L’écriture d’« Un rameau de la nuit » commence en 1946, et le premier chapitre est publié dès février 1947 dans la « Revue de Paris » , suivi en septembre-octobre 1948 par deux extraits, intitulés « Du côté de la nuit ». Le récit est achevé le 15 avril 1950 et publié par Flammarion.
Frédéric Meyrel comme de nombreux protagonistes de Bosco est un érudit solitaire, qui vit dans la ville de Marseille par nécessité mais ne recherche que la solitude des collines. Ainsi, « Un rameau de la nuit » commence par une belle apologie du voyage à pied : « C’est si bon d’être seul ! — tout seul, sur un plateau, dans une gorge, au bord d’une rivière. » (Gallimard, 1970, page 7) ; « J’étais seul. Hors de moi, en moi, j’étais seul. Et seul j’avais toujours été. Seul, ce soir, j’allais être. Et demain, seul ; et ensuite, toute la vie » (page 217). Comme d’autres, ce besoin de solitude est le signe d’une aspiration à la connaissance et à l’ascèse spirituelle ; cette solitude est le signe de l’absence de Dieu et tout le récit est le cheminement pour emplir cette solitude et une initiation spirituelle.
Ici le récit initiatique s’appuie sur le thème du double, Frédéric Meyrel se trouvant confronté à une possession par une autre âme, celle du magicien Bertrand Dumontel. De son état initial d’attente dans la solitude, Frédéric Meyrel est tiré par un envoûtement qui passe par l’objet symbolique du dédoublement, le miroir : sur le navire Altaïr, il ressent le trouble de l’existence dans son reflet dans un miroir d’un « être […] indécis » (« Un rameau de la nuit », Gallimard, 1971, page 74), désireux de sortir de son reflet. Si la cérémonie sur l’Altaïr convoque l’âme de Marie-Josépha, la fille du capitaine, celle-ci est conjurée et laisse la place à l’âme de l’homme qu’elle a aimé, Bernard Dumontel, qui a cherché à survivre par tous les moyens magiques. L’âme de Bernard Dumontel est invoquée par le pouvoir magique du miroir, cet objet qui « surnaturellement […] évoque les êtres […] Il est l’instrument nécessaire des apparitions. En présence des morts, on le voilait ; et les Anciens croyaient (du moins le papyrus le dit) que celui qui se penche sur un miroir restera émerveillé en voyant sa propre image »(Henri Bosco, « Brève méditation sur le miroir », dans « Paul Valéry vivant », numéro spécial des « Cahiers du Sud », 1946, page 322). Commence un processus où, à travers le miroir, Frédéric Meyrel perd son âme au profit de cette âme errante. Le miroir réapparaît lors d’une scène avec Marcellin, où celui-ci et Meyrel se trouvent face à un miroir dans la vitrine d’une librairie : Marcellin est effrayé par le reflet de Meyrel dans lequel il reconnaît l’image de Dumontel. A partir de cette rencontre avec le miroir et son sortilège, Frédéric Meyrel ressent le « sentiment mystérieux d’un exil en moi-même, et ce redoutable besoin de me quitter », (page 135) et les amis du protagoniste voient tantôt le vivant Meyrel, tantôt son double, le mort Dumontel : les oiseaux reviennent dans la volière du domaine de Loselée, Marcellin réclame sur son lit de mort son ami Frédéric Meyrel alors que celui-ci est à ses côtés, Clothilde revient à Fontanelle poussé par son amour pour son oncle Dumontel et Frédéric Meyrel tombe amoureux de Clothilde poussé par Dumontel qui cherche à concrétiser son amour défendu pour sa nièce. Dans Loselée, Frédéric Meyrel se confond avec l’âme de Dumontel, accédant à sa mémoire, et ressent une « présence dont on ne sait pas quelle est la nature cachée ; mais présence sensible à travers l’ombre et la clarté, l’odeur des bois, la brise dans les feuilles. Elle n’est cependant ni l’ombre, ni la forêt, mais sans elle toutes ces choses ne seraient que sensations pures, alors que l’on sent l’être même sans cet être inconnu que nulle image ne figure et dont l’émanation fait rayonner la terre, les eaux, les arbres, et le silence de la nuit qui l’aime, car il en est le cœur actif et inaccessible.
