jamais ses rugissements et ses bonds parmi les glaces du pôle, Crisias se réserve de dépouiller ce fait si sensible de son individualité en ramenant l'individu à la généralité du règne, il songera que du moins un ours qui est un animal peut y grogner, et par là se rétablit la solidarité entre la vie animée et l'état de température ou de lieu, qu'on peut également lui-même ramener à sa propre généralité, de sorte que l'impossibilité physique disparaît devant cette constatation d'une véritable dépendance de séries ainsi — 37 — formulée : Une vie animée de développe toujours dans une atmosphère vitale quelconque. C'est de même, que si une flamme ne s'alimente pas d'eau elle peut se nourrir d'alcool, qui est aussi un liquide et que l'impossibilité phy¬ sique tombe encore quand on fait abstraction de la personnalité des éléments pour se réduire à l'impersonnalité d'une observation généralé, comme celle-ci : il est toujours possible d'établir des relations entré les états les plus divers et les plus éloignés de la matière. C'est également : qu'un rosier ne jette point ses racines dans les vagues agitées, mais les mers et lés océans enferment toute une végétation où viennent s'endormir les mouvements des flots. Ainsi les séries indépendantes existent pour les particularités et les individus, elles s'effacent quand du particulier on s'élève au général. Je le crois sans peine, Crisias, et l'on vous remercie cle l'argument nouveau. Comment serait-il possible de mieux indiquer que la notion de personnalité sert d'appui à la notion de hasard. Et voilà bien en réalité le seivice que nous rend cette objection que vous m'avez laissé développer. Avons-nous dit autre chose que ceci en montrant que l'univers est dis- — 38 — continu par ses sommets qui sont ses parti¬ cularités ? Prétendez-vous qu'il faille prouver que le particulier est aussi réel que le géné¬ ral ? Vous ne demanderiez rien autre chose que de savoir si la personnalité l'emporte comme réalité sur l'impersonnel. Il y a de la diversité ; le hasard qui l'a pour domaine, ne risque pas de voir le terrain se dérober quand il s'y porte. Si les impossibi¬ lités physiques, si les séries indépendantes n'existent qu'entre des particularités, il suffît que ces particularités soient réelles : impossi¬ bilités physiques, séries indépendantes exis¬ tent alors réellement. La personnalité des choses, siège de la va¬ riation et du hasard, se présente justement de la plus haute réalité, à cause même de ce qu'elle établit cette variation, qui constitue toujours la manifestation essentielle des exis¬ tences, et ce hasard ou cette discontinuité du monde, qui provoque cette variation. Quelle variation que celle qui fait de chaque être une combinaison instable d'accidents !... Mais est-ce la combinaison qui manque de stabi¬ lité ? Nullement, c'est sa substance, ce sont les matériaux qui sont occasionnels ; elle-même — 39 — en est l'organisation. Ces matériaux mêmes sont-ils vraiment occasionnels ? En vérité, si leur rencontre est souvent fortuite, ils ne sont jamais acceptés que délibérément choi¬ sis : une conformité préétablie ne les fait pas sans doute apparaître, mais quand ils appa¬ raissent les fait recevoir. Je ne prends vrai¬ semblablement du monde que ce que j'en peux accepter, ce qui m'en laisse ignorer suc¬ cessivement bien des parties ; toutefois j'en prends assez pour que je puisse me renou¬ veler. Me renouveler — évitons ici la confusion révolutionnaire — ce n'est pas m'abolir moi- même pour recommencer, c'est le sage pou¬ voir de commencer toujours, c'est, tout en durant et si vieux qu'on devienne, faire figure de commencement et que chacun de ces mouvements soit une reprise de notre jeu¬ nesse. Est-ce qu'on dit trop, Crisias, quand on veut que la diversité de ce monde soit le premier mot qui nous rapproche de la per¬ sonnalité ? Elle y pourrait introduire. Non, non, le monde des formes n'est pas tel quel un monde d'accidents, ce n'est pas le barbare dépècement de l'univers. Un monde personnel, ce n'est pas un monde sans lien