La tolérance s'arrête au seuil
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Tiré à part
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Titre
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La tolérance s'arrête au seuil
Créateur(s)
Editeur(s)
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collectif
Date
1979-11
Langue
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Format
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fichier PDF
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426 Ko
Importance matérielle
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16 p.
Est une partie de
Pluriel-débat n° 21
pages
9-23
Source
Université Côte d'Azur. BU Saint-Jean d'Angély. Fonds Véronique De Rudder
Droits
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Droits réservés
Droits d’accès
public
Identifiant pérenne
Description
Les pages du résumé renvoie à une version différente de celle publiée dans Pluriel-Débats. Il s'agit d'une communication donnée en novembre 1979 à Vaucresson au CFRES (Centre de Formation et de Recherches de l'Education Surveillée) et qui a été publié en 1980 dans : Les jeunes immigrés : eux et nous, 1980. - p. 7-23.
Les deux contenus sont identiques.
Cet article est le premier d'une série de 10 articles (dont un entretien) sur ce thème du "seuil de tolérance" ou encore du "quota" tolérable des étrangers dans un espace donné (quartiers, HLM, écoles). Véronique de Rudder avait déjà fait allusion à cette question et à son agitation politique et médiatique notamment en se référant à un numéro spécial de la revue Sociologie du Sud-est paru en juillet-octobre 1975, N°5/6 "Le seuil de tolérance aux étrangers" dans lequel on a des articles des sociologues et psychologues de la génération précédente (C. Camillieri "Seuil de tolérance et perception de la différence, pp. 15-24; R. Duchac "Le seuil de tolérance aux étrangers : avatars d'un concept en situation de migration internationale" pp. 25-37; M. Marié "Quelques réflexions sur le concept de seuil de tolérance" pp. 39-50; M. Nancy "La stratégie algérienne face au(x) seuil(s) de tolérance des français aux étrangers" pp. 75-81; Y. Charbit & M.-L. Lamy "Attitude à l'égard des étrangers et seuils de tolérance : les enquêtes de l'INED" pp. 85-99, A. Hayot "Seuil de tolérance, immigration et crise urbaine" pp. 123-129 et de N. Chenu "Ni ghetto, ni saupoudrage" pp.131-133) ) qui prenait position post enquête de Girard de 1971 et tentaient de désamorcer le succès de cette soi-disant bonne idée.
Véronique reprendra d'ailleurs ce titre de ce numéro spécial plus tard en 1993 dans un dernier article sur cette question pour la revue Pluriel n° 1 de la série des Cahiers du Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, "Seuil de tolérance aux étrangers" (pp. 73-75).
Rappelons que ce débat sur la notion de "seuil de tolérance" se situe dans le contexte de l'émergence d'une conscience de la présence étrangère en France et surtout de la publication et publicisation de l'enquête d' A. Girard de l'INED que reprend Alain Morice dans son article "Du seuil de tolérance au racisme banal, ou les avatars de l’opinion fabriquée", Journal des anthropologues [En ligne], 110-111 | 2007 URL : http://jda.revues.org/2509".
Véronique De Rudder reprend ici le fait que cette notion bénéficie d'un succès médiatique en dépit du fait que les sociologues et démographes à qui en est attribué la paternité "sont nombreux à refuser de la reconnaître et à lui dénier tout statut scientifique" (p. 10). Elle invite de ce fait à chercher à en comprendre le succès en interrogeant son contenu théorique, idéologique et son sens social. puisque toutes les enquêtes, y compris quand les questions sont perverties comme dans celle de Girard en 1971, "S'il existe un seuil de tolérance, il n'a, à la limite, rien à voir avec l'importance de la population étrangère. Il n' y a pas de relation statistique rigoureuse entre attitudes et pourcentage d'étrangers" (cf. CHARBIT (Y.), LAMY (M.L.) : Attitudes à l'égard des étrangers et seuils 'de tolérance. Les enquêtes de l'I.N.E.D., in Sociologie du Sud-Est, N° spécial : Le seuil de tolérance aux étrangers.
