Sites et mirages aurait pu s’appeler « Pages algéroises », comme les « Pages marocaines » parues en 1948, puisqu’il s’agit cette fois d’un itinéraire à Alger. L’ouvrage est composé à l’initiative du peintre Albert Marquet qui demande à Henri Bosco de composer des textes pour une suite de ses paysages algérois. Cette première édition de luxe est publiée aux Editions de la Cigogne à Casablanca, le 28 février 1950. Le texte d’Henri Bosco, augmenté, est réédité en 1951 par Gallimard.
Le récit est axé sur l’image d’Alger, « la Ville des villes africaines » (Sites et mirages, Gallimard, 1951, page 22), dans l’imaginaire occidental et les lectures relatives à Alger, ainsi qu’aux rêveries qu’elle engendre. Cette fascination algéroise tient beaucoup au caractère provençal d’Henri Bosco : le récit commence en fait par l’évocation de la maison familiale en Provence. « Nous aimons ce pays d’un incurable amour, nous, en Provence…
On y est même à l’occasion quelque peu Sarrazin… Témoin ce délicieux Paul Arène, Gavot, qui rêva longuement de ses ancêtres — non pas Grecs, Romains ou Ligures —, mais affirme-t-il, Maures authentiques. » (page 19).
« Sites et mirages » cite Paul Arène et sa « Chèvre d’Or » où le thème de l’Orient montre sa grande place dans l’imaginaire provençal (page 20), rend hommage à Joseph d’Arbaud et la « Bête du Vaccarès », lorsqu’Henri Bosco évoque le souvenir de Don Quichotte pris par les corsaires, devant les Saintes-Maries-de-la-Mer, « en vue du Vaccarès, au temps où, selon le Poète, la Bête des étangs vivait encore » (page 83). Il lie de même Afrique et littérature provençale par l’exemple du plus grand poète provençal, Frédéric Mistral : « De la mer et du Sud naissent les fables. L'Islam les crée, les propage, les offre, et, même aux Infidèles, les inspire facilement [...] [la chanson] de « Jean-de-Gonfaron » est née en Mistral des mêmes souvenirs et, pourrait-on dire, je pense, des mêmes nostalgies » (page 19).
Alger est provençale pour le narrateur Henri Bosco, surtout car elle est associée au personnage de Thomas Bosco dit « Bras-de-fer », légende familiale qui s’y est illustré comme corsaire et dont la chanson, « une lente et monotone cantilène » (page 16), lui était chantée par son père accompagné de sa guitare : « Mon père chante. Il chante une légende (ou une histoire) de famille : la chanson de Thomas Bosco, dit Bras-de-Fer, qui courut sus aux Trucs, sur notre mer, au temps des Rois et des Galères. Un arrière-grand-oncle, à ce qu’on dit » (page 15). Ce personnage apparaît pour la première fois dans des poèmes du recueil « Eglogues de la mer » en 1928, — paru donc juste après la mort de son père le 7 février 1927 —, puis donne lieu à un projet de roman, évoqué dans une lettre du 23 juin 1935 à Gabriel Audisio : « Je vais tâcher de m’en corriger [des « fins de romans trop mystérieuses et incompréhensibles »] dans « Thomas Bras-de-fer, corsaire ». Vous verrez ça. » ou dans une lettre à sa mère le 17 mai 1936 « J’ai achevé hier « L’Âne Culotte » et vais le taper. Que vais-je faire ensuite ? — « Bras-de-Fer » ? Peut-être. Je ne sais pas encore ». Ce projet ne sera pas réalisé avant le cycle des Balesta à partir de 1957. L’histoire de ce grand-oncle corsaire réapparaît donc dans « Sites et mirages, enserrant le récit de la première partie —provençale— aux dernières pages, constituées de la chanson en 22 couplets de son père, accompagnée même d’une partition musicale (pages 177-185). Le personnage de Bras-de-Fer et son histoire amène le récit vers une thématique guerrière, les combats navals de corsaire se disséminent dans plusieurs parties du recueil outre les parties strictement consacrées à Bras-de-Fer : les chapitres « Accostage » et « Chaleurs », le récit autour de Don Quichotte pris par les corsaires, des images de navires fantômes et de monstres marins, et d’autres lectures rapportées. Mais Henri Bosco s’éloigne de cette thématique en rebattant les clichés exotiques du corsaire dans sa troisième partie, « Eté », où il analyse deux récits de voyages, liées d’ailleurs aussi à la Provence, et déconstruit les clichés sur l’Algérie. En premier lieu, La Provençale, de Jean-François Regnard, œuvre qui fait référence au topoï de la femme chrétienne, ici provençale, enlevée par les corsaires algérois. L’expérience d’esclavage est modifiée par Henri Bosco : le vrai héros devient le prince musulman Baba Hassan, amoureux courtois de sa prisonnière Elvire, et la réécriture abat les clichés et préjugés de la littérature exotique, dont fait partie La Provençale. Le second récit est Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet, un récit d’un auteur provençal encore : Alphonse Daudet qui a été déçu de son voyage en Algérie, n’a pas su se libérer des clichés et préjugés et n’a donc pas pu se rendre sensible à l’Algérie, selon Bosco. Il oppose à Tartarin parti avec ses sabres, le récit de voyage imaginaire de Blancardin parti en Algérie avec sa malle de linge à la rencontre de la simplicité et la gentillesse des hommes. Deux façons de voir le voyage et les hommes…
Le corsaire est donc une image guerrière saisie par Bosco pour être réorientée surtout vers une thématique maritime. Henri Bosco transpose dans ce personnage sa fascination pour la mer et les écrivains de la mer comme Hermann Melville et Joseph Conrad, fascination dont il fait une part de l’identité familiale : « J’ai toujours aimé la mer. Nous (les Bosco) avons du sel dans le sang. Nous sommes une race qui est née au bord de la mer. » (John Prince, « New light on the Origins and Symbolism of Malicroix by Henri Bosco », The French Review, 47, 1974, p. 776, cité par Bruno Tritsmans, « Les ombres de bras-de-Fer »). Cette mer c’est en particulier la Méditerranée qui « marient les rives de la Provence à celles de l’Afrique. […] il n’est choc si léger qui ne se propage d’un bord à l’autre. C’est ainsi qu’à travers tous les abîmes circulent des ondes secrètes, glissent des courants invisibles, qui nous réunissent dans les profondeurs. » (« Sites et mirages », page 22). Thomas Bras-de-Fer c’est donc la mer Méditerranée et le mariage des deux rives, de l’Afrique et de la Provence.
