Dans l’Avant-propos de l’édition de « L’Âne Culotte » au Club des Jeunes Amis du Livre en 1956, Henri Bosco raconte la genèse de son récit : « J'avais devant moi une quarantaine d'enfants. Toute une classe. [...] Elle avait l'air d'attendre [...]. D'un brusque mouvement, j'écartai de ma table tous les livres, et, les deux mains posées sur le bois nu, à très haute voix, je dis :
— Mes enfants, préparez-vous. On va écrire.
[...] Et, d'un ton solennel, je dis :
— Ecrivez le titre d'abord. Écoutez bien. Je dicte.
[...] Je fermai les yeux et dictai :
— L'Ane Culotte. »
C’est ainsi qu’en 1930-1931, la première idée de « L’Âne Culotte » apparaît sur les cahiers de dictée des élèves d’Henri Bosco à Bourg-en-Bresse, en improvisation et sans toutefois que le récit ne fasse état d’aucun âne. Le récit réel de « L’Âne Culotte » paraît partiellement en 6 épisodes entre mai 1936 et juin 1937 dans Aguedal, puis chez Gallimard en 1937. Ce récit permet à Henri Bosco d’obtenir une première reconnaissance littéraire grâce au bon accueil d’André Gide.
L’Âne Culotte est avant toute chose un roman de l’enfance et de l’initiation où le village provençal met en scène une société stéréotypée empreinte d’interdits, dont le principal est celui qui sera transgressé, le voyage à Belles-Tuiles et Fleuriade, voyage décrit comme une apothéose, ce qui accentue la force de la transgression. Le narrateur Constantin cherche face aux mystères qui se déroulent devant lui à relier les évènements, guidé par le commentaire des adultes dont le curé. Il s’agit de percer le secret du monde et de passer du statut d’enfant à celui de grandes personnes ayant la connaissance. La structure narrative relaie et prolonge cette initiation par sa complexité. Trois narrateurs se succède, un Constantin adulte, qui reconstitue ses souvenirs d’enfance, avec des bribes de mémoire orchestrées par son imagination ; le curé Chichambre dans un Journal qui donne les clés sur la vie connue de M. Cyprien dans un récit sensé et exempt d’affabulations ; et enfin, le Journal de Cyprien, concentré sur l’évolution de son dessein de manière systématique. Ainsi, Constantin apprend par les deux Journaux les clefs du mystère et le sens des évènements après les avoir vécu. Mais de manière toujours incertaine, les récits se mettant en question l’un l’autre et offrant des images-miroirs d’une même réalité. Les énigmes ne s’estompent qu’en apparence. Si le jeune Constantin ne comprend pas ce qui se passe mais donne des détails sur les évènements, l’abbé Chichambre tente d’interpréter les faits mystérieux avec rationalité et Cyprien donne son explication magique que finalement le curé Chichambre ne dément pas.
C’est que deux merveilleux s’affrontent : par le personnage de l’abbé Chichambre, Henri Bosco, qui dépeint une société provençale prête à expliquer les évènements par des forces invisibles, élabore un système de références en appelant à la mystique chrétienne ; tandis que M. Cyprien met en place une mystique païenne emplie des forces mystérieuses de la nature et magique, avec dans son journal un calendrier formant une nouvelle Genèse. Le personnage de Cyprien, qui avait fui l’Occident où « on [lui] avait enseigné trop de choses, et jamais le bonheur » (Gallimard, 1937, p. 179-180) (une référence certaine à ce mouvement des Appels de l’Orient et de ces Européens partis pour les colonies en espérant y trouver une vie spirituelle plus riche, comme Gabriel Germain), découvre dans le Pacifique, un paradis terrestre et apprend auprès d’une tribu de charmeurs de bêtes comment recréer ce paradis en Occident. Dans ce personnage de magicien « primitif », on retrouve la perception d’Henri Bosco inspirée du thambos des Grecs : « les imaginatifs pensent — si j’ose dire — par intuitions, et les intuitions ne s’expriment guère, d’abord, que par des figures. Rien de rationnel ne les lie. Elles ont leur propre logique — à part — et dont le caractère essentiel est l’illogisme. On explique a posteriori ce que le « primitif » crée irrationnellement et tâche de communiquer. Je suis naturellement un « primitif ». Je pense moins que je n’éprouve. » (Lettre d’Henri Bosco à Michel Mansuy, 11 mars 1968, publié dans Michel Mansuy, « Etudes sur l’imaginaire de la vie », p. 81-82). Avec ce caractère « primitif », il perçoit les franges des êtres et des choses, la zone irradiante des forces : là où « une condensation insolite de ces forces dans un même objet [fait] que cet objet devien[t] magnétique et agi[t] ainsi, par rayonnement de cette concentration excessive, sur les êtres et autres objets environnants » (Henri Bosco, « Simples propos sur la magie », La Tour Saint-Jacques, numéro 11-12, juillet-décembre 1957, p. 180-182). Si une partie de M. Cyprien véhicule la vision du monde d’Henri Bosco, celle qui recherche les ombres des choses, ce personnage est concurrencé et vaincu par l’abbé Chichambre, l’homme de Dieu chrétien.