Colloque du C.I.R.D.O.M., N° 5-6, juillet 1975). Comme on le sait, ce résultat n'a en rien gêné la carrière de cette notion". p. 14.
Aucune étude sur des faits réels ne permet d'abonder l'idée qu'il y aurait un seuil à ne pas dépasser. L'idée de seuil de tolérance n'a donc d'autre fonction que l'usage social qui en est fait par des acteurs qui en ont des intérêts.
"Le seuil de tolérance fonctionne comme une théorie interprétative basée sur l'existence indubitable d'une corrélation sociale, elle-même tirée d'une supposée corrélation statistique entre densité ou taux d'étrangers et problèmes inter-ethniques. Cet édifice ne repose sur aucune base logique. D'abord parce que la corrélation statistique n'est pas établie, ensuite, parce que quand bien même elle le serait, on ne pourrait ni en déduire ipso-facto qu'elle constitue une corrélation sociale réelle, ni a fortiori fonder sur elle une théorie explicative.
Introuvable, le "seuil de tolérance aux étrangers" reste une idée reçue. C'est dès lors vers son usage social que doivent se tourner les interrogations." (p. 16)
Il s'agit pour Véronique de Rudder de dévoiler quel est en fait le contenu idéologique de la notion, ce qu'elle cache sous ses allures pseudo-scientifiques.
Elle décompose le groupe de mots : " L'idée de seuil, tout d'abord, évoque celle d'une limite, d'une frontière entre le dedans'et le dehors, le soi et le non soi, que l'on ne franchit pas sans conséquence. Par le "seuil" (de tolérance) on affirme implicitement les contours d'une société française Une et indivisible et l'on désigne plus clairement l'étranger comme un intrus. L'immigration est, par ce biais, présentée à la fois comme un phénomène anormal, voire pathologique, et comme une invasion." (p. 17)
Bien que Véronique de Rudder n'ait jamais vraiment travaillé empiriquement sur l'analyse du conflit inter-ethnique, elle situe dans cet article le succès de la notion de seuil de tolérance comme un exutoire simpliste au manque d'explication sociologique au possibles conflits interethniques. Sur ce dernier point elle cite une seule étude qui aurait alors déjà tenté de traiter cette question : " Les recherches sur les conflits de ce type sont rares. Seule·, à notre connaissance, une étude intitulée "La fonction-miroir" (4) apporte quelques lumières à ce sujet. Le conflit y apparaît comme le "nœud d'un réseau de tensions" qui "s'élabore dans toutes les formes de refus de la différence, se manifeste sous toutes'les' formes de conformisme social et institutionnel, se décharge dans toutes les formes d'intolérance dont le racisme n'est qu'une manifestation particulière" (ALLAL · T.), BUFFARD (J.P.), MARIE (M.), REGAZZOLA (T.) : La fonction-
miroir. On croit parler des immigrés alors qu'en fait ...).)
Le fait conflictuels procèdent, selon les auteurs, d'une pluralité de situations d'équilibre possibles: "équilibre par la domination, par la dénégation ou de type colonial", avec, parfois, des superpositions." (p.19)
Pour Véronique de Rudder : "Il apparaît en tout cas que c'est dans l'articulation singulière entre divers éléments - dont le quantitatif n'est que l'un parmi les autres - et en particulier dans la prise en compte de l'historique de la constitution de la population d'une zone ou d'une ville donnée, comme dans l'analyse des représentations et identifications collectives intervenant concrètement dans l'interaction sociale, que peut s'expliquer où, quand et comment, surgissent les conflits." (p. 19) [voir d'ailleurs à ce sujet les excellentes analyses faites par Chantal Crenn sur les relations entre anciens immigrés et nouveaux dans la région de Sainte Foy La grande ou celle de Laurence Kotobi dans celle du haut Medoc Cf. séminaire GERMES du 14 fev 2017]
"Au-delà des événements contingents (le "détonateur") qui sont à l'origine de l'éclatement d'un conflit, il faut en effet s'interroger sur ses enjeux profonds. Il importe à cet égard de savoir au sein de quelle population initiale ont été implantés les immigrés et quelles étaient, intérieurement à leur arrivée, les tensions qui la traversaient ou l'opposaient à d'autres groupes sociaux. Il faut, de même, connaître la genèse de la population étrangère (par quels mécanismes elle se trouve logée en ce lieu), le rythme de son installation, ses caractéristiques sociales et démographiques, etc. Il est nécessaire également d'interroger les représentations que les groupes sociaux se font d'eux-mêmes et de leur avenir. La source réelle de conflit tient en effet moins souvent à la quantité d'étrangers au sens strict qu'à l'altération de l'image que les habitants ont et veulent donner d'eux-mêmes: l'implantation d'immigrés les dévalue) les ravale, en quelque sorte, au même rang social qu'eux, ou risque de le faire.