Les combats et récits d’aventures maritimes, toujours détournés pour donner une image d’Alger loin de l’exotisme, sont doublés d’un récit méditatif voire mystique, car ils sont avant tout des mirages. Lorsque le narrateur raconte son premier voyage en Afrique, il longe d’abord le littoral « presque aussi beau que la Provence (page 25), puis la deuxième nuit voit apparaître les lumières d’Alger, tâche blanche sortant peu à peu de la brume de chaleurs, et dans la nuit, « C’est à travers un demi-songe qu’un peu après minuit, silencieusement, à bâbord, apparaît l’habituel vaisseau-fantôme. Un voilier blanc, chargé de colonnes de toiles qui vient sur nous. Il vise à nous couper la route. Ses feux sont à peine visibles et il semble bien qu’à son bord depuis longtemps tout l’équipage dort. Sans capitaine, sans pilote, il glisse tout seul sur la mer immense d’où sa proue fait sortir un bourrelet d’écume qui blanchit les eaux ténébreuses. Puis il disparaît comme il est venu, et si peu réel que, le lendemain, quand j’en parle, tout le monde s’étonne, même les gens du bord. Moi seul l’ai vu… mais n’est-ce pas tout naturel et ne suis-je pas né pour voir les voiliers invisibles… » (page 74). Comme le dit Gabriel Germain, « On retrouvera [dans « Sites et mirages »] un Bosco fantaisiste, qui rime et met en musique la légende de Thomas Bosco, dit Bras-de-Fer. Cet arrière-grand-oncle faisait la course contre les Barbaresques. Le petit-neveu aborde Alger avec une nef de trésors personnels, songes qui confinent aux souvenirs, souvenirs qui s'achèvent en songes. C'est maintenant le Bosco poète ; il n'est jamais loin. Alger y regagne au centuple ce qu'avait pu lui prendre Thomas le Corsaire. […] le meilleur, c'est ce qui ne fut jamais vécu autrement que dans les rêves. Une subtile progression nous élève peu à peu, à travers eux, jusqu'à des méditations où l'âme s'épanche dans la nuit et le silence vers l'Unité. » Dans les derniers chapitres de la troisième partie « L’été », les déambulations à Alger mènent le narrateur vers des réflexions métaphysiques inspirées de l’Islam, d’abord dans le Cimetière des princesses, enclos sacré et haut lieu de l’Islam, dans lequel s’offre « à qui, sensible aux signes, perçoit dans la beauté des formes, la présence d’un sens profond et incommunicable. L’être est là ; on ne sait quel être ; mais il y a un être. On ne peut pas le situer, car il est en deçà et au delà de sa propre présence. » (page 156). Comme dans le site marocain de Chellah, le narrateur fait l’expérience de la Présence du sacré.
Reviennent les thèmes chers à Henri Bosco de solitude et silence nécessaires à l’exploration de soi, à la méditation et à la connexion à cette présence sacrée : pour conclure le récit, le chapitre « Colloques » nous donne à lire une méditation soufie entre le narrateur, un de ses amis, le Dr T. et un mystérieux Français habitant au Maroc, autour d’un « conte de la solitude » (page 166) et des moyens de faire le silence en soi. Ainsi Henri Bosco explique-t-il à Jean-Pierre Cauvin son concept de la solitude par ce conte de « Sites et mirages » : « J’ai beaucoup parlé de la solitude, en particulier à la fin de « Sites et mirages », un livre qui est une sorte d’essais, de suite d’essais, sur l’Afrique du Nord. Dans « Sites et mirages », à la fin, il y a le thème de la solitude, qui est justement traité, et je vous conseille de le lire parce qu’il exprime bien ma pensée. […] la solitude est un état tout de même fictif, parce qu’il n’y a pas de solitude complète, mais enfin on peut joindre la solitude au silence, on peut faire silence en soi : alors c’est le moment où la solitude devient perceptible, où la véritable solitude se substitue à la solitude fictive, à la solitude matérielle des paysages, des décors, etc. — la solitude intérieure. » (entretien du 10 octobre 1962).