« L’Enfant et la rivière » parait initialement chez Charlot, à Alger, dans une édition illustrée par Eliane Jalabert-Edon, en 1945, juste après qu’Henri Bosco a obtenu le prix Renaudot pour « Le Mas Théotime ». Il permet à Henri Bosco d’élargir son public notamment vers le public jeunesse, d’autant plus quand ce récit est réédité par Gallimard en 1953 dans la « Bibliothèque blanche », une collection qui se veut le pendant pour enfants de la fameuse collection Blanche. Le récit connaît un grand succès public, même s’il est considéré par les critiques comme un récit mineur.
Comme « L’Âne Culotte », le récit de « L’Enfant et la rivière » a servi à Henri Bosco pour les dictées qu’il faisait faire à ses élèves au Lycée Gouraud au moment de son écriture. Mais son origine est antérieure. Selon Henri Bosco, le récit de « L’enfant et la rivière » a pour ascendance un premier récit qu’il rédige à l’âge de 7 ans : « Dans ma vie il y a eu la haie, le petit pupitre, le cahier de cent pages à deux sous que ma mère avait mis de côté parce qu'« on a besoin d'un cahier en réserve, il en manque toujours». Ma mère avait le sens de l'économie. Et c'est ce cahier qui, providentiellement, s'est trouvé là, et m'a permis d'écrire la première version de L'Enfant et la Rivière. Cette version ne ressemblait pas du tout à ce que j'ai écrit plus tard. C'était une histoire d'évasion, l'évasion d'un enfant. Avec d'autres camarades d'ailleurs. Tous partaient sur la Durance dans une barque. Une histoire terrible : il y avait des Indiens sur la Durance ! Figurez-vous ! Et on se battait avec des Indiens. En somme, c'était une histoire banale, inspirée des récits de trappeurs américains, selon Fenimore Cooper et d'autres... » (Henri Bosco, « Entretien avec Monique Chabanne, page 73). C’est avec ce récit que débute sa vocation d’écrivain, cet épisode revient donc dans le volume de souvenirs « Un oubli moins profond » et de manière romancée dans « Antonin ». Bien que l’intrigue diffère, le récit enfantin et « L’Enfant et la rivière » tournent autour de la Durance et de son impression sur Henri Bosco enfant.
Car dans ce récit, si nous sommes à nouveau en Provence, ce n’est pas du côté de la terre, mais de l’eau. Dans le liminaire, « Origines », écrit pour l’édition de « l’Enfant et la rivière » illustrée par Simon Goldberg par le Cercle lyonnais du livre, en 1960, il dépeint le sentiment puissant qu’il éprouve pour la Durance : « […] j’ai pris une connaissance émouvante de cette étrange et mystérieuse rivière.
Je n’emploie pas ces deux qualificatifs au hasard.