La question du nombre d'étrangers n'est alors qu'un élément de contexte parmi d'autres et est secondaire par rapport au mode de fonctionnement des mécanismes de l'identification sociale. La preuve en est qu'il n'en va pas de même pour toutes les nationalités étrangères, parce que toutes n'étant pas également infériorisées socialement, toutes n'ont pas cet effet de dévalorisation de l'image sociale des habitants français." (pp. 19-20)
La force métaphorique de l'analogie médicale de la notion de seuil de tolérance qui explique aussi en partie son succès dans les représentations, permet de masquer les vrais enjeux politiques, structurels tels que la crise urbaine, la concurrence entre travailleurs immigrés et travailleurs français sur les marchés de l'immobilier [ou du travail sans doute] : " Le maintien d'un habitat insalubre sera expliqué par la tendance des immigrés à se regrouper et à économiser au maximum sur le prix de leur logement en France, mais n'apparaîtra pas comme une soupape à l'insuffisance du logement social et de l'aide pour l'accès à d'autres catégories d'habitat, et encore moins comme la préservation de réserves foncières promises à terme à la reconquête urbaine." (p. 20)
Enfin l'analogie avec le médical permet aussi de naturaliser le racisme qui devient comme un système de défense "naturelle" comme une agression d'un corps étranger... : " L'image de l'unité du corps social a aussi pour conséquence de naturaliser le racisme dans un fatalisme substantialiste : "Le racisme est immémorial parce qu'il est dans la nature de l'homme, et aucune société ne saurait, sans réagir, supporter trop de "greffes"
étrangères", Le racisme, il faut sans doute le combattre mais il faut aussi "faire avec", telle est la philosophie du seuil de tolérance qui présente l'avantage de l'autoriser et de l'interdire simultanément.
Il l'autorise parce qu'il affirme que des étrangers "point trop n'en faut". Il l'interdit parce qu'il fait en même temps admettre que pour l'économie (la santé) nationale il en faut tout de même." (p. 21)
Au final si cette notion marche aussi bien c'est parce qu'elle permet en apparence de résoudre ce dernier paradoxe. Accepter d'avoir des étrangers pour les exploiter mais les rejeter tout aussitôt comme hors du "nous". Le tolérer comme travailleur temporaire dans une hiérarchie bien repérable mais dans son backyard ou comme voisin de palier qui le placerait dans une position beaucoup plus égalitaire... :
"Le dominant, seul, a la maîtrise des frontières du dedans et du dehors et c'est lui seul qui admet ou non l'autre comme semblable. Car, de manière générale, l'immigré en France n'est jamais que toléré, et ne l'est qu'à la condition qu'il ne déborde pas des territoires sociaux qui lui sont assignés. Or, le territoire par excellence de l'immigré, c'est celui de la production,. et au sein de celle-ci les emplois les moins qualifiés, les plus pénibles, les plus dangereux.