Or cet être était là ; et, n’en pouvant trouver le nom ni définir la nature secrète, je me contentais de la paix nocturne. Dans cette paix, l’être circulait, du sommet des collines jusqu’aux paisibles étendues de la campagne. » (p. 142-sq). Dumontel, sans être présent physiquement, est donc le personnage principal d’« Un rameau de la nuit ». Dans sa quête initiatique, Meyrel cède à la « tentation d’avoir deux âmes […] d’être un autre — pour être moi » (page 224). S’il consent à se laisser posséder par l’âme de Dumontel, il se laisse aussi posséder par l’ombre, l’être de la terre particulièrement fort à Loselée décrit par Dumontel dans son agenda : « par moments, dit-il, je ne suis plus moi, je deviens une informe créature, fondue elle-même à ces bois, à ces collines, à ces eaux qui serpentent sous la terre ; […]. Je ne suis plus moi, je ne suis que l’être… » (page 378). Frédéric comme Bernard sont tentés par la Nature et ses sortilèges, par les puissances obscures de la terre qui peuvent leur faire perdre leur identité humaine, par « cette ivresse immense et ininterrompue où l’on s’épanouit à se sentir uni aux mouvements du monde dont on perçoit les vibrations, dont on épouse les métamorphoses, où l’on n’a plus rien de soi-même qui n’aspire et n’expire à la cadence lente de l’onde universelle » (page 380).
De ce vertige, de cette plongée dans l’abîme, Frédéric Meyrel sera sauvé, comme tant d’autres protagonistes d’Henri Bosco par Dieu et plus spécifiquement par l’église de Géneval. Car c’est les cloches de Géneval sonnées par le sacristain Elzéar, dont la pureté de cœur fait ainsi obstacle au sortilège de l’ombre de Loselée, qui extraie Frédéric Meyrel de l’enchantement et le ramène auprès de l’abbé Bourguel mourant, à temps pour entendre ses dernières paroles à propos du sacristain : « Il y a un saint… Ici, un Saint… voilà sa Miséricorde » (page 409). Elzéar, qui accompagne la mort de Marcellin et de l’abbé dans le chapitre le plus sombre du roman, « Le noir feuillage », représente les espérances du salut : « S’il priait, c’était dans ce monde, un monde où la prière, elle aussi, a un corps étroitement uni à l’âme qui l’élève. Sa prière à lui restait à l’écart. Devant nous, il ne priait pas ; il nous aidait. Mais comme tout alors devenait simple, on sentait travailler la main de l’ange familièrement à côté de soi. (page 341). A travers lui, Dieu a veillé sur l’âme de Frédéric Meyrel et le sauve au dernier moment, quand il s’apprête à renoncer à son âme. Et Frédéric vivra alors dans le souvenir du saint Elzéar, et dans la recherche de ce lien avec Dieu : « Géneval me hante toujours.
Mais c’est le Géneval où de ce drame vit le dernier témoin : Elzéar.
Où irais-je, si je ne vais, un jour (demain peut-être), le retrouver à vêpres dans l’église sombre où il allumait, sur l’autel, avec tant de ferveur deux pauvres cierges, au temps de la tentation ?
« La plus belle église du monde »
Je me souviens.
Oui, c’est bien là qu’il faut que j’aille… » (page 410).