Le thème majeur de « L’Âne Culotte » se trouve dans la recherche du Paradis terrestre : « Nous voulons tous le paradis sur terre » nous dit Constantin (Gallimard, 1937, p. 178). Un Paradis retrouvé puis perdu. M. Cyprien, par son pouvoir magique, par son alliance avec les puissances de la Terre, ces puissances nocturnes et obscures, aux mauvais vouloirs, recrée le Paradis dans les terres sauvages au-dessus du village, qui sont les terres interdites, non domestiquées, la montagne (inspirée du Lubéron), après le Pont de la Gayolle, la frontière que transgresse Constantin : « La montagne embaumait. Je ne résistai plus. Je passai le pont…
Et tout à coup je tremblai, car alors je sentis sous mes pieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. » (Gallimard, 1937, page 46).
Fleuriade est comme le Paradis décrit par l’abbé Chichambre à l’église, l’arche de Noé, une réserve d’enchantements où se rassemblent les animaux. Ce paradis, il est aussi celui de l’enfance, lié à la béatitude de retrouver son enfance perdue et son innocence, c’est pourquoi M. Cyprien tient tant à faire venir Constantin au Jardin et pourquoi après cet échec, il enlève Hyacinthe. Mais comme l’écrit Gabriel Germain, « l'Eden de Fleuriade est un effort de volonté et de magie. Les bêtes y viennent traînées par une force qui les surmonte, et l'amour que leur porte l'enchanteur ne les libère pas. Car sans doute aime-t-il son amour plus qu'il n'aime les créatures. » Ce paradis est une illusion et la menace de l’orgueil pèse sur lui. Cette menace, elle se personnalise dans le renard qui symboliquement est indépendant, ne se laisse pas apprivoiser et apporte la mort. Ce quelque chose qui ne va pas dans l’agencement voulu par Cyprien, la mort entrant dans le Jardin, réveille la folie destructrice du magicien, qui charme le serpent, « monstrueux », démoniaque, l’esprit de mort. Le serpent, Tentateur depuis la chute d’Adam et Eve, vient tuer le renard et rappelle que l’homme n’est qu’un homme et que le rêve du paradis sur terre est impossible. Pris par l’orgueil, M. Cyprien se laisse envahir par le démon. Il ressort brisé de l’épreuve de la Tentation. Gloire et chute, itinéraire explicité dans le personnage de l’âne Culotte, le messager de M. Cyprien, décrit d’abord comme un âne singulier parmi les ânes, puis qui apparaît en majesté, comme « l’âne du jour des Palmes, l’âne de la Fête des Rameau » (Gallimard, 1937, page 48) se confondant avec l’ânon sur lequel Jésus est entré à Jérusalem, et parle pour mener Constantin au Paradis-Fleuriade. Il participe à l’enchantement de Cyprien, mais ce n’est qu’une illusion, et cette gloire s’envole avec la destruction de Fleuriade, l’Âne Culotte redevenant un âne broutant comme les autres. De Fleuriade ne reste que lui parmi les ânes et un couple de pigeons rescapés et réfugiés au presbytère, pour rappeler symboliquement que la religion perdure et sauve le monde. Le Paradis n’est pas de ce monde et c’est donc le Paradis céleste, après la mort, chrétien, qu’il faut atteindre. M. Cyprien tout en le pressentant, pris par les forces obscures l’a oublié : « Que m’importe tant de puissance (terrestre) si elle n’est liée qu’à une vie périssable ? Et n’est-elle pas forcément périssable si tant d’amour qui la soutient n’est pas alimenté par quelque Amour ? » (pages 223-224).