Ce n'est jamais à ce propos qu'est évoqué le seuil de tolérance - et il peut bien y avoir, dans certains ateliers, jusqu'à 80% d'ouvriers étrangers - mais au sujet des quartiers, des logements, des écoles, des équipements sociaux..., bref, de tout ce qui concerne la reproduction de la force de travail. Ce à quoi sert le seuil de tolérance, et là est le fond du problème, c'est à tenter de réduire les travailleurs immigrés à la seule force de travail qu'ils représentent, c'est à limiter au maximum leurs "coûts sociaux", le prix de leur reproduction." (p. 22) " C'est donc moins à la différence que réfère, en dernière analyse, le "seuil de tolérance aux étrangers" qu'à son traitement socio-économique surexploitation, infériorisation, domination, discrimination, etc . . . -(2 ), traitement qui fait de l'immigré l'objet et l'enjeu de la gestion économique et sociale de la force de travail, en France. Le "seuil" n'existe pas ailleurs que dans cette logique gestionnaire à la recherche de normes institutionnelles et de caution scientifique vraie ou fausse. Il s'agit en fait d'un outil idéologique de gestion, d'une catégorie de gouvernement."(p.23)
On pourra se demander en quoi la notion de seuil de tolérance" a priori moins présente dans les années 2000 dans les discours, n'a pas été efficacement relayée par la notion des limite de l'accueil repris par les politiques de droite comme de gauche "on ne peut pas accueillir toute la misère du monde" sous entendue on a une capacité limite, limite qui ne réfère sans doute pas seulement à la capacité économique mais évoque bien plutôt la capacité d'ingestion ou de digestion (encore une analogie biologique)
A coté de la notion de "seuil de tolérance" qui est au cœur de cet article, on y trouve deux autres notions abordées qui feront son sillon dans d'autres articles. D'une part la notion de "Ghettos" et d'autre part celle de Relations inter-ethniques (écrite avec un tiret) qu'elle situe p. 11 dans les apports de la sociologie des migration états-unienne et plus spécifiquement l'école de Chicago. Néanmoins son rappel,des études américaines de cette époque montre que celles-ci s'exprime non pas vraiment sur l'idée d'une seuil de tolérance mais sur celle de la distance sociale (notion très différente puisqu'elle renvoie à une échelle des statuts sociaux et non à un quota ou un seuil quantifiable) "Pour mémoire, on peut rappeler qu'elles établissent que l'attitude des blancs à l'égard des noirs varie avec la distance sociale qui sépare un blanc d'un noir; que des réactions racistes apparaissent lorsque la population blanche se sent menacée dans son statut et qu'elles sont plus liées à des situations socio-économiques qu'à des caractéristiques de personnalité;"(p. 12).
La notion de tolérance serait davantage perceptible (encore que il faut réinterpréter les travaux américains) dans la réflexion sur les ghettos dont Véronique de Rudder rappelle que de ces travaux découlent également "que la formation des ghettos dépend de la différence entre les taux d'accroissement des populations noires et blanches. Plus le taux d'accroissement des noirs est élevé relativement à celui des blancs, plus il y a ghetto, etc." (p. 12) qui renvoie effectivement dans ces travaux à l'idée d'un seuil critique (tipping point qui voudrait que dès que les noirs constituent plus de 10% de la population d'un quartier donné, ils voient se réduire leur marge de liberté de choix résidentiel et voient leur chances d'être ghéttoiser augmenter. Véronique de Rudder reconnait elle-même que le tipping point est d'inspiration différente de celle de seuil de tolérance (qui elle fait surtout l'analogie avec la pensée médicale de la tolérance aux corps étrangers par un organisme).
Elle reprend ensuite le contexte français et notamment l'enquête de Girard de 1971 qui "fait très
explicitement référence à l'idée qu'il existe une proportion d'étrangers à ne pas dépasser dans une ville, un ensemble de logements, une école (2). Cette enquête a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment du fait de l'imposition de l'idée de seuil par la formulation même . des questions (3). On peut même penser que, d'une certaine manière, cette enquête a participé à la vulgarisation de la notion." (p. 14) et de celle réitérée en 1974 qui " inclut des questions sur l'existence même ' d'un seuil: "Dans une classe., pensez-vous qu'il y a un nombre d'élèves étrangers au-dessus duquel la classe est gênée ou retardée ? Si oui, à partir de quel nombre pour une classe de 30 élèves" (Cf. GIRARD {A.), CHARBIT (Y.), LAMY (M.L.) : L'attitude des Français à l'égard de l'immigration étrangère, in Population, N° 6, 1974.)" (p. 14).