Etrange, la Durance l’est par ses caprices, ses fonds qui changent en secret, ses mouvants rivages. Mystérieuse, par ce littoral, par ses îles, par la vie animale qui tantôt s’y cache, tantôt fugitivement s’y laisse surprendre. […] Tout y était donc pour moi, enfant solitaire, une tentation… […]
Elle ne s’est plus effacée. Et aujourd’hui, après tant d’années et d’interminables absences, je ne puis penser à cette rivière sans me dire qu’elle m’aimait comme je l’aime encore. Si bien qu’ayant affaire à des enfants (hélas ! groupés dans une classe) j’ai cru, un jour, ne pouvoir mieux leur plaire, et prendre en même temps mon plaisir dans le leur, qu’en évoquant, dans un récit, et l’enfant que je fus et ce que me fut ma rivière… […]
J’ai dicté, puis écrit ce livre. L’aventure y est. Il le fallait bien. Mais le vrai sujet, c’est l’amour des eaux qui a enchanté mon enfance. […]
Ainsi, grâce à ces eaux, j’ai pu raconter, dans ce livre, une double enfance, la mienne, l’une vécue, l’autre rêvée, sans savoir — mais ce fut un bien — distinguer de la vie réelle le songe qu’elle m’inspirait. »
Ainsi, « L’Enfant et la rivière » est un récit initiatique qui met en scène un enfant solitaire comme l’était Henri Bosco : Pascalet grandit dans un mas de la campagne avignonnaise, entourés de son père, de sa mère, et de Tante Martine, trois personnages qui représentent l’autorité, lui délivrant des interdits, dont celui de ne pas s’approcher de la rivière. Le premier chapitre « Tentation » dresse le portrait de cette vie monotone, dans un environnement trop connu, alors que la rivière, invisible, n’existe que par les paroles des adultes et exerce une fascination sur l’enfant. Cette fascination se tourne aussi vers le personnage de Bargabot, le braconnier qui passe la frontière entre le monde connu et le monde de la rivière. Bargabot est le médiateur et le tentateur vers une vie libre, vers l’autre monde. Pascalet franchit une première fois la limite dans une escapade solitaire sur les bords de la rivière et atteint la frontière, un « remblai de terre couronné de peupliers » (Gallimard, 1953, page 23), qu’il grimpe et d’où il découvre la rivière et sa puissance. C’est lors de sa deuxième escapade, où Pascalet plus enhardi gagne les rives, prend une barque et rejoint l’île au milieu de la rivière, que symboliquement, il largue donc les amarres pour entrer dans l’aventure initiatique de la découverte de l’autre monde où l’attendent des épreuves. On peut appliquer à « L’Enfant et la rivière » la description qu’Henri Bosco fait de sa première rencontre de la Durance dans « Le Chemin de Monclar » : « J’ai été arrêté avant d’arriver jusqu’au fleuve par une terreur religieuse […] étant inexplicable, elle devait être d’une autre nature que la peur devant le danger. C’était l’arrêt de l’âme et de la chair devant l’apparition d’un mystère qui m’était alors indéfinissable et qui l’est resté » (Gallimard, 1962, page 131). Et devant ce mystère, l’initiation est nécessaire : « J’étais aux portes d’un mystère, et, comme dans tous les mystères, il faut un guide et un flambeau, n’ayant ni l’un ni l’autre, j’éprouvais l’étrange impression de ma préparer à un sacrilège » (page 130). La terreur ressentie par Henri Bosco enfant et Pascalet a à voir avec le « Thambos » grec, cet étonnement mêlé d’effroi de la perception du sacré. La peur est le seuil du sacré. Pascalet affronte la peur qui va se matérialiser dans les Bohémiens représentant un mode de vie marginal et itinérant, loin des règles et de la justice puisqu’ils sont aussi représentés comme « enleveur d’enfants », et va au bout de l’épreuve initiatique en délivrant Gatzo. En franchissant le seuil de la peur, il est entré dans le sacré et suit l’initiation comme dans les mystères grecs notamment orphiques.