et sans continuité ; je vous l'ai dit c'est l'univers tourné vers son principe. Appo- onius reproche à Dieu d'avoir aboli le Hasard ; vous, Crisias, vous reprocheriez plutôt au Hasard d'abolir cet ordre souverain que la Divinité incarne. Mais vous ne pouvez nier que le spectacle de l'univers ne soit celui d'un ordre envelop¬ pant quelques désordres de détail. Il en est comme de la succession des saisons qui fait l'ornement des années et l'enchantement de nos climats : le printemps y suit toujours- l'hiver et précède l'été que l'automne rem¬ place ; mais tous les hivers n'y sont pas de neige comme tous les automnes ne sont éga¬ lement de fruit, dans une même abondance. Les jours de deux étés différents ne font pas alterner de même sorte le soleil et le vent ; ni les heures concordantes de ces jours ne sont revêtues d'une pareille couleur de temps ou des mêmes nuances de notre pensée. N'est-ce donc pas ce que nous disions que le hasard s'attache aux particularités ? Il est attiré par des pointes extrêmes comme une foudre aux lois ignorées. Mais cela montre, contre Appolonius qui le voudrait père des Dieux» — 41 — qu'il n'est pas même auteur du monde, comme l'avait conçu Crisias. Le hasard, je le dis à l'un et à l'autre, n'entre dans la nature de l'univers que parce que l'univers est nature, c'est-à-dire un compromis vital entre l'absolu et le relatif, entre la Nécessité et la Liberté. Comment l'ordre vit se former dans son sein la variation et la diversité, comment la loi permit-elle la fantaisie et la liberté, c'est un secret de la nature divine dont la théologie a pu décider, mais aux confins du monde les Formes et les Personnalités obtiennent de leurs rencontres et l'Invention et le Hasard. Ces notions d'ordre et de désordre, de soli¬ darité et d'indépendance, de substance et de figure, on les fait trop combattre, Crisias, et l'on remarque pourtant qu'il existe dans les sociétés et dans les Etats bien policés des compromis sans nombre entre des puissances adverses, telles que le corps social et l'indi¬ vidu, le gouvernement et les libertés, la hié¬ rarchie et les mérites, la contrainte et la per¬ suasion. Ainsi une solidarité naturelle ou quelque serment amalgament les individus en un seul peuple; les lois assurent à la fois l'autorité et les franchises héréditaires; la — 42 — fonction et l'invention réconcilient dans leur propre embrassement toutes les classes par les- privilèges accordés aux corps de métiers ; enfin la discipline, service et non servitude, est la face libre de la contrainte et son aspect à lui seul persuade. Entre Appolonius qui veut ses dieux sans règle, et Crisias qui s'il croyait, ferait tout entrer en son Dieu, comme il absorbe tout en un principe impersonnel et cependant esclave de la régularité, j'admire qu'il me soit laissé la situation la plus auda¬ cieuse autant que la plus vraisemblable, ce n'est rien moins que de faire cohabiter la Providence et le Hasard qui jusqu'alors s'ex¬ cluaient. Il fallait donc observer qu'un monde libre, c'est un monde varié, c'est parallèlement un monde humain ; mais pour que le monde parut libre il fallait croire aussi que son prin¬ cipe est dans une personnalité. Le Philosophe. — Vous jugez, Crisias, de l'enchaînement de principes et de la diffusion des beautés. Un monde libre, c'est celui où préside la Personne, car c'est la personnalité qui seule est un compromis entre la règle et la — 43 — variation, la durée et l'accident, la loi et l'in¬ dépendance. Je vous fais observer que ce compromis est viable : l'expérience en répond pour chacun de nous ; je vous fais remarquer encore qu'il est vital, car il fournit la base de la vie qui est la règle, la permanence, l'en¬ chaînement dans la durée, mais il provoque le rajeunissement par une constante inven¬ tion. De la sorte chaque existence reproduit dans sa constitution la nature du premier principe. C'est de même que tout dans la nature des choses reproduira les conditions premières de la création par un certain manque de concordance entre le sujet et