Les deux contenus sont identiques.
Cet article est le premier d'une série de 10 articles (dont un entretien) sur ce thème du "seuil de tolérance" ou encore du "quota" tolérable des étrangers dans un espace donné (quartiers, HLM, écoles). Véronique de Rudder avait déjà fait allusion à cette question et à son agitation politique et médiatique notamment en se référant à un numéro spécial de la revue Sociologie du Sud-est paru en juillet-octobre 1975, N°5/6 "Le seuil de tolérance aux étrangers" dans lequel on a des articles des sociologues et psychologues de la génération précédente (C. Camillieri "Seuil de tolérance et perception de la différence, pp. 15-24; R. Duchac "Le seuil de tolérance aux étrangers : avatars d'un concept en situation de migration internationale" pp. 25-37; M. Marié "Quelques réflexions sur le concept de seuil de tolérance" pp. 39-50; M. Nancy "La stratégie algérienne face au(x) seuil(s) de tolérance des français aux étrangers" pp. 75-81; Y. Charbit & M.-L. Lamy "Attitude à l'égard des étrangers et seuils de tolérance : les enquêtes de l'INED" pp. 85-99, A. Hayot "Seuil de tolérance, immigration et crise urbaine" pp. 123-129 et de N. Chenu "Ni ghetto, ni saupoudrage" pp.131-133) ) qui prenait position post enquête de Girard de 1971 et tentaient de désamorcer le succès de cette soi-disant bonne idée.
Véronique reprendra d'ailleurs ce titre de ce numéro spécial plus tard en 1993 dans un dernier article sur cette question pour la revue Pluriel n° 1 de la série des Cahiers du Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, "Seuil de tolérance aux étrangers" (pp. 73-75).
Rappelons que ce débat sur la notion de "seuil de tolérance" se situe dans le contexte de l'émergence d'une conscience de la présence étrangère en France et surtout de la publication et publicisation de l'enquête d' A. Girard de l'INED que reprend Alain Morice dans son article "Du seuil de tolérance au racisme banal, ou les avatars de l’opinion fabriquée", Journal des anthropologues [En ligne], 110-111 | 2007 URL : http://jda.revues.org/2509".
Véronique De Rudder reprend ici le fait que cette notion bénéficie d'un succès médiatique en dépit du fait que les sociologues et démographes à qui en est attribué la paternité "sont nombreux à refuser de la reconnaître et à lui dénier tout statut scientifique" (p. 10). Elle invite de ce fait à chercher à en comprendre le succès en interrogeant son contenu théorique, idéologique et son sens social. puisque toutes les enquêtes, y compris quand les questions sont perverties comme dans celle de Girard en 1971, "S'il existe un seuil de tolérance, il n'a, à la limite, rien à voir avec l'importance de la population étrangère. Il n' y a pas de relation statistique rigoureuse entre attitudes et pourcentage d'étrangers" (cf. CHARBIT (Y.), LAMY (M.L.) : Attitudes à l'égard des étrangers et seuils 'de tolérance. Les enquêtes de l'I.N.E.D., in Sociologie du Sud-Est, N° spécial : Le seuil de tolérance aux étrangers.
Colloque du C.I.R.D.O.M., N° 5-6, juillet 1975). Comme on le sait, ce résultat n'a en rien gêné la carrière de cette notion". p. 14.
Aucune étude sur des faits réels ne permet d'abonder l'idée qu'il y aurait un seuil à ne pas dépasser. L'idée de seuil de tolérance n'a donc d'autre fonction que l'usage social qui en est fait par des acteurs qui en ont des intérêts.