Dans cette métempsychose subie par Frédéric Meyrel, il est donc question d’une lutte entre les puissances nocturnes et le divin, entre l’amour qui divise comme celui du camp Dumontel, le notaire Drot, Bernard Dumontel, Clothilde et le jardinier Mus et celui qui unit, celui de Marcellin, de Rose, d’Elzéar et de l’abbé Bourguel, de la fidélité à soi ou de la déchéance de se renier. Dans sa quête de soi, Frédéric Meyrel se soumet à l’étranger et au terme de cette expérience ténébreuse accède à la révélation de la lumière et l’exorcisation du mal. « Malgré ce drame et le désespoir, le héros s’enrichit ; la femme est rejetée du drame. Car il a découvert un saint dans ce village de Géneval, dans l’Eglise, la plus belle église du monde. (C’est celle de Vaugines, et je dis bien : la plus belle église du monde.) Cet homme donne une certitude à notre héros. Le livre finit donc sur une ouverture, comme de coutume.
Cet amour implique ceci : il faut que nous ayons des interdits pour nous connaître nous-mêmes, pour connaître une partie mystérieuse de nous… Nous avons tous des autres en nous. Des quantités de personnalités superposées gisent et meurent en nous. Seuls des évènements violents, imprévus font appel à ses couches inférieures. » (Henri Bosco, Entretien avec Jean-Pierre Cauvin du 8 octobre 1962, dans Jean-Pierre Cauvin, « Henri Bosco et la poétique du sacré », pages 238-239).
« Cette façon d’envisager la confrontation de l’être humain et des forces naturelles n’est qu’une conséquence d’une position métaphysique héritée de Plotin et qui m’est chère, « l’âme en train de contempler devient ce qu’elle contemple », déclare Henri Bosco dans une lettre à Anne-Marie Defeche du 21 mars 1967 (Anne-Marie Defeche, « Du visible à l’invisible, ou la parole secrète des éléments. Malicroix Henri Bosco », Ecole normale moyenne, 1967, cité par Sandra Beckett, « Miroirs, reflets et possession dans Un rameau de la nuit », p. 211). L’héritage de Plotin se retrouve dans les deux inscriptions grecques sur lesquelles Meyrel travaille en tant que bibliographe et autour desquelles Henri Bosco glose son récit. Tout d’abord un extrait présenté comme un papyrus grec inédit : « Tout est en toi, tout vient de toi. Tu donnes tout et ne reçois rien : car tu possèdes toutes choses et il n’est rien que tu ne possèdes… », suivi d’un commentaire « Il est rien que tu ne possèdes : sans doute. Et même ce qui te possède. Car tu peux être possédé, et par toi-même, sans cependant te posséder. En toi, il y a l’autre…
Il vient de toi aussi, mais le connaissais-tu ? N’est-il pas l’étranger ? » (pages 39-40). Et un second qui prend encore davantage le ton d’un avertissement : « Ô Semblable, tu es moi… Crains un invisible démon.
Il nous tend le miroir qui fascine et captive…
Ah ! je sens que tu cèdes : te voilà pris et tu m’as quitté. Déjà tu me regardes : c’est toi et je me reconnais » (page 45). Ces réflexions sur le double en soi, où se retrouve encore le miroir comme source d’ensorcellement, trouvent leur origine dans l’Ennéade IV, 2, « De l’essence de l’âme » ou l’Ennéade, II, 3, « De l’influence des astres » : « Chaque être est double, il est un composé d’âme et de corps, et il est un moi » (Ennéades, 2.3.9, dans la traduction d’Emile Bréhier, Les Belles Lettres, 1924, page 36). De la fascination plotinienne du double, Henri Bosco tire l’idée chère que celui qui nous possède c’est nous-même : « Cette prise de possession d’une âme par une autre âme, c’est nous-mêmes, qui l’accomplissons sur nous-mêmes. L’inconnu qui sommeille en nous s’éveille, […] Comme il ne nous ressemble pas, il est l’autre — mais l’autre c’est nous. » (Henri Bosco, « Notes » à l’article d’A. Duguet-Huguier, « A la recherche d’Henri Bosco, Cahiers du Sud, numéro 45, novembre 1957, page 443). « Un Rameau de la nuit » est donc le roman de l’autre que l’on porte en soi, et de la nécessaire réconciliation du même et de l’autre selon le mot final des Ennéades mis en exergue d’« Un rameau de la nuit » : « Fuir seul vers lui seul. » (Ennéade IV, 9, 11).