l'objet, l'ac¬ tion et sa matière, le désir et le possible, signe de ce que la création représente : en par¬ tie, de sacrifice d'un Dieu à côté de sa puis¬ sance, et de la rupture d'équilibre que pro¬ duit la liberté dans le passage de l'Absolu à l'Acte. Mais maintenant, Appolonius, ce manque de concordance, cette rupture d'équilibre, loi commune, puisqu'ils sont dans les êtres et jusque entre les êtres et les choses, ne les trouverons-nous pas dans les choses, leurs rapports et leur constitution ? En tant que 5 ~~~z~ — 44 — ce monde matériel peut être actif et peut avoir des relations, il est concevable que les carac¬ tères de l'action s'appliquent à son activité, si rudimentaire qu'elle soit. S'il n'est que soumis au mouvement, l'activité du mouve¬ ment nous ramène aux mêmes observations. Ainsi l'on conçoit que les lois ne sont pas plei¬ nement concordantes au gouvernement du monde. Si l'une seule avait d'ailleurs sa pleine concordance, il n'y aurait point diversité de lois, car celle-ci attirerait à elle tout le gou¬ vernement et par suite le changerait en pur mécanisme. Mais on dira que toute loi peut avoir sa pleine concordance avec son objet seulement, l'exacte concordance des autres lois suffisant à la délimiter : ce n'est pas sortir du mécanisme que d'y ajouter des ressorts, et toute loi supposant le gouvernement sup¬ pose par là la liberté, le signe de la liberté dans les lois physiques ne peut être que la non-concordance et l'espace laissé au hasard. On pourra toujours rechercher, Crisias, si cette incapacité des lois est l'effet d'une com¬ plaisance du pouvoir ou bien de son imper¬ fection et la question se porte sur le pouvoir de Dieu. Mais dans aucun cas ce n'est absence — 45 — de prince, puisque le principe de toute rup¬ ture d'équilibre est d'ordre volontaire, affir¬ mation des libertés intérieures. Ce n'est pas davantage abdication, l'occasion me tente de le dire : le monarque ne renonce pas qui ne s'isole point comme un despote oriental au delà et au-dessus du morne tumulte de ses peuples, mais qui rentre dans le corps de la nation pour l'animer. Il supplée de la sorte aux incapacités de la loi par sa personne royale et par sa fonction, qui sont du reste les appuis de la loi : c'est alors la non-concordance des lois qui demande le prince, c'est ce qu'il reste de hasard dans un gouvernement. Ainsi notre coup de dé amène Dieu ! fascicules déjà parus première série (épuisée) N° I. Noël Vesper, L'Inquiétude démocratique. N° II. Robert Laurent-Vibert, Le Sophisme de la Compétence. N° III. Noël Vesper, L'Intempérance théologique. N° IV. Robert Laurent-Vibert, Le Sophisme parlementaire. N° V. Noël Vesper, La Barque des Saintes. N° VI. Paul Bourdin, L'Eloge de Carpcntras. N° VII. Noël Vesper, L'Impasse métaphysique. N° VIII. Auguste Cavalier, Bé/lexions sur la Presse. N° IX. Henri Bosco et Noël Vesper, Les Poêles (Poèmes). deuxième série (épuisée) piiœnix Georges Rémond, E Cinere Phœnix. Henri Bosco, Les Eglogues de la Mer (Poèmes). Noël Vesper, Mare Noslrum. Stéphane Gayet, Philémon. Jean Gauraud, Li-Taï-Po. Maurice Ciievrier, Propos (Poèmes). troisième série roma-amor (épuisée) N° I. Noël Vf.spf.r, Pour Virgile. N° II. Henri Sebert, Héro et Léandre. N° III. Marcel Ormoy, Mon plus tendre climat (Poèmes). N° IV. Jean Grenier, Cum apparuerit... N° V. Noël Vesper, La Psychologie de l'Absolu. N° VI. Anne-Marie Goulinat, Printemps (Féerie). N° VII. Albert Tustes, Suite aux Sirénéennes (Poèmes). N° VIII. Pierre Hassan, Méandres de l'Amour. N° IX. Henri Bosco, Devant, le mur de pierre (Poèmes). quatrième série tu duc.a N° I. André de Richaud, Images de Saint-Gens. N° II. Fernand Mazade, Sous un cœur blessé (Poèmes). N° III. Noël Vesper, Invention de l'Europe. N° IV. Marcel Abraham, Routes (Poèmes). N° V. Pierre d'ExiDEUiL, Myrtes de Vauvenargues. N° VI. Louis Pize, Sous l'Yeuse et le Pin. N° VII. Henri Martineau, Stendhal méconnu. cinquième série diane Jean Grenier, Sagesse de Lourmarin. Louis Rougier, Le Génie Grec. N° I. N° II. N° III. N° IV. N» V. N° VI. N° I. N" 2.