"Le seuil de tolérance fonctionne comme une théorie interprétative basée sur l'existence indubitable d'une corrélation sociale, elle-même tirée d'une supposée corrélation statistique entre densité ou taux d'étrangers et problèmes inter-ethniques. Cet édifice ne repose sur aucune base logique. D'abord parce que la corrélation statistique n'est pas établie, ensuite, parce que quand bien même elle le serait, on ne pourrait ni en déduire ipso-facto qu'elle constitue une corrélation sociale réelle, ni a fortiori fonder sur elle une théorie explicative.
Introuvable, le "seuil de tolérance aux étrangers" reste une idée reçue. C'est dès lors vers son usage social que doivent se tourner les interrogations." (p. 16)
Il s'agit pour Véronique de Rudder de dévoiler quel est en fait le contenu idéologique de la notion, ce qu'elle cache sous ses allures pseudo-scientifiques.
Elle décompose le groupe de mots : " L'idée de seuil, tout d'abord, évoque celle d'une limite, d'une frontière entre le dedans'et le dehors, le soi et le non soi, que l'on ne franchit pas sans conséquence. Par le "seuil" (de tolérance) on affirme implicitement les contours d'une société française Une et indivisible et l'on désigne plus clairement l'étranger comme un intrus. L'immigration est, par ce biais, présentée à la fois comme un phénomène anormal, voire pathologique, et comme une invasion." (p. 17)
Bien que Véronique de Rudder n'ait jamais vraiment travaillé empiriquement sur l'analyse du conflit inter-ethnique, elle situe dans cet article le succès de la notion de seuil de tolérance comme un exutoire simpliste au manque d'explication sociologique au possibles conflits interethniques. Sur ce dernier point elle cite une seule étude qui aurait alors déjà tenté de traiter cette question : " Les recherches sur les conflits de ce type sont rares. Seule·, à notre connaissance, une étude intitulée "La fonction-miroir" (4) apporte quelques lumières à ce sujet. Le conflit y apparaît comme le "nœud d'un réseau de tensions" qui "s'élabore dans toutes les formes de refus de la différence, se manifeste sous toutes'les' formes de conformisme social et institutionnel, se décharge dans toutes les formes d'intolérance dont le racisme n'est qu'une manifestation particulière" (ALLAL · T.), BUFFARD (J.P.), MARIE (M.), REGAZZOLA (T.) : La fonction-
miroir. On croit parler des immigrés alors qu'en fait ...).)
Le fait conflictuels procèdent, selon les auteurs, d'une pluralité de situations d'équilibre possibles: "équilibre par la domination, par la dénégation ou de type colonial", avec, parfois, des superpositions." (p.19)
Pour Véronique de Rudder : "Il apparaît en tout cas que c'est dans l'articulation singulière entre divers éléments - dont le quantitatif n'est que l'un parmi les autres - et en particulier dans la prise en compte de l'historique de la constitution de la population d'une zone ou d'une ville donnée, comme dans l'analyse des représentations et identifications collectives intervenant concrètement dans l'interaction sociale, que peut s'expliquer où, quand et comment, surgissent les conflits." (p. 19) [voir d'ailleurs à ce sujet les excellentes analyses faites par Chantal Crenn sur les relations entre anciens immigrés et nouveaux dans la région de Sainte Foy La grande ou celle de Laurence Kotobi dans celle du haut Medoc Cf. séminaire GERMES du 14 fev 2017]
"Au-delà des événements contingents (le "détonateur") qui sont à l'origine de l'éclatement d'un conflit, il faut en effet s'interroger sur ses enjeux profonds. Il importe à cet égard de savoir au sein de quelle population initiale ont été implantés les immigrés et quelles étaient, intérieurement à leur arrivée, les tensions qui la traversaient ou l'opposaient à d'autres groupes sociaux. Il faut, de même, connaître la genèse de la population étrangère (par quels mécanismes elle se trouve logée en ce lieu), le rythme de son installation, ses caractéristiques sociales et démographiques, etc. Il est nécessaire également d'interroger les représentations que les groupes sociaux se font d'eux-mêmes et de leur avenir. La source réelle de conflit tient en effet moins souvent à la quantité d'étrangers au sens strict qu'à l'altération de l'image que les habitants ont et veulent donner d'eux-mêmes: l'implantation d'immigrés les dévalue) les ravale, en quelque sorte, au même rang social qu'eux, ou risque de le faire.