Le motif de l’île — sur laquelle Pascalet affronte la première partie de son aventure — est chez Henri Bosco intimement lié au parcours initiatique : atteindre l’île signifie franchir une zone isolante et donc une rupture avec le monde connu et le silence des îles est toujours investi de la puissance de l’attente et de la confrontation à un secret. Poussé par ce silence et ce secret, le héros bosquien comme Pascalet part en exploration de l’île, une aventure qui mène du dénuement à la plénitude. Si Pascalet sur l’île qu’il atteint au milieu du fleuve, se sent seul, il part ensuite avec Gatzo vers d’autres îles sur le fleuve dans le chapitre des « eaux-dormantes ». Le récit s’oriente vers la robinsonnade : dans ce genre littéraire, tenant son nom du « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe, le héros se retrouve isolé de sa civilisation et contraint d’improviser des moyens de survie. Pascalet et Gatzo ayant fui sur la barque volée aux Bohémiens, barque riche de trésors et équipée d’une rose des vents aux seize noms, outil symbolique de l’initiation, se retrouvent dans un archipel d’îlots et de bras d’eaux mortes sur la rivière, dessinant une robinsonnade provençale dans cet environnement semblable à une île déserte par son caractère inconnu. Dans les îles du fleuve, le récit initiatique se poursuit avec Gatzo pour initiateur : il apprend à Pascalet à pêcher, allumer un feu, créer une source, cuire un poisson… Depuis la barque, « tous les bruits, tous les soupirs, des mouvements furtifs, un clapotis, desgouttelettes, ce plongeon d’un rat effaré, là-bas cet oiseau vif qui s’éclabousse, le choc d’un éboulis, le glissement d’une sarcelle qui se faufile entre les joncs, un rauque appel, la rousserole, tout à coup, le sifflet d’un loriot » (page 65) permettent de déchiffrer ce nouveau monde, en pleine nature. Le héros ébranlé au plus profond de son être fait la traversée de lui-même et atteint la plénitude ; cette robinsonnade loin de toute société humaine dans des îles concrètes devient une île mentale où il se saisit du présent, le temps étant aboli : « Tout ce que nous faisions durait longtemps ; et nous trouvions ce temps trop court. Car sur les eaux dormantes tous les gestes sont lents, et c’est avec lenteur qu’une barque s’en va d’un îlot à l’autre » (page 87). Les îles deviennent des temples où le héros renaît. Les garçons découvrent la magie primordiale du monde : « L’eau, la terre, le feu et l’air furent révélés » (page 76). La robinsonnade vire à la restauration d’un état paradisiaque dans la fusion avec la nature.
« L’enfant et la rivière » est le prototype des romans d’Henri Bosco mettant en scène des enfants dans des paradis, où il est toujours question derrière cette thématique de dédoublement enfantin. Pascalet, lorsqu’il s’échappe vers l’ailleurs, se place dans une posture passive d’enfant rêveur, qu’il garde dans la barque dans les eaux-dormantes, tandis que son double, Gatzo, plus beau, plus fort, plus grand, est capable d’affronter la réalité de la vie et de se faire une place dans le monde. Gatzo est un ami imaginaire rassurant Pascalet qui craint donc de le voir disparaître prochainement et inéluctablement. Avec lui, il atteint le Paradis, mais comme tous les couples d’enfants et notamment Constantin et Hyacinthe dans « L’Âne Culotte », l’hybris de la désobéissance qui a poussé Pascalet hors des frontières autorisées, implique punition et exclusion du paradis et le couple amical est séparé par le personnage féminin, Hyacinthe. Elle apparaît sur une troisième île, représentant une troisième part de l’identité enfantine, après la sauvagerie de la première et le Paradis des îlots des eaux-dormantes. « L’enfant et la rivière » est le récit-source de la trinité enfantine bosquienne du petit garçon, du petit sauvage et de la petite fille : Gatzo obsédé par Hyacinthe, son double féminin, part à sa recherche et abandonne Pascalet. Gatzo acquiert son identité enfantine entière, échappe au statut d’ami imaginaire en accédant à son propre double, féminin. Au-delà de la robinsonnade, « L’Enfant et la rivière » est l’histoire du double en soi et de la séparation et de la perte de l’autre. Le thème du dédoublement est ainsi au cœur du chapitre « Le montreur d’âmes » : dans le spectacle du théâtre ambulant, une seconde fiction vient dupliquer la première fiction en répétant et inversant celle-ci avec pour résultat de démasquer le paraître trompeur, démêler les identités — de Gatzo et de son grand-père Savinien —, intégrer l’Etranger dans l’univers familial. La découverte de l’identité de Gatzo qui en est issu ramène Pascalet à sa solitude ; il est amené à sortir de l’enfance par l’expérience du désenchantement. Cette perte entraine les personnages dans une quête qui est parallèle à la quête de l’écrivain, la quête de l’enfance perdue et de son paradis. Bosco confie ainsi à Savinien, le « montreur d’âmes » un rôle parallèle au sien, en tant qu’écrivain, qui par le pouvoir des mots crée un univers magique, et met fin à sa solitude.