La question du nombre d'étrangers n'est alors qu'un élément de contexte parmi d'autres et est secondaire par rapport au mode de fonctionnement des mécanismes de l'identification sociale. La preuve en est qu'il n'en va pas de même pour toutes les nationalités étrangères, parce que toutes n'étant pas également infériorisées socialement, toutes n'ont pas cet effet de dévalorisation de l'image sociale des habitants français." (pp. 19-20)
La force métaphorique de l'analogie médicale de la notion de seuil de tolérance qui explique aussi en partie son succès dans les représentations, permet de masquer les vrais enjeux politiques, structurels tels que la crise urbaine, la concurrence entre travailleurs immigrés et travailleurs français sur les marchés de l'immobilier [ou du travail sans doute] : " Le maintien d'un habitat insalubre sera expliqué par la tendance des immigrés à se regrouper et à économiser au maximum sur le prix de leur logement en France, mais n'apparaîtra pas comme une soupape à l'insuffisance du logement social et de l'aide pour l'accès à d'autres catégories d'habitat, et encore moins comme la préservation de réserves foncières promises à terme à la reconquête urbaine." (p. 20)
Enfin l'analogie avec le médical permet aussi de naturaliser le racisme qui devient comme un système de défense "naturelle" comme une agression d'un corps étranger... : " L'image de l'unité du corps social a aussi pour conséquence de naturaliser le racisme dans un fatalisme substantialiste : "Le racisme est immémorial parce qu'il est dans la nature de l'homme, et aucune société ne saurait, sans réagir, supporter trop de "greffes"
étrangères", Le racisme, il faut sans doute le combattre mais il faut aussi "faire avec", telle est la philosophie du seuil de tolérance qui présente l'avantage de l'autoriser et de l'interdire simultanément.
Il l'autorise parce qu'il affirme que des étrangers "point trop n'en faut". Il l'interdit parce qu'il fait en même temps admettre que pour l'économie (la santé) nationale il en faut tout de même." (p. 21)
Au final si cette notion marche aussi bien c'est parce qu'elle permet en apparence de résoudre ce dernier paradoxe. Accepter d'avoir des étrangers pour les exploiter mais les rejeter tout aussitôt comme hors du "nous". Le tolérer comme travailleur temporaire dans une hiérarchie bien repérable mais dans son backyard ou comme voisin de palier qui le placerait dans une position beaucoup plus égalitaire... :
"Le dominant, seul, a la maîtrise des frontières du dedans et du dehors et c'est lui seul qui admet ou non l'autre comme semblable. Car, de manière générale, l'immigré en France n'est jamais que toléré, et ne l'est qu'à la condition qu'il ne déborde pas des territoires sociaux qui lui sont assignés. Or, le territoire par excellence de l'immigré, c'est celui de la production,. et au sein de celle-ci les emplois les moins qualifiés, les plus pénibles, les plus dangereux.
Ce n'est jamais à ce propos qu'est évoqué le seuil de tolérance - et il peut bien y avoir, dans certains ateliers, jusqu'à 80% d'ouvriers étrangers - mais au sujet des quartiers, des logements, des écoles, des équipements sociaux..., bref, de tout ce qui concerne la reproduction de la force de travail. Ce à quoi sert le seuil de tolérance, et là est le fond du problème, c'est à tenter de réduire les travailleurs immigrés à la seule force de travail qu'ils représentent, c'est à limiter au maximum leurs "coûts sociaux", le prix de leur reproduction." (p. 22) " C'est donc moins à la différence que réfère, en dernière analyse, le "seuil de tolérance aux étrangers" qu'à son traitement socio-économique surexploitation, infériorisation, domination, discrimination, etc . . . -(2 ), traitement qui fait de l'immigré l'objet et l'enjeu de la gestion économique et sociale de la force de travail, en France. Le "seuil" n'existe pas ailleurs que dans cette logique gestionnaire à la recherche de normes institutionnelles et de caution scientifique vraie ou fausse. Il s'agit en fait d'un outil idéologique de gestion, d'une catégorie de gouvernement."(p.23)
On pourra se demander en quoi la notion de seuil de tolérance" a priori moins présente dans les années 2000 dans les discours, n'a pas été efficacement relayée par la notion des limite de l'accueil repris par les politiques de droite comme de gauche "on ne peut pas accueillir toute la misère du monde" sous entendue on a une capacité limite, limite qui ne réfère sans doute pas seulement à la capacité économique mais évoque bien plutôt la capacité d'ingestion ou de digestion (encore une analogie biologique)
A coté de la notion de "seuil de tolérance" qui est au cœur de cet article, on y trouve deux autres notions abordées qui feront son sillon dans d'autres articles. D'une part la notion de "Ghettos" et d'autre part celle de Relations inter-ethniques (écrite avec un tiret) qu'elle situe p. 11 dans les apports de la sociologie des migration états-unienne et plus spécifiquement l'école de Chicago. Néanmoins son rappel,des études américaines de cette époque montre que celles-ci s'exprime non pas vraiment sur l'idée d'une seuil de tolérance mais sur celle de la distance sociale (notion très différente puisqu'elle renvoie à une échelle des statuts sociaux et non à un quota ou un seuil quantifiable) "Pour mémoire, on peut rappeler qu'elles établissent que l'attitude des blancs à l'égard des noirs varie avec la distance sociale qui sépare un blanc d'un noir; que des réactions racistes apparaissent lorsque la population blanche se sent menacée dans son statut et qu'elles sont plus liées à des situations socio-économiques qu'à des caractéristiques de personnalité;"(p. 12).
La notion de tolérance serait davantage perceptible (encore que il faut réinterpréter les travaux américains) dans la réflexion sur les ghettos dont Véronique de Rudder rappelle que de ces travaux découlent également "que la formation des ghettos dépend de la différence entre les taux d'accroissement des populations noires et blanches. Plus le taux d'accroissement des noirs est élevé relativement à celui des blancs, plus il y a ghetto, etc." (p. 12) qui renvoie effectivement dans ces travaux à l'idée d'un seuil critique (tipping point qui voudrait que dès que les noirs constituent plus de 10% de la population d'un quartier donné, ils voient se réduire leur marge de liberté de choix résidentiel et voient leur chances d'être ghéttoiser augmenter. Véronique de Rudder reconnait elle-même que le tipping point est d'inspiration différente de celle de seuil de tolérance (qui elle fait surtout l'analogie avec la pensée médicale de la tolérance aux corps étrangers par un organisme).
Elle reprend ensuite le contexte français et notamment l'enquête de Girard de 1971 qui "fait très
explicitement référence à l'idée qu'il existe une proportion d'étrangers à ne pas dépasser dans une ville, un ensemble de logements, une école (2). Cette enquête a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment du fait de l'imposition de l'idée de seuil par la formulation même . des questions (3). On peut même penser que, d'une certaine manière, cette enquête a participé à la vulgarisation de la notion." (p. 14) et de celle réitérée en 1974 qui " inclut des questions sur l'existence même ' d'un seuil: "Dans une classe., pensez-vous qu'il y a un nombre d'élèves étrangers au-dessus duquel la classe est gênée ou retardée ? Si oui, à partir de quel nombre pour une classe de 30 élèves" (Cf. GIRARD {A.), CHARBIT (Y.), LAMY (M.L.) : L'attitude des Français à l'égard de l'immigration étrangère, in Population, N° 6, 1974.)" (p. 14).
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